Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Aguas da Amazonia / Perpetulum (Philip Glass – 1999 / 2018)
Concert du 30 août 2021
Philharmonie – Salle des Concerts
Aguas da Amazonia – arrangement pour quatuor de percussions de Third Coast Percussion – création française (40 mn) Tiquie River
Madeira River
Xingu River
Paru River
Amazon River
Purus River
Tapajos River
Negro River
Metamorphosis
Perpetulum – création française (20 mn)
Third Coast Percussion Sean Connors, Robert Dillon, Peter Martin, David Skidmore
En 1993, Philip Glass fut sollicité par la compagnie de danse brésilienne Grupo Corpo pour créer une musique de ballet, et le compositeur américain choisit le groupe brésilien Uakti pour interpréter Aguas da Amazonia avec les couleurs et textures originales de leurs marimbas, flûtes de pan, instruments à cordes et percussions. Sa composition se basait sur ses propres études de piano ainsi que Metarmorphosis (1989). L’enregistrement fut réalisé en 1999.
Third Coast Percussion : Sean Connors, Robert Dillon, David Skidmore, Peter Martin
Passionnés et admiratifs de l’univers de Philip Glass, un groupe de percussions fondé en 2005 et originaire de Chicago, Third Coast Percussion, réarrangea Aguas da Amazonia pour ses propres instruments dont des cloches à mains et des almglocken (cloches à vaches suisses) qui sont le pendant des agogôs brésiliens.
Debout autour de son impressionnant dispositif instrumental que chacun contourne parfois pour changer de rôle même en cours de musique, le quatuor de musiciens fait revivre cette partition dans la Salle des Concerts de la Philharmonie en immergeant les spectateurs dans un univers ondoyant et cristallin si prégnant dès Madeira River.
Sean Connors
Les sonorités sud-américaines de la version originale s’estompent pour donner à la composition une structure plus éthérée. L’auditeur est donc séduit par ces résonances inhabituelles et les pulsations de la musique jouées de manière très athlétiques à la vue de tous.
Lorsque l’on imagine des percussions, on pense principalement à une rythmique abrupte et pas forcément à un univers qui nous ramène à celui de la berceuse tonique, comme c'est le cas ici.
Mais le fait de voir comment la gestuelle des quatre musiciens s’accorde avec une précision mécanique stupéfiante pour faire vivre cette musique, qui pourrait presque s'analyser mathématiquement, a aussi son pouvoir de fascination.
Robert Dillon
Et après l’écoute des 9 mouvements d’Aguas da Amazonia, Perpetulum nous emmène à travers une pièce écrite spécialement pour le jeune groupe. Elle est la première qui soit composée par Philip Glass directement pour des percussions, et fut créée le 09 novembre 2018 au Chicago Humanities Festival, une manifestation qui vise à réunir les gens de tous horizons afin de renforcer leurs liens empathiques les uns envers les autres.
David Skidmore
La section centrale est relativement la plus rythmée avec ses martèlement inventifs non dénués de souplesse. Elle se démarque nettement de la tonalité globale de la soirée, mais la conception d’ensemble suscite aussi de la part des musiciens l’envie d’extérioriser leurs talents les plus audacieux devant un public très diversifié qui comprend aussi nombre de jeunes issus du monde anglo-saxon. Un tel succès pose aussi la question des musiques capables de réunir le plus grand nombre dans toute son universalité, et celle-ci en fait assurément partie.
Satyagraha (Philip Glass)
Représentation du 18 novembre 2018
Opera Ballet Vlaanderen – Gand
Gandhi Peter Tantsits
Ms. Naidoo Tineke Van Ingelgem
Ms. Alexander Raehann Bryce-Davis
Kasturbai Rihab Chaieb
Prince Arjuna Denzil Delaere
Lord Krishna Justin Hopkins
Ms. Schlesen Mari Moriya
Mr. Kallenbach Robin Adams
Parsi Rustomji Justin Hopkins
Direction musicale Koen Kessels
Mise en scène et chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui Orchestra Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen & Chorus Koor Opera Vlaanderen Coproduction Theater Basel et Komische Oper Berlin
Au même moment que, sur le versant américain, l’opéra de Los Angeles et la Brooklyn Academy of Music de New-York présentent deux productions de Satyagraha, dans les mises en scène respectives de Phelim McDermott et du Cirkus Cïrkor, l’opéra des Flandres accueille la troupe de Sidi Larbi Cherkaoui pour reprendre la production créée à Bâle en mai 2017.
Satyagraha a été créé à Rotterdam en 1980, quatre ans après le légendaire Einstein on the Beach, et évoque l’esprit du Mahatma Gandhi lors de son premier voyage à l’étranger qui l’amène à traverser l’équateur et l’océan indien afin de rejoindre l’Afrique du Sud à l’âge de 24 ans.
Mais dans ce pays se sentant envahi par les Indiens, Gandhi découvre les discriminations et s’engage pour défendre la citoyenneté de ses compatriotes, d’autant plus qu’ils sont réprimés violemment. L’aboutissement de sa lutte contre les gouvernements autoritaires se résout dans le Satyagraha, « la force née de la vérité et de l'amour ou non-violence », où il s’agit de créer une force non violente par la patience tout en préservant son cœur et sa force d’amour, c’est-à-dire une aspiration vers l’harmonie des âmes humaines suivie des actions qui résultent de cette aspiration.
Cette doctrine de « désobéissance civile » élaborée à partir de 1907, pour s’opposer à toute loi raciste, deviendra un outil majeur de Gandhi pour obtenir l’indépendance de l’Inde face aux Britanniques et déjouer la loi du plus fort.
Et dans l’opéra de Philip Glass, la première partie se réfère à Tolstoï avec qui, dès 1909, Gandhi échangea une correspondance sur le sens de son engagement non-violent, la seconde évoque Tagore, philosophe indien qui soutint également la lutte pour l’indépendance de l’Inde, et la dernière partie est dédiée à Martin Luther King, dit le « Gandhi américain ».
Ces trois tableaux auraient pu être traités de manière fortement indépendante, mais Sidi Larbi Cherkaoui et sa troupe de danseurs les unifient de façon à entretenir une continuité entre eux et montrer une évolution de Gandhi, que Peter Tantsits interprète avec une grande assurance, un goût du jeu théâtral affirmé, et un chant bien timbré et compact qui ne vacille que légèrement vers la fin sous la tension de l’écriture.
On voit ainsi le guide traverser les épreuves, notamment au second acte, bousculé par la violence de ses opposants, et achever son parcours sur une galaxie en forme de Yin Yang de teinte violette, la couleur de la spiritualité.
La scénographie ne repose que sur un ensemble de plaques tenues par un nombre dense de câbles qui permettent de surélever le sol. Les danseurs représentent la mixité la plus large possible, et le moment le plus fort survient quand tous défilent frontalement face au public, certains tagués « Japonais », « Juif », « Trans », nus parfois, afin de revendiquer l’harmonie d’une humanité diverse contrariée par les préjugés de religions et d’origines.
La chorégraphie étire les corps, les fait jouer avec les risques de collision, avec les tournoiements habillement maîtrisés, les danseurs parfois s’élançant en groupes qui se correspondent; ainsi, domine toujours une forme de présence assurée et sereine, notamment chez certaines artistes asiatiques.
L’écriture vocale est d’abord faite pour mettre en valeur l’agilité répétitive et fascinante du chœur, et l’orchestre, sous la direction de Koen Kessels, sonne avec des teintes mates et une épaisseur de corps qui se fondent aux mouvements chorégraphiques et aux chants Sanskits dans un effet tournoyant, où les variations vocales quasi-hypnotiques procurent un sentiment d’ivresse et d’allègement euphorisant.
Et de cet univers obsédant, se détache également la musique du deuxième acte, dont les motifs et mouvements de cordes mélancoliques en spirale, la forme qui semble dominer la totalité de ce spectacle, imprégnèrent si profondément le film de Stephen Daldry« The Hours ».
Akhnaten (Philip Glass) Représentation du 21 février 2015 Opera Ballet Vlaanderen Antwerpen (Anvers)
Akhnaten Tim Mead
Nefertiti Kai Rüütel
Queen Tye Mari Moriya
Horemhab Andrew Schroeder
Amon Adam Smith
Aye James Homann
Scribe Geert Van Rampelberg
Daughters Hanne Roos, Lies Vandewege Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot, Martha Jones
Direction musicale Titus Engel
Mise en scène & décors Nigel Lowery
Costumes Walter Van Beirendonck
Lumières Glen D’Haenens
Dramaturgie Luc Joosten
Chorégraphie Amir Hosseinpour
Chœur et orchestre Opera Vlaanderen
Tim Mead (Akhnaten)
Alors que bien des maisons d’opéras jouent avec les valeurs sûres pour ne pas trop perturber leur public habituel, l’Opéra des Flandres poursuit le déroulement d’une programmation qui pourrait bien lui valoir une reconnaissance internationale pour son originalité et sa qualité. Car Anvers et Gand ont maintenant la chance de découvrir un opéra qui n’est joué qu’une ou deux fois par saison dans le monde : Akhenaton.
Si ce souverain égyptien a intéressé Philip Glass, c’est, avant tout, pour la rupture idéologique et artistique qu’il imprima profondément à son territoire, bouleversant mille cinq cent ans de lignée pharaonique.
Kai Rüütel (Nefertiti), Tim Mead (Akhnaten) et Mari Moriya (Queen Tye)
En effet, dès son accession au trône, Aménophis IV entreprit d’instaurer un nouveau Dieu, Aton, pourvoyeur de vie à tous les êtres de la Terre. Il ne faisait, finalement, que reconnaître le Soleil dans son rôle direct d’essence du monde terrestre, et s’abstraire de dieux conventionnels, au risque de s’aliéner le clergé, riche et puissant, dévolu à l’ancienne divinité, Amon.
Cette révolution mystique prit une ampleur culturelle telle, qu’Akhenaton – son nouveau nom – décida de construire une nouvelle capitale bien au nord de l’ancienne Thèbes, en plein centre de l’Egypte.
Cette cité unique, dédiée à Aton, fut baptisée Akhetaton, et se développa autour d’un immense temple déployé à ciel ouvert. Tous ses habitants devinrent ainsi les fils protégés d’une divinité suprême et unique.
Un art nouveau émergea rapidement, et son style révolutionnaire par son abondance de couleurs et de représentations foisonnantes de vie est depuis appelé Art amarnien, du nom du site archéologique Tell el-Amarna où se trouvent les restes et les tracés de la ville.
Mais la construction de cette cité nécessita nombre de militaires, et Akhenaton en vint à négliger les menaces frontalières, dont les redoutables Hittites, qui ne tardèrent pas à soumettre le royaume de Mittani, territoire situé dans la partie occidentale de la Syrie d’aujourd’hui.
Même Ramsès II, cinquante ans plus tard, aura bien du mal à contenir ce peuple expansif lors de la bataille de Qadesh, relatée à l’avantage du Pharaon, alors que les historiens remettent en question la réalité même de cette victoire.
Quant à Akhenaton, sa fascination mégalomaniaque pour son dieu, comparable en tout point à celle de Louis II de Bavière pour Wagner – voilà un autre roi ‘hors du temps’ sur lequel Philip Glass pourrait composer une œuvre -, ne l’aura conduit qu’à l’exaspération des forces politiques et religieuses de l’Egypte, qui en détruiront toute trace après son grand voyage.
Cependant, l’œuvre opératique de ce soir ne se présente pas comme une narration historique de la vie de ce pharaon hérétique, mais comme une plongée dans son univers ésotérique, que la musique vertueuse et entêtante du compositeur américain évoque avec mysticisme et grandiloquence. Et à la mise en scène, Nigel Lowery réussit avec force et intelligence, comme nous allons le voir, à unifier des scènes indépendantes pour enrichir la narration et rapprocher ce monde ancien de notre monde contemporain.
Le premier acte montre en effet l’accession d’Akhenaton au trône d’Egypte. Le narrateur, personnage à double sens qui représente autant Aménophis III, le père, qu’un conteur, s’exprime dans la langue de l’auditeur, c’est-à-dire le Flamand.
Pendant l’ouverture sombre et envoutante comme Philip Glass sait les composer à partir d’enlacements tournoyants de cordes et de bassons, une foule de personnages divers décrit des portraits singuliers d’êtres humains en révolte ou bien souls et désorientés, violents même – on voit un terroriste équipé d’une Kalachnikov -, une prostituée stylisée par une immense bouche, bref, l’univers d’une ville actuelle en décadence.
Kai Rüütel (Nefertiti) et Tim Mead (Akhnaten)
La grande scène traditionnelle qui suit est alors présentée comme illustrative de la diversité des cultes pratiqués à cette époque. Les funérailles d’Aménophis III se déroulent selon un rythme primitif magnifiquement rendu par le chœur de l’opéra des Flandres, disposé sur plusieurs niveaux dans des alcôves – dorées sur fond noir – face aux spectateurs. Nigel Lowery projette sur chaque paroi latérale deux colosses d’Horus et Anubis aux traits dessinés à la craie, fumant sous les flammes infernales d’un rite sacrificiel – animées par vidéo projection.
On se croirait dans Indiana Jones et le Temple Maudit – cette impression d’ambiance de film est renforcée à la fois, par les tam-tams de la musique, et par l’utilisation d’une incrustation vidéo qui montre ce que vivent les personnages à l’intérieur de la cité -, et la transformation du narrateur momifié prend une part de surprise lorsque le déroulé des bandes mortuaires révèle Tim Mead sous les traits solennels du nouveau pharaon.
Détail de l’orchestre
L’artiste britannique a une voix plus féminine qu’angélique, ce qui aligne de fait son androgynie vocale sur l’androgynie que l’on connait des représentations sculpturales du Pharaon.
Mari Moriya, en Queen Tye – la mère du novateur -, allie avec une joie au regard halluciné et avec goût un timbre lumineux qui laisse en retrait celui plus noir et intime de Kai Rüütel, la femme d’Akhenaton.
Ces trois figures royales sont de plus maquillées en portant un menton allongé, par fidélité à l’art iconographique de cette période révolutionnaire.
Une des étrangetés de la scénographie est la façon dont la ville ancienne de Thèbes est imaginée. Avec ses toits empilés, ses interstices angoissants, sa façade gothique et un enchevêtrement de structures qui évoquent les villes expressionnistes du cinéma allemand des années 20, cette référence moderne peut surprendre. Elle relève pourtant du choc artistique fascinant avec ses jeux d’ombres entrainés par le plateau tournant, d’autant plus qu’elle rejoint la noirceur de la musique.
Tim Mead (Akhnaten)
Dans la fosse, par ailleurs, la tension palpable de Titus Engel, qui doit avoir l’œil sur un ensemble bien plus complexe que les réminiscences musicales ne le suggèrent, impulse une énergie et un contrôle des nuances qui donne une impression de fluidité naturelle.
Les cuivres regorgent de sons ronflants, les claviers sont aussi hypnotisant que ceux que l’on entendit dans Einstein on the Beach à Londres et Paris, et le tout devient prenant de bout en bout.
Dans la seconde partie, les chants liturgiques se mêlent à une atmosphère évanescente avant que le chœur ne revienne en puissance, mais selon une écriture vocale répétitive qui n’a pas le même pouvoir galvanisant qu’au premier acte. La destruction de l’ancien temple montre Akhenaton sous un angle agressif.
Puis, en opposition avec cet épisode violent, le duo entre Tim Mead et Kai Rüütel s’empreint d’une beauté nocturne émouvante, et d’une pureté émotionnelle retenue et glacée.
Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot, Martha Jones (les filles)
Le choc esthétique arrive donc au dernier acte, quand l’on retrouve Pharaon et sa famille à l’avant d’une immense toile de champs de fleurs aux teintes jaunes, vertes, bleues et mauves, lui-même étant vêtu d’une veste bleue fluo qui fait écho visuel avec celle que porte le chef d’orchestre.
Les deux symboles artistiques humains se rejoignent plus ou moins consciemment.
Les six chanteuses, Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot et Martha Jones qui incarnent ses filles le font avec une fraicheur bienveillante qui rappelle le chœur des amies de Iolanta, l’opéra intimiste de Tchaïkovski.
Le renversement de la famille est alors appuyé par une scène qui renvoie à la cité originelle de Thèbes. La vidéo montre la poursuite et la fin pathétique du couple royal, le désarroi du récitant devant un guide touristique que l’on imagine décevant par l’histoire qu’il raconte, et le retour à une vie contemporaine et ses problèmes non résolus.
Dans cette vision de l’œuvre, contestable certes, Akhenaton n’aura été qu’un illuminé fantasque ne voulant pas voir la réalité. Mais en même temps, il aura réussi à faire passer son rêve avant tout le reste, et su se libérer temporairement des griffes de la société.
Mari Moriya, Tim Mead, Titus Engel, Kai Rüütel
Ce travail d’ensemble abouti et formidable de cohésion, l’opéra des Flandres le doit à une pluralité de talents dont on n’oubliera ni les danseurs qui sont parfois poussés aux limites de l’équilibre par la chorégraphie d’Amir Hosseinpour, ni la fantaisie des costumes de Walter Van Beirendonck, ni le réglage des lumières de Glen D’Haenens dans la pénombre des scènes rituelles.
Un grand opéra inspirant, une musique envoutante et hors du temps, des musiciens et un chef enthousiastes, on ne sort pas de ce spectacle total en souhaitant tourner rapidement cette grande page porteuse d’idéalisme.
Dance (Lucinda Childs) Représentation du 23 octobre 2014 Théâtre de la Ville
Avec la Lucinda Childs Dance Company :
Ty Boomershine, Katie Dorn, Kate Fisher, Sarah Hillmon, Anne Lewis, Sharon Milanese, Patrick John O’Neill, Matt Pardo, Lonnie Poupard Jt., Caitlin Scranton, Stuart Singer, Shakirah Stewart.
Chorégraphie Lucinda Childs Film Sol LeWitt Musique Philip Glass
Production Pomegranate Arts, Festival d'Automne à Paris
Créé le 17 octobre 1979 au Stadsschouwburg d’Amsterdam, Dance reçut sa première New-Yorkaise à la Brooklyn Academy of Music le 29 novembre de la même année. Et aux premières mesures de la musique de Philip Glass, sur lesquelles on admire les danseurs traverser en toute légèreté et fluidité l’entière largeur de scènepour disparaître vers l’invisible - avec, parfois, des rotations destinées à ralentir le rythme -, le souvenir obsédant d’une scène d’Einstein on the Beach ressurgit de notre mémoire.
Car la première collaboration entre Philip Glass et Lucinda Childs date du premier opéra du compositeur marylandais, pour lequel la chorégraphe newyorkaise réalisa une partie dansée, une contribution au texte, et l’un des rôles de récitant.
Dance apparait donc comme un prolongement de cette association, et se développe sur une œuvre qui dure plus d’une heure, avec, en filigrane, le film de Sol LeWitt, restauré à cette occasion. Ce film superpose ainsi aux danseurs la mémoire poétique noir et blanc des danseurs d’origine, et le regard du spectateur, hypnotisé par les tournoiements répétitifs de la musique électronique, entre en profondeur dans l’essence et l’articulation même du mouvement des bras, du tronc et de la tête des artistes.
Toutes les sources d’énergie du corps sont ainsi mises à nues, et l’on s’imprègne aussi bien de l’élégance des gestes, que des ralentissements contrôlés uniquement par le pivot central des corps, puis à nouveau des bras, qui se vident alors de leur énergie pour retrouver leur position de détente naturelle.
Lucinda Childs Dance Company et Lucinda Childs
Mais c'est toute une philosophie de vie qui émane de ces danseurs qui se doublent, se croisent et se rencontrent en modifiant leur trajectoire à la manière de corps célestes interagissant. On peut y voir une expression du bonheur, sans attache, libéré du soi, et la grâce d’un état évanescent qui transcende également la vérité viscérale logée à l'intérieur de chaque être.
Einstein on the Beach (Philip Glass) Représentation du 06 mai 2012 Barbican Theater (Londres)
Rôles principaux Helga Davis Kate Moran Antoine Silverman Einstein/Violoniste Jasper Newell Le garçon Charles William Mr Johnson
Mise en scène Robert Wilson Chorégraphie Lucinda Childs
Textes de Christopher Knowles, Samuel M Johnson, Lucinda Childs
Direction musicale Michael RiesmanAntoine Silverman (Einstein) The Philip Glass Ensemble
La résurrection d'un des tout premiers succès de Robert Wilson (Avignon 1976) est un événement qui permet à celles et ceux qui suivent son travail créatif sur les scènes lyriques et théâtrales de revenir aux origines esthétiques du metteur en scène américain.
Il faut reconnaître qu' Einstein on the Beach est un ouvrage assez déroutant, les tableaux qui se succèdent, qu’il s’agisse du train, du tribunal ou des danses, n’évoquent pas directement l’univers du physicien tel qu‘on se l‘imagine à priori.
A vrai dire, la manière dont les rôles clés - juges, témoins, dactylos - sont également répartis entre acteurs blancs et noirs rappelle l'engagement contre les discriminations raciales tel que Bob Wilson l'a vécu dans sa vie personnelle – il a lui même sauvé un adolescent noir sourd-muet des coups des policiers, et l'a par la suite adopté.
Building
Or, fait peu connu, Einstein s'était lui même engagé pour cette cause antiraciste peu après son arrivée aux Etats-Unis, à l'identique de son engagement contre l'antisémitisme tel qu'il le vivait en Allemagne dans les années 20.
Cette empathie avec la sensibilité du scientifique, Wilson la décline aussi lorsque qu'il le représente un peu à l'écart de la scène, en surplomb de l'orchestre, jouant du violon (Antoine Silverman), un instrument de musique qui l'accompagnera toute sa vie.
On voit un être recueilli, se sentant à part des autres, ou du moins différent.
Indissociable de la musique, ne serait-ce par la récurrence des motifs vocaux ou visuels, la scénographie anime les personnages comme des mannequins mécaniques, sans pour autant leur ôter la légèreté de leur humanité.
Spaceship : Caitlin Scranton (Woman with a Telescope)
Mimiques humoristiques et glamour des sonorités de la langue anglaise – à l'instar des inlassables reprises de Kate Moran (Le témoin) "I wasn't tempted to buy one but i was reminded of the fact that i had been avoiding the beach" dans la scène de la prison - se superposent aux élocutions répétitives du chœur et aux rythmes changeant de l’électronique musicale, si bien que - et c’est bien le plus surprenant - l’on reste accroché par un flux permanent qui, s’il n’empêche pas les pensées de voguer vers d’autres sujets, crée une spirale addictive à laquelle on se laisse aller sans lassitude pendant les quatre heures et trente minutes que dure le spectacle sans entracte.
Ce n’est pourtant pas forcément la musique - entièrement sonorisée au point de desservir quelques instruments comme le saxophone - qui produit les émotions les plus profondes mais, par exemple, les simples interludes chantés à capella par le chœur dans la fosse d’orchestre, chacun des artistes accompagnant les paroles de gestes qui en miment la musicalité.
Two Lovers : Kate Moran et Helga Davis
Enfin, les deux derniers tableaux sont comme une apothéose qui explose pour glisser vers un petit moment de simplicité. Evocateur des grands panneaux de contrôle de la ville de Metropolis, le vaisseau spatial renvoie d’intenses vagues lumineuses et sonores, au point d’atteindre le seuil de saturation visuel et auditif. Puis, il y a un basculement soudain vers la scène poétique des deux amoureux silencieux, admirés par un chauffeur de taxi, et enveloppés par les ondes violines de la musique de Philip Glass, un thème que l’on retrouvera dans nombre de ses créations plus tardives.