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Publié le 24 Février 2015

Akhnaten (Philip Glass)
Représentation du 21 février 2015
Opera Ballet Vlaanderen
Antwerpen (Anvers)

Akhnaten Tim Mead
Nefertiti Kai Rüütel
Queen Tye Mari Moriya
Horemhab Andrew Schroeder
Amon Adam Smith
Aye James Homann
Scribe Geert Van Rampelberg
Daughters Hanne Roos, Lies Vandewege
   Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde,
   Sara Jo Benoot, Martha Jones

Direction musicale Titus Engel
Mise en scène & décors Nigel Lowery
Costumes Walter Van Beirendonck
Lumières Glen D’Haenens
Dramaturgie Luc Joosten
Chorégraphie Amir Hosseinpour
Chœur et orchestre Opera Vlaanderen

                                                                                Tim Mead (Akhnaten)

Alors que bien des maisons d’opéras jouent avec les valeurs sûres pour ne pas trop perturber leur public habituel, l’Opéra des Flandres poursuit le déroulement d’une programmation qui pourrait bien lui valoir une reconnaissance internationale pour son originalité et sa qualité. Car Anvers et Gand ont maintenant la chance de découvrir un opéra qui n’est joué qu’une ou deux fois par saison dans le monde : Akhenaton.

Si ce souverain égyptien a intéressé Philip Glass, c’est, avant tout, pour la rupture idéologique et artistique qu’il imprima profondément à son territoire, bouleversant mille cinq cent ans de lignée pharaonique.

Kai Rüütel (Nefertiti), Tim Mead (Akhnaten) et Mari Moriya (Queen Tye)

Kai Rüütel (Nefertiti), Tim Mead (Akhnaten) et Mari Moriya (Queen Tye)

En effet, dès son accession au trône, Aménophis IV entreprit d’instaurer un nouveau Dieu, Aton, pourvoyeur de vie à tous les êtres de la Terre. Il ne faisait, finalement, que reconnaître le Soleil dans son rôle direct d’essence du monde terrestre, et s’abstraire de dieux conventionnels, au risque de s’aliéner le clergé, riche et puissant, dévolu à l’ancienne divinité, Amon.

Cette révolution mystique prit une ampleur culturelle telle, qu’Akhenaton – son nouveau nom – décida de construire une nouvelle capitale bien au nord de l’ancienne Thèbes, en plein centre de l’Egypte.

Cette cité unique, dédiée à Aton, fut baptisée Akhetaton, et se développa autour d’un immense temple déployé à ciel ouvert. Tous ses habitants devinrent ainsi les fils protégés d’une divinité suprême et unique.

Un art nouveau émergea rapidement, et son style révolutionnaire par son abondance de couleurs et de représentations foisonnantes de vie est depuis appelé Art amarnien, du nom du site archéologique Tell el-Amarna où se trouvent les restes et les tracés de la ville.

Akhenaton (T.Mead-K.Rüütel-M.Moriya-T.Engel-P.Glass) Anvers

Mais la construction de cette cité nécessita nombre de militaires, et Akhenaton en vint à négliger les menaces frontalières, dont les redoutables Hittites, qui ne tardèrent pas à soumettre le royaume de Mittani, territoire situé dans la partie occidentale de la Syrie d’aujourd’hui.

Même Ramsès II, cinquante ans plus tard, aura bien du mal à contenir ce peuple expansif lors de la bataille de Qadesh, relatée à l’avantage du Pharaon, alors que les historiens remettent en question la réalité même de cette victoire.

Quant à Akhenaton, sa fascination mégalomaniaque pour son dieu, comparable en tout point à celle de Louis II de Bavière pour Wagner – voilà un autre roi ‘hors du temps’ sur lequel Philip Glass pourrait composer une œuvre -, ne l’aura conduit qu’à l’exaspération des forces politiques et religieuses de l’Egypte, qui en détruiront toute trace après son grand voyage.

Akhenaton (T.Mead-K.Rüütel-M.Moriya-T.Engel-P.Glass) Anvers

Cependant, l’œuvre opératique de ce soir ne se présente pas comme une narration historique de la vie de ce pharaon hérétique, mais comme une plongée dans son univers ésotérique, que la musique vertueuse et entêtante du compositeur américain évoque avec mysticisme et grandiloquence. Et à la mise en scène, Nigel Lowery réussit avec force et intelligence, comme nous allons le voir, à unifier des scènes indépendantes pour enrichir la narration et rapprocher ce monde ancien de notre monde contemporain.

Le premier acte montre en effet l’accession d’Akhenaton au trône d’Egypte. Le narrateur, personnage à double sens qui représente autant Aménophis III, le père, qu’un conteur, s’exprime dans la langue de l’auditeur, c’est-à-dire le Flamand.

Pendant l’ouverture sombre et envoutante comme Philip Glass sait les composer à partir d’enlacements tournoyants de cordes et de bassons, une foule de personnages divers décrit des portraits singuliers d’êtres humains en révolte ou bien souls et désorientés, violents même – on voit un terroriste équipé d’une Kalachnikov -, une prostituée stylisée par une immense bouche, bref, l’univers d’une ville actuelle en décadence.

Kai Rüütel (Nefertiti) et Tim Mead (Akhnaten)

Kai Rüütel (Nefertiti) et Tim Mead (Akhnaten)

La grande scène traditionnelle qui suit est alors présentée comme illustrative de la diversité des cultes pratiqués à cette époque. Les funérailles d’Aménophis III se déroulent selon un rythme primitif magnifiquement rendu par le chœur de l’opéra des Flandres, disposé sur plusieurs niveaux dans des alcôves – dorées sur fond noir – face aux spectateurs. Nigel Lowery projette sur chaque paroi latérale deux colosses d’Horus et Anubis aux traits dessinés à la craie, fumant sous les flammes infernales d’un rite sacrificiel – animées par vidéo projection.

On se croirait dans Indiana Jones et le Temple Maudit – cette impression d’ambiance de film est renforcée à la fois, par les tam-tams de la musique, et par l’utilisation d’une incrustation vidéo qui montre ce que vivent les personnages à l’intérieur de la cité -, et la transformation du narrateur momifié prend une part de surprise lorsque le déroulé des bandes mortuaires révèle Tim Mead sous les traits solennels du nouveau pharaon.

Détail de l’orchestre

Détail de l’orchestre

L’artiste britannique a une voix plus féminine qu’angélique, ce qui aligne de fait son androgynie vocale sur l’androgynie que l’on connait des représentations sculpturales du Pharaon.

Mari Moriya, en Queen Tye – la mère du novateur -, allie avec une joie au regard halluciné et avec goût un timbre lumineux qui laisse en retrait celui plus noir et intime de Kai Rüütel, la femme d’Akhenaton.

Ces trois figures royales sont de plus maquillées en portant un menton allongé, par fidélité à l’art iconographique de cette période révolutionnaire.

Une des étrangetés de la scénographie est la façon dont la ville ancienne de Thèbes est imaginée. Avec ses toits empilés, ses interstices angoissants, sa façade gothique et un enchevêtrement de structures qui évoquent les villes expressionnistes du cinéma allemand des années 20, cette référence moderne peut surprendre. Elle relève pourtant du choc artistique fascinant avec ses jeux d’ombres entrainés par le plateau tournant, d’autant plus qu’elle rejoint la noirceur de la musique.

Tim Mead (Akhnaten)

Tim Mead (Akhnaten)

Dans la fosse, par ailleurs, la tension palpable de Titus Engel, qui doit avoir l’œil sur un ensemble bien plus complexe que les réminiscences musicales ne le suggèrent, impulse une énergie et un contrôle des nuances qui donne une impression de fluidité naturelle.
Les cuivres regorgent de sons ronflants, les claviers sont aussi hypnotisant que ceux que l’on entendit dans Einstein on the Beach à Londres et Paris, et le tout devient prenant de bout en bout.

Dans la seconde partie, les chants liturgiques se mêlent à une atmosphère évanescente avant que le chœur ne revienne en puissance, mais selon une écriture vocale répétitive qui n’a pas le même pouvoir galvanisant qu’au premier acte. La destruction de l’ancien temple montre Akhenaton sous un angle agressif.
Puis, en opposition avec cet épisode violent, le duo entre Tim Mead et Kai Rüütel s’empreint d’une beauté nocturne émouvante, et d’une pureté émotionnelle retenue et glacée.

Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot, Martha Jones (les filles)

Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot, Martha Jones (les filles)

Le choc esthétique arrive donc au dernier acte, quand l’on retrouve Pharaon et sa famille à l’avant d’une immense toile de champs de fleurs aux teintes jaunes, vertes, bleues et mauves, lui-même étant vêtu d’une veste bleue fluo qui fait écho visuel avec celle que porte le chef d’orchestre.
Les deux symboles artistiques humains se rejoignent plus ou moins consciemment.

Les six chanteuses, Hanne Roos, Lies Vandewege, Dorine Mortelmans, Lieselot De Wilde, Sara Jo Benoot et Martha Jones qui incarnent ses filles le font avec une fraicheur bienveillante qui rappelle le chœur des amies de Iolanta, l’opéra intimiste de Tchaïkovski.

Le renversement de la famille est alors appuyé par une scène qui renvoie à la cité originelle de Thèbes. La vidéo montre la poursuite et la fin pathétique du couple royal, le désarroi du récitant devant un guide touristique que l’on imagine décevant par l’histoire qu’il raconte, et le retour à une vie contemporaine et ses problèmes non résolus.

Dans cette vision de l’œuvre, contestable certes, Akhenaton n’aura été qu’un illuminé fantasque ne voulant pas voir la réalité. Mais en même temps, il aura réussi à faire passer son rêve avant tout le reste, et su se libérer temporairement des griffes de la société.

Mari Moriya, Tim Mead, Titus Engel, Kai Rüütel

Mari Moriya, Tim Mead, Titus Engel, Kai Rüütel

Ce travail d’ensemble abouti et formidable de cohésion, l’opéra des Flandres le doit à une pluralité de talents dont on n’oubliera ni les danseurs qui sont parfois poussés aux limites de l’équilibre par la chorégraphie d’Amir Hosseinpour, ni la fantaisie des costumes de Walter Van Beirendonck, ni le réglage des lumières de Glen D’Haenens dans la pénombre des scènes rituelles.

Un grand opéra inspirant, une musique envoutante et hors du temps, des musiciens et un chef enthousiastes, on ne sort pas de ce spectacle total en souhaitant tourner rapidement cette grande page porteuse d’idéalisme.

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