Publié le 26 Septembre 2016
Otello (Giuseppe Verdi)
Représentations du 24 et 25 septembre 2016
Teatro Real de Madrid
Otello Gregory Kunde (24) / Alfred Kim (25)
Iago George Petean (24) / Angel Odena (25)
Cassio Alexey Dolgov (24) / Xavier Moreno (25)
Desdemona Ermonela Jaho (24) / Lianna Haroutounian (25)
Roderigo Vicenc Esteve
Ludovico Fernando Rado
Emilia Gemma Coma-Alabert
Mise en scène David Alden (2014)
Direction musicale Renato Palumbo
Choeur et Orchestre Titulaire du Teatro Real
Pequenos Cantores de la Communidad de Madrid
Gregory Kunde (Otello) et Ermonela Jaho (Desdemona)
Coproduction avec l'English National Opera et le Kungliga Operan de Stockholm
La saison 2016/2017 du Teatro Real de Madrid ouvre fièrement avec une production d''Otello' chantée par deux distributions différentes.
La mise en scène est signée David Alden, un habitué des maisons de répertoire.
Au milieu d'un décor unique qui évoque les ruines d'un ancien palais, une arche délabrée laisse entrevoir un arrière-plan qui se modifie pour évoquer aussi bien un horizon heureux et lumineux, qu'une muraille ornée de quelques traces de peinture dorées témoins d'un passé glorieux.
Le sol, lui, est recouvert de décorations clairsemées qui semblent inspirées des vestiges antiques de Pompeï ou d'Herculanum.
Cet aspect misérable, qui reflète les sentiments déliquescents intériorisés par Otello, est renforcé par des éclairages latéraux qui créent des zones d'ombre, en phase avec les teintes de la musique.
Chaque personnage, sans exception, est amené à un moment ou à un autre à s'y dissoudre.
Pourtant, ce parti pris visuel pourrait avoir une grande force si David Alden se montrait plus réaliste dans sa manière de faire vivre la foule et les protagonistes.
Agitation surjouée et insensée, mouvements dansés au rythme de la musique mais sans aucune signification dramaturgique, ce type de direction d'acteurs désuète donne l'impression que le Teatro Real a oublié les enseignements de Gerard Mortier, et son corollaire : toujours tenir une grande exigence théâtrale.
Néanmoins, le théâtre est dans la musique, et la direction orchestrale volumineuse et colorée de Renato Palumbo, qui n'évite pas toujours une certaine épaisseur, crée une tension permanente impressionnante.
Les noirceurs sont mises en exergue, les solos des vents sont fortement surlignés, et les nuances inquiétantes renforcent l'atmosphère hitchcockienne de l'interprétation.
La fluidité du discours n'est pas sans prudence, mais cela peut traduire une nécessité de ne pas trop presser les chanteurs et leur laisser le souffle suffisant.
Le souffle n'est certainement pas la faiblesse du choeur, qui est le grand héros de la soirée, varié et nuancé de couleurs, volontaire et uni dans les grands moments de force, et magnifiquement stratifié avec un art du fondu enchaîné qui permet d'en apprécier tous les détails.
Les petits chanteurs de la Jorcam sont eux aussi sensiblement élégiaques et joyeux dans la pittoresque scène de la mandore.
Deux distributions sont donc à l'affiche.
La première réunit, dans les trois rôles principaux d'Otello, Desdemona et Iago, Gregory Kunde, Ermonela Jaho et George Petean.
Tous trois sont de fins musiciens, soucieux des lignes, ce que les spectateurs de la télédiffusion ont pu apprécier en direct le 24 septembre soir.
En effet, phénoménal chanteur, Gregory Kunde est un Otello dont les inflexions et les nuances rappellent beaucoup celles de Luciano Pavarotti. Il est doué d'une tessiture un peu plus sombre, allie puissance animale et art séducteur de la déclamation, et rayonne d'une énergie virile sans jamais verser dans la caricature.
Chaque phrasé interpelle par sa netteté d'élocution, et l'élégance avec laquelle il lie son chant lui attache naturellement une essence noble et inaltérable.
Cependant, rôdé aux productions conventionnelles mal dirigées, il ne peut qu'offrir un jeu scénique sommaire qui affaiblit aussi la crédibilité de son incarnation, théâtralement parlant.
Un Jonas Kaufmann pourrait donc, à l'avenir, prendre un avantage s'il se montrait d'une vérité de geste plus grande.
Ermonela Jaho, elle, est sublime aussi bien dans les larges envolées que dans les subtiles expressions filées avec goût et délicatesse. Très à l'aise dans les aigus, son médium est plus tourmenté, et son incarnation penche davantage vers la Violetta mélodramatique imaginée par Verdi pour 'LaTraviata'.
Elle est immédiatement touchante, et les fragilités qu'elle dessine évoquent une forme d'idéalisme de jeunesse aveugle à la réalité qui se présente.
Quant à George Petean, ses belles qualités de couleurs et de chant en font un Iago dont on ressent, malgré les noirceurs, le prolongement du coeur sur les lèvres, ce qui le rapproche plus d'un Rigoletto, autre célèbre et complexe personnage verdien.
Car dans le rôle de Iago, priment l'esprit de manipulation, la haine transformée en génie, et la violence éruptive dissimulée sous des accents caressants. Iago est un mauvais, et cela doit se sentir.
En Cassio, Alexey Dolgov se révèle peu séducteur, et fait beaucoup penser à ces personnages populaires bouffes que l'on retrouve dans les opéras de Moussorgski ou Rimski-Korsakov.
La seconde distribution s'avère dans l'ensemble plus dramatique, mais également plus naturaliste dans ses expressions vocales, si l'on excepte Lianna Haroutounian.
La soprano arménienne est véritablement une grande Desdémone. Avec un impact aussi large qu'Ermonela Jaho, elle fait entendre pourtant, en première partie, un vibrato prononcé, ce qui rend son duo d'amour moins onctueux.
Mais par la suite, sa stature est bien celle d'une femme forte et blessée, et la variété des sentiments colorés de tendresse et de noirceur renvoie l'image d'une femme d'une grande maturité, qui semble avoir dépassé le stade des pleurs pour se réveiller torturée dans l'âme.
Spectaculaire lutte avec Otello à l'acte III, noblesse des incantations - l'Elisabeth de 'Don Carlo' n'est plus très loin -, elle est à tomber à genoux au moment où elle chante seule 'la chanson du saule', avant de se livrer à une prière magnifique et chargée de peines.
Si elle est aussi fortement touchée au salut final, elle le doit à son engagement qui a atteint un public conquis par un tel sens du tragique.
Alfred Kim, lui, a la puissance que l'on attend d'Otello, mais pas toutes les nuances. Timbre monolithe et gris, tension hystérique, le Maure apparaît d'emblée vidé de son âme et confiné à un vide misérabiliste.
Acteur de la folie il est, et c'est pourquoi le lamento qu'il verse après avoir violemment accusé Desdémone est si saisissant.
Cette façon de chanter trop froide et peu orthodoxe ne nuit cependant pas trop à son incarnation, car elle s'inscrit dans un vérisme qui peut s'accepter dans une mise en scène où tout est d'avance décrépit.
Et Angel Odena, en Iago, est encore plus vériste, ce qui fait son effet mais lasse vite, alors que Xavier Moreno ne rend pas plus de brillance à Cassio.
Belle tenue de Gemma Coma-Alabert, en Emilia, qui se montre, dans la scène finale, vaillante face à la rage d'Otello.