Beatrice di Tenda (Wilson Kelsey Pati Wigglesworth Sellars) Opéra de Paris

Publié le 10 Février 2024

Beatrice di Tenda (Vincenzo Bellini – La Fenice de Venise, le 16 mars 1833)
Répétition générale du 03 février et représentations du 09 février et 07 mars 2024
Opéra Bastille

Beatrice di Tenda Tamara Wilson
Filippo Visconti Quinn Kelsey
Agnese del Maino Theresa Kronthaler
Orombello Pene Pati
Anichino Amitai Pati
Rizzardo del Maino Taesung Lee

Direction musicale Mark Wigglesworth
Mise en scène Peter Sellars (2024)

Nouvelle production et Entrée au répertoire
Coproduction avec le Gran Teatre del Liceu, Barcelone

Avec le soutien exceptionnel de Howard & Sarah D.Solomon Foundation - En hommage à Gerard Mortier
 

Retransmission en direct le jeudi 15 février 2024 sur la plateforme de l'Opéra national de Paris, Paris Opera Play
Diffusion sur France Musique le samedi 05 avril 2024 à 20h dans l'émission 'Samedi à l'opéra' présentée par Judith Chaine

Obsédé depuis 25 ans par ‘Beatrice di Tenda’, Peter Sellars a enfin l’occasion de monter l’avant-dernier opéra de Vincenzo Bellini composé pour Venise en 1833, deux ans avant ‘I Puritani’

Le compositeur cherchait à ouvrir le langage musical à travers cet ouvrage qui parle de la brutalité des dictatures, un sujet ô combien d’actualité.

L’œuvre connut sa première parisienne le 08 février 1841, au Théâtre des Italien installé à ce moment-là à la salle Ventadour, théâtre de 1500 places situé aujourd’hui à 500m du Palais Garnier, mais n’avait jamais été jouée jusqu’à présent à l’Opéra de Paris.

Quinn Kelsey (Filippo Visconti) et Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Quinn Kelsey (Filippo Visconti) et Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Le livret relate fidèlement les évènements tragiques qui amenèrent Béatrice Lascaris de Tende, épouse du duc de Milan, Filippo Maria Visconti, à être accusée d’adultère par ce dernier qui était en fait épris d’une autre femme. La jeune aristocrate sera alors emprisonnée, torturée et décapitée le 13 septembre 1418.

Raconter cette histoire dans un théâtre à vocation dramaturgique ne relève pas du simple amour pour le belcanto, mais de l'envie d'en montrer la valeur politique malgré une musique et un livret faiblement dramatiques. La volonté de Peter Sellars est d’en faire un manifeste contre la torture, celle-ci restant toujours pratiquée dans le monde, y compris dans certains pays développés, dans les situations où leur sécurité est engagée.

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Il contextualise cette histoire à travers un décor unique stylisé qui représente un jardin à l’italienne composé de palissades labyrinthiques, d’arbres en forme de cônes et d’arbustes sphériques aux feuillages très finement dentelés qui permettent, par des éclairages intérieurs, de donner une coloration d’ensemble vert malachite, dont on peut soupçonner qu’elle est étudiée pour avoir une influence psychique sur le spectateur.

Les parois de la scène sont également recouvertes de panneaux réfléchissants qui élargissent l’espace naturel lorsque les lumières nocturnes sont en place.

Et en ouverture de seconde partie, les éclairages prennent une teinte rouge grenat afin de suggérer la violence de la scène de jugement qui va suivre, l’arrière scène représentant un environnement architectural froid et brutaliste par des effets de transparence complexes.

Une petite passerelle située latéralement en hauteur sur la droite permet d’isoler certaines scènes, dont le premier échange entre Agnese et Orombello, et de donner au chant un rayonnement plus stellaire.

Quinn Kelsey (Filippo Visconti)

Quinn Kelsey (Filippo Visconti)

Théâtralement, l’action reste minimaliste, mais les poses des artistes sont signifiantes et contrastées – l’ordonnancement des choristes se fait vers la scène, et non vers la salle, et malgré leur haine réciproque, Filippo et Beatrice se retrouvent pour un temps dans les bras l’un de l’autre  -, et il y a surtout une volonté de mettre en relief le sort de Beatrice et Orombello, dont rien n’est montré des actes de tortures qu’ils subissent, sinon, en avant scène, le résultat physique et réaliste des dégradations sur leurs corps.

L’horreur vient donc se confronter à la douce harmonie des lignes musicales afin de créer une dissonance de perceptions visuelle et auditive chez le spectateur.

Anecdotiquement, des figurants effectuent des gestes en apparence anodins, réglage d’une caméra de surveillance, coupe au sécateur des haies, nettoyage des parois, et enfin creusement dans le sol, gestes que n’importe quel quidam pourrait effectuer pour accompagner un acte de torture, jusqu’au nettoiement et enterrement des preuves.

Theresa Kronthaler (Agnese del Maino) et Pene Pati (Orombello)

Theresa Kronthaler (Agnese del Maino) et Pene Pati (Orombello)

Pour incarner la confrontation entre les deux aristocrates de Milan, ce sont deux artistes habitués à des rôles de compositeurs postérieurs à Bellini, de plus grandes capacités expressives, qui sont réunis.

Huit ans après ses débuts à Bastille en Rigoletto, Quinn Kelsey est de retour à Paris depuis la naissance de sa fille. Il fait vivre les torpeurs de Filippo avec un mélange séduisant d’inflexibilité et de velours malgré la monstruosité de son personnage.

C’est très troublant à entendre car, à l’écoute du baryton hawaïen, on ne peut s’empêcher de croire que ce Duc odieux pourrait se raviser. Mais non, la grande résonance humaine de son timbre de voix ne change rien à l’issue réservée à Beatrice.

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Celle-ci est interprétée par Tamara Wilson qui était, il y a encore quelques mois, une impressionnante Turandot sur cette scène. Cette fois, les lignes belliniennes lui permettent d’exprimer une véritable sensibilité, d’éprouver des nuances piano, de maîtriser la finesse de ses aigus, mais aussi de laisser libre cours à des exaltations d’une grande intensité. 

Elle utilise son timbre vitraillé comme une lame qu’elle assouplit à volonté, tout en ayant une capacité à forger subitement une vrille d’une véritable pureté de glace à l’effet saisissant.

Le public en sera très impressionné et lui réservera, au final, un accueil dithyrambique.

Début de l'acte II : chœur des Demoiselles et Courtisans

Début de l'acte II : chœur des Demoiselles et Courtisans

Son amoureux, Orombello, est porté par un Pene Pati en pleine forme, magnifique de coulant vocal avec des teintes de couleur crème très variées, sombrement ambrées et parcellées d’éclats solaires, qui se mêlent à une sensualité de toute beauté. Son dernier soupir ‘Angiol di pace’, chanté depuis les coulisses, est d’ailleurs une merveille d’élégie. 

On retrouve ces mêmes qualités de flexibilité et de toucher chez son frère, Amitai Pati, qui fait vivre avec détermination le rôle plus court d’Anichino, l’ami d’Orombello.

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda) et Pene Pati (Orombello)

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda) et Pene Pati (Orombello)

Personnage trouble et triste qui tente de se raviser à la fin, Agnese del Maino trouve aussi à travers la voix de Theresa Kronthaler une fraîcheur aux lignes très maîtrisées avec de charmantes fluctuations de timbre, sa première mélodie étant un pur ravissement avant que ne se révèle la nature complotiste d’une femme trop jalouse.

Et Taesung Lee, ténor faisant partie du chœur, brille aussi en Rizzardo del Maino, style clair, franc et posé.

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda) et Quinn Kelsey (Filippo Visconti)

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda) et Quinn Kelsey (Filippo Visconti)

Un autre des grands plaisirs de la soirée est la cohésion du chœur scindé en deux parties équilibrées, féminine et masculine, qui se répondent à plusieurs reprises dans la scène sentencielle, avec un legato et une unité de style qui ne cherche pas l’effet trop forcé, et dieu sait si Ching-Lien Wu, la cheffe de chœur, peut avoir tendance à les massifier.

Dans ce répertoire, la touche est plus nuancée, et le positionnement des chœurs en frontal du haut du second balcon, lors de la seconde phase du jugement, permet d’entendre un bel effet de spatialisation d’ensemble bien réglé sur la direction du chef d’orchestre Mark Wigglesworth.

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Tamara Wilson (Beatrice di Tenda)

Ce dernier accorde constamment du soin à la fluidité des lignes et la clarté du tissu orchestral, les déliés des motifs solo étant toujours très mélodieux, mais il amortit moins les coups d’éclats de l’orchestration un peu trop dominés par les percussions.

Quinn Kelsey, Tamara Wilson, Pene Pati et Theresa Kronthaler

Quinn Kelsey, Tamara Wilson, Pene Pati et Theresa Kronthaler

Le très grand succès de cette première, donnée en l’absence de Peter Sellars retenu pour raison familiale - il ne reviendra qu'à la dernière représentation en spectateur -, mais qui était bien présent parmi le public à la dernière répétition avec son naturel enjoué qu’on lui connaît bien, s’est accompagné d’une vibrante ovation et de multiples rappels en hommage aux artistes et à une production qui cherche à sensibiliser sur l’essentiel sans surcharger inutilement.

Amitai Pati, Pene Pati, Tamara Wilson, Mark Wigglesworth, Ching-Lien Wu, Quinn Kelsey, Theresa Kronthaler et Taesung Lee

Amitai Pati, Pene Pati, Tamara Wilson, Mark Wigglesworth, Ching-Lien Wu, Quinn Kelsey, Theresa Kronthaler et Taesung Lee

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