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Publié le 31 Mars 2025

Don Carlos (Giuseppe Verdi – Opéra de Paris, Salle Le Peletier, le 11 mars 1867)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétition générale du 26 mars 2025
Représentations du 29 mars, 17 et 25 avril 2025

Philippe II Christian Van Horn
Don Carlos Charles Castronovo
Rodrigue Andrzej Filończyk
Le Grand Inquisiteur Alexander Tsymbalyuk
Élisabeth de Valois Marina Rebeka
La Princesse Eboli Ekaterina Gubanova
Thibault Marine Chagnon
Une voix d'en haut Teona Todua
Le Comte de Lerme Manase Latu
Le Moine Sava Vemić
L’informatrice Danielle Gabou (rôle muet)

Direction musicale Simone Young
                               Clelia Cafiero le 17 avril
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak                             
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

 

Si l’on avait dit à Giuseppe Verdi en 1867 que son grand opéra français, ‘Don Carlos’, ferait encore les belles soirées de l’Opéra de Paris dans 150 ans, de surcroît non pas dans la version tronquée de la création, mais avec l’intégralité de la musique qu’il avait composé de 1865 à 1866 avant les coupures opérées, il n’aurait probablement pas pris cette perspective au sérieux.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

En effet, après 43 représentations données en 1867 à la salle Le Peletier, ‘Don Carlos’ disparut de l’affiche parisienne pour ne revenir au Palais Garnier qu’en 1986, dans la version intégrale des répétitions. Elle ne sera pas reprise, la production de Marco Arturo Marelli ayant fait l’unanimité contre elle.

La version de 1866, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Élisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Élisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion, tous supprimés en 1867 pour laisser place à l’ajout d’un ballet conventionnel, ‘La Pérégrina’.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Ce n’est que depuis le 10 octobre 2017 que l’opéra Bastille peut à nouveau proposer la version intégrale de ce chef-d’œuvre verdien dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui sera immédiatement reprise en 2019 dans la version cinq actes de Modène (1886), en italien cette fois.

La force de cette grande production de répertoire est de présenter la totale déliquescence morale et sentimentale de cette famille royale, marquée par le poids de son passé impérial et de l’inquisition religieuse, dans une atmosphère de désespoir délétère palpable à tout moment.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Le monumental décor aux façades boisées conçu par Małgorzata Szczęśniak, dressé dès l’acte de Fontainebleau, mélange l’impression d’immensité froide et luxueuse du Palais de San Lorenzo de El Escorial à l’obscurité de l’enfermement mental de Don Carlos traumatisé par son histoire.

L’art vidéographique soigné et esthétisant de Denis Guéguin est utilisé pour évoquer d’emblée la nature suicidaire de l’Infant rendue par les jeux d’ombres filmés sur son visage, avec des effets visuels de tâches noires ou blanches donnant aux premières scènes une allure de mémoire abîmée par le temps passé.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Inoubliable scène d’escrime dans une salle de sport aménagée du palais où s’entraînent Eboli et sa cour féminine – princesse blessée à l’œil depuis son enfance -, c’est là, une fois seuls, que se rencontreront Carlos et Élisabeth. Interviendra un personnage muet chargé de surveiller tous les déplacements de la Reine, une informatrice de l’ombre livrée à la présence charismatique de la chorégraphe Danielle Gabou. C’est en effet sous Philippe II que se développa au XVIe siècle un puissant réseau de renseignements pour contrôler son Empire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Après le grand duo entre Philippe et Rodrique, élégant mais musicalement plus faible que dans la version réécrite pour la version milanaise en italien de 1884, et la scène de méprise entre Don Carlos et Eboli - qui est surtout une scène qui met en avant le jeu d’actrice de l’interprète de la Princesse sous des lumières dentelées comme une soie de mantille (un travail d’une finesse absolue signée Felice Ross) -, la grande scène d’autodafé se déroule sous des cloches retentissantes au moment de l’arrivée d’un immense amphithéâtre du Palais regroupant tout le chœur, mais aussi les députés flamands et l’inquisiteur.

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Pas de procession, ce qui serait un spectacle un peu trop convenu, mais plutôt un focus sur la relation entre le Roi et la Reine dont on assiste à l’amère décomposition du couple en pleine cérémonie, sous le regard de domestiques dont l’une, reprisant régulièrement la robe d’Élisabeth , semble, d’un simple regard baissé, consternée du déchirement humain qui se joue devant elle.

La vidéo vient à nouveau s’incruster à l’ensemble du tableau pour représenter un bûcher en flamme d’où émerge la tête effrayante de Lucifer dévorant un être humain, une métaphore du Roi dévorant son propre peuple empruntée à un film muet italien de 1911, ‘L’Inferno’, inspiré de la 'Divine Comédie' de Dante – par coïncidence, ce thème de ‘La Comédie’ de Dante est aussi le sujet de ‘Il Viaggio, Dante’ de Pascal Dusapin joué au même moment au Palais Garnier, et de ‘Gianni Schicchi’ qui sera représenté à Bastille après les représentations de ‘Don Carlos’ -.

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Autre scène emblématique, la rencontre dans un salon de cinéma privé et intime entre un Inquisiteur mafieux et un Roi alcoolisé, venant de coucher avec Eboli, se déroule sur l’une des musiques les plus sombres qu’ait écrite Verdi, mise en scène avec sensibilité à la justesse des ambiances lumineuses, y compris lorsque Élisabeth congédie durement sa rivale.

Et l’on retrouve à nouveau ces très beaux jeux de lumières en clair-obscur passés au filtre des mailles de la prison, scène sobre où la mort de Rodrigue est minutieusement réglée, avant d’ouvrir sur la splendide scène du cinquième acte où les lumières crépusculaires évoquent l’effet des derniers rayons du Soleil couchant frappant les parois de l’Escorial en mettant en valeur toutes leurs nuances de couleurs.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Tout de noir vêtue, Élisabeth traverse lascivement la scène depuis le fond vers l’orchestre sur la musique d’une puissance dramatique bouleversante, disparaissant même dans une zone d’ombre qui ne semblait pas exister lors de la création, et réapparaissant pour adresser tout son désarroi au buste maudit de Charles Quint. 

Là aussi, une précision de geste et d’attitude qui mènera à une conclusion indécise, Krzysztof Warlikowski optant pour laisser au spectateur le soin d’imaginer si Don Carlos choisira de se donner la mort pour ne plus souffrir de ce cauchemar, juste après qu’Élisabeth ait préféré s’empoisonner.

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Après la luxueuse distribution qu’avait réuni Stéphane Lissner en 2017 autour de Philippe Jordan avec Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elīna Garanča, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov, il y avait bien une petite appréhension à voir comment serait relevé le défi d’une telle reprise, mais celle ci s’est très vite atténuée par la manière dont les solistes se sont engagés dans une interprétation empreinte d’un tragique désillusionné.

Charles Castronovo (Don Carlos)

Charles Castronovo (Don Carlos)

Souffrant depuis quelques jours, Charles Castronovo a pu suffisamment se rétablir pour offrir lors de cette première un portrait très touchant d’un Don Carlos complètement écrasé par le sort. Il joue avec une très grande sincérité d’attitude, comme si il y avait toujours en lui une fierté d’être, mais sans la moindre ostentation.

Son timbre sombre aux couleurs parfois rompues convient parfaitement à la description d’un personnage dépressif, en conduisant une ligne de chant qui épouse avec délicatesse les lignes orchestrales. Ses aigus ne sont jamais dépareillés, la précision du texte soignée, et seule la confrontation avec le Roi, lors de l’autodafé, sera moins incisive, signe que quelques jours de rétablissement sont encore nécessaires. Mais il est impossible de rester insensible à une telle incarnation authentique qui ne faiblira pas de toute la soirée.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Seule parmi les rôles principaux à faire ses débuts sur la grande scène Bastille, Marina Rebeka est une très belle femme qui a de l’allure et qui donne beaucoup de dignité à Élisabeth de Valois.
Sa force est dans le dessin virtuose de son souffle de voix, puissant et cristallin dans la tessiture aiguë, qui sera d’une grande force impressive au cinquième acte. Elle détient en effet une saisissante faculté de rayonnement, avec toutefois des graves peu marqués, ce qui crée aussi une certaine distance en contraste avec la noirceur de Carlos. 

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova

Présente dès la création en alternance avec Elīna Garanča, Ekaterina Gubanova connaît très bien cette mise en scène et se révèle très à l’aise dans tous les tableaux avec une assurance crâneuse. La chanson du voile du second acte est une séduisante démonstration de sensualité vocale dans les résonances graves, bien que sa voix soit moins prédisposée à l’agilité des aigus de ce grand air, mais c’est surtout dans les emportements dramatiques qu’elle est à son meilleur aussi bien dans la scène de reconnaissance avec Don Carlos au troisième acte que dans le ‘Don fatale’ chanté avec un vrai sens incendiaire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

En grand habitué de l’Opéra de Paris, Christian Van Horn n’a aucun mal à imposer un Philippe II avec une diction tout à fait correcte et une largeur vocale qui s’appuie sur une assise grave bien développée. La texture de son timbre grisaillant et monochrome contient peu d’inflexions distinctives en soi, mais ce grand baryton-basse américain a comme grand atout de savoir incarner un homme d’aujourd’hui avec ses forces et faiblesses tout en conservant quelque chose de sympathique. C’est d’ailleurs pourquoi ses déraillements comportementaux face à Élisabeth, lors des scènes de l’autodafé et du salon, sont rendus avec beaucoup d’humanité.

Cela laisse le champ à Alexander Tsymbalyuk pour brosser le portrait d’un Grand Inquisiteur bien plus terrible, et qui fait beaucoup d’effet quand il appuie sur un beau galbe grave qui contraste avec la terreur qu’évoque son personnage.

Le moine de Sava Vemić fait, lui aussi, forte impression, malgré quelques tensions dans l'aigu.

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Et c’est un jeune et beau Rodrigue qu’incarne Andrzej Filończyk, tout juste trentenaire, qui fait montre d’un timbre fumé bien homogène qui s’harmonise le mieux avec celui de Philippe II. Si l’on s’attache à son langage corporel, son positionnement dans le jeu de la cour paraît instable, plutôt séducteur avec Eboli, amical mais sans être fraternel avec Carlos, moins mature que le Roi, il manque encore une profonde droiture, une autorité bien posée qui traduise une grande stabilité intérieure qui puisse se lire dans ses postures. C’est cependant dans la scène de sa mort à la prison de Carlos que s’épanouissent pleinement ses qualités de souffle donnant l’impression que c’est cet instant qui révèle toute la grandeur du patriote flamand

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Et parmi les seconds rôles se distinguent deux membres de la troupe lyrique de l’Opéra, Marine Chagnon qui donne une fraîcheur très naturelle à Thibault, et Manase Latu dont les qualités belcantistes et la chaleur crème de son doux timbre de voix dépeignent un bien luxueux Comte de Lerme.

Simone Young

Simone Young

C’est enfin avec grand plaisir que l’on retrouve à la direction orchestrale Simone Young qui rend énormément justice à l’âme de l’écriture verdienne et à sa traduction de la prosodie française. Les archets sont entraînés dans des tissures d’une grande souplesse alliés à des bois soyeux et poétiques, émanation d’une douceur qui sied bien au phrasé des chanteurs, tout en insufflant une vigueur de discours qui ait de l’allant. On sent toujours une certaine propension à contrôler les cuivres clairs, mais les cuivres plus sombres et chaleureux sont généreusement fondus aux cordes pour créer un son chargé et plein. La chef australienne n’hésite d’ailleurs pas à libérer beaucoup d’ampleur dans les scènes spectaculaires, et les chœurs lui donnent la réplique avec vigueur et panache tout en sachant aussi se montrer diaphanes dans l’acte de Fontainebleau.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

La qualité de cette première, l'audience très attentive, et la réserve de potentiel qui se devine chez certains solistes rendent absolument indispensable de profiter en ce mois d’avril de la reprise de ce grand opéra créé pour la scène parisienne, mais qui est rarement donné dans une version aussi monumentale.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Représentation du 17 avril 

Retenue au Festtage du Staatsoper Berlin pour rendre un hommage à Pierre Boulez, Simone Young n'a pu assurer la représentation de 'Don Carlos' le 17 avril, laissant ainsi la place à Clelia Cafiero, cheffe principale invitée à l'Opéra de Tours.

D'une gestuelle très souple et aérée, la cheffe italienne a entrainé l'orchestre et les solistes dans un grand élan de respiration en insufflant une rythmique et une explosion des couleurs très italiennes comme si elle dirigeait la version de Milan de 1884. L'effet, d'une grande efficacité, s'éloignait aussi de la conception plus austère et profonde de Simone Young, même si l'absence de répétition n'avait pas départi l'orchestre des choix très contrôlés, notamment pour les cuivres, de la cheffe australienne.

Au final, Clelia Cafiero a rassemblé l'enthousiasme de tout le monde, musiciens, choristes, solistes et spectateurs qui acclamaient à tout rompre, avec embrassades sur scène, fosse d'orchestre debout, Christian Van Horn la poussant même en avant, et Marina Rebeka qui n'en finissait pas de l'embrasser, sous la clameur du public. Une soirée étonnante qui révèle aussi le grand professionnaliste de tous les artistes invités et de la maison.

Andrzej Filończyk s'est ainsi montré puissant, Ekaterina Gubanova dramatique, Christian Van Horn émouvant et impulsif, Marina Rebeka intense, et Charles Castronovo profondément investi.

Clelia Cafiero 

Clelia Cafiero 

Représentation du 25 avril 

Pour la dernière représentation, Simone Young était de retour, et la salle était comble pour 5 heures de spectacle un vendredi soir. Il ne fallait pas manquer cette dernière occasion d'entendre cette version intégrale de l'ouvrage qui n'en était qu'à sa 30e représentation depuis la première du 11 mars 1867 où ce n'était pas cette version là qui était jouée, l'ajout obligatoire à l'époque du ballet ayant entrainé 20 minutes de coupures musicales.

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Simone Young a repris en main sa conception très raffinée dans un esprit mélancolique qui n'exclut pas l'impulsivité dramatique. Charles Castronovo est décidément un chanteur qui fait corps avec son personnage en le jouant avec beaucoup de sensibilité, et son timbre sombre et intériorisé laisse aussi ressortir des expressions d'un cœur écorché saisissantes. Probablement est-il un des tous meilleurs interprètes du rôle après Jonas Kaufmann dans cette version parisienne.

Marina Rebeka souligne un peu plus les graves de son médium ce qui, mêlés à son rayonnement royal au dernier acte, la rend encore plus éblouissante. Elle fera un magnifique geste en forme de cœur à destination du public pour une telle ovation au moment des saluts.

Grand succès pour tous les solistes, chœur et orchestre, et pour la direction musicale si magnifiquement coulée dans l'esprit de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Marina Rebeka

Marina Rebeka

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Publié le 3 Février 2024

Adriana Lecouvreur (Francesco Cilea – Teatro Lirico de Milan, le 6 novembre 1902)
Répétition générale du 13 janvier et représentation du 31 janvier 2024
Opéra Bastille

Adriana Lecouvreur  Anna Netrebko (le 13)
                                  Anna Pirozzi (le 31)
Maurizio Yusif Eyvazov (le 13)
                Giorgio Berrugi (le 31)

La Princesse de Bouillon Ekaterina Semenchuk (le 13)
                                    Clémentine Margaine (le 31)
Le Prince de Bouillon Sava Vemić
L’Abbé de Chazeuil Leonardo Cortellazzi
Michonnet Ambrogio Maestri
Quinault Alejandro Baliñas Vieites
Poisson Nicholas Jones
Mademoiselle Jouvenot Ilanah Lobel-Torres
Mademoiselle Dangeville Marine Chagnon
Un Majordome Se-Jin Hwang

Direction musicale Jader Bignamini
Mise en scène David McVicar (2010)

Coproduction Royal Opera House, Covent Garden, Londres, Gran Teatre del Liceu, Barcelone, Wiener Staatsoper, New-York Metropolitan Opera et San Francisco Opera

La production d’’Adriana Lecouvreur’ dans la mise en scène de David McVicar créée à Londres en 2010, qui fut accueillie par plusieurs capitales européennes ainsi qu’Outre-Atlantique, revient à Paris, 8 ans après son premier passage.

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

L’une des plus célèbres tragédiennes de la Comédie-Française, née d’une famille pauvre, devint, 120 ans après sa disparition, le sujet d’un drame d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, grand défenseur des droits des femmes, dont va s’inspirer 50 ans plus tard Arturo Colautti pour écrire le livret de l’opéra le plus célèbre de Francesco Cilea.

David McVicar choisit une évocation d’époque de l’ancienne Comédie Française des années 1729-1730, qui était située à l’actuel 14 rue de l’Ancienne Comédie, près de la place de l’Odéon, à travers un décor qui montre un condensé de l’arrière-scène débordant de vie, et que l’on retrouvera froid et éteint au dernier acte, ce théâtre symbolisant l’âme d’Adriana.

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Les premières scènes permettent aux artistes de jouer à fond l’excitation de la vie de la compagnie, alors qu’au troisième acte, la salle de réception au Palais du Prince de Bouillon oblige à un jeu très retenu et figé.

Mais l’on vient surtout entendre cet ouvrage pour assister à un affrontement entre deux femmes, l’une comédienne au statut méprisé, et l’autre aristocrate, dominante en société, toutes deux éprises du Comte de Saxe, un homme volage qui se fait passer pour un simple officier.

Et le choix de confier les représentations à deux distributions différentes, l’une russo-turque, l’autre italo-latine, va parfaitement traduire l’ambiguïté qu’imprègne ’Adriana Lecouvreur’, entre ceux qui considèrent l’œuvre comme l’aboutissement le plus réussi du courant vériste italien, et ceux qui insistent sur sa nature belcantiste.

Ekaterina Semenchuk (La Princesse de Bouillon) et Yusif Eyvazov (Maurizio)

Ekaterina Semenchuk (La Princesse de Bouillon) et Yusif Eyvazov (Maurizio)

La première série permet donc de retrouver Anna Netrebko sur la scène Bastille, un an après être venue y incarner la Donna Leonora de la ‘Forza del Destino’. Le timbre est d’une luxueuse beauté sombre avec, parfois, des inflexions fortement morbides, presque monstrueuses, sa présence souveraine se complaît dans un glamour contemplatif hypnotisant, mais, surtout, elle réserve au dernier acte, quand elle reçoit le bouquet de violettes empoisonnées, une puissance dramatique phénoménale. Sa noirceur vocale devient absolument subjuguante tant elle évoque la souffrance intérieure sur le point d’expirer, alors que Jader Bignamini tisse une orchestration d’un soin infiniment précieux.

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Anna Netrebko (Adriana Lecouvreur)

Avec une correspondance de galbe vocal qui s’harmonise naturellement à celui de la soprano russe, Ekaterina Semenchuk impose aussi un fort caractère et une ampleur d’une grande noblesse, tout en ayant une attitude fortement tenue, à l’image de l’esprit général de ces premières représentations où le style musical se veut plus ampoulé que nerveux.

Le chef d’orchestre imprime en effet, pour ces premières représentations, un alanguissement fastueux qui ferait douter de la nature vériste de l’ouvrage et qui conforte les défenseurs d’une interprétation qui surligne la magnificence de l’écriture musicale, au détriment d’une urgence qui se fait souvent attendre.

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

En Maurizio, le ténor Azerbaïdjanais Yusif Eyvazov s’inscrit dans une matière bien différente, affichant un volontarisme héroïque qui rappelle surtout le personnage verdien de Manrico d’’Il Trovatore’. L’assise vocale et les aigus sont d’une solidité à toute épreuve, le soucis de la nuance palpable, et son feux intérieur transcende un sensibilité rugueuse.

Ayant lui même une forte personnalité, ses expressions gagnent en virilité un peu animale.

Leonardo Cortellazzi (L’Abbé de Chazeuil) et Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

Leonardo Cortellazzi (L’Abbé de Chazeuil) et Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

C’est pourtant à un tout autre spectacle qu’il est possible d’assister depuis le 28 janvier avec l’arrivée d’un autre trio principal qui, de notre point de vue, défend bien mieux la nature théâtrale d’’Adriana Lecouvreur’.

Anna Pirozzi, qui fit ses débuts à l’Opéra national de Paris il y a un an, à l’occasion de la même série de ‘La Forza del Destino’ qu’Anna Netrebko, offre un tout autre visage, la lumière dans le regard, une très grande clarté et une franchise de phrasé indispensable pour rendre justice aux talents de tragédienne d’Adriana Lecouvreur. Son rayonnement et sa grande sincérité touchent instantanément au cœur, et dans le grand monologue de ‘Phèdre’, ‘Giusto cielo !’, elle fait ressentir la pression d’une émotion qui finit par exploser avec un art de la gradation fabuleux. 

Giorgio Berrugi (Maurizio) et Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Giorgio Berrugi (Maurizio) et Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Elle aussi, dotée d’un mordant et d’une résonance impressionnants, Clémentine Margaine transforme la Princesse de Bouillon en une dame d’une violence féroce, les graves d'airain claquant dans la salle tout en gardant une excellente netteté.

On a là une femme à l’orgueil débordant qui vous secoue Maurizio avec un ‘Restate!’ à réveiller les morts.  Le terme de ‘vérisme’ s’applique aussi bien à l’interprétation de la mezzo-soprano narbonnaise qu’à celle de la soprano napolitaine, car toutes deux extériorisent les personnalités respectives de la princesse et de la comédienne avec une vérité humaine qui vous tient aux tripes de bout-en-bout.

Marine Chagnon (Dangeville), Ambrogio Maestri (Michonnet), Ilanah Lobel-Torres (Jouvenot)

Marine Chagnon (Dangeville), Ambrogio Maestri (Michonnet), Ilanah Lobel-Torres (Jouvenot)

Aucun artifice ici, nous sommes tous impliqués dans un drame où le Comte de Saxe, sous la figure de Giorgio Berrugi, apparaît comme un homme malmené par ces deux femmes, et qui, grâce au beau style ombré du ténor pisan, conserve une dignité qui, finalement, lui donne une allure plutôt conventionnelle.

Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

Clémentine Margaine (La Princesse de Bouillon)

Quels que soient les soirs, Ambrogio Maestri fait battre le grand cœur de Michonnet avec une prestance à la fois lumineuse et pudique, et tous les personnages qui entourent la comédienne, Quinault, Poisson, Mesdemoiselles Jouvenot et Dangeville, et le majordome, sont vivifiés avec brio par les artistes de la troupe, Alejandro Baliñas Vieites, Nicholas Jones, Ilanah Lobel-Torres et Marine Chagnon, et le choriste Se-Jin Hwang, auxquels le ténor Leonardo Cortellazzi adjoint un impact bien marqué avec une esprit de meneur dans le rôle de l’Abbé de Chazeuil.

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Anna Pirozzi (Adriana Lecouvreur)

Mais toute cette énergie jetée dans la bataille du drame ne pourrait avoir totalement prise si Jader Bignamini n’avait adapté sa direction d’orchestre à ce nouvel influx sanguin, s’en donnant à cœur joie dans les scènes d’une vitalité piquante, rendant même passionnante la musique pourtant anodine de la pantomime du troisième acte, et, surtout, déployant une somptuosité volcanique – le coup d’éclat d’Adriana, à la fin de son monologue, est rendu avec une splendeur retentissante et des couleurs de métal flamboyant absolument ensorcelants - et un sens de excitation dramatique qui faisaient défaut avec la première distribution.

Une interprétation de référence d’’Adriana Lecouvreur’ à l’opéra Bastille, en ce mercredi 31 janvier 2024, que l’on n’est pas près d’oublier de si tôt!

Sava Vemić, Clémentine Margaine, Anna Pirozzi, Jader Bignamini, Giorgio Berrugi, Ambrogio Maestri et Leonardo Cortellazzi

Sava Vemić, Clémentine Margaine, Anna Pirozzi, Jader Bignamini, Giorgio Berrugi, Ambrogio Maestri et Leonardo Cortellazzi

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Publié le 4 Septembre 2022

Tosca (Giacomo Puccini – 1900)
Répétition générale du 31 août 2022 et représentation du 03 septembre 2022
Opéra Bastille

Floria Tosca Saioa Hernández
Mario Cavaradossi Joseph Calleja
Il Barone Scarpia Bryn Terfel
Cesare Angelotti Sava Vemić
Spoletta Michael Colvin
Il Sagrestano Renato Girolami
Sciarrone Philippe Rouillon
Un carceriere Christian Rodrigue Moungoungou

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Pierre Audi (2014)

Pour la première fois depuis le début de l’ère Rolf Liebermann en 1973, les cinq titres les plus joués de l’Opéra de Paris (plus de 200 fois chacun depuis les 50 dernières années) vont être repris au cours de la même saison.

Ainsi, avant de retrouver ‘La Flûte enchantée’, ‘Carmen’, ‘Les Noces de Figaro’ et ‘La Bohème’, ‘Tosca’ fait l’ouverture de la saison 2022/2023 selon la vision de Pierre Audi bien connue depuis 2014, dont l’originalité principale réside dans la représentation du basculement soudain de Tosca dans un autre monde lors de son suicide final.

Saioa Hernández (Tosca) et Joseph Calleja (Cavaradossi)

Saioa Hernández (Tosca) et Joseph Calleja (Cavaradossi)

Et après ‘La Bohème’ en 2017 et ‘Turandot’ en 2021, Gustavo Dudamel aborde son troisième opéra de Puccini sur la scène Bastille où, dès les premières notes, le ton est donné : une théâtralité implacable, une opulence sonore généreuse et une cohésion instrumentale accomplie qui créent une tension d’une grande efficacité. 

A la fluidité cristalline qui se dégage du mélange souple et savant des ombres des cordes et de la lumière des bois, se combine un élan sans état d’âme d’une incomparable rigueur dont l’esprit est moins d’enrober l’auditeur par un mélo-dramatisme chaleureux que de magnifier les nuances d’une musique tout en l’engageant sur une ligne dramatique d’une intense tonicité.

Les timbres des cuivres, par exemple, prennent ainsi, au second acte, d’inhabituelles teintes acérées menaçantes, des pulsations subliminales émergent également de toute part, ce qui montre à quel point la musique du compositeur toscan peut devenir un splendide objet vivant minutieusement ciselé à l’or fin. 

Bryn Terfel (Scarpia)

Bryn Terfel (Scarpia)

Une seule réserve toutefois, cette conception d’ensemble entretient des moments d’une très forte densité mais ne libère pas suffisamment l’onirisme de la scène d’ouverture du dernier acte où l’on pourrait s’attendre à un envahissement et une plénitude sonore envoûtants, d’autant plus que les lumières restent assez prosaïques au lever du soleil sur le champ de bataille qui est représenté sur scène.

Joseph Calleja (Cavaradossi) et Christian Rodrigue Moungoungou (Le geôlier)

Joseph Calleja (Cavaradossi) et Christian Rodrigue Moungoungou (Le geôlier)

La distribution réunie ce soir signe les débuts sur la scène de l’Opéra Bastille de Saioa Hernández, soprano bien connue des scènes allemandes, italiennes et espagnoles. Il s’agit d’une Tosca très fière au galbe vocal souple et d’une solide unité de timbre dont elle obtient de soyeuses vibrations dans les longs aigus projetés, mais également des fulgurances toujours très bien canalisées dans une tonalité plus fauve et austère. Son 'Vissi d'Arte' est un modèle d'expression épuré dont le public reconnaitra sans retenue la valeur artistique.

Elle dote ainsi son personnage d’une esthétique néoclassique qui s’allie plutôt bien à la rigueur d’ensemble tenue par Gustavo Dudamel.

Saioa Hernández (Tosca)

Saioa Hernández (Tosca)

Loin d’être un Mario Cavaradossi exubérant au sang révolutionnaire bouillonnant, Joseph Calleja incarne beaucoup plus une forme de force tranquille et bienveillante qui ne néglige pas pour autant la relation affective à sa cantatrice préférée. Le charme crépusculaire de sa voix ample évoque un rayonnement sombre, mais aussi un certain renoncement qui ne fait que rendre la tâche de Scarpia plus facile. Le point culminant de la soirée est bien entendu ‘E Lucevan le stelle’ chanté avec une magnifique retenue au point que l’engouement qu’il engendre dans la salle oblige le chef d’orchestre à interrompre brièvement le fil musical couvert par les applaudissements, alors que selon sa vision il serait préférable de maintenir l’enchaînement dramatique. 

Cela traduit une des lignes de tension qui parcoure cette soirée prise entre la volonté théâtrale de Gustavo Dudamel et l’attente spontanée et chaleureusement latine d’une partie de l’audience.

Joseph Calleja, Saioa Hernández et Bryn Terfel (répétition générale)

Joseph Calleja, Saioa Hernández et Bryn Terfel (répétition générale)

Quant à Bryn Terfel, lui qui fut déjà Scarpia en 2016 sur cette même scène, son impact vocal paraît sensiblement atténué, ou en tout cas plus irrégulier, mais il compense cela par sa connaissance fine du caractère qu’il rend compte de manière très vivante au moyen d’un langage corporel très clair et direct. 

Tous les rôles secondaires sont très bien tenus, en premier lieu le noble Angelotti de Sava Vemić dont la peinture vocale semble inspirée des grands tableaux de Moussorgsky, le Sacristain sévère de Renato Girolami, ou bien le Spoletta ferme et présent de Michael Colvin.

Enfin, le chœur est d’une vigueur éclatante au premier acte, y compris celui des enfants, en parfaite cohésion avec la plastique orchestrale.

Joseph Calleja, Gustavo Dudamel et Saioa Hernández (ouverture de saison)

Joseph Calleja, Gustavo Dudamel et Saioa Hernández (ouverture de saison)

Mais cette ouverture de saison comportait un évènement inattendu en la venue du couple présidentiel, Brigitte et Emmanuel Macron, accompagné par le directeur, Alexander Neef, et la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, qui a pu prendre plaisir à la plénitude orchestrale déployée par Gustavo Dudamel devant une salle pleine, pas toujours disciplinée, ce qui n’a rendu que plus de valeur à l’expérience théâtrale de ce soir. Un moment qui compte, d'autant plus qu'à l'issue de la représentation, Emmanuel Macron a remis les insignes d'officier des arts et des lettres au directeur musical !

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Publié le 2 Novembre 2019

Don Carlo (Giuseppe Verdi - 1886)
Répétition générale du 22 octobre 2019 et représentations du 25, 31 octobre et

14, 17 et 20 novembre 2019
Opéra Bastille

Filippo II René Pape
Don Carlo Roberto Alagna (31/10), Michael Fabiano (14/11)
Rodrigo Étienne Dupuis
Il Grande Inquisitore Vitalij Kowaljow
Un frate Sava Vemić
Elisabetta di Valois Aleksandra Kurzak (31/10), Nicole Car (14/11)
La Principessa Eboli Anita Rachvelishvili
Tebaldo Eve-Maud Hubeaux
Una Voce dal cielo Tamara Banjesevic
Il Conte di Lerma Julien Dran
Deputati fiamminghi Pietro Di Bianco, Daniel Giulianini, Mateusz Hoedt, Tomasz Kumiega, Tiago Matos, Danylo Matviienko
Un Araldo Vincent Morell                                           
Anita Rachvelishvili (Eboli)

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak
 
Deux ans après les 11 représentations de la version parisienne de 1866 qui avait créé un émoi prodigieux à l’Opéra de Paris, c’est au tour de la version de Modène de 1886, en italien cette fois, d’investir la grande scène Bastille pour 10 représentations de Don Carlo dans la même mise en scène de Krzysztof Warlikowski qui se focalise sur les relations individuelles et familiales du drame, dans les décors épurés de Małgorzata Szczęśniak et sous les lumières fascinantes imaginées par Felice Ross.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta) et René Pape (Filippo II)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta) et René Pape (Filippo II)

Dans cette version que Verdi a appréhendé dès 1882 pour la création milanaise, de nombreux passages musicaux sont réécrits afin d’atteindre une meilleure éloquence musicale, le duo Rodrigo et Don Carlo, le duo Philippe II et Rodrigo, le prélude de l’acte III, la scène et quatuor dans le bureau du roi, le duo Elisabetta et Eboli et la scène d’émeute de l’acte IV, ainsi que le duo Don Carlo et Elisabetta et l’intervention de Philippe II et de l’Inquisiteur au dernier acte.

En revanche, plusieurs scènes entre Elisabetta et Eboli disparaissent dans cette version, supprimés par Verdi dès 1867, tels l'échange de costumes avec Elisabetta, le duo ‘J’ai tout compris’ et ‘Vous l’aimiez’ dans la scène du cabinet du Roi, le bref échange lors de l’émeute, ainsi que l’air de déploration de Philippe II à la mort de Rodrigo.

Krzysztof Warlikowski a donc dû reprendre son travail pour adapter certains raccords entre scènes, mais aucun changement marquant ne modifie sa mise en scène depuis 2017, hormis l’apparence de Don Carlo, lors de la première scène de Fontainebleau, qui est celle d’un prêtre rentré dans les ordres après le coup sentimental violent dont il est la victime.

La servante et surveillante d'Elisabetta

La servante et surveillante d'Elisabetta

On retrouve ainsi ces personnages de la cour qui surveillent en silence les moindres faits et gestes de Rodrigo ou d’Elisabetta qui, avec agacement, supporte difficilement cette dame noire à la coiffure d’or qui la suit partout depuis qu’elle fut laissée seule par sa dame de cour renvoyée par Philippe. L’inquisiteur est toujours un mafieux exaspéré par l’attitude du roi en proie à une déchéance personnelle qui le noie dans l’alcool et le pousse à haïr sa femme et à la tromper par ennui avec la princesse Eboli, et le poids de la famille et de la lignée impériale militariste devient aussi prégnant que celui de la religion, mais pas avec grandiloquence, sinon par suggestion à travers la figure fantomatique de l’empereur qui apparaît en silence au début et à la fin de l’œuvre. Le noir et blanc de la vidéographie élève aussi les visages des chanteurs pour imprégner leur humanité des souvenirs de grands artistes de cinéma, l'Elisabetta d'Aleksandra Kurzak évoquant par exemple une Sophia Loren en deuil.

Tous ces caractères sont par ailleurs contemporains dans leur façon de se vêtir, comme les allusions cinématographiques qui inspirent les différentes scènes, si l’on excepte la scène particulière d’autodafé et de couronnement qui mélange les références et s’achève sur le visage étrangement déformé d’un géant dévorant un être humain se débattant en vain.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Et la beauté plastique et froide de la plupart des scènes atteint son paroxysme au cours du dernier acte, lorsque Elisabetta entre bouleversée dans la grande salle du couvent de Saint-Just sous les reflets or-boisé des parois illuminées par des rayons solaires crépusculaires. Une magnifique atmosphère qui mêle la rigueur pure des grands intérieurs du Monastère de l’Escurial aux ornementations géométriques rouge-sang des arts arabo-musulmans.

En revanche, la direction d’acteur reste mesurée au regard de ce que Krzysztof Warlikowski arrive généralement à obtenir de la part d’autres chanteurs, mais il peut compter sur l’implication entière d’Etienne Dupuis qui incarne un impressionnant Rodrigo, autoritaire, viril, une voix splendidement timbrée avec du souffle et de la vigueur qui menace même Philippe II avec insolence. Ce magnifique baryton est, de plus, fort signifiant par ses gestes de crispation, d’affection et de bienveillance, et sa mort est même précédée de furtifs pressentiments qui glacent d’effroi.

Roberto Alagna (Don Carlo)

Roberto Alagna (Don Carlo)

Elle est celle qui cristallise les affects du roi Philippe II réduit à éprouver lamentablement l’impossibilité d’inspirer des sentiments d’amour, l’Elisabetta d’Aleksandra Kurzak a le goût du mélodrame et des fragilités, mais ce qui est beau dans son incarnation est qu’elle conserve une attitude droite que l’on voit petit à petit plier au fur et à mesure que son entourage l’enserre, avant son effondrement final au dernier acte auquel elle tente de résister dès son entrée, pour enfin céder à une ligne fataliste éplorée.

Les vibrations de sa voix, les variations de couleurs du grave subtil aux tessitures plus aiguës soulignent l’affectation de son personnage royal qu’elle prend plaisir à sertir de jolies nuances parfois coquettes, et toutes ses expressions de douleurs passent principalement dans la tessiture médium-aiguë dont elle projette le souffle pénétrant de manière très efficiente, alors qu’elle use  plutôt de ses graves, pas très puissants mais torturés, dans les moments de torpeurs qui font penser au plus célèbre personnage puccinien, Tosca.

Anita Rachvelishvili (Eboli)

Anita Rachvelishvili (Eboli)

Remis de son affaiblissement vocal lors de la première représentation, Roberto Alagna peut dorénavant rejoindre sûrement sur scène celle qui est son épouse à la ville, pour lui dédier un Don Carlo bien plus robuste, au grain vocal pleinement ambré, si on le compare à la jeunesse tendre qu’il incarnait dans la version parisienne de Don Carlos jouée en 1996 au théâtre du Châtelet, dirigé par Stéphane Lissner, et la plénitude immédiate de ce timbre qui semble si facilement s’épanouir reste quelque chose d’unique à entendre encore aujourd’hui.

On sent tout de même un excès de tension à partir de la scène de la prison, car les aigus vaillants perdent en couleur quand ils sont trop forcés. Mais, s’il ne se ménage pas vocalement, il enferme cependant beaucoup trop son personnage dans une forme de fierté noble et rigide qui apparaît comme un refuge pour ne pas jouer à fond la perte de contrôle, la déstabilisation, tel que le faisait avec tant de générosité Jonas Kaufmann il y a deux ans.

Habitué à chanter plutôt dans des productions de formes anciennes, Roberto Alagna semble en permanence sur la défensive par rapport à un parti pris qui fouille les recoins de l’âme humaine, et qui se démarque donc des interprétations plus conformistes attachées à recréer un cadre historique en costumes d’époque.

Roberto Alagna (Don Carlo)

Roberto Alagna (Don Carlo)

Il était déjà Philippe II sur cette même scène 18 ans plus tôt, René Pape se livre sans réserve au personnage en pleine destructuration que Krzysztof Warlikowski souhaite dépeindre, avec une couleur de voix fort homogène et sans inflexions saillantes, la noblesse et la stature dans les moments de solitude du roi ne lui faisant jamais défaut. ‘Ella Giammai m’amò !  est naturellement chanté dans une sorte de torpeur qu’il pulvérise par une saisissante exultation de douleur, et son duel avec Étienne Dupuis, dans la salle d’escrime, prend aussi une symbolique artistique, car il représente l’expérience d’une ancienne génération qui se trouve bousculée par la nouvelle plus mordante et qui s’apprête à reprendre le flambeau.

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Quant à Anita Rachvelishvili, dont la puissance et la réserve vocale sont d’un impact scotchant, elle livre la princesse Eboli à un déferlement de noirceur vocale qui résonne à travers tout son corps, avec de spectaculaires effets arabisants poitrinés lorsqu’elle évoque Mohammed, le roi des Maures, dans la 'Chanson du voile', avant de les moduler en montant vers des aigus plus naturellement intrépides que précieusement galbés.

Totalement absorbée par son jeu spontané et bouillonnant, elle interagit avec ses partenaires  avec le même niveau de tension qu’Étienne Dupuis, ce qui rend leurs échanges explosifs, et aboutit à un ‘Don Fatale’ démonstratif et sensationnel qui la pousse dans ses limites de souffle, et qui lui vaut une réaction exaltée de la part du public après un tel chant de désespoir où la forme artistique prend tout son espace au déroulement du temps présent.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Et même si la mise en scène réduit la dimension divine et mystérieuse du grand inquisiteur, Vitalij Kowaljow lui apporte consistance et unité, loin d’être un de ces personnages au timbre délabré et fantomatique que l’on retrouve souvent sous les traits de cet ecclésiastique démoniaque, une noirceur qui s’oppose avec nuances à celle du Philippe II de René Pape.

Pour compléter ce sextuor de grands chanteurs, les seconds rôles sont interprétés par des artistes presque surdimensionnés, et l’on pense bien sûr au fantastique moine de Sava Vemić, si jeune dans la vie et la voix pourtant si imprégnée de gravité sur scène, et au page d' Eve-Maud Hubeaux dont le caractère vocal, ferme et direct, présente des similarités avec celui de Nicole Car, la prochaine Elisabetta à partir de mi-novembre.

Vitalij Kowaljow (Il Grande Inquisitore) et René Pape (Filippo II)

Vitalij Kowaljow (Il Grande Inquisitore) et René Pape (Filippo II)

L’urgence dramatique doit aussi beaucoup à la direction nerveuse de Fabio Luisi qui réalise un très beau travail haut-en-couleur qui souffre peu de ses excès d’énergie – le tableau sur la place de Valladolide est mené de façon efficace à l’appui d’un chœur qui ne ménage pas sa puissance -, mais qui a tendance à vouloir aller plus vite que les chanteurs.

La scène du grand inquisiteur, dans le cabinet du roi, est une parfait réussite de variations entre larges mouvements qui se parent de splendides effets glaçants par l’utilisation acérée des cuivres, cuivres qui feront plus défaut dans d'autres scènes, de l'autodafé à l’ouverture du dernier acte dominé par les cordes mais sans emphase. Il est d’ailleurs assez surprenant de voir le chef d’orchestre démarrer ce dernier acte alors que le tableau précédent ne s’est achevé sur scène.

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Et à partir du 14  novembre, au moment où Krzysztof Warlikowski débute les représentations de sa dernière pièce de théâtre ‘On s’en va’ au Théâtre national de Chaillot, Michael Fabiano et Nicole Car reprennent pour 4 représentations les rôles respectifs de Don Carlo et Elisabetta, dont il devient passionnant de comparer les différences de personnalités.

Le ténor américain, que l'on sait excellent acteur, notamment depuis son incarnation délirante de Don José dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov au Festival d’Aix-en-Provence, confirme ce soir sa pleine possession du personnage de l’Infant et son partage sans réserve du caractère névrotique et suicidaire que décrit si bien Krzysztof Warlikowski.

Michael Fabiano (Don Carlo)

Michael Fabiano (Don Carlo)

Voix tourmentée accomplie et bien projetée, avec des effets de clarté juvénile et de légères vibrations dans le timbre qui traduisent les fébrilités du personnage, l'apport personnel de Michael Fabiano au travail du metteur en scène est considérable, et dès le premier quart d'heure on sent que le public est complètement pris par ce qu'il se joue.

L'orchestre est par ailleurs d'emblée riche en sonorités, Fabio Luisi accorde une attention extrême aux chanteurs, et en particulier au deux nouveaux artistes, et si l'on relève un peu de retenu dans le tableau d'autodafé, l'ensemble est absolument superbe dans la scène du cabinet du roi et surtout au cinquième acte.

Nicole Car (Elisabetta)

Nicole Car (Elisabetta)

Nicole Car, une incarnation minutieuse de fragilité mélancolique et d'humanité, pleinement sensible par ses moindres gestes, n'en a pas moins un chant solide mais qui prend une dimension bouleversante au dernier acte, tant l'air de désespoir 'Tu che le vanita' est filé avec une majesté sans que l'on comprenne à quel moment elle reprend son souffle. Un très beau portrait intime d'Elisabeth qui rappelle également le personnage de Tatiana d'Eugène Onéguine, tout en nuances, qu'elle interpréta ici même il y a deux ans.

Krzysztof Warlikowski et Michael Fabiano

Krzysztof Warlikowski et Michael Fabiano

Et pour cette première avec une distribution en partie renouvelée, Krzysztof Warlikowski est venu saluer sur scène comme une marque de reconnaissance à tous ces artistes pour leur engagement, apportant ainsi la note de joie supplémentaire à un spectacle ayant pris une toute autre dimension théâtrale, une représentation des grands soirs de l'Opéra de Paris.

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Publié le 19 Mai 2019

Tosca (Giacomo Puccini)
Représentation du 16 mai 2019 
Opéra Bastille

Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Vittorio Grigolo (16 mai)
                                Jonas Kaufmann (5 juin)
Il Barone Scarpia Željko Lučić
Cesare Angelotti Sava Vemić
Il Sagrestano Nicolas Cavallier
Spoletta Rodolphe Briand
Un prisonnier Christian Rodrigue Moungoungou 

Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger

2 ans et demi après la première Tosca d’Anja Harteros à l’opéra Bastille sous la direction de Dan Ettinger et dans la mise en scène de Pierre Audi, une nouvelle série de représentations est jouée cette saison avec ces mêmes artistes, auxquels se joignent Vittorio Grigolo, pour la première, et Željko Lučić dans les rôles respectifs de Cavaradossi et Scarpia.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

3e opéra le plus interprété au monde après La Traviata et La Bohème, œuvres de Verdi et Puccini qui évoquent toutes deux le Paris post-révolutionnaire, Tosca révèle également un lien avec la France, puisque l’intrigue se déroule à Rome peu après son détachement de la République française par les Napolitains, marquée par la bataille de Marengo qui permettra à Napoléon Bonaparte de porter un coup décisif lors de sa campagne d’Italie, et de reprendre quelques années plus tard la ville.

Et en confiant cette nouvelle première représentation de Tosca à un ténor toscan ayant vécu toute son enfance à Rome, l’Opéra de Paris ne pouvait trouver meilleur remplaçant de Jonas Kaufmann que Vittorio Grigolo, qui incarne la fougue de la jeunesse romaine avec un splendide impact vocal solaire dont, probablement, seul Roberto Alagna pourrait atteindre la même franchise de rayonnement.

Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Cet artiste exceptionnel se montre en fait irradiant, comme s’il cherchait à se consumer lui-même face à un public sidéré par l’animal qui se comporte comme un monstre de sentiments exubérants qu’aucun des spectateurs ne sera capable d’être dans sa vie.  En exprimant ainsi un désir aussi ardent, Vittorio Grigolo fait alors resurgir la mémoire des Cavaradossi de légende, Carlo Bergonzi et Luciano Pavarotti en tête, et atteint un summum d’intensité lorsqu’il se débat pour défendre ses idéaux de liberté universelle sous la menace des sbires du chef de la police, Scarpia.

On peut trouver cette générosité excessive, mais, dans une salle telle Bastille, cet engagement hors mesure est l’essence même de l’art vivant de l’opéra, une exaltation des plus pures et des plus extrêmes de l’extraversion des idéaux humains. Et pourtant, E Lucevan le Stelle semble sortir d’outre-tombe, enseveli sous l’accablement, coupant le souffle de l’audience qui se demande ce qui va émerger d’une telle force éruptive entièrement sous contrôle. 

Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Željko Lučić n’a sans doute pas la même prégnance, mais son approche, directe à sa manière, exempte de toute caricature manichéenne, habite le baron Scarpia d’une forme de cynisme désinvolte pour lequel la violence est inhérente. Son timbre sibyllin contribue au manque de netteté de caractère qu’il dessine avec aisance non sans ironie, comme s’il ne prenait pas au sérieux sa propre présence.  Ses désirs sont entièrement assumés, nimbés d’un voile fumé dans la voix qui ne diminue pourtant pas la présence sourde et venimeuse de son personnage.

Željko Lučić (Scarpia)

Željko Lučić (Scarpia)

Entourée ainsi de la plus belle expression du désir brûlant de la part de son amant et des désirs sournois de son tortionnaire, Anja Harteros offre à Bastille une Tosca passionnante de subtilité, acharnée dans la violence, et élégiaque dans ses soupirs. Son jeu scénique recherche les poses expressives, se départit des mouvements tournoyants un peu inutiles que l’on avait remarqué à l’automne 2016, et l’impulsivité ne prend jamais le dessus sur l’élégance aristocratique qui la dépeint si finement. L’incarnation est approfondie dans les moindres détails, tels ces spasmes d’excitation qui la saisissent à la découverte du sauf-conduit qui les libéreront, elle et Mario, de l’enfer romain, et sa fluidité de geste est un plaisir à suivre de chaque instant.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

L’acharnement sauvage avec lequel elle achève Scarpia n’en est que plus stupéfiant. Et ses couleurs de voix, noires et anguleuses dans le médium, parcellées d’éclats enfantins dans les aigus, qui enveloppent les lignes d’un galbe vocal profilé avec grâce, définissent le mieux une inflexible personnalité au cœur discret mais vibrant de fulgurance.

Au dernier acte, elle rend avec une simplicité dénuée de tout artifice le portrait d'une femme qui mime les gestes d'un être que l'on a vu emporté par la panique et l'instinct de survie à la scène précédente.

On ne peut ainsi trouver, au rideau final, de plus fort contraste entre le comportement ému et réservé d’Anja Harteros et celui absolument cabotin de Vittorio Grigolo, cherchant et réussissant à entraîner l’enthousiasme de la salle, mais il en est ainsi de ces soirées de grand répertoire assorties d’artistes d’exception, dont l’engagement personnel dépasse les enjeux même de l’œuvre qu’ils défendent.  

Vittorio Grigolo et Anja Harteros

Vittorio Grigolo et Anja Harteros

Et tout au long de la soirée, Dan Ettinger entretient une flamme et une atmosphère obsédantes, un tissu orchestral immersif et des cordes sublimes qui allient majesté à théâtralité tonnante du début à la fin, rendant ainsi au chef-d’œuvre de Puccini une grandeur qui dépasse le simple statut de référence du répertoire auquel l’histoire a tendance à l’attacher.

Paris attend maintenant de savoir si elle aura la chance de comparer cette interprétation à celle du couple que Jonas Kaufmann et Anja Harteros forment régulièrement à Munich dans les œuvres romantiques italiennes du XIXe siècle.

Anja Harteros et Vittorio Grigolo

Anja Harteros et Vittorio Grigolo

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