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Publié le 12 Mars 2020

Manon (Jules Massenet - 1884)
Répétition générale du 24 février 2020 et représentations du 04 et 07 mars 2020
Opéra Bastille

Manon  Pretty Yende (04/03)
             Amina Edris  (07/03)
Des Grieux Benjamin Bernheim (04/03)
                    Stephen Costello (07/03)
Lescaut Ludovic Tézier
Le comte des Grieux Roberto Tagliavini
Guillot de Morfontaine Rodolphe Briand
Monsieur de Brétigny Pierre Doyen
Poussette Cassandre Berthon
Javotte Alix Le Saux
Rosette Jeanne Ireland
l'hôtelier Philippe Rouillon
deux gardes Julien Joguet, Laurent Laberdesque
Joséphine Danielle Gabou

Direction musicale Dan Ettinger
Mise en scène Vincent Huguet (2020)

Nouvelle production                                                                   Danielle Gabou (Joséphine)
Diffusion en direct sur Culture box le 17 mars 2020
Interlude musical C'est lui, musique de Georges Van Parys, paroles de Roger Bernstein, interprété par Joséphine Baker (extrait du film Zouzou, 1934).

Après l'échec en janvier 2012 de la production de Manon réalisée par Coline Serreau sous la direction de Nicolas Joel, l'Opéra de Paris ne disposait plus d'une mise en scène à la hauteur d'un des ouvrages les plus touchants de Jules Massenet. C’était d’autant plus dommage que, tout comme Les Contes d’Hoffmann, Manon fait partie de ces ouvrages créés à l’Opéra Comique sous la Troisième République, peu après l’ouverture en 1875 du Palais Garnier, un des symboles du Second Empire.

Et c’est au cours de la même année 1974 que Les Contes d’Hoffmann et Manon ont fait leur apparition au Palais Garnier, portés tous deux par un ample mouvement de fond visant à intégrer le patrimoine de la salle Favart au répertoire de l’Opéra de Paris. Œuvre sentimentalement inspirée de Manon de l’Abbé Prévost, celle-ci fait dorénavant partie des 20 ouvrages les plus joués de l’Opéra.

Pretty Yende (Manon) et Benjamin Bernheim (Des Grieux)

Pretty Yende (Manon) et Benjamin Bernheim (Des Grieux)

D’aucun pourrait cependant trouver la scène Bastille surdimensionnée pour rendre sensible l’entrelacement amoureux et inconséquent qui lie les deux principaux protagonistes, Manon et Des Grieux, mais lorsque l’on entend ce que Dan Ettinger arrive à obtenir de la formation orchestrale des musiciens, l’ivresse de ces magnifiques ondes striées de nervures frémissantes, les qualités d’évanescence et de luminosité du fin tissu de cordes, et cette puissante ligne emphatique qui vient parfois se fracasser dans la fosse avec tonitruance mais souplesse, Massenet semble comme transcendé par l’interprétation qui lui rend si bien hommage. Surtout, un inexorable sentiment d’infini émane de la musique d’où surgit par moment les élans d’un Prokofiev ou bien les couleurs rutilantes de Puccini, et le chœur, porté par son enthousiasme et un large souffle libérateur, couronne une réalisation passionnante.

Pretty Yende (Manon) entourée des invités de Guillot de Mortfontaine

Pretty Yende (Manon) entourée des invités de Guillot de Mortfontaine

Stéphane Lissner s’est donc engagé à proposer une nouvelle production, soutenue par le Cercle Berlioz et The American Friends of the Paris Opera & Ballet, pour redonner un visage digne de Manon à l'Opéra de Paris. Vincent Huguet, ancien assistant de Patrice Chéreau, reconstitue un décor assez éloigné du Paris humble du XVIIIe siècle, qui reflète la période Art-déco des années 1925.

Façades intérieures sculptées, vitraux abstraits, colonnades en arrière plan sur fond lumineux tamisé, tout évoque le Paris moderne du bord de Seine près de la Tour Eiffel. Les scènes de vie reconstruites fonctionnent assez bien, ce qui profite aux personnages de Brétigny (Pierre Doyen), Guillot de Morfontaine (Rodolphe Briand) et l'hôtelier (Philippe Rouillon), tous trois formidables chanteurs engagés dans un jeu d’une fraîcheur réjouissante.

Danielle Gabou (au centre) et ses partenaires

Danielle Gabou (au centre) et ses partenaires

La direction d’acteur n’évite cependant pas les conventions, se révèle peu vivante dans l’utilisation du chœur notamment, mais les scènes intimes sont touchantes et simplement humaines. Les interventions scéniques et chorégraphiques de Danielle Gabou (Joséphine), danseuse qu'il sera possible de revoir à Chaillot au mois de juin dans 'Moi, Titubas sorcière... Noire de Salem', s’insèrent avec humour et émerveillement dans la scénographie tout en accompagnant les lourds changements de décors, et son évocation de la meneuse de revue Joséphine Baker crée un lien entre son admiration pour Manon de celle de la Comtesse Gerschwitz pour Lulu (Alban Berg).

« La Lutte de Jacobs avec l’Ange » (Eugène Delacroix)

« La Lutte de Jacobs avec l’Ange » (Eugène Delacroix)

Un Paris décadent transparaît dès le début, qui se cristallise à la scène de jeu où les échanges d’argent achètent corps et fantasmes de cuir. Mais la véritable jonction artistique se produit à Saint-Sulpice, au cours d’un tableau qui convoque deux fresques monumentales d’Eugène Delacroix exposées à la Chapelle des Saints-Anges de l’église, « La Lutte de Jacobs avec l’Ange » et « Héliodore chassé du temple », qui, sans être écrasants, illustrent le conflit de l’homme avec ses aspirations spirituelles, et sa volonté d’en découdre avec lui.

Benjamin Bernheim (Des Grieux)

Benjamin Bernheim (Des Grieux)

Dès l’ouverture de cette scène au son de l’orgue, l’obscurité pénétrante qui révèle petit à petit, par des faisceaux lumineux d’arrière scène, les colonnades du temple, se charge d’une intensité extraordinaire, elle même préparée par l’air solitaire de Des Grieux suivi de l’arrivée de Manon. La sublimation imprimée aux musiciens par Dan Ettinger approche une irréalité mystique extrêmement sensible et qui touche au cœur.

Tout, scéniquement, vocalement et musicalement, se confond de façon esthétique et fort émouvante à cet instant là.

Et rien que pour ce tableau chanté magnifiquement par deux distributions entièrement engagées, grand tableau d’opéra que Guillot de Morfontaine ne saura offrir à Manon, il faut assister à ce spectacle qui ne possède aucune faiblesse musicale.

Benjamin Bernheim (Des Grieux) et Pretty Yende (Manon)

Benjamin Bernheim (Des Grieux) et Pretty Yende (Manon)

Après Alfredo en septembre, et avant Rodolfo en juin, Benjamin Bernheim, irrésistiblement tendre et élégiaque en Des Grieux, incarne à Bastille son deuxième rôle d'amoureux parisien de la saison, capable de toucher avec un chant à cœur délivré tant sincère, rayonnant dans toute la salle comme aucun autre interprète invité sur cette scène pour chanter ce même rôle n’a su le faire depuis la fin de l'ère Gall. Il renvoie ainsi une image d’impulsivité retenue et de charisme désirant et désiré fabuleuse.

Pretty Yende (Manon)

Pretty Yende (Manon)

Pretty Yende joue et chante avec une spectaculaire virtuosité son personnage de princesse, un modèle de nuances lumineuses et de délicatesse, mais est plus confidentielle dans les scènes plus simples, où même Danielle Gabou montre plus d’impact vocal dans les passages parlés.

Sûrement, la soprano sud-africaine connaît ses points forts, mais fait de son personnage, en première partie, une femme simplement gentille, comme s’il s’agissait d’une comédie sans arrière pensée, le type de personnalité dont raffole le public américain, ce qui crée un décalage avec l’esprit de Massenet. Toutefois, elle a une façon de concentrer ses tensions internes dans un soudain déchirement de nerfs qui théâtralise au juste moment ses prises de pouvoir sur l’audience.

Amina Edris (Manon)

Amina Edris (Manon)

Ce n’est cependant pas la même impression que laisse Amina Edris, interprète de Manon dans la seconde distribution, qui découvre d’emblée un personnage plus ambigu, fragile en apparence mais avec des ombres dans le regard et un charme taquin qui lui convient parfaitement. L’incarnation est cette fois entière, et comme elle est associée à Stephen Costello, plus torturé et défait dans sa façon de chanter et de jouer que Benjamin Bernheim, elle est la véritable découverte de ce début de série. Manon redevient le personnage central, l’homogénéité de la tessiture et des vibrations vocales de cette artiste, en pleine éclosion devant le public parisien et international, la rendent captivante à tout instant, et elle démontre en plus une éloquence et une parfaite clarté d'élocution en français absolument essentielle dans ce répertoire. Amina Edris aura ainsi marqué cette unique soirée de façon tout à fait mémorable, et pour longtemps.

Amina Edris (Manon)

Amina Edris (Manon)

Ludovic Tézier est aussi quelqu’un d’inévitable par l’aisance d’intonation bien affirmée et la présence à poigne qu’il impose, tout en assumant un Lescaut plus mondain qu’intégralement ancré dans une stature autoritaire. Et c’est donc Roberto Tagliavini qui offre cette image paternelle traditionnelle, mais si porteuse d’intégrité en comte des Grieux, d’autant plus que sont intervention à Saint-Sulpice se déroule au pied de la « La Lutte de Jacobs avec l’Ange ».

Tout dans sa voix d’ancien au port noble coïncide avec cette vie paternelle et droite, perméable aux épanchements humains.

Ludovic Tézier (Lescaut) et Pretty Yende (Manon)

Ludovic Tézier (Lescaut) et Pretty Yende (Manon)

La dernière image de ce drame a beau être détournée par Vincent Huguet pour créer un final sévère par l’exécution de Manon sous les yeux de son amour, elle ne fait pas pour autant oublier le fort beau travail esthétique scénique d'ensemble, qui est à la hauteur d’une réalisation musicale d’exception.

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Publié le 19 Mai 2019

Tosca (Giacomo Puccini)
Représentation du 16 mai 2019 
Opéra Bastille

Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Vittorio Grigolo (16 mai)
                                Jonas Kaufmann (5 juin)
Il Barone Scarpia Željko Lučić
Cesare Angelotti Sava Vemić
Il Sagrestano Nicolas Cavallier
Spoletta Rodolphe Briand
Un prisonnier Christian Rodrigue Moungoungou 

Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger

2 ans et demi après la première Tosca d’Anja Harteros à l’opéra Bastille sous la direction de Dan Ettinger et dans la mise en scène de Pierre Audi, une nouvelle série de représentations est jouée cette saison avec ces mêmes artistes, auxquels se joignent Vittorio Grigolo, pour la première, et Željko Lučić dans les rôles respectifs de Cavaradossi et Scarpia.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

3e opéra le plus interprété au monde après La Traviata et La Bohème, œuvres de Verdi et Puccini qui évoquent toutes deux le Paris post-révolutionnaire, Tosca révèle également un lien avec la France, puisque l’intrigue se déroule à Rome peu après son détachement de la République française par les Napolitains, marquée par la bataille de Marengo qui permettra à Napoléon Bonaparte de porter un coup décisif lors de sa campagne d’Italie, et de reprendre quelques années plus tard la ville.

Et en confiant cette nouvelle première représentation de Tosca à un ténor toscan ayant vécu toute son enfance à Rome, l’Opéra de Paris ne pouvait trouver meilleur remplaçant de Jonas Kaufmann que Vittorio Grigolo, qui incarne la fougue de la jeunesse romaine avec un splendide impact vocal solaire dont, probablement, seul Roberto Alagna pourrait atteindre la même franchise de rayonnement.

Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Cet artiste exceptionnel se montre en fait irradiant, comme s’il cherchait à se consumer lui-même face à un public sidéré par l’animal qui se comporte comme un monstre de sentiments exubérants qu’aucun des spectateurs ne sera capable d’être dans sa vie.  En exprimant ainsi un désir aussi ardent, Vittorio Grigolo fait alors resurgir la mémoire des Cavaradossi de légende, Carlo Bergonzi et Luciano Pavarotti en tête, et atteint un summum d’intensité lorsqu’il se débat pour défendre ses idéaux de liberté universelle sous la menace des sbires du chef de la police, Scarpia.

On peut trouver cette générosité excessive, mais, dans une salle telle Bastille, cet engagement hors mesure est l’essence même de l’art vivant de l’opéra, une exaltation des plus pures et des plus extrêmes de l’extraversion des idéaux humains. Et pourtant, E Lucevan le Stelle semble sortir d’outre-tombe, enseveli sous l’accablement, coupant le souffle de l’audience qui se demande ce qui va émerger d’une telle force éruptive entièrement sous contrôle. 

Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Željko Lučić n’a sans doute pas la même prégnance, mais son approche, directe à sa manière, exempte de toute caricature manichéenne, habite le baron Scarpia d’une forme de cynisme désinvolte pour lequel la violence est inhérente. Son timbre sibyllin contribue au manque de netteté de caractère qu’il dessine avec aisance non sans ironie, comme s’il ne prenait pas au sérieux sa propre présence.  Ses désirs sont entièrement assumés, nimbés d’un voile fumé dans la voix qui ne diminue pourtant pas la présence sourde et venimeuse de son personnage.

Željko Lučić (Scarpia)

Željko Lučić (Scarpia)

Entourée ainsi de la plus belle expression du désir brûlant de la part de son amant et des désirs sournois de son tortionnaire, Anja Harteros offre à Bastille une Tosca passionnante de subtilité, acharnée dans la violence, et élégiaque dans ses soupirs. Son jeu scénique recherche les poses expressives, se départit des mouvements tournoyants un peu inutiles que l’on avait remarqué à l’automne 2016, et l’impulsivité ne prend jamais le dessus sur l’élégance aristocratique qui la dépeint si finement. L’incarnation est approfondie dans les moindres détails, tels ces spasmes d’excitation qui la saisissent à la découverte du sauf-conduit qui les libéreront, elle et Mario, de l’enfer romain, et sa fluidité de geste est un plaisir à suivre de chaque instant.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

L’acharnement sauvage avec lequel elle achève Scarpia n’en est que plus stupéfiant. Et ses couleurs de voix, noires et anguleuses dans le médium, parcellées d’éclats enfantins dans les aigus, qui enveloppent les lignes d’un galbe vocal profilé avec grâce, définissent le mieux une inflexible personnalité au cœur discret mais vibrant de fulgurance.

Au dernier acte, elle rend avec une simplicité dénuée de tout artifice le portrait d'une femme qui mime les gestes d'un être que l'on a vu emporté par la panique et l'instinct de survie à la scène précédente.

On ne peut ainsi trouver, au rideau final, de plus fort contraste entre le comportement ému et réservé d’Anja Harteros et celui absolument cabotin de Vittorio Grigolo, cherchant et réussissant à entraîner l’enthousiasme de la salle, mais il en est ainsi de ces soirées de grand répertoire assorties d’artistes d’exception, dont l’engagement personnel dépasse les enjeux même de l’œuvre qu’ils défendent.  

Vittorio Grigolo et Anja Harteros

Vittorio Grigolo et Anja Harteros

Et tout au long de la soirée, Dan Ettinger entretient une flamme et une atmosphère obsédantes, un tissu orchestral immersif et des cordes sublimes qui allient majesté à théâtralité tonnante du début à la fin, rendant ainsi au chef-d’œuvre de Puccini une grandeur qui dépasse le simple statut de référence du répertoire auquel l’histoire a tendance à l’attacher.

Paris attend maintenant de savoir si elle aura la chance de comparer cette interprétation à celle du couple que Jonas Kaufmann et Anja Harteros forment régulièrement à Munich dans les œuvres romantiques italiennes du XIXe siècle.

Anja Harteros et Vittorio Grigolo

Anja Harteros et Vittorio Grigolo

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Publié le 29 Novembre 2017

La Clémence de Titus (Wolfgang Amadè Mozart)
Représentation du 28 novembre 2017
Palais Garnier

Tito Vespasiano Ramón Vargas / Michael Spyres
Vitellia Amanda Majeski / Aleksandra Kurzak
Servilia Valentina Naforniţă
Sesto Stéphanie d'Oustrac / Marianne Crebassa
Annio Antoinette Dennefeld / Angela Brower
Publio Marko Mimica

Direction musicale Dan Ettinger
Mise en scène Willy Decker (1997)

                                             Ramón Vargas (Tito)

Le succès populaire de La Clémence de Titus est une spécificité parisienne, car aucune autre capitale n’affiche le dernier opéra de Mozart parmi les 20 œuvres lyriques les plus jouées sur la scène nationale.

Ceci est d’autant plus remarquable que sa montée au répertoire de l’Opéra de Paris s’est intégralement déroulée sur les deux dernières décennies à partir de la production de Willy Decker, reprise ce soir, en ayant toutefois accordé l’alternance à deux séries représentées dans la mise en scène de Ursel et Karl-Ernst Hermann sous la direction de Gerard Mortier (2004-2009), moins austère et plus fouillée.

Ramón Vargas (Tito)

Ramón Vargas (Tito)

Que les deux grands dramaturges classiques auprès de Molière, Pierre Corneille et Jean Racine, aient tous deux adapté pour le théâtre, en 1670, la vie du fils de Vespasien sous les titres respectifs de 'Tite et Bérénice' et 'Bérénice' est naturellement la principale raison de cette reconnaissance unique dans le monde.

Et si la première pièce fut jouée au Théâtre du Palais Royal – qui deviendra en 1673 la première véritable salle de l’Académie Royale de musique -, la seconde fut créée à l’Hôtel de Bourgogne qui sera la première salle de l’Opéra-Comique dès 1762.

Dans la continuité de cette reprise, Stéphane Lissner a de plus passé commande auprès de Michael Jarrell pour créer un nouvel opéra intitulé 'Bérénice' et basé sur la pièce de Racine, la tragédie la plus proche de La Clémence de Titus. Il sera donné en première mondiale au cours de la saison 2018/2019.

La Clémence de Titus (Vargas-Spyres-Majeski-Kurzak-d'Oustrac-Crebassa-Decker-Ettinger) Garnier

Malgré son âge et ses lumières qui semblent devenir de plus en plus blafardes avec le temps, la vision de Willy Decker pour le personnage de Titus conserve une réelle force, car elle n’a de cesse de confronter la solitude de l’empereur face au symbole de grandeur qu’il représente au fur et à mesure qu’il endure les épreuves que lui inflige son entourage.

La scénographie est en effet totalement axée sur la transformation d’un énorme cube de marbre qui se fracture petit à petit pour révéler une vision idéalisée et immuable du souverain. On peut y lire un double mouvement inverse entre la construction d’une image sociale et politique intemporelle et l’accumulation de cassures intérieures.

Stéphanie d'Oustrac (Sesto)

Stéphanie d'Oustrac (Sesto)

Deux distributions sont réunies pour cette reprise, l’une composée de chanteurs aguerris à ce répertoire et à cet ouvrage en particulier, l’autre plus jeune, ce qui promet une comparaison stylistique et théâtrale captivante.

On retrouve dans la première l’exceptionnel Sesto de Stéphanie d'Oustrac, sombre et tourmenté, d’un impact vocal à la fois sensuel et véhément qui est une de ses grandes incarnations depuis 2011, date où elle incarna ce personnage dans la même mise en scène sur les planches du Palais Garnier.

Ramon Vargas, par une composition humble et sensible, dépasse le léger retrait initial pour revenir dans la seconde partie du premier acte avec un chant bien timbré et d’une musicalité homogène et harmonieuse qui en fait toujours, après plus de 30 ans de carrière, un interprète profond de la mélancolie mozartienne.

Amanda Majeski (Vitellia)

Amanda Majeski (Vitellia)

Amanda Majeski, elle aussi grande technicienne mozartienne, possède des couleurs froides et oriente la personnalité de Vitellia vers des lignes taillées au fusain, ce qui lui permet de dessiner une personnalité intrigante fine et intellectuelle, plus que charnelle.

Elle se départit en effet de toute variation vériste, et se montre d’une habilité stylistique qui renforce l’impression de maîtrise d’elle-même et des évènements sur le complot qu’elle n’a de cesse de renouer.

Antoinette Dennefeld (Annio)

Antoinette Dennefeld (Annio)

Par contraste, les portraits de Servilia et d’Annio, brossés respectivement par Valentina Naforniţă et Antoinette Dennefeld, offrent une même chaleur dont la fraicheur vocale distingue, et ce n’est pas toujours le cas, leur idéal de jeunesse des névroses qui, désormais, ont gagné les autres protagonistes de l’intrigue.

Marko Mimica, bien moins mis en valeur que dans le Banquo noir et sonore qu’il a incarné au Théâtre des Champs-Elysées le mois dernier, donne en tout cas une prestance fantomatique à Publio qui mériterait d’être appuyée par un jeu plus prononcé.

Amanda Majeski (Vitellia) et Stéphanie d'Oustrac (Sesto)

Amanda Majeski (Vitellia) et Stéphanie d'Oustrac (Sesto)

Dans la fosse d’orchestre, Dan Ettinger donne l’impression de vouloir forcer une certaine indolence tout en travaillant la plénitude du son, mais déploie également une flamboyance aux couleurs d’airain qui préserve le classicisme de son interprétation entièrement vouée à l’aisance des chanteurs.

Le chœur, lui, soigne musicalité et élégie, mais, limité à une composition d’une dizaine d’artistes, ne peut rendre la dimension emphatique et l’essence divine de la grande scène du jugement final.

 

Cet article fera prochainement l'objet d'un complément à propos de la seconde distribution.

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Publié le 21 Septembre 2016

Tosca (Giacomo Puccini)
Représentation du 20 septembre 2016
Opéra Bastille

Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Marcelo Alvarez
Il Barone Scarpia Bryn Terfel
Cesare Angelotti Alexander Tsymbalyuk
Il Sagrestano Francis Dudziak
Spoletta Carlo Bosi

Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger

                     Anja Harteros (Tosca)

Remplaçant depuis 2014 la production usée de Werner Schroeder, la nouvelle mise en scène de ‘Tosca’ par Pierre Audi s’articule autour d’une immense croix, massif et envahissant élément de décor omniprésent.

Elle symbolise d’abord la structure de base de l’église Sant’Andrea della Valle, au premier acte, peinte sur son flanc des nus féminins éthérés nés de l’imaginaire de Cavaradossi, puis,  le poids de plus en plus oppressant des convictions religieuses de la cantatrice, et enfin, la nature violente et politique de ce pouvoir clérical.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

Les appartements de Scarpia, au palais Farnèse, révèlent sa connaissance des sciences – présence de nombre d’objets finement dorés, lunette, globe … -, et donc sa distance avec la religion.

Le fond circulaire rouge et rapproché de l’avant-scène n’évoque pas grand-chose, mais s’avère un atout pour la projection vocale des artistes.

Quant au dernier acte situé sur un terrain de campagne militaire, loin des terrasses du château Saint-Ange, et sans poésie, il annonce surtout une fin misérable pour tous.

Depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, près de 120 représentations sur 12 saisons ont permis d’apprécier toutes les facettes interprétatives possibles de ‘Tosca’, aussi bien de la part des chanteurs principaux que de la direction orchestrale.

Marcelo Alvarez (Cavaradossi)

Marcelo Alvarez (Cavaradossi)

Le trio de ce soir, Anja HarterosMarcelo Alvarez et Bryn Terfel, dirigé par Dan Ettinger, offre au public heureux une soirée d’une grande intensité, spectaculaire, l’image même que l’on peut avoir de l’opéra démonstratif des grandes maisons de répertoire.

La soprano allemande fait une entrée magistrale, agitée et animée par des sentiments de jalousie dont elle renforce la nature animale aussi bien par l’agressivité de ses intonations que par sa gestuelle impulsive aux envolées tournoyantes.

Aigus sauvages, pénétrants et rayonnants, féminité noble au cœur saignant semblant palpiter dans une insécurité permanente, elle est une belle femme passionnante à suivre, fascinante par l’écart de tempérament qu’elle incarne au regard de sa nature personnelle réservée.  

Couleurs vocales torturées dans les graves, médium au grain composite plus complexe, elle conserve pendant deux actes un dramatisme qu’elle laisse tomber au dernier tableau pour peindre une Tosca enfantine, comme si le meurtre de Scarpia l’avait libérée d’un rôle d’actrice qui avait suppléé à son immaturité affective.

Bryn Terfel (Scarpia) et Anja Harteros (Tosca)

Bryn Terfel (Scarpia) et Anja Harteros (Tosca)

Grandiose Marcelo Alvarez ! Certes, d’autres interprètes auraient privilégié plus de mesure, mais une telle générosité d’aplomb, un tel rayonnement solaire et affirmé, un si grand plaisir à envahir la salle et à exalter une pleine forme et un cri d’amour lancé sans condition à la vie, ne peuvent qu’éblouir et pousser chacun à se libérer de soi avec la même force.

Bryn Terfel, lui, bête de scène puissamment brutale, fige Scarpia dans sa nature implacablement libidineuse, n’humanise donc pas son personnage, mais se situe dans la même ligne exceptionnellement efficace que ses partenaires.

Suffocations réalistes lors de son assassinat, sans effets grandguignolesques.

Et Alexander Tsymbalyuk, en Cesare Angelotti, et Francis Dudziak, en Sacristain, accompagnent avec une verve tout aussi théâtrale ces trois grands artistes.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

Dans la fosse, Dan Ettinger fait une forte impression au premier acte, en imprimant à la musique une prégnance virile, un panache rutilant et des détails orchestraux qui soulignent nettement les ombres des tressaillements des protagonistes.

Cette première partie s’achève comme si nous avions tous reçu un formidable coup de poing, et le chef reste longuement à applaudir l'ensemble des musiciens pour un tel engagement, qui se poursuivra au second acte.

Toutefois, dans l'acte ultime, le merveilleux réveil auroral est dirigé de façon plus conventionnelle, pas aussi ciselé et mystérieux qu’il pourrait l’être, et les nuances poétiques ne semblent être la préoccupation principale du jeune chef israélien qui, avant tout, soigne la cohérence théâtrale et musicale.

Chute de tension sur cette dernière partie, mais une représentation qui restera dans les mémoires.

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