Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Marcelo Alvarez (Massenet, Gomes, Cilea, Torroba, Sorozabal, Puccini, Rota, Cardillo) Salle Cortot
Récital du 22 janvier 2025
Salle Cortot
Jules Massenet Le Cid ‘Ô souverain, Ô juge’ Georges Bizet Carmen ‘Entracte de l’acte III’ (piano solo) Carlos Gomes Lo Schiavo ‘Quando nascesti tu’ Alfredo Catalani ‘Rêverie’ (piano solo) Francesco Cilea L’Arlesiana ‘Lamento di Federico’ Giacomo Puccini‘Foglio d’album’ (piano solo)
Tosca ‘E lucevan le stelle’ Ennio Morricone ‘Playing love’ (piano solo) Nino Rota ‘Parla piu piano’ Ruggero Leoncavallo‘Tarentalla’ (piano solo) Salvatore Cardillo ‘Core n’grato’ Enrique Granados ‘Danses espagnoles n°5: Andaluza’ (piano solo) Federico Moreno Torroba Maravilla ‘Amor vida de mi vida’ Isaac Albeniz ‘Tango’ (piano solo) Pablo Sorozabal La Tabernera del puerto ‘No puede ser’
Ténor Marcelo Alvarez
Piano Guilio Laguzzi
Bandonéon Francesco Bruno Genève, le 05 novembre 2024 et Berlin, le 27 janvier 2025, dans le cadre de la Saison 2024/2025 Bellae Voces
Après un premier récital donné au Théâtre du Capitole de Toulouse le 01 février 2024 avec un programme similaire, Marcelo Alvarez relie Genève à Berlin en passant par Paris pour poursuivre une série de récitals d’airs d’opéra, de zarzuela et de chansons latino-américaines.
Le ténor argentin, qui approche ses 63 ans sans le paraître si l’on écoute le public de la salle Cortot qui lui donne plutôt une cinquantaine d’années à tout casser, n’a débuté sa carrière lyrique qu’en 1994 dans ‘Il Barbiere di Siviglia’ à Córdoba, à plus de 30 ans, après avoir chanté auparavant des airs populaires et du tango dans les bars argentins.
Il sera auditionné une première fois par Giuseppe Di Stefano qui est son véritable révélateur.
Marcelo Alvarez
En France, Nicolas Joel, qui l’avait découvert à l’occasion de la première du ‘Leyla Voice Competition’ organisé à Istanbul en 1995, lui donna sa chance dans ‘Rigoletto’ pour interpréter le Duc de Mantoue au Théâtre du Capitole de Toulouse en 1997, et l’année d’après, Hugues Gall le fit débuter dans ‘La Traviata’ à l’Opéra Bastille, ce qui sera le point de départ d’une aventure parisienne qui durera 20 ans dans les grands ouvrages italiens, ‘Rigoletto’, ‘La Bohème, ‘Un Ballo in maschera‘,‘Andrea Chénier’, ‘Luisa Miller’, ‘La Forza del destino’, ‘La Gioconda’, ‘Aida’, ‘Adriana Lecouvreur’, ‘Tosca’, ‘Il Trovatore’, mais aussi ‘Manon' de Massenet.
Les spectateurs présents à Bastille en juillet 2018 n’oublieront jamais son interprétation enfiévrée et dramatique de Manrico auprès de Sondra Radvanovsky.
Guilio Laguzzi et Marcelo Alvarez
Ce soir, ce véritable ténor verdien a toutefois préféré se tourner principalement vers des références hispaniques en débutant le récital par l’air de Rodrigue extrait du ‘Cid’ de Massenet, 'Ô souverain, Ô juge, Ô père’.
Affectionnant énormément le rôle de ce jeune seigneur de la cour d’Espagne qu’il aurait aimé incarner à la scène, il l’interprète dans un style fortement affirmé qui montre immédiatement qu’il est toujours aussi à l’aise dans les larges aigus lancés avec une vaillance fièrement héroïque.
C’est donc un Rodrique sanguin avec beaucoup d’épaisseur et de couleurs ombrées qui s’adresse à un public qui va rester magnétisé toute la soirée par cette présence en apparence décontractée mais très concentrée.
Marcelo Alvarez
En liant chaque aria par une mélodie lyrique jouée au piano par Giulio Laguzzi avec beaucoup d’intériorité, Marcelo Alvarez aborde ensuite les grands airs populaires, ‘Quando nascesti tu’ du compositeur brésilien Antonio Carlos Gomes, le ‘Lamento di Federico’ extrait de ‘L’Arlesiana’ de Francesco Cilea que Mario Lanza interprétait de manière enfiévrée dans le film d’Anthony Mann‘Serenade’ (1956) sur la scène de Mexico, ou bien le célèbre ‘E Lucevan le stelle’ de ‘Tosca’ chanté non sans nuances.
Il vit tous ces airs intensément avec une générosité surdimensionnée par rapport au modeste volume de la salle Cortot, et c’est cette passion jusqu’au-boutiste que le public est venu entendre.
Francesco Bruno, Marcelo Alvarez et Guilio Laguzzi
Il y met également un jeu affecté parfaitement dosé qui permet de dessiner des portraits d’une grande présence, ce qui renforce le sentiment d’admiration mêlé à une douce nostalgie que ce chant évoque tant.
Par des mimiques amusantes, il communique simplement avec le public qu’il applaudit même pour son enthousiasme, et, en dernière partie du récital, il laisse place au bandonéon de Francesco Bruno qui nous ramène aux attaches profondes du chanteur argentin en interprétant du tango au charme suranné et mélancolique.
Francesco Bruno, Marcelo Alvarez et Guilio Laguzzi
Cette soirée est ainsi une manière de rendre hommage à un très grand chanteur qui a laissé au public parisien des souvenirs inoubliables pendant deux décennies par sa fougue et son rayonnement fabuleux, et de retrouver aussi cette puissante ardeur communicative qui remet chacun en contact avec ces grands airs d’opéras attachants que des personnalités telles Luciano Pavarotti, Placido Domingo ou José Carreras ont cherché à partager avec le plus grand nombre.
Il Trovatore (Giuseppe Verdi) Version de concert du 30 juin 2018 Opéra Bastille
Il Conte di Luna Željko Lučić Leonora Sondra Radvanovsky Azucena Anita Rachvelishvili Manrico Marcelo Alvarez Ferrando Mika Kares Ines Élodie Hache Ruiz Yu Shao
Direction musicale Maurizio Benini Marcelo Alvarez (Manrico)
Suite à un mouvement social ayant touché plusieurs représentations de la dernière semaine du mois de juin à l’opéra Bastille, celle d’Il Trovatore jouée le samedi 30 juin était donnée en version de concert avec la même distribution que celle du mercredi précédent, qui était également celle de la première.
Sondra Radvanovsky (Leonora) et Marcelo Alvarez (Manrico)
Ce format détourne certainement nombre de spectateurs, mais ceux qui sont venus malgré tout n’ont pas été déçus, car ils ont assisté à une soirée lyrique exceptionnelle. En effet, s’il n’y avait plus de décors, et uniquement la présence d’un simple éclairage sans variation lumineuse, les chanteurs, eux, jouaient dans l’esprit de la mise en scène en costumes scéniques.
Sondra Radvanovsky (Leonora)
Par ailleurs, un simple rideau noir dressé quelques mètres en arrière-scène réfléchissait les voix et le son de l’orchestre de façon optimale vers la salle.
Dès son entrée, le chœur flanqué autour du Ferrando de Mika Kares fait ainsi une démonstration de puissance et d’unité fantastique, et la basse finlandaise délivre une teinte fumée aux accents verdiens surnaturels qui conviendra parfaitement à son prochain Fiesco la saison prochaine, en y incorporant encore plus de mordant.
Anita Rachvelishvili (Azucena)
L’arrivée de Sondra Radvanovsky, nourrie d’applaudissements, marque l’instant où l’auditeur s’immerge dans un univers sonore fabuleux du début à la fin.
Souffle inimaginablement fuselé dans une lenteur majestueuse, où la richesse harmonique d’un timbre d’une ampleur phénoménale brille souverainement dans les aigus, mélancolie suppliante suivie d’exaltation fantastique, effets véristes uniquement au moment où elle avale un poison, il n'y a pas de mots suffisamment évocateurs pour décrire l’interprétation inouïe de Leonora par Sondra Radvanovsky, cherchant autant à émouvoir qu'à impressionner en faisant une démonstration technique et artistique hors du commun.
Sondra Radvanovsky (Leonora)
Et Marcelo Alvarez, encore et toujours le véritable Manrico dans l’âme, se montre par sa manière de vivre le rôle du Trouvère extrêmement touchant, car tout son métier est mis au service d’un personnage flamboyant dont il délivre les noirceurs, rayonne dans une fièvre solaire éperdue l’ardeur d’une voix brillante et chaleureuse, et réussit son ‘Di quella pira !’ sans rien lâcher à la fougue musicale, mais sans pousser non plus trop loin la longueur des suraigus. Très attendue, sa dernière scène du supplice à la prison avec Leonora et Azucena est un monument de vérité dramatique poignant.
Marcelo Alvarez (Manrico)
Anita Rachvelishvili, elle, c’est la flamme surgissant de la rondeur pulpeuse d’une voix d’ébène sensuel au charme envoutant, mais aussi un tempérament charnel et mystérieux. Azucena est ainsi une bohémienne dont le caractère noble et direct emprunte au tempérament caucasien tel qu’on peut le fantasmer à l’écoute de ces intonations sombres et vibrantes.
Anita Rachvelishvili (Azucena)
Enfin, Željko Lučić, en se posant nonchalamment en bord de scène, donne une leçon de chant verdien superbement liée par une souplesse merveilleuse qui assoit cette captivante autorité paternelle qu’il donne au Comte. On aurait même envie de dire que la sensibilité impériale qu’il affiche sert trop favorablement le personnage qu’il défend.
Et sans oublier à nouveau le luxe sonore d’Élodie Hache et la vaillance juvénile de Yu Shao, cette soirée est aussi exceptionnelle par la direction de Maurizio Benini traversée d’ombres sinueuses, et dont le panache orchestral déchainé peut totalement se libérer sans que les artistes n’en soient pour autant submergés.
Željko Lučić (Il Conte di Luna)
Il est souvent fait un distinguo entre opéra et art lyrique, car la version de concert est le moyen par excellence pour faire de l'art lyrique, alors que l'opéra fait intervenir une forte dimension théâtrale, là où l'art lyrique, au sens noble du terme, n’en est qu’une composante.
Et il va de soi que malgré l’absence de décor, un véritable jeu d'acteur imprègne la représentation de ce soir, car les chanteurs connaissent la production, ce qui n’en fait donc pas une version de concert au sens strict du terme.
Željko Lučić, Sondra Radvanovsky, Marcelo Alvarez et Anita Rachvelishvili
Mais une soirée aussi exceptionnelle que celle-là laisse penser qu’avec une excellente distribution on peut imaginer insérer dans le programme de saison, au cours d'une série de représentations, une ou deux versions de concert additionnelles pour certains opéras, afin d'offrir la possibilité au public le plus mélomane d'entendre les mêmes voix dans des conditions idéales.
Il Trovatore (Giuseppe Verdi) Représentation du 27 juin 2018 Opéra Bastille
Il Conte di Luna Željko Lučić Leonora Sondra Radvanovsky Azucena Anita Rachvelishvili Manrico Marcelo Alvarez Ferrando Mika Kares Ines Élodie Hache Ruiz Yu Shao
Direction musicale Maurizio Benini Anita Rachvelishvili (Azucena) Mise en scène Àlex Ollé (2015) Coproduction Nederlandse Opera, Amsterdam et Teatro dell’ Opera, Roma.
Originellement situés au XVe siècle au Palais Royal d’Aljaferia à Saragosse, dont la tour la plus ancienne datant du IXe siècle porte le nom de « Tour du Trouvère », depuis le succès du roman d'Antonio García Gutiérrez en 1836, les amours contrariés de Leonore et Manrico sont transposés, dans la production actuellement présentée à l’opéra Bastille, en pleine Première guerre mondiale, sur un terrain parsemé de sinistres pierres tombales.
Sondra Radvanovsky (Leonora) et Élodie Hache (Inès)
Bien que rien n’aide à donner un sens et une compréhension théâtrale forte au drame, la scénographie ajoute cependant une dimension fantastique à ce mémorial en faisant s’élever au-dessus de la scène des blocs de pierre froidement rectangulaires, de façon à représenter des lieux symboliques sous des lumières qui mettent en exergue des fosses sombres et mortifères.
Le tableau le plus visuellement saisissant reste celui de la scène d’hallucinations d’Azucena dont la tonalité orangée des éclairages répond au feu que suggère l’enflammement musical. Ce cadre austère, mais par moment fort beau en ce qu’il dépeint d’ombres et de désespoir, est heureusement rehaussé par les qualités musicales du chant qui est le point fort de cette reprise et particulièrement de celle présentée lors de la première.
Le choeur des forgerons
Car, non seulement les quatre chanteurs et chanteuses principaux montrent un engagement entier et une volonté de donner le meilleur d’eux-mêmes en jetant leur talent sur scène, comme s'ils jouaient pour la première fois, mais chacun d’entre eux atteint également des instants de grâce qui, malgré les difficultés, récompensent leur sens artistique et leur endurance.
Marcelo Alvarez (Manrico)
L’ampleur vocale phénoménale de Sondra Radvanovsky, la noirceur crépusculaire d’une tessiture vibrante et chatoyante qui prend la forme d’une plainte torrentielle et spectaculaire de finesse quand les aigus filent leur mystérieux cri sublimé dans l’immensité de la salle, submergent l’écriture verdienne d’un flot hors du commun.
Depuis sa première Leonora en 2003 à Bastille, celles et ceux qui connaissent cette artiste unique mesurent combien la maturité de sa voix n’a en rien effacé la variété de couleurs et de reflets luxuriants qui rendent son empreinte si particulière. Elle joue le mélodrame à fond, et s’attache le cœur de l’auditeur par son magnétisme intérieur frémissant.
Sondra Radvanovsky (Leonora)
Grand chanteur verdien lui aussi, et qui était également présent avec Sondra Radvanovsky lors de la première du Trouvère le 23 octobre 2003, Željko Lučić est un baryton aux accents fortement évocateurs de l’esprit du compositeur parmesan, et son chant diffus, d’une teinte uniforme, est d’une telle souplesse que la douceur des lignes évoque plus nettement l’humanité paternelle d’un Rigoletto, que celle d’un Comte de Luna ferme, violent et dominateur.
Somptueuse naturellement, l’Azucena d’Anita Rachvelishvili a aussi l’opulence généreuse d’une mère nourricière, un mordant adouci par un galbe d’ébène d’une noirceur sensuelle envoutante, un éclat magnifique qui éclot comme par une floraison de printemps, y compris dans le trio final de la scène de la prison.
Anita Rachvelishvili (Azucena)
Et si Marcelo Alvarez a dorénavant une tessiture médium altérée et assombrie par le temps, si l’effort est palpable quand il alterne déclamation virile et déploration sensible, il affiche éperdument une vaillance infaillible, et il suffit qu’il s’installe dans les hauteurs aigües et qu’il s’adresse fièrement à la salle pour éprouver la portée d’une voix encore solaire et insolente. Mais quelle tension au moment du Di quella Pira !, aussi bien de la part d’un orchestre soudainement submergeant que de la part du public, alors que ce n’est pas le passage qui, ce soir, le met le plus en valeur.
C’est en effet dans la grande scène finale qu’il se montre le plus à cœur ouvert, chant d’une magnifique expressivité touchante, et jeu, certes, conventionnel, mais néanmoins guidé par un sens du geste sincère et volontaire.
Marcelo Alvarez (Manrico)
Et ce quatuor, engagé comme s’il remettait sur le tapis son expérience et défendait pour la première fois l’œuvre la plus mélancolique de Verdi, est entouré de seconds rôles qui trouvent en Mika Kares un Ferrando aux tonalités de basse subtilement caverneuse, et en Élodie Hache une Inès qui arrive à dessiner de sa voix une plénitude nobiliaire qui s’impose même face à Leonora. Yu Shao ne lâche enfin rien à la vaillance de Ruiz.
Marcelo Alvarez (Manrico) et Anita Rachvelishvili (Azucena)
Chœur masculin homogène, fier et puissant, chœur féminin plus fragile dans la scène du couvent, et surtout orchestre énergique, magnifique dans les déroulés langoureux de Tacea la notte placida, galvanisé par Maurizio Benini - qui lui aussi dirigeait Il Trovatore en 2003 - dans les grands moments spectaculaires, sans sacrifier pour autant au beau son rutilant, la représentation de ce soir montre à quel point la popularité d’Il Trovatore ne se mérite que si elle s’accompagne d’une interprétation sans concessions.
Le lendemain soir, la seconde distribution réunit Jennifer Rowley, Ekaterina Semenchuk,Vitaliy Bilyy et Roberto Alagna, mais un compte-rendu séparé lui est dédié.
Tosca (Giacomo Puccini)
Représentation du 20 septembre 2016
Opéra Bastille
Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Marcelo Alvarez
Il Barone Scarpia Bryn Terfel
Cesare Angelotti Alexander Tsymbalyuk
Il Sagrestano Francis Dudziak
Spoletta Carlo Bosi
Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger
Anja Harteros (Tosca)
Remplaçant depuis 2014 la production usée de Werner Schroeder, la nouvelle mise en scène de ‘Tosca’ par Pierre Audi s’articule autour d’une immense croix, massif et envahissant élément de décor omniprésent.
Elle symbolise d’abord la structure de base de l’église Sant’Andrea della Valle, au premier acte, peinte sur son flanc des nus féminins éthérés nés de l’imaginaire de Cavaradossi, puis, le poids de plus en plus oppressant des convictions religieuses de la cantatrice, et enfin, la nature violente et politique de ce pouvoir clérical.
Anja Harteros (Tosca)
Les appartements de Scarpia, au palais Farnèse, révèlent sa connaissance des sciences – présence de nombre d’objets finement dorés, lunette, globe … -, et donc sa distance avec la religion.
Le fond circulaire rouge et rapproché de l’avant-scène n’évoque pas grand-chose, mais s’avère un atout pour la projection vocale des artistes.
Quant au dernier acte situé sur un terrain de campagne militaire, loin des terrasses du château Saint-Ange, et sans poésie, il annonce surtout une fin misérable pour tous.
Depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, près de 120 représentations sur 12 saisons ont permis d’apprécier toutes les facettes interprétatives possibles de ‘Tosca’, aussi bien de la part des chanteurs principaux que de la direction orchestrale.
Marcelo Alvarez (Cavaradossi)
Le trio de ce soir, Anja Harteros, Marcelo Alvarez et Bryn Terfel, dirigé par Dan Ettinger, offre au public heureux une soirée d’une grande intensité, spectaculaire, l’image même que l’on peut avoir de l’opéra démonstratif des grandes maisons de répertoire.
La soprano allemande fait une entrée magistrale, agitée et animée par des sentiments de jalousie dont elle renforce la nature animale aussi bien par l’agressivité de ses intonations que par sa gestuelle impulsive aux envolées tournoyantes.
Aigus sauvages, pénétrants et rayonnants, féminité noble au cœur saignant semblant palpiter dans une insécurité permanente, elle est une belle femme passionnante à suivre, fascinante par l’écart de tempérament qu’elle incarne au regard de sa nature personnelle réservée.
Couleurs vocales torturées dans les graves, médium au grain composite plus complexe, elle conserve pendant deux actes un dramatisme qu’elle laisse tomber au dernier tableau pour peindre une Tosca enfantine, comme si le meurtre de Scarpia l’avait libérée d’un rôle d’actrice qui avait suppléé à son immaturité affective.
Bryn Terfel (Scarpia) et Anja Harteros (Tosca)
Grandiose Marcelo Alvarez ! Certes, d’autres interprètes auraient privilégié plus de mesure, mais une telle générosité d’aplomb, un tel rayonnement solaire et affirmé, un si grand plaisir à envahir la salle et à exalter une pleine forme et un cri d’amour lancé sans condition à la vie, ne peuvent qu’éblouir et pousser chacun à se libérer de soi avec la même force.
Bryn Terfel, lui, bête de scène puissamment brutale, fige Scarpia dans sa nature implacablement libidineuse, n’humanise donc pas son personnage, mais se situe dans la même ligne exceptionnellement efficace que ses partenaires.
Suffocations réalistes lors de son assassinat, sans effets grandguignolesques.
Et Alexander Tsymbalyuk, en Cesare Angelotti, et Francis Dudziak, en Sacristain, accompagnent avec une verve tout aussi théâtrale ces trois grands artistes.
Anja Harteros (Tosca)
Dans la fosse, Dan Ettinger fait une forte impression au premier acte, en imprimant à la musique une prégnance virile, un panache rutilant et des détails orchestraux qui soulignent nettement les ombres des tressaillements des protagonistes.
Cette première partie s’achève comme si nous avions tous reçu un formidable coup de poing, et le chef reste longuement à applaudir l'ensemble des musiciens pour un tel engagement, qui se poursuivra au second acte.
Toutefois, dans l'acte ultime, le merveilleux réveil auroral est dirigé de façon plus conventionnelle, pas aussi ciselé et mystérieux qu’il pourrait l’être, et les nuances poétiques ne semblent être la préoccupation principale du jeune chef israélien qui, avant tout, soigne la cohérence théâtrale et musicale.
Chute de tension sur cette dernière partie, mais une représentation qui restera dans les mémoires.
Adriana Lecouvreur (Francesco Cilea) Répétition générale du 20 juin et Représentations du 23 et 29 juin 2015 Opéra Bastille
Adriana Lecouvreur Angela Gheorghiu Svetla Vassileva
Maurizio Marcelo Alvarez
La Princesse de BouillonLuciana d’Intino
Le Prince de Bouillon Wojtek Smilek
L’Abbé de ChazeuilRaul Gimenez
Michonnet Alessandro Corbelli
QuinaultAlexandre Duhamel
PoissonCarlo Bosi
Direction musicaleDaniel Oren
Mise en scène David McVicar (2010)Angela Gheorghiu (Adriana Lecouvreur)
Coproduction Royal Opera House, Covent Garden, Londres, Le Gran Teatre del Liceu, Barcelone, Le Wiener Staatsoper et Le San Francisco Opera
Après vingt ans d’absence, le retour d’Adriana Lecouvreur sur la grande scène de l’opéra Bastille clôt le cycle vériste italien développé au cours du mandat de Nicolas Joel.
Angela Gheorghiu (Adriana Lecouvreur)
Ce courant musical, qui cherchait une suite à Giuseppe Verdi en prenant pour objet des scènes de vie simples et passionnelles, a laissé des œuvres théâtralement fortes, mais, et ses propres auteurs le reconnurent à l’orée de l’entre-deux guerres, jamais il ne put surpasser le talent du compositeur devenu le symbole du rassemblement italien.
L’opéra le plus célèbre de Francesco Cilea a pour lui l’originalité d’inclure un extrait du Monologue de Phèdre (Jean Racine) récité par la comédienne de la Comédie Française, un véritable défi pour toute chanteuse désireuse de vivre intensément ses talents de pure tragédienne.
Luciana d’Intino (La Comtesse de Bouillon)
Un des premiers enregistrements intégraux au disque permet ainsi d’entendre l’interprétation incroyablement poignante de Carla Gavazzi (Fonit Cetra – 1951) dans un son très épuré pour l’époque, et de mesurer ce que l’on peut attendre de ce rôle en profondeur humaine.
Dans la production montée ce mois-ci à l’Opéra National de Paris, Adriana Lecouvreur est figurée, en alternance, par deux artistes, Angela Gheorghiu et Svetla Vassileva (à partir du 29 juin).
La soprano roumaine affectionne beaucoup le personnage de cette actrice telle que l’œuvre la présente, amoureuse au point de mettre sur un piédestal un homme, Maurice de Saxe, qui joue pourtant avec ses sentiments et ceux de la Comtesse de Bouillon.
Angela Gheorghiu (Adriana Lecouvreur) et Marcelo Alvarez (Maurice de Saxe)
Angela Gheorghiu sur-joue d’emblée le maniérisme et les penchants narcissiques d’Adriana Lecouvreur qui se reflètent dans son propre miroir de théâtre, et fait sourire tant elle parait elle-même dans ce portrait plaisant qui lui offre une première occasion de laisser entendre son ineffable chant infiniment filé et doucereusement moiré, parfois même surligné par un subtil souffle d'une des flûtes de l’orchestre.
Marcelo Alvarez la rejoint pour un duo plein de légèreté comme s’il cherchait en premier lieu à plaire aux spectateurs. Au second acte, lorsqu’il retrouve la Comtesse de Bouillon, il paraît toujours aussi cavalier, forçant la vaillance, mais avec une plus grande implication dans sa relation à cette femme qu’il se prépare à quitter. On croit cependant bien plus aux pleurs de sa partenaire.
Luciana d’Intino (La Comtesse de Bouillon) et Angela Gheorghiu (Adriana Lecouvreur)
Luciana d’Intino, mezzo-soprano qui l’incarne avec une voix unique faite de graves généreux et impressionnants subitement transformés en aigus fauves, aime tellement partager sa noble noirceur qu’elle en oublie parfois l’exigence de vérité qui consiste à donner du nerf à ses répliques – un tale insulto! Lo scontera !-. La Comtesse apparaît alors plus comme une femme ayant la tête froide et réfléchie que le sang chaud, même face aux effets appuyés d’Angela Gheorghiu au cours de son monologue saisissant par nature, mais loin d’être l’expression d’une insondable déchirure, la déclamation lui étant par ailleurs plus difficile à projeter.
Angela Gheorghiu (Adriana Lecouvreur)
Et tout au long des trois premiers actes, Daniel Oren prend soin des moindres motifs de la partition pour jouer avec leurs lignes – profitant des belles sonorités de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris -, et en souligner les atmosphères intimes – magnifique lueur musicale nocturne au moment mystérieux où Adriana assombrit le pavillon bleuté de la Duclos.
En revanche, il étend l’emphase des mouvements orchestraux, tout en les nuançant, sans jamais chercher à donner plus de vie aussi bien dans les premières scènes se déroulant en coulisse, que dans les grands moments théâtraux dont il atténue le volcanisme pour une raison qui se révèle au dernier acte.
Alessandro Corbelli (Michonnet) et Angela Gheorghiu (Adriana Lecouvreur)
En effet, la dernière partie devient un sublime moment d’élégie – et le mot est faible pour décrire l’irréalité et la grâce des tissus infinis qui nous mettent à genoux – où s’entendent les moindres frémissements, comme de fins courants d’air, tirant ainsi l’expression du sentimentalisme vers un raffinement qui exalte notre joie intérieure.
Angela Gheorghiu est par ailleurs à son accomplissement le plus entier dans cette scène qui rejoint les souffrances de Violetta, maladie d’amour qui file sous son chant fragile et immensément caressant.
De bout en bout, Alessandro Corbelli fait de Michonnet une référence sincère dont l’âme tranche avec les faux-semblants du milieu qu’il fréquente. Lorsqu’on le voit et l’entend, les mots et le cœur sonnent juste, et l’on regrette alors qu’Adriana n’ait pas la conscience suffisante pour comprendre l’objet de ses souffrances.
Acte I - Le Théâtre de la Comédie
Pour sa mise en scène dévoilée au Covent Garden de Londres en 2010, David McVicar a recréé l’arrière scène de La Comédie en 1730 et son architecture en bois, dans laquelle se déroulent les rencontres entre actrices et notables de la ville, le salon de la Duclos et le théâtre Kitsch du Prince de Bouillon. Le jeu d’acteur est conforme aux conventions, et le plus beau réside dans le noir qui isole la scène centrale des coulisses.
Et en regard de l’interprétation charmeuse et mélodramatique d’Angela Gheorghiu, le rôle d’Adriana est repris pour trois soirs par la soprano bulgare Svetla Vassileva, qui avait rendu un portrait bouleversant de Madame Butterfly sur cette même scène l’année dernière.
Svetla Vassileva (Adriana Lecouvreur)
Les traits de voix filés et irréels de la première s’évanouissent pour laisser place à des expressions vocales plus franches, claires et surtout plus dramatiques, même si les sonorités basses deviennent inaudibles, avant que, soudainement, ses éclats perçants, les cris du cœur, émergent puissamment.
Et après un premier acte où l’on entend une femme s’ennuyer un peu en marge de sa vie de scène, le tempérament immensément théâtral de Svetla Vassileva se révèle dès la seconde partie, tout d’abord dans sa relation à Maurice de Saxe, puis, dans sa confrontation intense et prenante avec la Comtesse de Bouillon. Tout est vécu sans fausses larmes.
Svetla Vassileva (Adriana Lecouvreur)
Ainsi, Marcelo Alvarez apparaît particulièrement protecteur vis-à-vis de sa partenaire, comme si les fragilités qu’elle exprimait pouvaient induire une plus grande vérité et sincérité dans le jeu du chanteur. C’est quelque chose d’absolument fascinant à voir, et cette artiste n’a pas fini de nous surprendre au moment du très attendu monologue de Phèdre.
Bien que projetée inégalement, sa déclamation du texte est infailliblement celle d'une âme blessée, et nous avons là, sur scène, une véritable tragédienne qui sait hausser le ton quand il le faut, exprimer failles et troubles de tout son corps, et décrire une humanité spectaculairement incarnée.
Svetla Vassileva (Adriana Lecouvreur)
Son dernier acte joint Adriana à la candeur bafouée de Desdémone, les douleurs intérieures prennent à partie la salle entière, et sa grandeur se magnifie dans un dernier souffle.
Orchestre tout aussi merveilleux, plus théâtral, violemment coloré.
Aida (Giuseppe Verdi) Répétition générale du 07 octobre 2013 & Représentations du 10 et 12 octobre 2013 Opéra Bastille
Aida Oksana Dyka / Lucrezia Garcia Amneris Luciana d’Intino / Elena Bocharova Radamès Marcelo Alvarez / Robert Dean Smith Il Re Carlo Cigni Ramfis Roberto Scandiuzzi Amonasro Sergey Murzaev Un Messaggero Oleksiy Palchykov Una Sacerdotessa Elodie Hache
Mise en scène Olivier Py Direction musicale Philippe Jordan
Oksana Dyka (Aida) et un rebelle
Aida est le dernier d’une série de quatre opéras fastueux comprenant Le Bal Masqué (1859), La Force du Destin (1862) et Don Carlos (1867) composés par Verdi au cours d’une période où son goût pour les Grands Opéras s’est conjugué aux évènements qu’il avait évoqué dans nombre de ses opéras antérieurs, et qui se sont enfin accomplis.
Lorsque l’Autriche déclare la guerre à la Sardaigne et envahit le Piémont à la fin du mois d’avril 1859, Victor-Emmanuel II, prince de Piémont, duc de Savoie, comte de Nice et roi de Sardaigne, appelle à la lutte pour l’indépendance de la patrie italienne.
Oksana Dyka (Aida)
La guerre tourne à l’avantage décisif des Français et des Piémontais (victoire de Solferino le 24 juin), ce qui entraîne le rattachement de la quasi totalité de la Lombardie au Royaume de Sardaigne. Mais l’insurrection des états se poursuit jusqu’au 24 mars 1860, jour où l‘Italie centrale est rattachée au Piémont.
Le 11 mai 1860, Garibaldi débarque alors avec ses « Mille » en Sicile, mate les forces des Bourbons, prend Palerme et entre à Naples en septembre. La prise du port de Gaète, le 13 février 1861 marque la fin du Royaume des Deux-Siciles et de la guerre.
Le premier parlement italien peut ainsi s’ouvrir avec la présence du député Giuseppe Verdi. Le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II est alors proclamé roi par le parlement italien.
Un garde
Mais la réunification italienne n’est pas encore achevée. En avril 1866, l’Italie s’allie à la Prusse qui s’apprête à retirer à l’Autriche l’hégémonie dans la confédération des états germaniques. Le 3 juillet 1866, les troupes prussiennes écrasent l’Autriche à Sadowa. La paix de Vienne est signée le 03 octobre 1866, et l’Italie obtient le reste de la province de Lombardie-Vénétie.
C’est alors dans le fracas de la guerre franco-prussienne de 1870 qu’Aida va être composée. Arrivent les terribles journées de la bataille de Sedan qui voient l’encerclement des troupes françaises. Verdi termine le second acte à ce moment-là, la fameuse marche des trompettes notamment. La chute du Second Empire permet ainsi au Royaume d'Italie de prendre Rome le 20 septembre (Les derniers territoires de Trente et Triestre ne seront intégrés qu'après la dislocation de l'Empire Austro-Hongrois en 1919).
Carlo Cigni (Le Roi)
Il est cependant impossible de monter Aida en janvier 1871, Paris étant assiégée et les décors et costumes bloqués. C’est seulement la veille de Noël, le 24 décembre 1871, qu’Aida est créée au Caire avec un succès triomphal.
La capitale française doit ainsi attendre le 22 avril 1876 pour découvrir l‘ouvrage au Théâtre Italien. L‘Opéra Garnier l‘accueille quelques années plus tard, en 1880, dans sa version française. Reprise régulièrement, presque chaque année, jusqu’en 1968, Aida n’a plus été représentée à l’Opéra National de Paris depuis donc 45 ans.
Oksana Dyka (Aida)
Son entrée au répertoire de l’Opéra Bastille, le jour et à l’heure même de l’anniversaire des 200 ans de la naissance de Verdi, est bien un événement, et, signe qui ne trompe pas, le public s’est précipité en nombre inhabituel à la dernière répétition.
Alors, ce récapitulatif historique permet de comprendre dans quel contexte de guerre d’indépendance cet opéra a été créé et en quoi l’interprétation d’Olivier Py, si elle éradique toute référence égyptienne contenue dans le texte alors que Verdi s‘était attaché à appréhender cette culture avec les connaissances de l‘époque, reste néanmoins fidèle à son esprit politique tout en le raccrochant à notre histoire la plus proche.
Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre) et Marcelo Alvarez (Radames)
A contrario de sa mise en scène d’Alceste à l’Opéra Garnier, Py s’empare de la machinerie intégrale de l’Opéra Bastille, plateau tournant, vérins hydrauliques, profondeur de la scène, pour créer une superproduction dans la même veine que Mathis der Maler, l’opéra de Paul Hindemith qu’il a créé dans cette même salle en 2010.
L’avant-scène est sertie d’un grand cadre fait de colonnades permettant aux solistes, mais aussi au chœur, de prendre place en frontal avec la salle. Cet encadrement doré est comme l’écrin d’un enchaînement de tableaux spectaculaires en trois dimensions, et ce dispositif, s’il révèle le goût pictural du metteur en scène, permet également de créer un espace musical latéral en hauteur. Les cuivres y seront disposés lors de la marche victorieuse.
Oksana Dyka (Aida)
Dès l’ouverture, un drapeau italien déployé par un rebelle flotte au-dessus de l’orchestre. Le roi se présente avec le drapeau autrichien auquel est incorporé le blason apparu seulement après la Première Guerre mondiale, et le temple est surmonté des inscriptions Vittorio Emmanuel Re Di Italia. Sous la pression des militaires, le messager annonce alors à ce roi influençable que son pays est envahi par les étrangers.
Enfin, l’ombre d’une grande fresque d’une ville détruite par des bombardements s’étire en arrière-plan. Elle est reprise du décor de Mathis Le peintre à l’instar du char d’assaut du défilé béni par le Grand Prêtre.
Dans cet univers de palais monumentaux couverts de parois d‘or réfléchissantes, de terrasses et de lustres fastueux, la population oppressée est en fait occupée, et donc menaçante. Olivier Py ne prend aucun gant pour décrire la réaction violemment nationaliste de l’occupant qui brandit des pancartes « Vive les colonies », « Les étrangers dehors! », « A mort les étrangers! » ce qui ne peut qu’échauffer les esprits dans la salle, puisque ces slogans sont dans l’air du temps.
Pourtant, ce mélange historique a un sens. La haine de l’étranger, de l’existence de celui qui dérange, a toujours été présente dans les civilisations même chez les pays occupés.
Luciana d'Intino (Amneris)
Verdi ne disait-il pas, après les tirs du général Bava Beccaris sur la foule milanaise excédée par la situation économique : à quoi sert le sang versé pour l’unification de la terre italienne, si ses fils sont ennemis entre eux?
Le défilé du retour de campagne, qui commence par la scène – naturellement second degré - des soldats exposant fièrement leurs muscles bien gonflés, un des repères esthétiques favoris du metteur en scène, s’achève alors sur l’apparition d’un arc de triomphe magnifique surplombé d’un soldat glorifiant, qui se soulève petit à petit pour laisser apparaître en sous-sol les cadavres glaçants d’un peuple exterminé. Py déconstruit également, à sa manière, le machisme des discours guerriers en prétextant du ballet pour faire apparaitre un militaire envouté par la danse d’une ballerine.
L’anticléricalisme de Verdi est bien connu, on le retrouve donc très lisiblement dans la mise en scène, non seulement parce que le clergé est clairement associé aux militaires au point de pousser le père d’Aida, Amonasro, à encourager l’incendie du temple, mais aussi parce que la décision de l’emmurement vivant des deux amants provient de Ramphis lui-même. Cette scène spectaculaire se déroule sous une immense croix en flamme; il en était de même dans Il Trovatore dirigé par Olivier Py à Munich en juin dernier pour l’ouverture du festival.
Oksana Dyka (Aida) et deux gardes
A la vision de cette lecture impitoyable, on ne peut que souhaiter voir Stéphane Lissner, prochain directeur de l’Opéra National de Paris, lui confier une nouvelle mise en scène de Don Carlos, si sa disponibilité le permet après ses deux ou trois premières années à la direction du festival d’Avignon.
Mais si le poids écrasant de l’histoire et si la prévalence des symboles guerriers font la force visuelle de ce spectacle, le lien théâtral qui unit les solistes à la musique et à la scénographie, lui, reste faible et conventionnel. On peut le comprendre, certains chanteurs internationaux n’ont pas la même souplesse que des acteurs de théâtre, et le temps a été nécessairement limité.
Sergey Murzaev (Amonasro)
De même, si le chœur est superbement employé lorsque l’on entend ses oraisons funèbres et, parfois même, l’accompagnement musical provenir des ombres lointaines de l’arrière scène, certaines entrées sont réalisées entre deux scènes sans musique, rompant ainsi la fluidité dramatique, alors que cette continuité est pourtant bien pensée avec l’utilisation du plateau tournant.
Ce besoin de parachèvement s’entend aussi dans l’orchestre. Philippe Jordan déploie des couleurs rutilantes et sensationnelles dans certains passages, met toujours bien en valeur la rondeur des sonorités, la netteté et la précision des cuivres, mais la difficulté à construire une trame symphonique qui pourrait apporter un liant d’ensemble se fait encore sentir.
Oksana Dyka (Aida)
Plus problématique, il se comporte, lors de cette première représentation, comme un professionnel dépassionné qui débute avec Verdi et tue la théâtralité de la musique en éludant lourdement toutes les attaques saccadées et impulsives qui sont les véritables « coups de sang » du compositeur. Quelque part, il lâche le metteur en scène qui a pourtant besoin de toute l’énergie de cette partition si riche et complexe.
On retrouve alors le chef subtil et sensuel dans l’intimité de la grande scène entre Aida et son père, quand les réminiscences des archets s’élèvent progressivement pour subjuguer d’émotion le déchirement qui s’installe entre eux.
Comme pour Lucia di Lammermoor, deux distributions sont réunies en alternance pour chanter les rôles principaux et assurer les 12 représentations prévues jusqu’à mi-novembre. Dans un premier temps, seule celle de la première est commentée ci-après.
Oksana Dyka (Aida) et Sergey Murzaev (Amonasro)
Oksana Dyka est apparue à l’Opéra de Paris en une saisissante Giorgetta (Il Tabarro). Aida est pour elle un rôle qui lui permet de projeter ses aigus métalliques qui ne dépareillent absolument pas avec la tonalité d’ensemble de la production, mais cette froideur d’Europe centrale est un peu inhabituelle car l’esclave éthiopienne est l’âme de cette histoire. Elle devrait être plus sombre, expressive et souple quand la voix se fait basse. En fait, c’est son regard un peu ailleurs, sa belle féminité et sa distance qui la rendent intrigante.
Toute la passion humaine se trouve alors concentrée dans le personnage d’Amnéris. Luciana d’Intino est sans doute la seule grande chanteuse verdienne de la soirée, opulente dans les graves et soudainement très focalisée dans ses aigus voilés et satinés, où l‘on perçoit des reflets d‘une très grande clarté. Elle a bien sûr la gestuelle ampoulée des grandes divas classiques, mais sa présence est la seule à dominer la scène.
Marcelo Alvarez (Radames)
Même Marcelo Alvarez, dépassé par un concept trop peu conventionnel pour qu’il puisse pleinement exister, chante un Radamès un peu sur la réserve. Il s’accommoderait sans doute mieux de metteurs en scène tels Gilbert Deflo ou Giancarlo del Monaco. Il a un style poétique, mais pas le sens dramatique et la profondeur que vient de révéler Michael Fabiano au cours de sa formidable interprétation romantique d’Edgardo dans Lucia.
Parmi les voix de baryton/basse, Roberto Scandiuzzi est un très beau Ramfis, voix presque de crème qui adoucit fortement les traits pourtant terribles du Grand Prêtre. Carlo Cigni, en roi, est plus neutre dans son interprétation, et Sergey Murzaev, le grand baryton russe que Nicolas Joel distribue régulièrement dans le répertoire italien, a pour lui une noblesse interprétative qu’il tient autant de la dignité de son allure que de la solidité de son timbre chaleureux. La diction, elle, reste peu contrastée.
Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre)
Du début à la fin, les voix du chœur sont d’un magnifique raffinement surtout lors qu’il chante en arrière-scène. L’effet liturgique est saisissant.
De même, le messager d’Oleksiy Palchykov est très bien chanté et la prêtresse d’Elodie Hache est tout autant angélique, bien qu’elle reste dans les coulisses.
Mais tout ceci n’est-il pas vain, quand au salut final on entend des spectateurs huer des figurants, huer Roberto Scandiuzzi simplement parce qu’il est habillé en prêtre, et qu’une dame outrée que je puisse applaudir Olivier Py me demande si j’ai bien mon propre billet? Quel est ce public menaçant fasse à tout ce qui le gène? Il est sans doute nécessaire de rappeler que Py revendique sa foi catholique, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le recul suffisant par rapport au comportement de l'église et de certains de ses fidèles. Si tout le monde avait son intelligence, la vie serait bien meilleure pour tous.
Marcelo Alvarez, Luciana d'Intino et Olivier Py
Passons sur ce public de première très particulier, pour appréhender la deuxième représentation qui repose sur une distribution des trois rôles principaux différente.
Aida est cette fois interprétée par Lucrezia Garcia, une soprano vénézuélienne régulièrement invitée à Vérone pour y apparaître dans ce rôle et celui d’Abigaille, ou bien à la Scala de Milan pour y être Odabella et Lady Macbeth.
Elle a une émission souple et musicale, un art du chant fin, sombre et aéré et surtout très homogène. Son timbre a quelque chose de surnaturel qui la désincarne un peu, d’autant plus qu’elle ne possède aucun jeu théâtral qui ne lui soit un peu personnel.
Elle est donc uniquement une voix immatérielle fascinante.
Elena Bocharova (Amnéris) et Lucrezia Garcia (Aida)
Son partenaire dans Radamès est un chanteur que nous connaissons à Paris depuis l’arrivée de Nicolas Joel, le directeur artistique. Robert Dean Smith fait son apparition en laissant entendre un chant aux lignes fluides et enveloppé d’un timbre doux et pacifiant. Son personnage est peu complexe, naïf et sincère, mais il perd en consistance et en séduction dans les aigus. Son duo final avec Lucrezia Garcia est cependant d’un naturel émouvant.
Quant à Elena Bocharova, son chant voluptueux, du à une noirceur qui fait presque d’elle une contralto, atteint une bien meilleure homogénéité dans les deux derniers actes. Elle aborde le personnage d’Amnéris avec superficialité en la rendant inutilement sympathique. En revanche, elle a des comportements sanguins qui peuvent lui donner une dimension qui impressionne, comme lorsqu’elle renvoie dans sa colère Ramfis et les prêtres pour leur condamnation de Radamès.
Lucrezia Garcia (Aida) et Robert Dean Smith (Radamès)
Mais la grande surprise de la soirée est le superbe déploiement orchestral tant attendu de la part de Philippe Jordan, deux jours après une première représentation qu’il avait beaucoup trop tenue sous contrôle.
Ce soir, les tissures orchestrales n'étaient pas à un seul instant noyées dans la fosse, les timbales dévalaient sur toute la longueur de la scène pour entraîner le drame, des ondes noires et fantastiques traversaient la grande scène du jugement qui n’aurait sinon jamais parue aussi forte que celle de l’autodafé de Don Carlos, avec la magnifique croix en flamme imaginée par Olivier Py.
On a entendu des rafales de vents, des flûtes traçant des traits filants, un éclat constant qui s’unissait au brillant du décor, et des alliages de percussions et de cuivres qui en magnifiaient les couleurs. Un grand, très grand Verdi moderne.
Il Trovatore (Giuseppe Verdi) Représentation du 23 avril 2011 New York Metropolitan Opera
Ferrando Stefan Kocan Inez Maria Zifchak Leonora Sondra Radvanovsky Count di Luna Dmitri Hvorostovsky Manrico Marcelo Alvarez / Arnold Rawls Azucena Dolora Zajick
Direction musicale Marco Armiliato Mise en scène David McVicar
Arnold Rawls (Manrico)
Hormis le rôle de Ferrando, la distribution de la reprise d’Il Trovatore est identique à celle de 2009.
Marco Armiliato la dirige avec une telle superficialité, un laisser-aller cacophonique et des motifs lugubres à peine esquissés lorsque Leonore va se recueillir sous la tour du palais de l’Aljaferia, qu’il fait regretter l’art feutré de Gianandrea Noseda.
Après son retrait des dernières représentations de Luisa Miller le mois dernier à Paris, Marcelo Alvarez apparaît en meilleure forme au début, même si le timbre brille peu. Mais le doute s’installe lorsqu’il recourt à des effets fortement affectés pour couper court à un souffle qu’il a du mal à tenir.
Et effectivement, il ne revient pas dans la seconde partie, Manrico devant s’en remettre au solide Arnold Rawls qui, avec une projection rayonnante, des couleurs sombres et métalliques jusque dans le haut médium, et un sensible frémissement, le situe dans les mêmes dimensions vocales que Sondra Radvanovsky.
Sondra Radvanovsky (Leonore)
La soprano américaine, que l’on commence à revoir en Europe, n’a aucun mal à dominer la soirée. Phénoménale, on ne comprend d’ailleurs pas en la regardant chanter comment elle arrive à dégager un tel flot d’ondes nocturnes et minérales, elle est la passion verdienne dans son expression la plus mélancolique et la plus humble.
Dmitri Hvorostovsky, malgré certaines séquences qui le couvrent, brosse un portrait noble du comte, et offre une très tendre interprétation de son grand air au second acte.
Si Stefan Kocan est un Ferrando primaire, et Maria Zifchak une bien plus digne dame de compagnie pour Leonore, Dolora Zajick s’appuie sur ses graves impressionnants et l’agressivité de ses aigus pour compenser un vibrato prononcé mais qui n’affaiblit en rien la personnalité rancunière d’Azucena.
Inspirée par les coloris des tableaux de Goya, la mise en scène de David McVicar fait ressortir la violence de ce monde en guerre, et sa tragique diffusion, même dans les rapports mère-fils.
Andrea Chénier (Umberto Giordano)
Répétition générale du 30 novembre 2009
Opéra Bastille
Andrea Chénier Marcelo Alvarez
Maddalena di Coigny Micaela Carosi
Carlo Gérard Sergei Murzaev
La Mulatta Bersi Varduhi Abrahamyan
La Contessa di Coigny Stefania Toczyska
Madelon Maria José Montiel
Roucher André Heyboer
Incredibile Carlo Bosi
Direction musicale Daniel Oren
Mise en scène Giancarlo Del Monaco
"André Chénier" est l'une des rares œuvres de l'art lyrique qui soit consacrée aux évènements de la révolution française, et à la période de la terreur en particulier.
La littérature offre plus précisément matière à réflexion avec "La Mort de Danton" de Georg Büchner (l'auteur de Woyzeck) et "La persécution et l'assassinat de Jean Paul Marat" de Peter Weiss.
Acte I : Château de la Comtesse de Coigny
L'idéal révolutionnaire cède le pas à la réalité d'une population affamée, se libérant dans une sorte d'orgie vitale et criminelle où l'âme humaine s'exalte hors de toute moralité.
La vie s'y montre dans son essence même, sans la couverture des oripeaux bourgeois.
Récemment, le théâtre de la Colline mettait en scène "Notre Terreur", création de Sylvain Creuzevault qui s'interrogeait sur Robespierre et la République des Décemvirs.
Qui étaient ces hommes qui choisirent la Terreur comme arme garante de la Vertu, afin de promouvoir un homme nouveau débarrassé de toute médiocrité? Que valaient-ils finalement ?
Marcelo Alvarez (Andrea Chénier)
Une fois cette situation bien imaginée, l’approche de l’opéra de Giordano devient passionnante car Luigi Illica, le librettiste, utilise ses connaissances historiques pour reconstituer un climat révolutionnaire crédible, pas du tout avantageux pour la population française de l’époque. Le peuple se réjouit des décapitations, fornique, répand un désordre inouï parmi lequel les personnages principaux semblent surnager du mieux qu’ils peuvent.
Pour mettre en scène « André Chénier », Nicolas Joel a fait appel à Giancarlo Del Monaco, le fils d‘un des plus grands interprètes du rôle : Mario Del Monaco.
Le spectacle n’est pas une nouveauté, puisqu’il s’agit de la reprise d’un travail qui a parcouru l’Europe de Bologne jusqu’à Helsinki.
Micaela Carosi (Maddalena) et Sergei Murzaev (Gérard). 4 ans plus tard, en 1900, Puccini créera Tosca.
Les moyens dispendieux de l’Opéra Bastille sont utilisés pour reprendre et enrichir les décors, comme au premier tableau où l’aristocratie de Province est grimée en un monde de morts vivants, sorte de bal des vampires aux costumes outrés. Visuellement, cela sonne plus étrange qu’intéressant.
Changement d’atmosphère par la suite, quatre ans et des poussières plus tard, après l’assassinat de Marat. Les drapeaux français sont encore à bandes horizontales, avant qu’elles ne deviennent verticales selon le dessin de Jacques-Louis David depuis le 15 février 1794.
Chénier est un lecteur assidu de « L’Ami du peuple », journal créé par Jean-Lambert Tallien, défenseur de Marat puis opposant à Robespierre.
Tout le drame se déroule dans la pénombre, sans doute l’élément le plus saisissant que la musique souligne dans cet engrenage de complots.
Cependant, cette richesse de détails qui stimule notre intérêt pour une période clé de l’Histoire de France (un modèle romantique pour l’Italie de Giordano en recherche d’unité) ne masque pas le rendu théâtral peu travaillé par le metteur en scène.
Le malheureux Sergei Murzaev ne peut aucunement réussir son entrée menaçante, coincé dans un costume saugrenu, et cela malgré une présence vocale qui va se déployer avec force au fur et à mesure du déroulé du drame.
Micaela Carosi (Maddalena di Coigny)
Mais quelque part, on sent immédiatement que son personnage va se situer dans un registre plutôt sensible et intériorisé, ce que « Nemico della patria » à l’acte III confirme, tant nous sommes loin de la caricature d’un Scarpia. C’est toujours le passage le plus fort du baryton.
C’est donc une première à l’Opéra de Paris pour Micaela Carosi, et l’interprétation qu’elle fait de Maddalena di Coigny devrait logiquement créer le désir de la réentendre à nouveau.
Voix large et dramatique, riche en couleurs sombres et en aigus amples, la soprano dépasse les instabilités initiales pour brosser un portrait sans doute très conventionnel de la jeune aristocrate, mais qu’elle a le bon goût de tirer de la légèreté vers la tragédie, et non pas vers le mélo larmoyant. « La mamma morta » est ainsi une pure leçon de dignité finement assurée.
Surtout qu’elle est à la hauteur d’un Marcelo Alvarez vaillant et lumineux, extrêmement nerveux, et auquel ne manqueraient que quelques nuances noires, caractéristiques des personnages romantiques.
Maria José Montiel (Madelon)
Sans trop de surprise, le chanteur est là avant tout pour se mettre en valeur, ses gestes - main sur le cœur, point menaçant, regard questionnant - restent très stéréotypés et ne le rendent pas attachant, ce qui donne une faible impression d' interaction avec les partenaires.
Parmi eux, André Heyboer et Carlo Bosi n’imposent pas véritablement une forte personnalité à Roucher et Incredibile, mais Maria José Montiel s’empare sans complexe de l’air de Madelon fait pour pleurer.
C’est un peu le problème avec l’œuvre de Giordano, l’auditeur est amené d’airs en duo magnifiques du début à la fin, en passant par des phases transitoires où l’action confuse le perd un peu.
Acte III, tableau 3 : le tribunal révolutionnaire.
Ces artistes sont ainsi soutenus par un Daniel Oren très attentif à la finesse du tissu musical qu’il leur offre, quitte à retenir un peu trop prudemment les tensions dans l’acte I.
Soi-disant opéra vériste, « André Chénier » montre ici des facettes teintées de préciosité.
Aujourd'hui, en France, dans le climat douteux « d’identité nationale », la débauche de drapeaux français et de Marseillaise stylisée peut agacer, mais le portrait tyrannique de la Révolution qui sacrifie un poète vient en contrepoint noircir cet héritage.
Le Trouvère (Giuseppe Verdi)
Représentation du 28 février 2009
New York Metropolitan Opera
Direction musicale Gianandrea Noseda
Mise en scène David McVicar
Ferrando Kwangchul Youn
Inez Maria Zifchak
Leonora Sondra Radvanovsky
Count di Luna Dmitri Hvorostovsky
Manrico Marcelo Alvarez
Azucena Dolora Zajick
En déplaçant l’action du début du XVième siècle (guerre de succession au trône d’Aragon entre les Urgels et les Luna) au début du XIXième siècle, au moment de l’occupation française, David McVicar y a vu un moyen d’exploiter les peintures et les couleurs de Goya dans sa description de cette époque.
Il en résulte visuellement un climat oppressant et lugubre qui accentue la mortelle mélancolie de l’ouvrage.
La continuité dans l’enchaînement des tableaux repose sur un plateau tournant, à l’image du dispositif utilisé par Jérôme Savary pour Rigoletto à l’Opéra Bastille.
Ensuite tout dépend des qualités vocales et scéniques des chanteurs.
Dolora Zajick (Azucena)
Pourtant annoncée souffrante, Dolora Zajick investit le personnage d’Azucena avec une justesse qui ne peut être due qu’à son affection pour le rôle.
Tout s’y lit, la rage, l’amour maternel, la douleur, et la voix bascule d’un médium aux harmoniques fulgurants, à la puissante résonance de sa tessiture grave.
Très viril, Marcelo Alvarez dépasse très vite quelques attaques un peu ternes pour déployer un timbre charmeur, charnu et lumineux. Les sentiments du héros restent cependant moins crédibles à cause d’une gestuelle un peu inutile, et des effets larmoyants trop systématiques.
Sans doute un de ses meilleurs rôles, Dmitri Hvorostovsky brosse un Comte parfois très émouvant, dramatiquement riche, laisse filer sa voix caressante, ce qui atténue légèrement la noirceur du caractère.
Sondra Radvanovsky joue également à fond le mélodrame, la jeunesse impulsive et maladroite, mais sa voix, mélange de rondeurs et de reflets métalliques, humanisée par une étrange vibration, est l’un des points forts de cette représentation.
Marcelo Alvarez (Manrico) et Sondra Radvanovsky (Leonora)
Kwangchul Youn et Maria Zifchak, tous deux chanteurs raffinés, complètent un ensemble de haut niveau porté par la direction intime et parcourue de noirceurs de Noseda.
Lors de la file d’attente au guichet pour le Bal Masqué, le très sympathique Gilbert Deflo nous disait vouloir s’en tenir au livret situé à Boston et donc éviter toute transposition hasardeuse.
Effectivement, jamais nous ne serons pris à contre-pied : tenues guindées, aigle américain aux ailes déployées, élégante statue du gouverneur à l’effigie de Marcelo Alvarez, potence surplombée de deux sinistres vautours, une sorcière noire et trois salamandres constituent des éléments symboliques conformes à l’histoire.
Seulement ces scènes mises bout à bout génèrent un ennui certain lorsqu’elles ne sont liées que par une direction d’acteur minimaliste et qu’aucune recherche de dynamique des effets lumineux ne vient accentuer le discours musical.
Heureusement, le ténor argentin s’impose d’entrée avec aisance et nonchalance enthousiasmantes. Le timbre est généreux, chaleureux même, soufflant une ardeur teintée de sentiments affectés très latins. L’homme joue un gouverneur qui joue dans un monde qu’il ne prend pas au sérieux ; difficile de distinguer si les gesticulations sont celles du Comte ou bien de l’acteur laissé sans consignes.
Face à un tel phénomène, Ludovic Tézier fixe un Renato « droit dans ses bottes », un homme d’honneur, dont la fierté se change en mépris quand se révèle la réalité des émois d’Amélia. La noblesse de ce rôle convient bien au chanteur même si les couleurs de sa tessiture évoquent plus une belle jeunesse qu’une autorité mature.
Le rictus glacial qui accompagne le geste meurtrier rappelle instinctivement Don Giovanni.
Marcelo Alvarez et Angela Brown (Acte II)
Grande voix Angela Brown ? assurément ! bien entendu il faut un certain goût pour les graves gonflés et caverneux, une certaine tolérance aux irrégularités et un vibrato, m’a-t-on dit, qui pourtant ne m’a aucunement gêné.
Je n’aime pas que l’on raille son physique développé (et il faut voir de qui émanent ces critiques) surtout que je trouve beaucoup de beauté dans ce fascinant visage noir et les accents métalliques. « Morro, ma prima in grazia » à l’acte III est par ailleurs riches de nuances.
Ulrica bien tenue, Elena Manistina ne possède cependant pas une personnalité vocale suffisante pour camper une sorcière impressionnante. Mais que de fraîcheur dans cet Oscar espiègle que Camilla Tilling déroule de toute sa légèreté ! Elle est adorable.
Enfin, Semyon Bychkov fait une entrée réussie à l’Opéra de Paris. Il avantage les chanteurs par un choix de tempi mesurés et libère toute l'énergie de l'orchestre dans les moments clés comme l'arrivée spectaculaire du Comte, l'ouverture tourmentée du second acte (digne de Tchaïkovsky) ou bien l'angoissante avancée d'Amélia vers l'urne, tension qui évoque les sombres intrigues de Don Carlo et Otello.
Ludovic Tézier et Camilla Tilling (Acte III)
Saluons la scène du bal masqué et la réussite des danses enlevées exécutées par des personnages de la Commedia dell'Arte.