Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Royan, la professeure de français (Marie Ndiaye / Frédéric Bélier-Garcia – 2020)
Représentation du 19 janvier 2022
Espace Cardin – Théâtre de la Ville
Mise en scène Frédéric Bélier-Garcia
Gabrielle Nicole Garcia
Paru aux éditions Gallimard le 05 novembre 2020, le texte que Marie Ndiaye a écrit spécifiquement pour Nicole Garcia - l'enfance à Oran est une référence directe à la vie de l'actrice - est mis en scène à l’Espace Cardin par son fils, Frédéric Bélier-Garcia.
Il s’agit d’un monologue assez dérangeant qui ne laisse pas tranquille bien après la représentation, car l’outrance du langage, sans nuances, renvoie aux sentiments cristallisés les plus bruts que peut ressentir une femme après le suicide d’une de ses élèves, et pose la question s’il est possible de sortir psychiquement indemne, et par le haut, d’une situation sociale violente au sein du système éducatif lorsque l’on est un enseignant en prise directe avec les jeunes élèves.
Nicole Garcia (Gabrielle)
Nicole Garcia, seule sur une scène qui représente une entrée d’immeuble donnant sur une cour sombre et floutée flanquée, sur la droite, du tableau de boites à lettres de ses habitants, extériorise vers les auditeurs ses ruminements lancinants et sa volonté de rejeter une culpabilité qu’elle n’arrive pas à éviter même en renvoyant à la responsabilité des parents, à leur manque d’amour, et à la dureté des rapports entre enfants et adolescents à l'école qui ne permet plus de parler d’« innocence » de leur part. Que ressentiraient des élèves face à une telle pièce?
Gabrielle se vit comme une femme forte qui doit affronter l’arène de la classe, avec des allusions aux fauves où aux serpents de la tête de Méduse, et doit même fuir la traque des parents, genre de situation que beaucoup d’enseignants doivent affronter dans la vie, pas forcément avec une telle extrémité, quand des parents cherchent à reporter sur un professeur leurs désirs sociaux avec tous les manques, maladresses et névroses qui les agitent.
Nicole Garcia (Gabrielle)
Toutefois, le texte élude totalement le contexte de l’administration – considérée comme insignifiante? lâche? insipide ? -, pour vraiment se focaliser sur la lutte intérieure que porte une femme qui, en plus, tente d’apporter une explication psychologique en sous entendant que la jeune fille décédée aurait reconnu en sa professeur des failles communes, comme le fait qu’elle serait une jeune fille qui ne peut pas être aimée. Est-il possible de détecter inconsciemment chez l’autre de telles similarités ?
On déduit du texte que l’enseignante a 60 ans lorsqu’elle parle de sa fille par une étrange formule qui oblige à calculer de tête « elle a aujourd'hui le double de l’âge que j’avais quand elle est née », que c’est une femme qui a mis de la distance avec toute sa famille, mais en même temps, il s’agit d’un portrait régressif qui est présenté dans sa dimension affective et d'où n’émerge plus aucun amour pour la vie.
Nicole Garcia (Gabrielle)
Nicole Garcia est fascinante, voix qui peut être aussi bien claire comme celle d’une enfant que rauque avec des déraillements contrôlés, mais le fait qu’elle soit dans l’intellectualisme combatif, sans laisser tressaillir le poids de cette culpabilité à travers le corps, sinon dans certains regards, entretient aussi la question qui nous taraude : combien de temps reste t-il à cette enseignante avant de s’effondrer totalement, et que sera sa vie une fois sortie du système de l’éducation nationale?
La Mouette (Anton Tchekhov) Représentation du 26 septembre 2014 Théâtre Nanterre Amandiers
Medvedenko Eric Berger Trigorine Magne-Havard Brekke Irina Arkadina Nicole Garcia Chamraiev Jan Hammenecker Sorine Michel Hermon Nina Ophelia Kolb Konstantin Treplev Manuel Le Lièvre Macha Agnès Pontier Dorn Stéphane Roger Paulina Brigitte Roüan
Mis en scène Frédéric Bélier-Garcia
Nicole Garcia (Irina Arkadina)
Invitée par Stéphane Lissner à l’Opéra Bastille - à l’occasion de la journée dédiée au nouveau directeur de l’Opéra National de Paris, qui l’apprécie pour son tempérament indépendant-, Nicole Garcia se retrouve le lendemain sur la scène du Théâtre Nanterre Amandiers pour la première représentation du spectacle que son fils créa fin 2012 à Angers, La Mouette.
Dans cette pièce de Tchekhov, elle incarne Irina Arkadina, une actrice liée à un écrivain reconnu, Trigorine. Ce personnage, au fond faussement romantique, laisse Nina, une actrice en devenir, s’éprendre de lui, et perdre toute sa personnalité. Et cela, à la grande déception de Konstantin Treplev, le fils d’Irina, qui lui avait offert maladroitement une mouette abattue comme symbole de son art.
Nicole Garcia (Irina Arkadina)
Frédéric Bélier-Garcia, sans doute inspiré des décors idylliques de grandes villas patriciennes, recrée un monde ennuyeux sur une scène qui se reflète dans un immense lac miroir en trompe-l’œil, recouvert de plantes et de pièces intimes et luxueuses. Cet univers de rêve évoque surtout une ambiance de domaine colonial – peinte avec une sensibilité esthétique vermeerienne -, où des hommes et des femmes peuvent se prendre pour des créateurs de la vie et y préserver leur dignité.
A plusieurs reprises, la musique mystérieuse d’Edward Elgar – un des représentants majeurs du renouveau de l’art musical britannique du début du XXème siècle – survient sous les accords brucknériens de l’adagio de Nimrod. C’est sans aucun doute le trait de génie de cette mise en scène. Car elle traduit tout, l’envie de spiritualité, de dépassement de soi, comme la condition tragique d’une existence qui doit continuer quoi qu’il arrive.
Ophelia Kolb (Nina) et Manuel le Lièvre (Konstantin)
Et c’est ce que vivent ces protagonistes qui doivent poursuivre leur vie malgré les sentiments non réciproques, non pas que ce soit un problème en soi, mais parce qu’aucun ne trouve un sens profond à son existence, Konstantin Treplev en premier. Les acteurs français sont connus pour leur fidélité à un art déclamatoire trop souvent antinaturel, et pourtant, Manuel Le Lièvre donne une leçon d’expression théâtrale que nombre d’acteurs français pourraient envier. Il est impulsif, cohérent de geste, le cœur sur la langue, une vérité humaine en laquelle n’importe qui peut se couler d’empathie.
Avec ses intonations fortes et éraillées, Nicole Garcia ne peut qu'être cette mère fière et sûre d’elle, et belle femme charismatique, que Konstantin n’a aucune chance de toucher. Mais derrière cet aplomb, l’actrice révèle une faille à donner crédibilité à sa souffrance. Le drame n’est pas pour elle. La comédie humaine, dans le sens du faire face à l’adversité sociale, l’est beaucoup plus.
Agnès Pontier (Macha)
Chacun peut ainsi trouver, dans cette pièce, matière à assumer les limites de sa condition humaine, la force de se débrouiller avec ses sentiments, et un regard triste sur certaines situations qui obligent des personnes affectées par les malheurs de leur vie à tenir, quoi qu’il en coûte, leur stature, avec en arrière fond, les tiraillements des pulsions de mort.
Aida (Giuseppe Verdi) Répétition générale du 07 octobre 2013 & Représentations du 10 et 12 octobre 2013 Opéra Bastille
Aida Oksana Dyka / Lucrezia Garcia Amneris Luciana d’Intino / Elena Bocharova Radamès Marcelo Alvarez / Robert Dean Smith Il Re Carlo Cigni Ramfis Roberto Scandiuzzi Amonasro Sergey Murzaev Un Messaggero Oleksiy Palchykov Una Sacerdotessa Elodie Hache
Mise en scène Olivier Py Direction musicale Philippe Jordan
Oksana Dyka (Aida) et un rebelle
Aida est le dernier d’une série de quatre opéras fastueux comprenant Le Bal Masqué (1859), La Force du Destin (1862) et Don Carlos (1867) composés par Verdi au cours d’une période où son goût pour les Grands Opéras s’est conjugué aux évènements qu’il avait évoqué dans nombre de ses opéras antérieurs, et qui se sont enfin accomplis.
Lorsque l’Autriche déclare la guerre à la Sardaigne et envahit le Piémont à la fin du mois d’avril 1859, Victor-Emmanuel II, prince de Piémont, duc de Savoie, comte de Nice et roi de Sardaigne, appelle à la lutte pour l’indépendance de la patrie italienne.
Oksana Dyka (Aida)
La guerre tourne à l’avantage décisif des Français et des Piémontais (victoire de Solferino le 24 juin), ce qui entraîne le rattachement de la quasi totalité de la Lombardie au Royaume de Sardaigne. Mais l’insurrection des états se poursuit jusqu’au 24 mars 1860, jour où l‘Italie centrale est rattachée au Piémont.
Le 11 mai 1860, Garibaldi débarque alors avec ses « Mille » en Sicile, mate les forces des Bourbons, prend Palerme et entre à Naples en septembre. La prise du port de Gaète, le 13 février 1861 marque la fin du Royaume des Deux-Siciles et de la guerre.
Le premier parlement italien peut ainsi s’ouvrir avec la présence du député Giuseppe Verdi. Le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II est alors proclamé roi par le parlement italien.
Un garde
Mais la réunification italienne n’est pas encore achevée. En avril 1866, l’Italie s’allie à la Prusse qui s’apprête à retirer à l’Autriche l’hégémonie dans la confédération des états germaniques. Le 3 juillet 1866, les troupes prussiennes écrasent l’Autriche à Sadowa. La paix de Vienne est signée le 03 octobre 1866, et l’Italie obtient le reste de la province de Lombardie-Vénétie.
C’est alors dans le fracas de la guerre franco-prussienne de 1870 qu’Aida va être composée. Arrivent les terribles journées de la bataille de Sedan qui voient l’encerclement des troupes françaises. Verdi termine le second acte à ce moment-là, la fameuse marche des trompettes notamment. La chute du Second Empire permet ainsi au Royaume d'Italie de prendre Rome le 20 septembre (Les derniers territoires de Trente et Triestre ne seront intégrés qu'après la dislocation de l'Empire Austro-Hongrois en 1919).
Carlo Cigni (Le Roi)
Il est cependant impossible de monter Aida en janvier 1871, Paris étant assiégée et les décors et costumes bloqués. C’est seulement la veille de Noël, le 24 décembre 1871, qu’Aida est créée au Caire avec un succès triomphal.
La capitale française doit ainsi attendre le 22 avril 1876 pour découvrir l‘ouvrage au Théâtre Italien. L‘Opéra Garnier l‘accueille quelques années plus tard, en 1880, dans sa version française. Reprise régulièrement, presque chaque année, jusqu’en 1968, Aida n’a plus été représentée à l’Opéra National de Paris depuis donc 45 ans.
Oksana Dyka (Aida)
Son entrée au répertoire de l’Opéra Bastille, le jour et à l’heure même de l’anniversaire des 200 ans de la naissance de Verdi, est bien un événement, et, signe qui ne trompe pas, le public s’est précipité en nombre inhabituel à la dernière répétition.
Alors, ce récapitulatif historique permet de comprendre dans quel contexte de guerre d’indépendance cet opéra a été créé et en quoi l’interprétation d’Olivier Py, si elle éradique toute référence égyptienne contenue dans le texte alors que Verdi s‘était attaché à appréhender cette culture avec les connaissances de l‘époque, reste néanmoins fidèle à son esprit politique tout en le raccrochant à notre histoire la plus proche.
Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre) et Marcelo Alvarez (Radames)
A contrario de sa mise en scène d’Alceste à l’Opéra Garnier, Py s’empare de la machinerie intégrale de l’Opéra Bastille, plateau tournant, vérins hydrauliques, profondeur de la scène, pour créer une superproduction dans la même veine que Mathis der Maler, l’opéra de Paul Hindemith qu’il a créé dans cette même salle en 2010.
L’avant-scène est sertie d’un grand cadre fait de colonnades permettant aux solistes, mais aussi au chœur, de prendre place en frontal avec la salle. Cet encadrement doré est comme l’écrin d’un enchaînement de tableaux spectaculaires en trois dimensions, et ce dispositif, s’il révèle le goût pictural du metteur en scène, permet également de créer un espace musical latéral en hauteur. Les cuivres y seront disposés lors de la marche victorieuse.
Oksana Dyka (Aida)
Dès l’ouverture, un drapeau italien déployé par un rebelle flotte au-dessus de l’orchestre. Le roi se présente avec le drapeau autrichien auquel est incorporé le blason apparu seulement après la Première Guerre mondiale, et le temple est surmonté des inscriptions Vittorio Emmanuel Re Di Italia. Sous la pression des militaires, le messager annonce alors à ce roi influençable que son pays est envahi par les étrangers.
Enfin, l’ombre d’une grande fresque d’une ville détruite par des bombardements s’étire en arrière-plan. Elle est reprise du décor de Mathis Le peintre à l’instar du char d’assaut du défilé béni par le Grand Prêtre.
Dans cet univers de palais monumentaux couverts de parois d‘or réfléchissantes, de terrasses et de lustres fastueux, la population oppressée est en fait occupée, et donc menaçante. Olivier Py ne prend aucun gant pour décrire la réaction violemment nationaliste de l’occupant qui brandit des pancartes « Vive les colonies », « Les étrangers dehors! », « A mort les étrangers! » ce qui ne peut qu’échauffer les esprits dans la salle, puisque ces slogans sont dans l’air du temps.
Pourtant, ce mélange historique a un sens. La haine de l’étranger, de l’existence de celui qui dérange, a toujours été présente dans les civilisations même chez les pays occupés.
Luciana d'Intino (Amneris)
Verdi ne disait-il pas, après les tirs du général Bava Beccaris sur la foule milanaise excédée par la situation économique : à quoi sert le sang versé pour l’unification de la terre italienne, si ses fils sont ennemis entre eux?
Le défilé du retour de campagne, qui commence par la scène – naturellement second degré - des soldats exposant fièrement leurs muscles bien gonflés, un des repères esthétiques favoris du metteur en scène, s’achève alors sur l’apparition d’un arc de triomphe magnifique surplombé d’un soldat glorifiant, qui se soulève petit à petit pour laisser apparaître en sous-sol les cadavres glaçants d’un peuple exterminé. Py déconstruit également, à sa manière, le machisme des discours guerriers en prétextant du ballet pour faire apparaitre un militaire envouté par la danse d’une ballerine.
L’anticléricalisme de Verdi est bien connu, on le retrouve donc très lisiblement dans la mise en scène, non seulement parce que le clergé est clairement associé aux militaires au point de pousser le père d’Aida, Amonasro, à encourager l’incendie du temple, mais aussi parce que la décision de l’emmurement vivant des deux amants provient de Ramphis lui-même. Cette scène spectaculaire se déroule sous une immense croix en flamme; il en était de même dans Il Trovatore dirigé par Olivier Py à Munich en juin dernier pour l’ouverture du festival.
Oksana Dyka (Aida) et deux gardes
A la vision de cette lecture impitoyable, on ne peut que souhaiter voir Stéphane Lissner, prochain directeur de l’Opéra National de Paris, lui confier une nouvelle mise en scène de Don Carlos, si sa disponibilité le permet après ses deux ou trois premières années à la direction du festival d’Avignon.
Mais si le poids écrasant de l’histoire et si la prévalence des symboles guerriers font la force visuelle de ce spectacle, le lien théâtral qui unit les solistes à la musique et à la scénographie, lui, reste faible et conventionnel. On peut le comprendre, certains chanteurs internationaux n’ont pas la même souplesse que des acteurs de théâtre, et le temps a été nécessairement limité.
Sergey Murzaev (Amonasro)
De même, si le chœur est superbement employé lorsque l’on entend ses oraisons funèbres et, parfois même, l’accompagnement musical provenir des ombres lointaines de l’arrière scène, certaines entrées sont réalisées entre deux scènes sans musique, rompant ainsi la fluidité dramatique, alors que cette continuité est pourtant bien pensée avec l’utilisation du plateau tournant.
Ce besoin de parachèvement s’entend aussi dans l’orchestre. Philippe Jordan déploie des couleurs rutilantes et sensationnelles dans certains passages, met toujours bien en valeur la rondeur des sonorités, la netteté et la précision des cuivres, mais la difficulté à construire une trame symphonique qui pourrait apporter un liant d’ensemble se fait encore sentir.
Oksana Dyka (Aida)
Plus problématique, il se comporte, lors de cette première représentation, comme un professionnel dépassionné qui débute avec Verdi et tue la théâtralité de la musique en éludant lourdement toutes les attaques saccadées et impulsives qui sont les véritables « coups de sang » du compositeur. Quelque part, il lâche le metteur en scène qui a pourtant besoin de toute l’énergie de cette partition si riche et complexe.
On retrouve alors le chef subtil et sensuel dans l’intimité de la grande scène entre Aida et son père, quand les réminiscences des archets s’élèvent progressivement pour subjuguer d’émotion le déchirement qui s’installe entre eux.
Comme pour Lucia di Lammermoor, deux distributions sont réunies en alternance pour chanter les rôles principaux et assurer les 12 représentations prévues jusqu’à mi-novembre. Dans un premier temps, seule celle de la première est commentée ci-après.
Oksana Dyka (Aida) et Sergey Murzaev (Amonasro)
Oksana Dyka est apparue à l’Opéra de Paris en une saisissante Giorgetta (Il Tabarro). Aida est pour elle un rôle qui lui permet de projeter ses aigus métalliques qui ne dépareillent absolument pas avec la tonalité d’ensemble de la production, mais cette froideur d’Europe centrale est un peu inhabituelle car l’esclave éthiopienne est l’âme de cette histoire. Elle devrait être plus sombre, expressive et souple quand la voix se fait basse. En fait, c’est son regard un peu ailleurs, sa belle féminité et sa distance qui la rendent intrigante.
Toute la passion humaine se trouve alors concentrée dans le personnage d’Amnéris. Luciana d’Intino est sans doute la seule grande chanteuse verdienne de la soirée, opulente dans les graves et soudainement très focalisée dans ses aigus voilés et satinés, où l‘on perçoit des reflets d‘une très grande clarté. Elle a bien sûr la gestuelle ampoulée des grandes divas classiques, mais sa présence est la seule à dominer la scène.
Marcelo Alvarez (Radames)
Même Marcelo Alvarez, dépassé par un concept trop peu conventionnel pour qu’il puisse pleinement exister, chante un Radamès un peu sur la réserve. Il s’accommoderait sans doute mieux de metteurs en scène tels Gilbert Deflo ou Giancarlo del Monaco. Il a un style poétique, mais pas le sens dramatique et la profondeur que vient de révéler Michael Fabiano au cours de sa formidable interprétation romantique d’Edgardo dans Lucia.
Parmi les voix de baryton/basse, Roberto Scandiuzzi est un très beau Ramfis, voix presque de crème qui adoucit fortement les traits pourtant terribles du Grand Prêtre. Carlo Cigni, en roi, est plus neutre dans son interprétation, et Sergey Murzaev, le grand baryton russe que Nicolas Joel distribue régulièrement dans le répertoire italien, a pour lui une noblesse interprétative qu’il tient autant de la dignité de son allure que de la solidité de son timbre chaleureux. La diction, elle, reste peu contrastée.
Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre)
Du début à la fin, les voix du chœur sont d’un magnifique raffinement surtout lors qu’il chante en arrière-scène. L’effet liturgique est saisissant.
De même, le messager d’Oleksiy Palchykov est très bien chanté et la prêtresse d’Elodie Hache est tout autant angélique, bien qu’elle reste dans les coulisses.
Mais tout ceci n’est-il pas vain, quand au salut final on entend des spectateurs huer des figurants, huer Roberto Scandiuzzi simplement parce qu’il est habillé en prêtre, et qu’une dame outrée que je puisse applaudir Olivier Py me demande si j’ai bien mon propre billet? Quel est ce public menaçant fasse à tout ce qui le gène? Il est sans doute nécessaire de rappeler que Py revendique sa foi catholique, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le recul suffisant par rapport au comportement de l'église et de certains de ses fidèles. Si tout le monde avait son intelligence, la vie serait bien meilleure pour tous.
Marcelo Alvarez, Luciana d'Intino et Olivier Py
Passons sur ce public de première très particulier, pour appréhender la deuxième représentation qui repose sur une distribution des trois rôles principaux différente.
Aida est cette fois interprétée par Lucrezia Garcia, une soprano vénézuélienne régulièrement invitée à Vérone pour y apparaître dans ce rôle et celui d’Abigaille, ou bien à la Scala de Milan pour y être Odabella et Lady Macbeth.
Elle a une émission souple et musicale, un art du chant fin, sombre et aéré et surtout très homogène. Son timbre a quelque chose de surnaturel qui la désincarne un peu, d’autant plus qu’elle ne possède aucun jeu théâtral qui ne lui soit un peu personnel.
Elle est donc uniquement une voix immatérielle fascinante.
Elena Bocharova (Amnéris) et Lucrezia Garcia (Aida)
Son partenaire dans Radamès est un chanteur que nous connaissons à Paris depuis l’arrivée de Nicolas Joel, le directeur artistique. Robert Dean Smith fait son apparition en laissant entendre un chant aux lignes fluides et enveloppé d’un timbre doux et pacifiant. Son personnage est peu complexe, naïf et sincère, mais il perd en consistance et en séduction dans les aigus. Son duo final avec Lucrezia Garcia est cependant d’un naturel émouvant.
Quant à Elena Bocharova, son chant voluptueux, du à une noirceur qui fait presque d’elle une contralto, atteint une bien meilleure homogénéité dans les deux derniers actes. Elle aborde le personnage d’Amnéris avec superficialité en la rendant inutilement sympathique. En revanche, elle a des comportements sanguins qui peuvent lui donner une dimension qui impressionne, comme lorsqu’elle renvoie dans sa colère Ramfis et les prêtres pour leur condamnation de Radamès.
Lucrezia Garcia (Aida) et Robert Dean Smith (Radamès)
Mais la grande surprise de la soirée est le superbe déploiement orchestral tant attendu de la part de Philippe Jordan, deux jours après une première représentation qu’il avait beaucoup trop tenue sous contrôle.
Ce soir, les tissures orchestrales n'étaient pas à un seul instant noyées dans la fosse, les timbales dévalaient sur toute la longueur de la scène pour entraîner le drame, des ondes noires et fantastiques traversaient la grande scène du jugement qui n’aurait sinon jamais parue aussi forte que celle de l’autodafé de Don Carlos, avec la magnifique croix en flamme imaginée par Olivier Py.
On a entendu des rafales de vents, des flûtes traçant des traits filants, un éclat constant qui s’unissait au brillant du décor, et des alliages de percussions et de cuivres qui en magnifiaient les couleurs. Un grand, très grand Verdi moderne.