Publié le 31 Mars 2025
Don Carlos (Giuseppe Verdi – Opéra de Paris, Salle Le Peletier, le 11 mars 1867)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétition générale du 26 mars 2025
Représentations du 29 mars, 17 et 25 avril 2025
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Philippe II Christian Van Horn
Don Carlos Charles Castronovo
Rodrigue Andrzej Filończyk
Le Grand Inquisiteur Alexander Tsymbalyuk
Élisabeth de Valois Marina Rebeka
La Princesse Eboli Ekaterina Gubanova
Thibault Marine Chagnon
Une voix d'en haut Teona Todua
Le Comte de Lerme Manase Latu
Le Moine Sava Vemić
L’informatrice Danielle Gabou (rôle muet)
Direction musicale Simone Young
Clelia Cafiero le 17 avril
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Si l’on avait dit à Giuseppe Verdi en 1867 que son grand opéra français, ‘Don Carlos’, ferait encore les belles soirées de l’Opéra de Paris dans 150 ans, de surcroît non pas dans la version tronquée de la création, mais avec l’intégralité de la musique qu’il avait composé de 1865 à 1866 avant les coupures opérées, il n’aurait probablement pas pris cette perspective au sérieux.
En effet, après 43 représentations données en 1867 à la salle Le Peletier, ‘Don Carlos’ disparut de l’affiche parisienne pour ne revenir au Palais Garnier qu’en 1986, dans la version intégrale des répétitions. Elle ne sera pas reprise, la production de Marco Arturo Marelli ayant fait l’unanimité contre elle.
La version de 1866, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Élisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Élisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion, tous supprimés en 1867 pour laisser place à l’ajout d’un ballet conventionnel, ‘La Pérégrina’.
Ce n’est que depuis le 10 octobre 2017 que l’opéra Bastille peut à nouveau proposer la version intégrale de ce chef-d’œuvre verdien dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui sera immédiatement reprise en 2019 dans la version cinq actes de Modène (1886), en italien cette fois.
La force de cette grande production de répertoire est de présenter la totale déliquescence morale et sentimentale de cette famille royale, marquée par le poids de son passé impérial et de l’inquisition religieuse, dans une atmosphère de désespoir délétère palpable à tout moment.
Le monumental décor aux façades boisées conçu par Małgorzata Szczęśniak, dressé dès l’acte de Fontainebleau, mélange l’impression d’immensité froide et luxueuse du Palais de San Lorenzo de El Escorial à l’obscurité de l’enfermement mental de Don Carlos traumatisé par son histoire.
L’art vidéographique soigné et esthétisant de Denis Guéguin est utilisé pour évoquer d’emblée la nature suicidaire de l’Infant rendue par les jeux d’ombres filmés sur son visage, avec des effets visuels de tâches noires ou blanches donnant aux premières scènes une allure de mémoire abîmée par le temps passé.
Inoubliable scène d’escrime dans une salle de sport aménagée du palais où s’entraînent Eboli et sa cour féminine – princesse blessée à l’œil depuis son enfance -, c’est là, une fois seuls, que se rencontreront Carlos et Élisabeth. Interviendra un personnage muet chargé de surveiller tous les déplacements de la Reine, une informatrice de l’ombre livrée à la présence charismatique de la chorégraphe Danielle Gabou. C’est en effet sous Philippe II que se développa au XVIe siècle un puissant réseau de renseignements pour contrôler son Empire.
Après le grand duo entre Philippe et Rodrique, élégant mais musicalement plus faible que dans la version réécrite pour la version milanaise en italien de 1884, et la scène de méprise entre Don Carlos et Eboli - qui est surtout une scène qui met en avant le jeu d’actrice de l’interprète de la Princesse sous des lumières dentelées comme une soie de mantille (un travail d’une finesse absolue signée Felice Ross) -, la grande scène d’autodafé se déroule sous des cloches retentissantes au moment de l’arrivée d’un immense amphithéâtre du Palais regroupant tout le chœur, mais aussi les députés flamands et l’inquisiteur.
Pas de procession, ce qui serait un spectacle un peu trop convenu, mais plutôt un focus sur la relation entre le Roi et la Reine dont on assiste à l’amère décomposition du couple en pleine cérémonie, sous le regard de domestiques dont l’une, reprisant régulièrement la robe d’Élisabeth , semble, d’un simple regard baissé, consternée du déchirement humain qui se joue devant elle.
La vidéo vient à nouveau s’incruster à l’ensemble du tableau pour représenter un bûcher en flamme d’où émerge la tête effrayante de Lucifer dévorant un être humain, une métaphore du Roi dévorant son propre peuple empruntée à un film muet italien de 1911, ‘L’Inferno’, inspiré de la 'Divine Comédie' de Dante – par coïncidence, ce thème de ‘La Comédie’ de Dante est aussi le sujet de ‘Il Viaggio, Dante’ de Pascal Dusapin joué au même moment au Palais Garnier, et de ‘Gianni Schicchi’ qui sera représenté à Bastille après les représentations de ‘Don Carlos’ -.
Autre scène emblématique, la rencontre dans un salon de cinéma privé et intime entre un Inquisiteur mafieux et un Roi alcoolisé, venant de coucher avec Eboli, se déroule sur l’une des musiques les plus sombres qu’ait écrite Verdi, mise en scène avec sensibilité à la justesse des ambiances lumineuses, y compris lorsque Élisabeth congédie durement sa rivale.
Et l’on retrouve à nouveau ces très beaux jeux de lumières en clair-obscur passés au filtre des mailles de la prison, scène sobre où la mort de Rodrigue est minutieusement réglée, avant d’ouvrir sur la splendide scène du cinquième acte où les lumières crépusculaires évoquent l’effet des derniers rayons du Soleil couchant frappant les parois de l’Escorial en mettant en valeur toutes leurs nuances de couleurs.
Tout de noir vêtue, Élisabeth traverse lascivement la scène depuis le fond vers l’orchestre sur la musique d’une puissance dramatique bouleversante, disparaissant même dans une zone d’ombre qui ne semblait pas exister lors de la création, et réapparaissant pour adresser tout son désarroi au buste maudit de Charles Quint.
Là aussi, une précision de geste et d’attitude qui mènera à une conclusion indécise, Krzysztof Warlikowski optant pour laisser au spectateur le soin d’imaginer si Don Carlos choisira de se donner la mort pour ne plus souffrir de ce cauchemar, juste après qu’Élisabeth ait préféré s’empoisonner.
Après la luxueuse distribution qu’avait réuni Stéphane Lissner en 2017 autour de Philippe Jordan avec Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elīna Garanča, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov, il y avait bien une petite appréhension à voir comment serait relevé le défi d’une telle reprise, mais celle ci s’est très vite atténuée par la manière dont les solistes se sont engagés dans une interprétation empreinte d’un tragique désillusionné.
Souffrant depuis quelques jours, Charles Castronovo a pu suffisamment se rétablir pour offrir lors de cette première un portrait très touchant d’un Don Carlos complètement écrasé par le sort. Il joue avec une très grande sincérité d’attitude, comme si il y avait toujours en lui une fierté d’être, mais sans la moindre ostentation.
Son timbre sombre aux couleurs parfois rompues convient parfaitement à la description d’un personnage dépressif, en conduisant une ligne de chant qui épouse avec délicatesse les lignes orchestrales. Ses aigus ne sont jamais dépareillés, la précision du texte soignée, et seule la confrontation avec le Roi, lors de l’autodafé, sera moins incisive, signe que quelques jours de rétablissement sont encore nécessaires. Mais il est impossible de rester insensible à une telle incarnation authentique qui ne faiblira pas de toute la soirée.
Seule parmi les rôles principaux à faire ses débuts sur la grande scène Bastille, Marina Rebeka est une très belle femme qui a de l’allure et qui donne beaucoup de dignité à Élisabeth de Valois.
Sa force est dans le dessin virtuose de son souffle de voix, puissant et cristallin dans la tessiture aiguë, qui sera d’une grande force impressive au cinquième acte. Elle détient en effet une saisissante faculté de rayonnement, avec toutefois des graves peu marqués, ce qui crée aussi une certaine distance en contraste avec la noirceur de Carlos.
Présente dès la création en alternance avec Elīna Garanča, Ekaterina Gubanova connaît très bien cette mise en scène et se révèle très à l’aise dans tous les tableaux avec une assurance crâneuse. La chanson du voile du second acte est une séduisante démonstration de sensualité vocale dans les résonances graves, bien que sa voix soit moins prédisposée à l’agilité des aigus de ce grand air, mais c’est surtout dans les emportements dramatiques qu’elle est à son meilleur aussi bien dans la scène de reconnaissance avec Don Carlos au troisième acte que dans le ‘Don fatale’ chanté avec un vrai sens incendiaire.
En grand habitué de l’Opéra de Paris, Christian Van Horn n’a aucun mal à imposer un Philippe II avec une diction tout à fait correcte et une largeur vocale qui s’appuie sur une assise grave bien développée. La texture de son timbre grisaillant et monochrome contient peu d’inflexions distinctives en soi, mais ce grand baryton-basse américain a comme grand atout de savoir incarner un homme d’aujourd’hui avec ses forces et faiblesses tout en conservant quelque chose de sympathique. C’est d’ailleurs pourquoi ses déraillements comportementaux face à Élisabeth, lors des scènes de l’autodafé et du salon, sont rendus avec beaucoup d’humanité.
Cela laisse le champ à Alexander Tsymbalyuk pour brosser le portrait d’un Grand Inquisiteur bien plus terrible, et qui fait beaucoup d’effet quand il appuie sur un beau galbe grave qui contraste avec la terreur qu’évoque son personnage.
Le moine de Sava Vemić fait, lui aussi, forte impression, malgré quelques tensions dans l'aigu.
Et c’est un jeune et beau Rodrigue qu’incarne Andrzej Filończyk, tout juste trentenaire, qui fait montre d’un timbre fumé bien homogène qui s’harmonise le mieux avec celui de Philippe II. Si l’on s’attache à son langage corporel, son positionnement dans le jeu de la cour paraît instable, plutôt séducteur avec Eboli, amical mais sans être fraternel avec Carlos, moins mature que le Roi, il manque encore une profonde droiture, une autorité bien posée qui traduise une grande stabilité intérieure qui puisse se lire dans ses postures. C’est cependant dans la scène de sa mort à la prison de Carlos que s’épanouissent pleinement ses qualités de souffle donnant l’impression que c’est cet instant qui révèle toute la grandeur du patriote flamand
Et parmi les seconds rôles se distinguent deux membres de la troupe lyrique de l’Opéra, Marine Chagnon qui donne une fraîcheur très naturelle à Thibault, et Manase Latu dont les qualités belcantistes et la chaleur crème de son doux timbre de voix dépeignent un bien luxueux Comte de Lerme.
C’est enfin avec grand plaisir que l’on retrouve à la direction orchestrale Simone Young qui rend énormément justice à l’âme de l’écriture verdienne et à sa traduction de la prosodie française. Les archets sont entraînés dans des tissures d’une grande souplesse alliés à des bois soyeux et poétiques, émanation d’une douceur qui sied bien au phrasé des chanteurs, tout en insufflant une vigueur de discours qui ait de l’allant. On sent toujours une certaine propension à contrôler les cuivres clairs, mais les cuivres plus sombres et chaleureux sont généreusement fondus aux cordes pour créer un son chargé et plein. La chef australienne n’hésite d’ailleurs pas à libérer beaucoup d’ampleur dans les scènes spectaculaires, et les chœurs lui donnent la réplique avec vigueur et panache tout en sachant aussi se montrer diaphanes dans l’acte de Fontainebleau.
La qualité de cette première, l'audience très attentive, et la réserve de potentiel qui se devine chez certains solistes rendent absolument indispensable de profiter en ce mois d’avril de la reprise de ce grand opéra créé pour la scène parisienne, mais qui est rarement donné dans une version aussi monumentale.
Représentation du 17 avril
Retenue au Festtage du Staatsoper Berlin pour rendre un hommage à Pierre Boulez, Simone Young n'a pu assurer la représentation de 'Don Carlos' le 17 avril, laissant ainsi la place à Clelia Cafiero, cheffe principale invitée à l'Opéra de Tours.
D'une gestuelle très souple et aérée, la cheffe italienne a entrainé l'orchestre et les solistes dans un grand élan de respiration en insufflant une rythmique et une explosion des couleurs très italiennes comme si elle dirigeait la version de Milan de 1884. L'effet, d'une grande efficacité, s'éloignait aussi de la conception plus austère et profonde de Simone Young, même si l'absence de répétition n'avait pas départi l'orchestre des choix très contrôlés, notamment pour les cuivres, de la cheffe australienne.
Au final, Clelia Cafiero a rassemblé l'enthousiasme de tout le monde, musiciens, choristes, solistes et spectateurs qui acclamaient à tout rompre, avec embrassades sur scène, fosse d'orchestre debout, Christian Van Horn la poussant même en avant, et Marina Rebeka qui n'en finissait pas de l'embrasser, sous la clameur du public. Une soirée étonnante qui révèle aussi le grand professionnaliste de tous les artistes invités et de la maison.
Andrzej Filończyk s'est ainsi montré puissant, Ekaterina Gubanova dramatique, Christian Van Horn émouvant et impulsif, Marina Rebeka intense, et Charles Castronovo profondément investi.
Représentation du 25 avril
Pour la dernière représentation, Simone Young était de retour, et la salle était comble pour 5 heures de spectacle un vendredi soir. Il ne fallait pas manquer cette dernière occasion d'entendre cette version intégrale de l'ouvrage qui n'en était qu'à sa 30e représentation depuis la première du 11 mars 1867 où ce n'était pas cette version là qui était jouée, l'ajout obligatoire à l'époque du ballet ayant entrainé 20 minutes de coupures musicales.
Simone Young a repris en main sa conception très raffinée dans un esprit mélancolique qui n'exclut pas l'impulsivité dramatique. Charles Castronovo est décidément un chanteur qui fait corps avec son personnage en le jouant avec beaucoup de sensibilité, et son timbre sombre et intériorisé laisse aussi ressortir des expressions d'un cœur écorché saisissantes. Probablement est-il un des tous meilleurs interprètes du rôle après Jonas Kaufmann dans cette version parisienne.
Marina Rebeka souligne un peu plus les graves de son médium ce qui, mêlés à son rayonnement royal au dernier acte, la rend encore plus éblouissante. Elle fera un magnifique geste en forme de cœur à destination du public pour une telle ovation au moment des saluts.
Grand succès pour tous les solistes, chœur et orchestre, et pour la direction musicale si magnifiquement coulée dans l'esprit de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.