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Publié le 31 Mars 2025

Don Carlos (Giuseppe Verdi – Opéra de Paris, Salle Le Peletier, le 11 mars 1867)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétition générale du 26 mars 2025
Représentations du 29 mars, 17 et 25 avril 2025

Philippe II Christian Van Horn
Don Carlos Charles Castronovo
Rodrigue Andrzej Filończyk
Le Grand Inquisiteur Alexander Tsymbalyuk
Élisabeth de Valois Marina Rebeka
La Princesse Eboli Ekaterina Gubanova
Thibault Marine Chagnon
Une voix d'en haut Teona Todua
Le Comte de Lerme Manase Latu
Le Moine Sava Vemić
L’informatrice Danielle Gabou (rôle muet)

Direction musicale Simone Young
                               Clelia Cafiero le 17 avril
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak                             
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

 

Si l’on avait dit à Giuseppe Verdi en 1867 que son grand opéra français, ‘Don Carlos’, ferait encore les belles soirées de l’Opéra de Paris dans 150 ans, de surcroît non pas dans la version tronquée de la création, mais avec l’intégralité de la musique qu’il avait composé de 1865 à 1866 avant les coupures opérées, il n’aurait probablement pas pris cette perspective au sérieux.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

En effet, après 43 représentations données en 1867 à la salle Le Peletier, ‘Don Carlos’ disparut de l’affiche parisienne pour ne revenir au Palais Garnier qu’en 1986, dans la version intégrale des répétitions. Elle ne sera pas reprise, la production de Marco Arturo Marelli ayant fait l’unanimité contre elle.

La version de 1866, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Élisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Élisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion, tous supprimés en 1867 pour laisser place à l’ajout d’un ballet conventionnel, ‘La Pérégrina’.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Ce n’est que depuis le 10 octobre 2017 que l’opéra Bastille peut à nouveau proposer la version intégrale de ce chef-d’œuvre verdien dans la production de Krzysztof Warlikowski, qui sera immédiatement reprise en 2019 dans la version cinq actes de Modène (1886), en italien cette fois.

La force de cette grande production de répertoire est de présenter la totale déliquescence morale et sentimentale de cette famille royale, marquée par le poids de son passé impérial et de l’inquisition religieuse, dans une atmosphère de désespoir délétère palpable à tout moment.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Charles Castronovo (Don Carlos)

Le monumental décor aux façades boisées conçu par Małgorzata Szczęśniak, dressé dès l’acte de Fontainebleau, mélange l’impression d’immensité froide et luxueuse du Palais de San Lorenzo de El Escorial à l’obscurité de l’enfermement mental de Don Carlos traumatisé par son histoire.

L’art vidéographique soigné et esthétisant de Denis Guéguin est utilisé pour évoquer d’emblée la nature suicidaire de l’Infant rendue par les jeux d’ombres filmés sur son visage, avec des effets visuels de tâches noires ou blanches donnant aux premières scènes une allure de mémoire abîmée par le temps passé.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois), la dame de compagnie et Christian Van Horn (Philippe II)

Inoubliable scène d’escrime dans une salle de sport aménagée du palais où s’entraînent Eboli et sa cour féminine – princesse blessée à l’œil depuis son enfance -, c’est là, une fois seuls, que se rencontreront Carlos et Élisabeth. Interviendra un personnage muet chargé de surveiller tous les déplacements de la Reine, une informatrice de l’ombre livrée à la présence charismatique de la chorégraphe Danielle Gabou. C’est en effet sous Philippe II que se développa au XVIe siècle un puissant réseau de renseignements pour contrôler son Empire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Après le grand duo entre Philippe et Rodrique, élégant mais musicalement plus faible que dans la version réécrite pour la version milanaise en italien de 1884, et la scène de méprise entre Don Carlos et Eboli - qui est surtout une scène qui met en avant le jeu d’actrice de l’interprète de la Princesse sous des lumières dentelées comme une soie de mantille (un travail d’une finesse absolue signée Felice Ross) -, la grande scène d’autodafé se déroule sous des cloches retentissantes au moment de l’arrivée d’un immense amphithéâtre du Palais regroupant tout le chœur, mais aussi les députés flamands et l’inquisiteur.

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Alexander Tsymbalyuk (Le Grand Inquisiteur) et Christian Van Horn (Philippe II)

Pas de procession, ce qui serait un spectacle un peu trop convenu, mais plutôt un focus sur la relation entre le Roi et la Reine dont on assiste à l’amère décomposition du couple en pleine cérémonie, sous le regard de domestiques dont l’une, reprisant régulièrement la robe d’Élisabeth , semble, d’un simple regard baissé, consternée du déchirement humain qui se joue devant elle.

La vidéo vient à nouveau s’incruster à l’ensemble du tableau pour représenter un bûcher en flamme d’où émerge la tête effrayante de Lucifer dévorant un être humain, une métaphore du Roi dévorant son propre peuple empruntée à un film muet italien de 1911, ‘L’Inferno’, inspiré de la 'Divine Comédie' de Dante – par coïncidence, ce thème de ‘La Comédie’ de Dante est aussi le sujet de ‘Il Viaggio, Dante’ de Pascal Dusapin joué au même moment au Palais Garnier, et de ‘Gianni Schicchi’ qui sera représenté à Bastille après les représentations de ‘Don Carlos’ -.

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Ekaterina Gubanova (La Princesse Eboli)

Autre scène emblématique, la rencontre dans un salon de cinéma privé et intime entre un Inquisiteur mafieux et un Roi alcoolisé, venant de coucher avec Eboli, se déroule sur l’une des musiques les plus sombres qu’ait écrite Verdi, mise en scène avec sensibilité à la justesse des ambiances lumineuses, y compris lorsque Élisabeth congédie durement sa rivale.

Et l’on retrouve à nouveau ces très beaux jeux de lumières en clair-obscur passés au filtre des mailles de la prison, scène sobre où la mort de Rodrigue est minutieusement réglée, avant d’ouvrir sur la splendide scène du cinquième acte où les lumières crépusculaires évoquent l’effet des derniers rayons du Soleil couchant frappant les parois de l’Escorial en mettant en valeur toutes leurs nuances de couleurs.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Tout de noir vêtue, Élisabeth traverse lascivement la scène depuis le fond vers l’orchestre sur la musique d’une puissance dramatique bouleversante, disparaissant même dans une zone d’ombre qui ne semblait pas exister lors de la création, et réapparaissant pour adresser tout son désarroi au buste maudit de Charles Quint. 

Là aussi, une précision de geste et d’attitude qui mènera à une conclusion indécise, Krzysztof Warlikowski optant pour laisser au spectateur le soin d’imaginer si Don Carlos choisira de se donner la mort pour ne plus souffrir de ce cauchemar, juste après qu’Élisabeth ait préféré s’empoisonner.

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Charles Castronovo (Don Carlos) et Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Après la luxueuse distribution qu’avait réuni Stéphane Lissner en 2017 autour de Philippe Jordan avec Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elīna Garanča, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov, il y avait bien une petite appréhension à voir comment serait relevé le défi d’une telle reprise, mais celle ci s’est très vite atténuée par la manière dont les solistes se sont engagés dans une interprétation empreinte d’un tragique désillusionné.

Charles Castronovo (Don Carlos)

Charles Castronovo (Don Carlos)

Souffrant depuis quelques jours, Charles Castronovo a pu suffisamment se rétablir pour offrir lors de cette première un portrait très touchant d’un Don Carlos complètement écrasé par le sort. Il joue avec une très grande sincérité d’attitude, comme si il y avait toujours en lui une fierté d’être, mais sans la moindre ostentation.

Son timbre sombre aux couleurs parfois rompues convient parfaitement à la description d’un personnage dépressif, en conduisant une ligne de chant qui épouse avec délicatesse les lignes orchestrales. Ses aigus ne sont jamais dépareillés, la précision du texte soignée, et seule la confrontation avec le Roi, lors de l’autodafé, sera moins incisive, signe que quelques jours de rétablissement sont encore nécessaires. Mais il est impossible de rester insensible à une telle incarnation authentique qui ne faiblira pas de toute la soirée.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois)

Seule parmi les rôles principaux à faire ses débuts sur la grande scène Bastille, Marina Rebeka est une très belle femme qui a de l’allure et qui donne beaucoup de dignité à Élisabeth de Valois.
Sa force est dans le dessin virtuose de son souffle de voix, puissant et cristallin dans la tessiture aiguë, qui sera d’une grande force impressive au cinquième acte. Elle détient en effet une saisissante faculté de rayonnement, avec toutefois des graves peu marqués, ce qui crée aussi une certaine distance en contraste avec la noirceur de Carlos. 

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova

Présente dès la création en alternance avec Elīna Garanča, Ekaterina Gubanova connaît très bien cette mise en scène et se révèle très à l’aise dans tous les tableaux avec une assurance crâneuse. La chanson du voile du second acte est une séduisante démonstration de sensualité vocale dans les résonances graves, bien que sa voix soit moins prédisposée à l’agilité des aigus de ce grand air, mais c’est surtout dans les emportements dramatiques qu’elle est à son meilleur aussi bien dans la scène de reconnaissance avec Don Carlos au troisième acte que dans le ‘Don fatale’ chanté avec un vrai sens incendiaire.

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Christian Van Horn (Philippe II)

En grand habitué de l’Opéra de Paris, Christian Van Horn n’a aucun mal à imposer un Philippe II avec une diction tout à fait correcte et une largeur vocale qui s’appuie sur une assise grave bien développée. La texture de son timbre grisaillant et monochrome contient peu d’inflexions distinctives en soi, mais ce grand baryton-basse américain a comme grand atout de savoir incarner un homme d’aujourd’hui avec ses forces et faiblesses tout en conservant quelque chose de sympathique. C’est d’ailleurs pourquoi ses déraillements comportementaux face à Élisabeth, lors des scènes de l’autodafé et du salon, sont rendus avec beaucoup d’humanité.

Cela laisse le champ à Alexander Tsymbalyuk pour brosser le portrait d’un Grand Inquisiteur bien plus terrible, et qui fait beaucoup d’effet quand il appuie sur un beau galbe grave qui contraste avec la terreur qu’évoque son personnage.

Le moine de Sava Vemić fait, lui aussi, forte impression, malgré quelques tensions dans l'aigu.

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Andrzej Filończyk (Rodrigue)

Et c’est un jeune et beau Rodrigue qu’incarne Andrzej Filończyk, tout juste trentenaire, qui fait montre d’un timbre fumé bien homogène qui s’harmonise le mieux avec celui de Philippe II. Si l’on s’attache à son langage corporel, son positionnement dans le jeu de la cour paraît instable, plutôt séducteur avec Eboli, amical mais sans être fraternel avec Carlos, moins mature que le Roi, il manque encore une profonde droiture, une autorité bien posée qui traduise une grande stabilité intérieure qui puisse se lire dans ses postures. C’est cependant dans la scène de sa mort à la prison de Carlos que s’épanouissent pleinement ses qualités de souffle donnant l’impression que c’est cet instant qui révèle toute la grandeur du patriote flamand

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Marina Rebeka (Élisabeth de Valois) et Manase Latu (Le Comte de Lerme)

Et parmi les seconds rôles se distinguent deux membres de la troupe lyrique de l’Opéra, Marine Chagnon qui donne une fraîcheur très naturelle à Thibault, et Manase Latu dont les qualités belcantistes et la chaleur crème de son doux timbre de voix dépeignent un bien luxueux Comte de Lerme.

Simone Young

Simone Young

C’est enfin avec grand plaisir que l’on retrouve à la direction orchestrale Simone Young qui rend énormément justice à l’âme de l’écriture verdienne et à sa traduction de la prosodie française. Les archets sont entraînés dans des tissures d’une grande souplesse alliés à des bois soyeux et poétiques, émanation d’une douceur qui sied bien au phrasé des chanteurs, tout en insufflant une vigueur de discours qui ait de l’allant. On sent toujours une certaine propension à contrôler les cuivres clairs, mais les cuivres plus sombres et chaleureux sont généreusement fondus aux cordes pour créer un son chargé et plein. La chef australienne n’hésite d’ailleurs pas à libérer beaucoup d’ampleur dans les scènes spectaculaires, et les chœurs lui donnent la réplique avec vigueur et panache tout en sachant aussi se montrer diaphanes dans l’acte de Fontainebleau.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

La qualité de cette première, l'audience très attentive, et la réserve de potentiel qui se devine chez certains solistes rendent absolument indispensable de profiter en ce mois d’avril de la reprise de ce grand opéra créé pour la scène parisienne, mais qui est rarement donné dans une version aussi monumentale.

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Simone Young, Krzysztof Warlikowski et Marina Rebeka

Représentation du 17 avril 

Retenue au Festtage du Staatsoper Berlin pour rendre un hommage à Pierre Boulez, Simone Young n'a pu assurer la représentation de 'Don Carlos' le 17 avril, laissant ainsi la place à Clelia Cafiero, cheffe principale invitée à l'Opéra de Tours.

D'une gestuelle très souple et aérée, la cheffe italienne a entrainé l'orchestre et les solistes dans un grand élan de respiration en insufflant une rythmique et une explosion des couleurs très italiennes comme si elle dirigeait la version de Milan de 1884. L'effet, d'une grande efficacité, s'éloignait aussi de la conception plus austère et profonde de Simone Young, même si l'absence de répétition n'avait pas départi l'orchestre des choix très contrôlés, notamment pour les cuivres, de la cheffe australienne.

Au final, Clelia Cafiero a rassemblé l'enthousiasme de tout le monde, musiciens, choristes, solistes et spectateurs qui acclamaient à tout rompre, avec embrassades sur scène, fosse d'orchestre debout, Christian Van Horn la poussant même en avant, et Marina Rebeka qui n'en finissait pas de l'embrasser, sous la clameur du public. Une soirée étonnante qui révèle aussi le grand professionnaliste de tous les artistes invités et de la maison.

Andrzej Filończyk s'est ainsi montré puissant, Ekaterina Gubanova dramatique, Christian Van Horn émouvant et impulsif, Marina Rebeka intense, et Charles Castronovo profondément investi.

Clelia Cafiero 

Clelia Cafiero 

Représentation du 25 avril 

Pour la dernière représentation, Simone Young était de retour, et la salle était comble pour 5 heures de spectacle un vendredi soir. Il ne fallait pas manquer cette dernière occasion d'entendre cette version intégrale de l'ouvrage qui n'en était qu'à sa 30e représentation depuis la première du 11 mars 1867 où ce n'était pas cette version là qui était jouée, l'ajout obligatoire à l'époque du ballet ayant entrainé 20 minutes de coupures musicales.

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Salle de l'Opéra Bastille lors du 4e acte de 'Don Carlos', le 25 avril 2025

Simone Young a repris en main sa conception très raffinée dans un esprit mélancolique qui n'exclut pas l'impulsivité dramatique. Charles Castronovo est décidément un chanteur qui fait corps avec son personnage en le jouant avec beaucoup de sensibilité, et son timbre sombre et intériorisé laisse aussi ressortir des expressions d'un cœur écorché saisissantes. Probablement est-il un des tous meilleurs interprètes du rôle après Jonas Kaufmann dans cette version parisienne.

Marina Rebeka souligne un peu plus les graves de son médium ce qui, mêlés à son rayonnement royal au dernier acte, la rend encore plus éblouissante. Elle fera un magnifique geste en forme de cœur à destination du public pour une telle ovation au moment des saluts.

Grand succès pour tous les solistes, chœur et orchestre, et pour la direction musicale si magnifiquement coulée dans l'esprit de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Marina Rebeka

Marina Rebeka

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Publié le 30 Juin 2024

Il Trovatore (Giuseppe Verdi – 19 janvier 1853, Rome)
Représentation du 29 juin 2024

Münchner Opernfestspiele 2024 - Bayerische Staatsoper

Ferrando Tareq Nazmi
Inez Erika Baikoff

Leonora Marina Rebeka
Count di Luna George Petean
Manrico Vittorio Grigolo
Azucena Yulia Matochkina
Ruiz Granit Musliu

Direction musicale Francesco Ivan Ciampa
Mise en scène Olivier Py (2013)

Production qui fit l’ouverture du Festival lyrique de l’Opéra de Munich le 27 juin 2013, et qui est régulièrement reprise tous les 2 ou 3 ans, la vision macabre du 'Trouvère' par Olivier Py a pour elle de laisser planer en permanence la malédiction du meurtre de la mère d’Azucena dans un décor industriel sombre dont la complexité interroge encore, d’autant plus qu’il imbrique une scène théâtrale, l’histoire étant une narration. 

Marina Rebeka (Leonora)

Marina Rebeka (Leonora)

La mort est un acteur omniprésent qui prend la forme de figurants aux têtes d’Anubis, ou bien se revêt d’un corps totalement noir lorsque Leonora songe au suicide.

Manrico est dépeint comme un fanatique dont la ferveur atteindra son paroxysme devant une croix enflammée, et l’on peut dire que Vittorio Grigolo représente à outrance ce personnage animé par une flamme intérieure destructrice. Car le ténor italien affiche un rayonnement, une clarté et une richesse de couleurs d’une très grande insolence qui arrivent à susciter l’admiration malgré un jeu exacerbé et un rythme personnel qui ne doivent sûrement pas faciliter la tâche du chef d’orchestre. Rien ne résiste à son chant sanguin d’une implacable efficacité, comme si le chanteur était en recherche d'une rupture.

Vittorio Grigolo (Manrico) et Marina Rebeka (Leonora)

Vittorio Grigolo (Manrico) et Marina Rebeka (Leonora)

Ainsi, on ne peut pas trouver plus opposé de caractère que celui de Marina Rebeka, dont la technique sophistiquée fait entendre à quel point l’écriture verdienne est d’une grande finesse, parcellée de progressifs changements de teintes toujours chargées d’éclat.

Et comme très souvent chez cette élégante artiste, le panache dans la souffrance ne cède en rien aux effets mélodramatiques, comme si la retenue dans l’expression des tendres sentiments de Leonora était la manifestation d’une inséparable maîtrise de soi.

Yulia Matochkina (Azucena) et Vittorio Grigolo (Manrico)

Yulia Matochkina (Azucena) et Vittorio Grigolo (Manrico)

Grand interprète du style verdien également, George Petean porte avec lui l’essence de la vitalité italienne, un chant chargé d’une terre de caractère, ce qui s’entend le mieux lorsqu’il est en dialogue avec la salle. Toutefois, dans les ensembles où l’orchestre prédomine, son timbre se dilue plus nettement que ses partenaires, ce qui lui fait perdre en impact, notamment lorsqu’il est en duo avec le Manrico galvanisant de Vittorio Grigolo.
Mais cela humanise aussi  le portrait du Conte di Luna.

Et sans sembler trop forcer sur ses moyens, Yulia Matochkina inspire en Azucena un personnage d’un grand raffinement, capable autant de puiser dans une noirceur nobiliaire que d’extérioriser des aigus brillants.

Il Trovatore (Rebeka Grigolo Matochkina Petean Ciampa Py) Munich

Parmi les seconds rôles, Tareq Nazmi n’a aucun problème à donner du corps à ce Ferrando qui se révélera être le meurtrier de Manrico, et si le chant profondément moiré d’Erika Baikoff (Inès) a un contour trop flou, c’est d’une belle prestance et d’une forte coloration de timbre que Granit Musliu dote le personnage de Ruiz. Ce jeune chanteur découvert l’année dernière au Festival de Sanxay en Don Ottavio, n’a pas fini d’imprimer sa marque.

George Petean (Le Comte di Luna)

George Petean (Le Comte di Luna)

Avec ces personnalités vocales assez disparates – seules Marina Rebeka et Yulia Matochkina sont les plus proches, stylistiquement parlant -, l’unité d’ensemble est confortée par la direction de Francesco Ivan Ciampa qui, non seulement insuffle un courant orchestral d’une grande puissance, mais combine aussi avec talent les différentes lignes de l’ouvrage afin d’en faire ressortir les traits dramatiques et sombres, comme pour faire ressentir une force sous-jacente à la manœuvre.

Le son de l'Orchestre de l'Opéra de Bavière conserve une excellente souplesse mêlée à une fougue italianisante qui ne vire jamais au vulgaire, et les cuivres sont très chaleureux. Le public n’en est que plus survolté, et avec un chœur d’une grande présence et très bien chantant, tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette soirée une interprétation d’une grande générosité.

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Publié le 12 Avril 2022

Anna Bolena (Gaetano Donizetti – 1830)
Version de concert du 11 avril 2022
Théâtre des Champs-Élysées

Anne Boleyn Marina Rebeka
Jane Seymour Karine Deshayes 
Henri VIII Erwin Schrott
Lord Richard Percy Enea Scala
Lord Rochefort Matthieu Lécroart
Sir Hervey Raphaël Brémard
Smeaton Héloïse Mas

Direction musicale Maurizio Benini
Orchestre de chambre de Paris
Ensemble Lyrique Champagne-Ardenne

 

Le Théâtre des Champs-Élysées est la salle parisienne où la 'Trilogie Tudor' de Gaetano Donizetti, un ensemble de trois opéras consacrés à la célèbre maison royale de la renaissance anglaise, est représentée depuis les vingt dernières années à travers des versions de concert, ‘Roberto Devereux’ en septembre 2005, ‘Anna Bolena’ en novembre 2008 et ‘Maria Stuarda’ en décembre 2018, mais aussi en version scénique avec ‘Maria Stuarda’ en juin 2015, puis ‘Roberto Devereux’ en mars 2020 qui fut malheureusement annulé pour les raisons que nous connaissons tous.

Karine Deshayes (Jane Seymour) et Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Karine Deshayes (Jane Seymour) et Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Le retour du premier volet de cette fresque belcantiste, qui est aussi le premier épisode dans l’ordre chronologique historique puisqu’il se déroule en 1536 sous le règne d’Henri VIII, vient donc rivaliser avec le souvenir des spectateurs les plus fidèles qui purent assister à la précédente version entendue quatorze ans plus tôt quand Ermonela Jaho interprétait le rôle titre.

Coïncidence magnifique, la soprano albanaise vient d’incarner 'Thaïs' sur la même scène il y a seulement deux jours.

Ensemble Lyrique Champagne-Ardenne et Orchestre de chambre de Paris

Ensemble Lyrique Champagne-Ardenne et Orchestre de chambre de Paris

Si c’est avec ‘Anna Bolena’ que la maturité de Gaetano Donizetti s’est épanouie, elle le doit notamment à la liberté d’écriture qu’il s’est accordée et qui peut paraître pour certains passionnés comme la quintessence de l’art vocal qui façonne les grandes divas lyriques, tout en représentant pour d’autres une tentative d’atteindre des limites humaines extrêmes qui vont au-delà de l’entendement.

Et c’est véritablement cette impression qui est rendue ce soir avec cette crainte mêlée d’abasourdissement à voir et entendre ces artistes emportés par leur ivresse pour défendre une expression de sentiments outrancière tout en s’appuyant sur une excellente rigueur stylistique.

Erwin Schrott (Henri VIII)

Erwin Schrott (Henri VIII)

Dans le rôle de Jane Seymour, celle que le Roi Henri VIII aime dorénavant, Karine Deshayes insuffle un élan vital torrentiel avec des effets d’amplification qui caractérisent le naturel de sa voix prompte à s’extérioriser de façon foudroyante. Le timbre corsé est riche en couleurs fauves et reflets métalliques portés par des fulgurances intenses, et cette densité va aussi de pair avec un traitement subtil et réussi dans les allégements du phrasé que ce soit lors des échanges intimes avec le Roi ou avec Anne Boleyn. Quand on repense à son petit rôle du garçon cuisinier très remarqué dans ‘Rusalka’ lors de sa création à l’Opéra Bastille il y a tout juste vingt ans, quel chemin n’a t’elle pas parcouru !

Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Marina Rebeka s’inscrit dans un tempérament bien différent. La gestuelle est clairement plus conventionnelle et repliée sur une intériorité d’apparence froide, les inflexions de voix expriment un dramatisme charmant et discret, et sa technique lui permet des variations ornementales palpitantes et vertigineuses avec une brillance de cristal sculpté comme pour faire d’elle même une œuvre d’art provocatrice. L’émotionnel semble ainsi totalement sublimé dans un accomplissement esthétique qui pousse très loin la projection d’aigus spectaculaires superbement dardés.

Héloïse Mas (Smeaton)

Héloïse Mas (Smeaton)

Auprès de ces deux femmes excessives et à l’égo fort, Héloïse Mas incarne un page amoureux doué d’une magnifique noirceur langoureuse, une lente respiration de sentiments qui font de toutes ses interventions un cœur palpitant généreux et mélancolique qui apporte énormément de chaleur en contrepoint de tant d’exubérance.

Enea Scala (Lord Richard Percy)

Enea Scala (Lord Richard Percy)

Et l’un des personnages manipulés pour servir les intérêts d’Henri VIII, Lord Richard Percy, trouve en Enea Scala un esprit vaillant suffisamment audacieux pour aller chercher les aigus très haut, en suivant des arabesques très bien dessinées de manière nécessairement forcée. Il en découle une caractérisation fortement héroïque et écorchée mais sans noirceur, l’exact opposé de la figure de mâle dictatorial qu’impose Erwin Schrott avec ses résonances graves bien posées qui brosse un portrait d’Henri VIII serein dans sa construction d’une manigance redoutable pour sa femme. 

Beaucoup plus de douceur et de sagesse ressort alors du très beau Lord Rochefort chanté par Matthieu Lécroart, et, dans le rôle très court de Sir Hervey, Raphaël Brémard laisse transparaître sa bonhommie alors que l’ambiance est incisive entre les principaux protagonistes.

Karine Deshayes (Jane Seymour) et Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Karine Deshayes (Jane Seymour) et Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Entraîné par un Maurizio Benini pulsant et très attentif aux chanteurs, l’ Orchestre de chambre de Paris fait preuve d’une belle unité dans des coloris assez sombres dominés par les alliages de bois et de cordes où les cuivres se fondent discrètement, et l’ensemble Lyrique Champagne-Ardenne crée des instants d’élégie intemporelle qui s’immiscent très finement au tissu de l’orchestre, un bien précieux travail de soierie qui s'apprécie tout au long de la soirée.

Marina Rebeka (Anne Boleyn)

Marina Rebeka (Anne Boleyn)

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