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Publié le 10 Août 2021

Der Fliegende Holländer (Richard Wagner – 1843)
Représentations du 04 et 07 août 2021
Festival de Bayreuth

Daland Georg Zeppenfeld
Senta Asmik Grigorian
Erik Eric Cutler
Mary Marina Prudenskaya
Der Steuermann Attilio Glaser
Der Holländer John Lundgren

Direction musicale Oksana Lyniv
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Orchester der Bayreuther festspiele

Nouvelle production                                                                Asmik Grigorian et Eric Cutler

L’édition 2021 du Festival de Bayreuth comprend deux évènements majeurs, la dernière reprise des Meistersinger mise en scène par Barrie Kosky sous la direction de Philippe Jordan, et la nouvelle production du Vaisseau Fantôme confiée à Dmitri Tcherniakov, metteur en scène russe qui est bien connu en occident depuis 2008 et sa vision si sensible du personnage de Tatiana dans Eugène Onéguine.

Asmik Grigorian (Senta) et John Lundgren (Le Hollandais)

Asmik Grigorian (Senta) et John Lundgren (Le Hollandais)

La dramaturgie qu’il développe pour le premier opéra de Wagner qui rompe avec les conventions musicales de son époque, pour se vouer à un idéalisme romantique acharné, prend l’apparence d’un roman à suspense scandinave qui, sous son aspect de petit drame local contemporain, recouvre une critique sociale fort lisible.

Au cours de l’ouverture, un petit village de pêcheurs anonyme apparaît dans une lumière ouatée où va se dérouler une histoire sordide, celle d’une femme attachée au chef de la localité, Daland, qui est finalement abandonnée pour une autre – qui s’avérera être Mary -, et qui s’en trouve rejetée à la fois par l’ensemble des villageois et leur lâche esprit conformiste, mais aussi par le représentant de l’église.

Dieu l’ayant écartée, elle se pend sous les yeux de son fils.

Des années plus tard, l’enfant a grandi et est de retour au sein de cette communauté qui ne le reconnaît pas.

John Lundgren (Le Hollandais) - Photo BR HD Classik

John Lundgren (Le Hollandais) - Photo BR HD Classik

Dans ce décor mobile où 6 blocs de maisons peuvent être astucieusement réagencés de manière très fluide et silencieuse pour créer des changements de lieu au grès du déroulé de l’histoire et sur le fil de la musique, les navires de Daland et du Hollandais ne sont pas représentés, et donc la rencontre entre le marin norvégien et le mystérieux étranger se fait de manière plus prosaïque dans une buvette du village. Toutefois, l’absence d’horizon derrière les maisons peut laisser croire à la présence de la mer dans le lointain.

La très belle direction musicale d’Oksana Lyniv, emportée par une fluidité de souffle alliée à une élégance de geste qui ne néglige pas la tonicité et souligne la grâce des mouvements avec une bonne appropriation de l'espace sonore, en vient parfois à sublimer la gestuelle des protagonistes de façon saisissante et apporte un peu de merveilleux à un univers qui ne l’est pas.

Car le Hollandais, d’abord immobile devant la fenêtre où eut lieu le suicide, est présenté comme un homme généreux mais est aussi quelconque que les habitants, même si la large physionomie de John Lundgren et sa monumentale noirceur caverneuse et inquiétante lui donnent une impressionnante allure de hors-la-loi, et Daland est montré sous son pire côté d’homme vénal et détestable cherchant à faire des affaires même sur le dos de sa fille pour maintenir son petit statut d’homme privilégié.

Georg Zeppenfeld s’adonne à un excellent jeu d’acteur et exprime de sa voix bienveillante, d’une maturité caressante si familière, une forme de bonheur d’être qui contraste avec le personnage qu’il incarne.

Eric Cutler (Erik), Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary)

Eric Cutler (Erik), Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary)

Lors des transitions d’une scène à une autre, les cuivres renforcent la texture orchestrale mais ne la dominent pas de leur éclat, ce qui dissipe un allant toujours très souple qui favorise un rapport intime à l’action scénique.

On quitte ce premier acte d’épanchements et de tractations, menés autour d’un verre de manière très réaliste dans les moindres détails, pour retrouver Mary et les jeunes filles qui se livrent à une leçon de chant sur une place de la ville. Au cours de cette transposition ingénieuse, Senta surgit en adolescente aux allures marginales qui aura l’audace de s’emparer d’un portrait photographique logé dans le sac de sa nourrice (et peut être de sa mère dans la mise en scène).

Cette scène peut présenter plusieurs interprétations, mais l’on veut bien voir dans ce portrait caché le rêve de l’homme idéal avec lequel vit Mary qui, malgré tout, s’est résolue à une vie de convention avec son mari sans laisser paraître ce manque. Tout un jeu de moqueries est alors développé par Senta, et lorsqu’elle fait circuler le portrait parmi les femmes du village, toutes réalisent que leur vie  réelle a quelque chose de décevant par rapport à leurs rêves enfouis et qu'elles sont liées par un songe commun.

John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary), Georg Zeppenfeld (Daland), Asmik Grigorian (Senta) - Photo BR HD Klassik

John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary), Georg Zeppenfeld (Daland), Asmik Grigorian (Senta) - Photo BR HD Klassik

Asmik Grigorian est formidable dans ce rôle de jeune fille insupportable à l’instar de la Cassandre qu’incarnait Stéphanie d’Oustrac dans les Troyens mis en scène par Tcherniakov à l’Opéra Bastille en 2019. Son chant rayonnant et acidulé a une pénétrance dont elle aime forcer le trait aux bons moments avec des accents tranchants. Marina Prudenskaya, avec ce beau mezzo russe perçant, est elle aussi une femme douée d’une forte personnalité qui allie charme, humour et vivacité, mais alors que son apparition vocale devait en rester là, Dmitri Tcherniakov lui réserve un rôle muet de premier plan dans la scène finale de cette acte qui est en réalité la scène clé.

Une petite saynète de semblant de dîner à quatre avec le Hollandais, Senta, Daland et Mary est incrusté dans le décor sous forme d’une véranda surexposée par les éclairages. Au fur et à mesure que Daland avance dans ses affaires et que son invité et sa fille se prennent à un jeu banal de séduction, on voit Mary, perturbée par ce qui se passe, devenir anxieuse.  Le jeu est à nouveau, et c’est le grand savoir faire de Tcherniakov, d’une précision expressive inégalable.

Soit Mary a reconnu l’invité, soit elle s’inquiète de voir Senta tomber dans une relation qu’elle devine d’avance être une future source de désillusion, bien éloignée des idéaux de femme qu’elle espère pour elle-même. Elle apparait comme la seule éveillée.

Georg Zeppenfeld (Daland) et Oksana Lyniv

Georg Zeppenfeld (Daland) et Oksana Lyniv

Quant à Erik, qu’Eric Cutler joue en lui accordant un timbre ombré légèrement voilé au long souffle troublé d’inquiétudes obsessionnelles, il n’apparaît pas comme un faible naïf impuissant mais comme un grand gaillard qui croit possible de changer le cours des choses, et montre une virulence qui lui donne de l’épaisseur aussi bien avant la scène du dîner qu’au moment de retrouver Senta au grand tableau final pour lui rappeler sa promesse de fidélité.

Dans ce tableau, l’équipage de Daland se retrouve aux abords du village alors que le Hollandais est accompagné par son équipage resté attablé et immobile. Les provocations des premiers entraînent la réaction violente des seconds, et le marin commence à tirer dans la foule. Et alors que tous se réfugient dans la ville et que le visiteur ne ménage pas Senta au moment de lui révéler qui il est, il met sa vengeance à exécution en faisant incendier l’ensemble des habitations à travers une image assez spectaculaire qui donne l’impression que c’est le décor qui brûle. Il n’y a cependant pas de fin rédemptrice pour Senta, car Mary surgit pour abattre le hollandais qui est donc voué à sa malédiction pour l’éternité.

Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary) - Photo BR HD Klassik

Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Marina Prudenskaya (Mary) - Photo BR HD Klassik

On peut critiquer la manière dont l’intention romantique de Wagner est ici contournée pour revenir à un drame social et humain, cependant, avec une telle maestria et cette fabuleuse adhésion des artistes à rendre tout crédible et si vrai, on en sort intrigué et fortement impressionné.

Il y eut quelques petits décalages avec les chœurs masculins liés au dispositif anti-covid, mais ils restent anecdotiques, et l’accueil dithyrambique dédié aux chanteurs et à la si fine Oksana Lyniv, qui cherchait d’abord à saluer musiciens et solistes, permit ainsi de finir sur une note fort touchante.

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Publié le 7 Janvier 2019

La Dame de pique (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Représentation du 06 janvier 2019
Staatsoper Stuttgart

Herman Erin Caves
Le Comte Tomski Gevorg Hakobyan
Le Prince Eletski Petr Sokolov
Tchekalinski Torsten Hofmann
Sourine Michael Nagl
Tchaplitski Christopher Sokolowski
Naroumov Jasper Leever
La Comtesse Hélène Schneiderman
Lisa Lise Davidsen
Pauline Stine Marie Fischer
Macha Carina Schmieger
La Gouvernante Anna Buslidze 

Direction musicale Oksana Lyniv
Dramaturgie Jossi Wieler
Mise en scène Sergio Morabito (2017)      
Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)
Costumes Anna Viebrock
Staatsopernchor Stuttgart, Choeur d'enfants de l'opéra de Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

C'est dans la production de La Dame de pique réalisée par Sergio Morabito et Jossi Wieler en 2017, à Stuttgart, que la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen fait c'est début en Lisa à l'occasion de sa reprise, un personnage que ni Anna Netrebko, ni Sondra Radvanovsky n'ont abordé sur scène à ce jour.

Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen (Lisa)

Et elle l'aborde dans un spectacle fort éloigné des scénographies conventionnelles, qui réécrit une histoire au cœur d'un décor volontairement misérabiliste, où des restes de décoration baroque sur fond vert, typiques de l'architecture de Saint-Pétersbourg, dépareillent un ensemble défraîchi mélangeant restes de cinéma, passages souterrains et hôtel de passe construit sur une perspective à 360°. Cette histoire est celle d'un exclu dès son enfance, Hermann, qui tombe amoureux d'une jeune femme, Lisa, qui n'a pas d'autre choix pour survivre que de se prostituer auprès d'un riche prétendant, Eletski.

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen est absolument phénoménale ! Aigus amples et progressivement puissants, suggérant l'expression d'une détresse intérieure proche de la panique, graves bien marqués sans le moindre effet glamour, elle laisse par ailleurs transparaître une réelle noirceur sur fond de caractère ingénu fort troublant. 

Et si elle n'a rien d'un personnage de Lulu dans cet univers de bas-fonds, sa fin s'achevant par un cri étrange en coulisse, bien que d’effet peu morbide, laisse penser qu'elle meurt assassinée.

Erin Caves, travesti en jeune désaxé, n'incarne pas un Hermann suffisamment noir et théâtralement bouleversant, mais sa composition endurante est bien défendue dans une approche qui le fait ressembler à Wozzeck.

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

C'est l’interprétation de Pauline, l’amie de Lisa, par Stine Marie Fischer qui est ici formidablement mise en valeur - elle chante notamment dans le duo de Daphnis et Chloé -, car elle est amenée à jouer le rôle d'une prostituée bisexuelle parfaitement assumée. L'image de la jeune fille consciencieuse et bien sage est donc pulvérisée, au profit d'un portrait décomplexé et vivant follement captivant. Et ce d'autant plus que l'alto allemande couvre un spectre de couleurs aux contrastes bien piqués qui lui donnent une personnalité particulièrement forte. Il sera possible de la réentendre à La Monnaie dans Le conte du tsar Saltan, juste avant le début de l’été.

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Autre chanteur superbe, Petr Sokolov nourrit le Prince Eletski d'une voix d'une agréable homogénéité ouateuse et d'une impressionnante longueur de souffle, si irrésistible que sa présence tourne à la démonstration d'un plaisir narcissique fait pour tenir le spectateur pendu jusqu'au dernier filet d'air séducteur. L'effet est totalement réussi.

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Les autres rôles ont aussi leur force, la fierté ombrée de Gevorg Hakobyan en Comte Tomski, ou bien la parfaite précision d'élocution d'Hélène Schneidermann dans la chanson d'André Grétry, elle qui apparaît comme une comtesse classe, moderne, amoureuse de la vie et intelligente, exempte de traits fantomatiques.

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Et l’une des grandes qualités de ce travail scénique est de brillamment illustrer les scènes de foule, depuis la ronde des enfants jusqu'à l'apothéose du bal masqué joyeux et vivant, teinté de pressentiments macabres, ainsi que la partie de cartes finale, qui contribue autant à renforcer la présence du chœur de l'opéra qu'à lier son unité par sa pleine participation théâtrale, sans que sa soyeuse musicalité n'en soit altérée. 

Surtout que l'élément essentiel, l'orchestre de l'opéra, est entraîné par Oksana Lyniv dans une lecture féline et svelte où les cuivres n'apportent que du muscle et de l'éclat sans la moindre lourdeur, avec des accélérations de cadence dans les scènes enlevées, et une élégance esthétique qui suggère un goût pour le néoclassicisme musical.

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Et si certains effets romantiques sont atténués, comme le duo de Pauline et Lisa qui démarre à l'arrière du décor, ou bien les frémissements d'effroi dans la cour où vit la Comtesse, le chœur en coulisse du troisième acte est en revanche magnifié par l'utilisation de l'intégralité de l’espace sonore du théâtre, car l’on entend alors un poignant sentiment religieux traverser irréellement l'ensemble des portes de la salle entrebâillées afin qu’il enserre de toute part les auditeurs.

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Après ses débuts ici-même dans La Dame de Pique, nous retrouverons cette année Lise Davidsen dans une autre première, celle de ses débuts au Festival de Bayreuth à l'occasion de la création d'une nouvelle production de Tannhäuser
L'art lyrique n'est donc pas prêt d'être à court de jeunes prétendants pour le défendre !

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