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Publié le 6 Février 2020

Lulu (Alban Berg – 1935)
Représentation du 02 février 2020
Opéra d’État de Hambourg

Lulu Mojca Erdmann
Gräfin Geschwitz Anne Sofie von Otter
Dr. Schön / Jack Jochen Schmeckenbecher
Alwa Charles Workman
Ein Tierbändiger / Ein Athlet Ivan Ludlow
Schigolch Sergei Leiferkus
Der Maler / Der Neger Peter Lodahl
Eine Theatergarderobiere / Ein Gymnasiast Marta Świderska
Der Prinz / Kammerdiener / Marquis Dietmar Kerschbaum
Der Medizinalrat Dr. Goll / Polizist / Der Professor Martin Pawlowsky
Theaterdirektor Denis Velev

Eine Violinistin Veronika Eberle
Ein Pianist Bendix Dethleffsen                            
Anne Sofie von Otter (Gräfin Geschwitz)

Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène Christoph Marthaler (2017)
Décors Anna Viebrock

Même sans Barbara Hannigan, la reprise de Lulu dans la version de Christoph Marthaler et Kent Nagano est un incontournable des scènes lyriques européennes actuelles de par son originalité musicale et sa construction poétique.
Tout se passe comme si nous étions dans les coulisses à l’arrière scène d’un théâtre bourgeois – un cadre surélevé, décoré de frises dorées, est éclairé par des spots de théâtre qui se détachent sur un fond noir, suggérant un public tapi dans l’ombre -, et le dompteur présente, au milieu d’éléments d’un décor de cirque, les différents personnages qu’il dispose comme des objets.

Mojca Erdmann (Lulu)

Mojca Erdmann (Lulu)

Mais plutôt que de dérouler une dramaturgie qui ferait se confronter les pouvoirs sexuels d’une femme et un monde d’hommes qui la désirent, Christoph Marthaler et Anna Viebrock évitent tout sexualisation – une gageure dans un tel opéra – pour se focaliser sur les boucles absurdes de la vie qui mènent à la mort. Car dans la vie de Lulu, le passage d’amant en amant, qui lui valent son ascension sociale jusqu’à la rencontre avec Jack l’éventreur, relève de ce même procédé à répétition qui ne peut que mal finir. Le peintre saisit Lulu dormant en robe bleu ciel, dos aux spectateurs, pose que des figurantes dédoublent au fur et à mesure de la représentation, la jeune femme devenant un personnage qui joue de son image, en toute consciente, animée elle aussi par des comportements répétitifs.

De très belles scènes émergent, comme lorsqu’elle se déguise en chanteuse dissimulée sous cape et chapeau, ou bien quand elle se trouve prise dans un rapport de force physique avec Schön, une violence qui se ressent intensément en salle.

Lulu (Erdmann-von Otter-Schmeckenbecher-Workman-Nagano-Marthaler) Staatsoper Hamburg

Mojca Erdmann reprend le rôle principal après Barbara Hannigan, dont elle a la même plastique, fine et souple, et un impact assez fort dans les aigus aux couleurs parfois étranges. Elle respire l’impertinence, mélange de charme intriguant et de phrasé piquant, et ne montre aucune hésitation. Jochen Schmeckenbecher lui oppose un inhabituel Dr. Schön animal, voir carnivore, plus désespéré qu’autre chose, et Charles Workman, en Alwa, trouve toujours en son timbre ouaté une lumière poétique teintée par la naïveté de son accoutrement, dont la perruque orange s’harmonise si bien avec les couleurs désuètes qu’affectionnent les deux scénographes.

Charles Workman (Alwa), Anne Sofie von Otter (Gräfin Geschwitz)

Charles Workman (Alwa), Anne Sofie von Otter (Gräfin Geschwitz)

C’est cependant au troisième acte que l’opéra bascule dans l’inédit, car à ce moment précis l’orchestre s’éteint et ce sont les notes laissées par Berg avant sa mort qui sont interprétées par deux pianos, dont l’un est situé en coulisse et l’autre en avant-scène. La fort talentueuse violoniste Veronika Eberle rejoint nonchalamment depuis la salle le centre de la scène pour jouer avec tranchant et travail de la matière le « Concerto à la mémoire d’un ange »,  juste après que la Comtesse Geschwitz ne s’effondre d’une façon saisissante, presque en paix, sur l’arrière scène, sous les coups de Jack l’éventreur.

Veronika Eberle (Violoniste)

Veronika Eberle (Violoniste)

Anne Sofie von Otter se livre à une interprétation extraordinairement émouvante de la Comtesse au point qu’à elle seule elle symbolise entièrement le sentiment de la mélancolie de la vie si cher à Marthaler et Viebrock. Sa voix a du corps, une expressivité dans la douleur nimbée de pudeur qui touche par sa vérité, et sous son habillement noir simple et triste, sa démarche lente fait ressentir tout le poids de l’amour qu’elle porte en elle pour son ange Lulu.

Jochen Schmeckenbecher, Veronika Eberle, Kent Nagano, Mojca Erdmann, Charles Workman, Anne Sofie von Otter

Jochen Schmeckenbecher, Veronika Eberle, Kent Nagano, Mojca Erdmann, Charles Workman, Anne Sofie von Otter

Kent Nagano est d’une méticulosité redoutable, soutien de chaque geste et chaque mot de chaque artiste, garant d’une pâte musicale profonde et qui ne submerge aucun interprète, et montre à quel point il partage le goût pour cette atmosphère si particulière, familière par son intimité, et respectueuse d’un esprit humble et clairvoyant devant une vie prisonnière de sa condition.

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Publié le 7 Janvier 2019

La Dame de pique (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Représentation du 06 janvier 2019
Staatsoper Stuttgart

Herman Erin Caves
Le Comte Tomski Gevorg Hakobyan
Le Prince Eletski Petr Sokolov
Tchekalinski Torsten Hofmann
Sourine Michael Nagl
Tchaplitski Christopher Sokolowski
Naroumov Jasper Leever
La Comtesse Hélène Schneiderman
Lisa Lise Davidsen
Pauline Stine Marie Fischer
Macha Carina Schmieger
La Gouvernante Anna Buslidze 

Direction musicale Oksana Lyniv
Dramaturgie Jossi Wieler
Mise en scène Sergio Morabito (2017)      
Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)
Costumes Anna Viebrock
Staatsopernchor Stuttgart, Choeur d'enfants de l'opéra de Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

C'est dans la production de La Dame de pique réalisée par Sergio Morabito et Jossi Wieler en 2017, à Stuttgart, que la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen fait c'est début en Lisa à l'occasion de sa reprise, un personnage que ni Anna Netrebko, ni Sondra Radvanovsky n'ont abordé sur scène à ce jour.

Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen (Lisa)

Et elle l'aborde dans un spectacle fort éloigné des scénographies conventionnelles, qui réécrit une histoire au cœur d'un décor volontairement misérabiliste, où des restes de décoration baroque sur fond vert, typiques de l'architecture de Saint-Pétersbourg, dépareillent un ensemble défraîchi mélangeant restes de cinéma, passages souterrains et hôtel de passe construit sur une perspective à 360°. Cette histoire est celle d'un exclu dès son enfance, Hermann, qui tombe amoureux d'une jeune femme, Lisa, qui n'a pas d'autre choix pour survivre que de se prostituer auprès d'un riche prétendant, Eletski.

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen est absolument phénoménale ! Aigus amples et progressivement puissants, suggérant l'expression d'une détresse intérieure proche de la panique, graves bien marqués sans le moindre effet glamour, elle laisse par ailleurs transparaître une réelle noirceur sur fond de caractère ingénu fort troublant. 

Et si elle n'a rien d'un personnage de Lulu dans cet univers de bas-fonds, sa fin s'achevant par un cri étrange en coulisse, bien que d’effet peu morbide, laisse penser qu'elle meurt assassinée.

Erin Caves, travesti en jeune désaxé, n'incarne pas un Hermann suffisamment noir et théâtralement bouleversant, mais sa composition endurante est bien défendue dans une approche qui le fait ressembler à Wozzeck.

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

C'est l’interprétation de Pauline, l’amie de Lisa, par Stine Marie Fischer qui est ici formidablement mise en valeur - elle chante notamment dans le duo de Daphnis et Chloé -, car elle est amenée à jouer le rôle d'une prostituée bisexuelle parfaitement assumée. L'image de la jeune fille consciencieuse et bien sage est donc pulvérisée, au profit d'un portrait décomplexé et vivant follement captivant. Et ce d'autant plus que l'alto allemande couvre un spectre de couleurs aux contrastes bien piqués qui lui donnent une personnalité particulièrement forte. Il sera possible de la réentendre à La Monnaie dans Le conte du tsar Saltan, juste avant le début de l’été.

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Autre chanteur superbe, Petr Sokolov nourrit le Prince Eletski d'une voix d'une agréable homogénéité ouateuse et d'une impressionnante longueur de souffle, si irrésistible que sa présence tourne à la démonstration d'un plaisir narcissique fait pour tenir le spectateur pendu jusqu'au dernier filet d'air séducteur. L'effet est totalement réussi.

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Les autres rôles ont aussi leur force, la fierté ombrée de Gevorg Hakobyan en Comte Tomski, ou bien la parfaite précision d'élocution d'Hélène Schneidermann dans la chanson d'André Grétry, elle qui apparaît comme une comtesse classe, moderne, amoureuse de la vie et intelligente, exempte de traits fantomatiques.

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Et l’une des grandes qualités de ce travail scénique est de brillamment illustrer les scènes de foule, depuis la ronde des enfants jusqu'à l'apothéose du bal masqué joyeux et vivant, teinté de pressentiments macabres, ainsi que la partie de cartes finale, qui contribue autant à renforcer la présence du chœur de l'opéra qu'à lier son unité par sa pleine participation théâtrale, sans que sa soyeuse musicalité n'en soit altérée. 

Surtout que l'élément essentiel, l'orchestre de l'opéra, est entraîné par Oksana Lyniv dans une lecture féline et svelte où les cuivres n'apportent que du muscle et de l'éclat sans la moindre lourdeur, avec des accélérations de cadence dans les scènes enlevées, et une élégance esthétique qui suggère un goût pour le néoclassicisme musical.

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Et si certains effets romantiques sont atténués, comme le duo de Pauline et Lisa qui démarre à l'arrière du décor, ou bien les frémissements d'effroi dans la cour où vit la Comtesse, le chœur en coulisse du troisième acte est en revanche magnifié par l'utilisation de l'intégralité de l’espace sonore du théâtre, car l’on entend alors un poignant sentiment religieux traverser irréellement l'ensemble des portes de la salle entrebâillées afin qu’il enserre de toute part les auditeurs.

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Après ses débuts ici-même dans La Dame de Pique, nous retrouverons cette année Lise Davidsen dans une autre première, celle de ses débuts au Festival de Bayreuth à l'occasion de la création d'une nouvelle production de Tannhäuser
L'art lyrique n'est donc pas prêt d'être à court de jeunes prétendants pour le défendre !

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