Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Tristan et Isolde (Richard Wagner)
Représentations du 12 & 15 mai 2016
Théâtre des Champs-Elysées
Tristan Torsten Kerl
Isolde Rachel Nicholls
Brangäne Michelle Breedt
Le Roi Marke Steven Humes
Kurwenal Brett Polegato
Melot Andrew Rees
Un Marin Marc Larcher
Un timonier Francis Dudziak
Direction musicale Daniele Gatti
Mise en scène Pierre Audi Orchestre National de France Rachel Nicholls (Isolde)
Coproduction avec le Stichting Nationale Opera & Ballet-Amsterdam et la Fondazione Teatro dell’Opera di Roma
Depuis la production du 'Ring' de Daniel Mesguish en 1988, plus aucun opéra de Richard Wagner n’avait été monté au Théâtre des Champs Elysées en version scénique, seuls l’Opéra Bastille et le Théâtre du Châtelet ayant, depuis, accueilli nombre de mises en scène des œuvres du compositeur allemand.
C’est donc, pour les plus jeunes wagnériens, la première fois qui leur est donnée d’entendre l’atmosphère de sa musique affleurer la fosse d’orchestre devant une interprétation théâtrale sur cette scène.
Et cette expérience se double d’une interprétation musicale qui est la véritable innovation de ce spectacle.
Rachel Nicholls (Isolde) et Torsten Kerl (Tristan)
Car Daniele Gatti n’a pas choisi de déployer l’Orchestre National de France de façon à envelopper les auditeurs dans ce flot prenant qui les transporte au-delà même de ce que vivent les personnalités de ce drame, comme l’avait fait Philippe Jordan avec beaucoup d’exubérance à l’Opéra de Bavière l’été dernier, mais, au contraire, d’intégrer le discours musical au sens des mots et aux vibrations des corps.
En épousant ainsi la respiration des chanteurs et leurs variations de rythme, notre attention ne se porte donc plus sur nos propres sensations de résonnance au flux orchestral, mais sur le détail de ses sonorités, les magnifiques arabesques des bois, la chatoyance du métal des cordes, les textures plus rêches qui décrivent les instants de solitude, la finesse des tissures vibrantes.
Rachel Nicholls (Isolde) et Michelle Breedt (Brangäne)
Wagner n’a plus rien d’illusoire ou d’intimidant, ses silences font sens, et le drame devient terrestre et humain. L’intérêt musical et donc en permanence renouvelé, et le mystère est que l’on ne saisit pas entièrement ce qu’il y a d’inhabituel dans cette façon de ne pas submerger la scène.
Et quand la direction d’acteur de Pierre Audi veut bien accorder le geste sur le sens de la musique, cela donne de furtives images sensibles et touchantes.
Dans ce spectacle, il choisit en effet de situer les trois actes dans trois décors qui suggèrent le désenchantement et la mort, de vieilles parois de bronze rouillées par le temps pour le premier, une forêt de troncs courbés évoquant un squelette à demi enterré pour le second, un vieil abris sur une île désolée pour le dernier, dans une ambiance lumineuse de contre-jour qui a le pouvoir pacifiant des lumières de théâtre de Robert Wilson, le célèbre plasticien texan.
Peu signifiant dans les choix de postures qu’il impose à Tristan et Isolde, il met en revanche très bien en valeur les rôles de Brangäne et Kurwenal et leur impuissance à saisir celle et celui qu’ils aiment.
Torsten Kerl (Tristan)
Le Roi Marke, lui, est celui qui perd le plus en stature, car ni Daniele Gatti ne dramatise à outrance son intervention, ni Steven Humes n’idéalise sa douloureuse peine. Le timbre clair, frappant, a en effet des accents vrais et mordants comme si Marke avait perdu son âme, et n’avait conservé que sa hargne.
Andrew Rees (Melot) et Steven Humes (le Roi Marke)
Michelle Breedt, en servante d’Isolde, fait aussi une forte impression par l’expressivité dramatique de son chant. Elle est ici bien plus à l’aise que dans la production de Peter Konwitchny à Munich où elle accompagnait Waltraud Meier pour ses adieux au rôle de la fille du Roi d’Irlande.
Son second appel n’est cependant que finement perceptible, mais peut-être est-ce un choix de mise en scène…
Michelle Breedt (Brangäne)
Brett Polegato, en Kurwenal, a lui aussi une présence accrocheuse, une couleur vocale plus sombre que celle du Roi Marke, mais une même tonalité presque animale qui donne une forte densité théâtrale à son personnage. Il peut être méchant, et pas seulement compatissant.
Les deux rôles principaux sont cependant étonnants par la nature atypique de leur timbre et leur saisissante endurance.
Torsten Kerl (Tristan)
Rachel Nicholls est en effet une Isolde d’une jeunesse totalement inhabituelle. Elle a la vaillance d’une Walkyrie et l’humilité d’une Jeanne d’Arc. Sa voix présente des aspérités froides, mais ses aigus perçants sont sans faille. D’une totale absence de noirceur, elle dépeint une Isolde très ambigüe, absolument pas impériale, qui peut avoir la naïveté d’une Juliette, mais aussi une fermeté de stature.
Rachel Nicholls (Isolde)
A ses côtés, mais dans un autre monde, Torsten Kerl se départit de sa tenue rigide et conventionnelle du premier acte pour révéler le chanteur que l’on aime en lui, une tendresse placide qui surgit de cette émission homogène et plaintive, et qui se nourrit d’une tessiture sombre et introspective d’où d’insolents aigus adolescents viennent prouver sa force.
Ce qui est très touchant chez ces deux chanteurs, est qu’ils n’ont rien d’impressionnant en apparence, et qu’ils viennent pourtant à bout d’une tension redoutable.
Torsten Kerl, Daniele Gatti et Rachel Nicholls
Ce spectacle intelligemment construit, très bien inter-pénétré musicalement entre chanteurs et musiciens, et qui valorise le raffinement et l’intimité de l’écriture de Wagner, mérite amplement l’écoute silencieuse et captivée que lui a manifesté un public dont la jeunesse était visible.
Macbeth (Giuseppe Verdi) Représentation du 04 mai 2015 Théâtre des Champs-Élysées
Macbeth Roberto Frontali
Lady MacbethSusanna Branchini
Banco Andrea Mastroni
Macduff Jean-François Borras
MalcolmJérémy Duffau
Dama di Lady Macbeth Sophie Pondjiclis
Servo / Araldo Grégoire Guerin
Medico Patrick Ivorra
Duncan / Messager Georges Blanches
Fleance Alex Gallais
Mise en scène Mario Martone
Décors et costumes Ursula Patzak
Lumières Pasquale Mari
Direction Musicale Daniele Gatti Orchestre National de France Chœur de Radio France Roberto Frontali (Macbeth)
Coproduction Radio France
Quelques jours après la dernière représentation de ‘Macbeth’ à l’opéra d’Amsterdam qui, malheureusement, n’a pas bénéficié d’une mise en scène convaincante, le Théâtre des Champs Élysées en présente à son tour une nouvelle production.
La direction scénique est cette fois confiée au cinéaste Mario Martone, dont le dernier film, ‘Leopardi, Il giovane favoloso’, est sorti en salle il y a à peine un mois. Ainsi, après avoir révélé la vie du plus grand poète de l’Italie du XIXe siècle, il s’empare d’une des œuvres née d’un éclat de génie du grand compositeur italien de ce même XIXe siècle, Giuseppe Verdi.
Susanna Branchini (Lady Macbeth)
Sa conception symbolique peut, au premier abord, apparaître comme un contrepied aux lectures modernes et souvent violentes de ces dernières années – Dmitri Tcherniakov à l’Opéra Bastille, Martin Kusej au Staatsoper de Munich et, surtout, l’inoubliable et fantastique mise en scène de Krzysztof Warlikowski à la Monnaie de Bruxelles. Elle va se révéler, pourtant, d’une fascinante sobriété propre à humaniser chacun des rôles, même les plus secondaires.
Chaque scène est donc dépeinte au centre d’un tableau ceint d’un abysse scénique obscur et subtilement éclairci.
Les sorcières en haillons, le (vrai) cheval du messager, noir, et celui du Roi Duncan, blanc, les trônes d’argent symboles du pouvoir, le grand miroir incliné narcissique et reflet de l’avenir, la longue table du banquet, les cadres de portes qui dessinent des issues vers l’inconnu, posent les éléments essentiels de la tragédie de Shakespeare.
Les somptueux costumes d'Ursula Patzak nous remémorent, inévitablement, les images d'une époque où Renato Bruson était le Macbeth de référence.
Les protagonistes entrent par les portes d'avant-scène, mais s'évanouissent dans les ombres de l'arrière-scène.
Roberto Frontali (Macbeth)
A ce décor qui canalise l’attention du spectateur dans un monde de plus en plus introspectif, Mario Martone incruste judicieusement plusieurs séquences vidéographiques – le fantôme enflammé de Banquo, la forêt de Birnam à laquelle se mêlent le chœur et la cérémonie d’enterrement des enfants de Macduff, le défilé des fils-rois de Banquo -, évitant habilement toute figuration incongrue.
Extraite d’un de ses courts métrages, ‘La meditazione di Hayez’ accompagne enfin, en prélude, la scène de somnambulisme. Lady Macbeth n’a plus qu’à prolonger la belle chorégraphie hors-du-temps de Raffaella Giordano, qui éveille la compassion du spectateur à l’égard de la meurtrière par procuration.
Andrea Mastroni (Banquo) et Alex Gallais (Fleance)
En introduction de cet univers clos, l’intensité très mesurée de l’Orchestre National de France, en apparence excessivement contrôlée par Daniele Gatti, s’écarte des lectures spectaculaires que l’on a pu notamment entendre de la part de chefs tels Teodor Currentzis, à Paris et Munich, ou de Claudio Abbado, au disque.
Mais l’on se rend très vite compte que cette tonalité chambriste concourt à un climat d’ensemble qui resserre encore plus le drame sur la tragédie intérieure des acteurs, et non sur les grands élans épiques. Cet orchestre est en effet celui qui a interprété ‘Parsifal’ dans cette même salle, et qui y interprétera ‘Tristan et Isolde’ la saison prochaine.
Roberto Frontali (Macbeth)
On découvre donc avec quelle flexibilité il peut modifier sa texture, pour faire ressortir les moindres vibrations naturelles, presque brutes, de chaque instrument, peindre avec finesse les moindres inflexions poétiques et pathétiques, et empreindre ce chef-d’œuvre d’un charme suranné qui met en valeur sa psychologie musicale.
Daniele Gatti allonge les tempi, mais ne lâche pas la bride non plus quand il s’agit de donner de l’impulsion au drame, laissant à peine un motif s’achever pour tisser une nouvelle trame encore plus dynamique.
On aurait alors envie d’entendre cette interprétation dans un théâtre italien, tel celui de Parme ou de Busseto, afin que la correspondance avec l’esprit du compositeur soit totale, bien que la version de ‘Macbeth’ choisie aujourd'hui, la plus communément représentée, soit celle que Verdi réécrivit en partie pour l’Opéra de Paris, en y ajoutant des effets impressionnants.
Roberto Frontali (Macbeth) et Susanna Branchini (Lady Macbeth)
Cette version (1865) est par ailleurs rendue intégralement ce soir, hormis le ballet des sorcières prévu avant que Macbeth ne vienne les revoir, le chœur des Sylphes étant, lui, conservé.
Dans le même esprit, le chœur de Radio France enlaidit volontairement ses voix féminines pour incarner la méchanceté sauvage des sorcières, et ne retrouver une humanité intègre que dans les scènes populaires, depuis la soirée festive au château du seigneur d’Ecosse jusqu’à la déploration dans la forêt. Et la marche finale, sans la moindre pompe, laisse une dernière empreinte belle par sa justesse et sa dignité.
Et l’on mesure avec quel sens de l’unité les solistes ont été choisis pour incarner tous ces personnages.
Susanna Branchini (Lady Macbeth)
La Lady Macbeth de Susanna Branchini a, à la fois, des accents complexes et torturés, de belles lignes longues et sombres dans les aigus, une diction incisive, et des couleurs nettement plus confidentielles dans les graves.
Et si elle se ménage dans les suraigus, aux deux premiers actes, elle compose une fascinante scène de somnambulisme tout en nuances et notes filées, comme si son âme s’évanouissait dans la nuit. Au cours de ce dernier passage, l’Orchestre National de France l’accompagne avec une lenteur déchirante qui fait ressortir ce que la musique de Verdi contient en prémisses du futur 3ème acte de ‘Traviata’ composé six ans après sa première version de ‘Macbeth’ (1847).
Son jeu reste parfois empreint de conventions, les notes pointées s’accompagnent d’à-coups physiques, mais un sang bouillonnant coule dans les veines de cette grande artiste italienne aux origines caribéennes, et on le ressent dans les intonations de sa voix.
Roberto Frontali (Macbeth) – scène des sorcières, Acte III
Et le courant passe bien avec son partenaire, Roberto Frontali. Ce baryton clair, dont le timbre rappelle la présence de José Van Dam, exprime des états d’âmes attendrissants que l’on pourrait retrouver dans la figure damnée et paternelle de Rigoletto. Ses déchirements intérieurs le poussent également à prendre des risques en anticipant des attaques – comme celui succédant au ballet des Sylphes – qu’il réussit alors à tenir et amplifier pour laisser le temps à l’orchestre de le rejoindre dans une même communion musicale. Impulsivité, puissance, terreurs maîtrisées, accélérations subites pour ne rien relâcher en tension, ce chanteur est, en effet, un acteur de la musique.
Nettement plus en retrait, et bien qu’il ne fasse de Banco une antre de sonorités inquiétantes, Andrea Mastroni soigne, en revanche, la musicalité de ce rôle souvent confié à des basses volumineuses. Son doux air d’adieu à Fleance, avant de trouver la mort, prend inévitablement une pudeur résignée.
Chœur de Radio France (Ballet des Sylphes)
Quant à Jean-François Borras, au cœur de la forêt de cendres stylisée, il interprète une déploration magnifiquement chantée, dans la même tonalité, quasi-religieuse, du chœur.
Et chacun aura été impressionné par la dimension nobiliaire de Sophie Pondjiclis, qui hisse la Dama di Lady Macbeth au niveau des couleurs vocales de la princesse Eboli (‘Don Carlo’),
Jérémy Duffau (Malcolm) et Patrick Ivorra (Le Médecin) participent, eux-aussi, à l’équilibre de cette composition vocale réussie.
Un Verdi au surnaturel atténué, tourné vers l’intimité et l’enfermement de ses personnages, une pénombre omniprésente et une peinture musicale qui s’approfondit au cours de la soirée, voilà ce que l’on a entendu avec un recueillement presque trop serein face à la tragédie humaine racontée sur scène.
Retransmission de la dernière représentation du samedi 16 mai sur France Musique dès 19h.