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Publié le 6 Octobre 2023

L’Affaire Makropoulos (Leoš Janáček - 18 décembre 1926, Théâtre national de Brno)
D’après la pièce de Karel Čapek (21 novembre 1922, Théâtre de Vinohrady de Prague)
Répétition générale du 02 octobre et représentations du 05 et 17 octobre 2023
Opéra Bastille

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Jaroslav Prus Johan Reuter
Vítek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Janek Cyrille Dubois
Maître Kolenaty Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2007)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Diffusion en direct sur Paris Opera Play le vendredi 13 octobre 2023

La mise en scène de ‘Věc Makropulos’ imaginée par Krzysztof Warlikowski est, jusqu’à présent, la production d’un opéra de Leoš Janáček qui a connu la plus importante longévité au répertoire de l’Opéra de Paris, puisqu’elle a été créée il y a plus de 16 ans, le 27 avril 2007, tout en bénéficiant d’une reconnaissance critique unanime - précédemment, la production de ‘Katia Kabanova’ par Götz Friedrich avait tenu 12 ans sur scène de 1988 à 2000 -.

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette histoire de procès qui oppose Albert Gregor à Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus décédé un siècle plus tôt, fait intervenir une célèbre et mystérieuse chanteuse, Emilia Marty, qui recherche aussi les preuves d’une liaison qu’elle eut avec ce personnage désormais disparu. Elle est en effet devenue immortelle après avoir bu un élixir de vie et, malgré sa froideur, elle fascine tous les êtres qui l’approchent.

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Ce drame fantastique, qui pourrait être traité de manière naturaliste en présentant des êtres banalement humains perturbés par la présence d’une femme qui leur échappe, est splendidement mis en perspective sur la scène Bastille en tissant des liens avec l’univers du cinéma américain des années 50 qui brillait par la seule présence d’actrices légendaires – Krzysztof Warlikowski s’est personnellement nourri de cet art lorsqu’il vécut à Paris dans les années 80, avant d’entreprendre des études de théâtre lors de son retour en Pologne après la chute du rideau de fer -.

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette approche cinématographique qui transforme Emilia – alias Elina Makropoulos – en actrice est scéniquement très exigeante pour l’interprète du rôle qui apparaît d’abord sous l’apparence de Marilyn Monroe dont la jupe se soulève avec le vent comme dans le film « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955), dont il restera la photographie mythique prise par Sam Shaw, puis sous les traits de Rita Hayworth , icône sensuelle de « Gilda » (Charles Vidor 1946) qui y chante ‘Put the blame on Mame’.

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Il s’agit ici d’incarner une femme fatale qui suscite attirance, jalousie, désir de possession, voir désir de meurtre (Albert Gregor ira jusqu’à menacer Emilia Marty qui, en retour, lui montrera une partie des cicatrices laissées par ses soupirants passés), pulsions animales qui sont symbolisées au second acte par un immense buste de King Kong dont la main enserre l’artiste, comme pour signifier qu’elle ne pourra jamais s’échapper du destin fantasmatique qui pèse sur elle.

Cet élément de décor fabuleux de onze mètres de hauteur est d’ailleurs mis en valeur de manière très impressionnante par des lumières (Felice Ross) qui en dessinent les volumes et donnent l’illusion du réalisme de sa fourrure.

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

La vidéo et la filmographie jouent aussi un rôle prépondérant dans cette production de façon à créer un tout cohérent du début à la fin, non pas qu’il s’agisse d’une simple cohérence logique et linéaire, mais plutôt d’une unité d’ensemble qui se répond par des résonances dans le temps entre texte, images, décor et dramaturgie, et qui emportent le spectateur dans ce milieu fait de projections et d’expressions fortement théâtrales pour lui faire sentir une présence éternelle tragique.

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

La scène d’ouverture entièrement construite sur des archives filmées est absolument grandiose, car, d’une part, elle donne un sens lyrique et cinématographique à la musique de Leoš Janáček que d’aucun n’aurait soupçonné, et, d’autre part, agrège de manière virtuose des scènes et des extraits de films de Marilyn Monroe avec ceux du ‘King Kong’ de 1933 au rythme des secousses presque sauvages de la musique.

Les sentiments de fascination et d’oppression sont aussi appuyés par la présence, dans toute cette séquence, de photographes acharnés à traquer leur proie.

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Enfin, des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) interviennent à tous les actes pour signifier l’imminence de la chute de la diva, sous les traits magnétiques de Gloria Swanson.
Une furtive image du corps de la diva flottant dans une piscine, extraite de ce même film, est glissée de façon subliminale au tout début, en écho au décor final tiré de la scène de la piscine du dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962).

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

C’est en effet au creux du somptueux décor laqué en bakélite de Małgorzata Szczęśniak, qui évoque une ancienne salle de cinéma, que sont insérées ces vidéos, auxquelles les néons latéraux situés en hauteur, les effets luminescents tapis sous la scène et les faisceaux provenant de la salle donnent un effet de profondeur et une unité visuelle saisissante.

Un autre décor glissant représentant des sanitaires et une salle d’eau permet d’isoler la relation trouble entre Emilia et Albert, qui ignore qu’il est son arrière petit-fils, et, à nouveau, des petits écrans permettent d’apprécier le talent de Denis Guéguin, le vidéaste, à reconstituer une filmographie vivante du visage de Karita Mattila façon ‘Pop Art’ issue d’un portrait de Marilyn peint par Andy Warhol quelques semaines après la mort de l’actrice en 1964.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Mais beaucoup d’humour s’immisce aussi dans la dramaturgie à travers les rôles secondaires, et notamment le personnage de Hauk-Sendorf, ténor d’opérette, qui joue avec Marilyn une scène d’affection très touchante qui semble être le seul moment d’amour véritablement humain du spectacle.

Et avec une artiste telle Karita Mattila, qui a remporté il y a exactement 40 ans son premier concours de chant lors de la première compétition Cardiff Singer of the World, la scène finale où on la voit s’enfoncer lentement dans la piscine alors que la jeune soprano Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, achève de lui ressembler pour prendre le relai, donne une image de la transmission d’un destin qui dépasse celui de Marilyn pour s’inscrire dans une réalité artistique et humaine d’aujourd’hui.

Le spectateur est d’ailleurs lui-même interpelé dans cette mise en scène lorsqu’Emilia se tourne vers la salle pour demander qui d’autre veut la solliciter. La lassitude d’être une icône est en effet l’un sujet qui est traité avec une lucidité cruelle par le texte et par le geste.

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Pour cette 4e série après celles de 2007, 2009 et 2013, auxquelles on pourrait rajouter celle de 2008 au Teatro Real de Madrid, deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris sont mis à l’honneur dès les premières minutes.

Le premier, Nicholas Jones, incarne Vítek sous forme de présentateur avec une clarté éloquente qui laisse béat de par son aisance riante. La seconde, Ilanah Lobel-Torres, se glisse dans la peau de Krista, puis de Marilyn, avec la même confiance et une excellente résonance en salle qui s’appuie sur un timbre ambré vibrant et légèrement corsé. Son jeu est agrémenté d’une subtile touche séductrice qui lui permet d’apparaître comme une successeuse envieuse de profiter de la vie.

Et comme dans cette production elle reprend à son compte les rôles de la femme de ménage et de la femme de chambre écrits à l’origine pour une contralto, son caractère s’en trouve naturellement renforcé.

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Totalement méconnaissable, Cyrille Dubois, qui célèbre tout juste ses 11 ans sur la scène Bastille, joue sans réserve le sans-gêne vivace de Janek, le fils de Prus, avec une manière délurée qu’on ne lui connaissait pas, et une excellente élocution en tchèque que peuvent constater les natifs du pays de la Bohême. Le personnage apparaît moins abrupt que dans d’autres interprétations.

Et, autre protagoniste signifiant, Hauk-Sendorf est ce soir doué de la présence si touchante de Peter Bronder, d’une fulgurante expressivité vocale, qui nous vaut le plus authentique duo avec Emilia Marty, au point de faire réapparaître des traits très enfantins.

Habitué des rôles véristes et naturalistes, Johan Reuter n’a aucun mal à traduire la muflerie de Jaroslav Prus, et Károly Szemerédy donne une image impertinente et très spontanée de Maître Kolenaty.

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Quant aux deux grands rôles de cet opéra extravagant, ils sont confiés à Pavel Černoch et Karita Mattila.

Le premier, habitué à l’univers de Krzysztof Warlikowski auquel il s’est confronté sur cette même scène dans ‘Don Carlos’ et Lady Macbeth de Mzensk’, fait ressortir le tempérament écorché d’Albert Gregor en perpétuelle lutte avec la passion charnelle qu’il éprouve pour Emilia et qui le rend très dangereux.

Le brillant de ses intonations slaves et les teintes mates de sa voix induisent ainsi un charme impulsif et dépressif qui sont les meilleurs alliés de son interprétation excellemment figurée.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila, elle, découvre pour la première fois l’approche très sensible du metteur en scène qui attache beaucoup d’importance aux expressions du corps et à leurs interactions.

Son galbe vocal s’est considérablement épaissi et assombri, mais avec une souplesse tonique qui lui permet de donner de l’effet percutant à ses exclamations dont on entend un déploiement phénoménal au dernier acte.  C’est effectivement très émouvant de reconnaître ce qui a toujours fait l’unicité de son timbre depuis sa toute jeunesse, ainsi que de la voir tenir ce rôle avec une rage de vivre qu’elle n’accepte finalement de lâcher que lorsqu’elle se laisse entraîner au fond de la piscine.

Karita Mattila

Karita Mattila

Et si l’on ajoute la direction de Susanna Mälkki qui semble intérioriser beaucoup plus le discours musical qu’en 2013 avec une grande profondeur de son et une grande précision dans l’association des interjections musicales au chant des solistes, on obtient un rendu musical de nature plus crépusculaire qui accentue le sentiment d’une fin d’époque.

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ce spectacle, servi par une esthétique magnifique, porte en lui une telle leçon sur la vie et sur la relation de l’artiste à la société qu’il est une référence dont il serait à l’honneur de l’Opéra de Paris de ne jamais se départir.

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

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Publié le 2 Décembre 2019

Prince Igor (Alexandre Borodine – 1890)
Editions Belaieff (1923) - Orchestration du second Monologue d’Igor de Pavel Smelkov

Représentations du 28 novembre et du 01 décembre 2019
Opéra Bastille

Prince Igor Ildar Abdrazakov
Iaroslavna Elena Stikhina
Vladimir Pavel Černoch
Prince Galitski Dmitry Ulyanov
Kontchak Dimitry Ivashchenko
Kontchakovna Anita Rachvelishvili
Skoula Adam Palka
Ierochka Andrei Popov
Ovlour Vasily Efimov
La Nourrice Marina Haller
Une Jeune Polovtsienne Irina Kopylova

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2019)
Chorégraphie Otto Pichler

Nouvelle production et entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris                                                                       Elena Stikhina (Iaroslavna)

Inspiré probablement des évènements décrits dans le poème médiéval Le Dit de la campagne d’Igor, Prince Igor relate la lutte entre les jeunes états russes chrétiens et les tribus eurasiennes de Coumans (les Polovtsiens – en russe Les couleurs fauves) qui percèrent en Europe jusqu’au Royaume de Hongrie au XIIe siècle, avant l’arrivée des Mongols.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

La musique est une des plus somptueuses du répertoire russe.

A sa mort, en 1887, Borodine laissa pourtant une partition restée inachevée, composée et remaniée régulièrement pendant 18 ans, que deux musiciens russes, Rimski-Korsakov et le jeune Glazounov, complétèrent dès 1885, le premier en orchestrant une large partie de la partition écrite uniquement pour le piano par Borodine, et le second en composant d’autres passages, dont l’ouverture et le troisième acte, à partir des souhaits qu’il connaissait de la part du compositeur.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

La création eut lieu à Moscou en 1890, mais l’Opéra de Paris n’accueillit que fin 1969, il y a tout juste cinquante ans, une production en provenance du Théâtre du Bolshoi qui fut représentée durant 7 soirs uniquement.

Puis, en 1983, les travaux du musicologue Pavel Lamm, réalisés dans les années 1940, furent publiés. Ils révélèrent que Rimski-Korsakov et Glazounov avaient supprimé un cinquième de la partition.

Ainsi, dix ans plus tard, Valery Gergiev interpréta une version quasi-intégrale parue en CD début 1995 chez Philips, en confiant l’orchestration des nouveaux morceaux écrits par Borodine au compositeur et chef d’orchestre Yuri Falik.

Pavel Černoch (Vladimir)

Pavel Černoch (Vladimir)

C’est donc une entrée au répertoire de l’Opéra de Paris pour l’unique opéra de ce compositeur qui fit passer sa carrière de chimiste, son véritable métier, au premier plan tout au long de sa vie.

Dans la version jouée à l’opéra Bastille, l'ensemble de la musique est de Borodine, hormis l'ouverture qui fut composée et orchestrée de mémoire par Glazounov après avoir entendu le compositeur l’interpréter au piano.

Le troisième acte est par conséquent exclu, étant une composition de Glazounov sur la base d'esquisses et de thèmes de Borodine, mais les nouveaux passages orchestrés par Yuri Falik ne sont pas réintégrés non plus, excepté le monologue d'Igor au camp polovtsien issu de ce même acte, joué toutefois dans une orchestration récente de Pavel Smelkov datant de la saison 2013/2014 du Théâtre Mariinsky.

Au total, si un quart de la musique entendue ce soir est instrumentée par Borodine, les 3/4 restants sont principalement orchestrés par Rimski-Korsakov.

Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)

Andrei Popov (Ierochka) et Adam Palka (Skoula)

La représentation commence directement par le prologue, et expose à la vue du public l’intérieur du dôme galbé et doré d’une cathédrale orthodoxe enveloppée de noir où se dissimule le chœur, à la fois peuple et boyards, chantant avec un aplomb intensément exaltant.

Igor est habillé en treillis moderne, surplombé par une croix lumineuse catholique, afin de créer une image symbolique de l’alliance entre pouvoir militaire et pouvoir religieux qui soit plus générale.

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Et au mauvais présage de l’éclipse est substituée une hallucination où le Prince croit voir son corps se recouvrir de sang, prémonition qui se révélera tout à fait juste par la suite.

Ildar Abdrazakov, assis sur son trône, est d’emblée d’une impressionnante noirceur autoritaire qui a du corps, et l’arrivé touchante d’Elena Stikhina présente une Iaroslavana fragile au charisme séduisant, à l’image du prince, et une sensualité de timbre qui soutient également de splendides aigus éclatants.

Pavel Černoch, en Vladimir Igorevitch , le fils du Prince, participe à cette scène de concert avec le chœur.

Pour son premier opéra russe, Philippe Jordan dévoile progressivement un grand sens de l’emphase dans la partie chorale, et un délicieux talent à faire émaner de la musique une clarté où s’adoucissent les sonorités des vents.

Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)

Adam Palka (Skoula) et Dmitry Ulyanov (Prince Galitski)

On quitte cependant ce tableau fort consensuel pour entrer dans le premier acte à la cour du prince Vladimir Galitski, qui est transposée dans une grande villa privée de nouveaux riches où des militaires invités se livrent à une immense beuverie qui dégénère autour d’une piscine. Des danseurs sont mêlés au chœur afin de mener cette séquence de façon la plus débridée possible avec la complicité de Philippe Jordan qui tonifie brillamment l’orchestre afin d’entraîner les mouvements de toute la scène.

Dmitry Ulyanov est excellent dans ce rôle d’enfant gâté en costume branché qui se prend pour un chef de bande, et incarne entièrement la vulgarité de son personnage tout en la soutenant par une incisivité de chant aux accents sensiblement ironiques.

Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) et Elena Stikhina (Iaroslavna)

C’est alors qu'intervient le premier grand air de Iaroslavna, le premier grand moment de sensibilité de la soirée, quand Elena Stikhina sort de sa véranda, joliment tapissée d’arbres, pour déplorer de sa voix attendrissante et dramatique, mélange de noirceur subtile et de vibrations émouvantes, l’absence d’Igor.

Sa confrontation avec Dmitry Ulyanov est jouée avec un grand réalisme, une véritable dispute entre frère et sœur, et Barrie Kosky transforme les jeunes filles terrorisées en religieuses afin de montrer la totalement dissociation entre la mentalité du clan Galitski et les valeurs spirituelles auxquelles se rattache Iaroslavna. De cet acte, formidable d’énergie malgré l’esprit malsain qui y règne, ressort surtout une volonté d’insister sur l’emprise du monde masculin aux dépens des femmes.

Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)

Pavel Černoch (Vladimir) et Anita Rachvelishvili (Kontchakovna)

Mais le metteur en scène ne fait aucune différence entre la populace qui entoure le prétendant au trône de Poutivl et les boyards qui viennent annoncer à Iaroslavna la défaite des troupes russes face aux Polovtsiens. Ce sont pour lui les mêmes groupes violents assujettis à un leader, et l’on comprend alors moins bien que Iaroslavna les accueillent avec intérêt.

Musicalement, le chœur des boyards, sombre et obsédant, est chanté sans le complément orchestré par Yuri Falik qui annonçait l’avancée des troupes eurasiennes sur la ville, et qui montrait aussi la précipitation de Vladimir Galitski à vouloir se faire élire prince.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

L’arrivée de l’ennemi est alors rendue spectaculairement par le surgissement d’un homme ensanglanté faisant tournoyer une tête de cheval sous des coups de feu dont l’un, provenant de la princesse, le tuera instantanément.

Cette dernière scène horrible nous fait quitter un tableau totalement dépravé et haut-en-couleur pour basculer dans le camp ténébreux du Khan Gzak, une prison dure où les éclats de sang étalés sur les murs défraîchis racontent les tortures qui s’y déroulent. Loin d’évoquer les steppes sauvages, cette scène pourrait être le parfait décor pour le deuxième acte de Fidelio, mais c’est d’abord la voix adolescente et enjôleuse d’Irina Kopylova qui embaume pour un temps les souffrances de Vladimir Igorevitch.

Prince Igor (Abdrazakov-Stikhina-Rachvelishvili-Černoch-Ulyanov-Kosky-Jordan) Bastille

Pavel Černoch, un excellent acteur, toujours expressif, chante et joue sans réserve les écorchures de son être à travers un timbre riche de slavité dans le médium, sans toutefois arriver à se libérer dans les aigus.

A vrai dire, la présence d’Anita Rachvelishvili, une somptueuse Kontchakovna dont l’ampleur phénoménale est intensifiée par la structure fermée du décor, submerge le duo d’amour, les graves s’amplifient langoureusement, si bien que les spectateurs sont littéralement englobés par ce flot vocal hors-norme chargé de puissance érotique irrésistible.

Après les mélanges de vert-gris du premier acte, les danses des gardes et des prisonnières prennent ici une teinte bleu-gris et chair, les hommes étant torses nus, et la chorégraphie athlétique montre à nouveau les femmes encerclées et harcelées par les hommes. Barrie Kosky développe ainsi un des fils conducteurs de sa narration.

Elena Stikhina (Iaroslavna)

Elena Stikhina (Iaroslavna)

La scène entre Igor et Kontchak, précédée du premier monologue du prince où l'orchestre gagne une dimension immersive saisissante, prend par la suite une tournure sadique où les gestes blessants du vainqueur, véritable tortionnaire, contredisent systématiquement ses propos nobles, l’ensemble étant traité au second degré. Ildar Abdrazakov est cette fois mis au premier plan, impressionnant par sa manière d’incarner une bête blessée enténébrée, d’autant plus que Dimitry Ivashchenko est bien neutre dans sa façon de chanter.

Les danses Polovtsiennes prennent tout leur sens de façon imparable en faisant intervenir des danseurs de la mort revêtus de squelettes multicolores, suivis de masques païens macabres et loufoques dont les pas sont transcendés par la formidable véhémence, splendidement rutilante, de l’orchestre et des chœurs, qui sont eux-mêmes entraînés par un Philippe Jordan survolté par le rythme et le courant qu’il induit sur scène.

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Prince Igor)

Cette fin grandiose, ovationnée par une salle qui a accumulé un enthousiasme follement euphorisant, est prolongée par l’ouverture qui tient lieu de troisième acte – c’est dans cet acte que l’on aurait pu entendre Igor prendre conscience du danger pour la Russie et de la nécessité de s’échapper.

Philippe Jordan déploie à merveille la limpidité des cordes, la grâce orientalisante des solo d’instruments et les volumes généreux des nappes ondoyantes, ce qui procure une ample respiration avant de mettre en scène la désolation absolue.

José luis Basso, le chef des choeurs

José luis Basso, le chef des choeurs

La scène s’ouvre ainsi sur une portion d’autoroute filant de l’arrière vers la salle, surmontée d’un fin nuage de brume fantomatique qui semble descendre vers l’orchestre jusqu’aux premiers rangs.

Elena Stikhina surgit de cette immense voie grisâtre au son des voix angéliques du chœur, et interprète dans une totale simplicité la désespérance de Iaroslavna, son second grand air orchestré cette fois par Borodine. Son apparition est à nouveau chargée d’une émotion tendre, et elle démontre une magnifique capacité à faire agréablement vibrer la fraîcheur de sa tessiture aiguë.

Anita Rachvelishvili

Anita Rachvelishvili

Puis, elle laisse place au tableau suivant sensé se dérouler un peu plus en aval de la route, où se trouve Igor. Placé à cet endroit là, le second monologue, seul rescapé du IIIe acte puisqu’il fut composé par Borodine et réintroduit dans l’œuvre par l’orchestration de Pavel Smelkov, fonctionne assez bien car il devient un écho à la désespérance de Iaroslavna.

Le duo de reconnaissance prend ainsi une tonalité pathétique bien différente des langueurs entre Kontchakovna et Vladimir entendues au deuxième acte.

Mais au dernier moment, ce n’est pas un Igor triomphant salué par la population en exil qui est mis en scène, mais une parodie de leader grotesque qui raille la capacité des peuples à être fascinés par des chefs qui flattent leurs bassesses.

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov

Anita Rachvelishvili, Elena Stikhina, Philippe Jordan, José luis Basso et Ildar Abdrazakov

Parmi les seconds rôles, Barrie Kosky met aussi au premier plan à chaque acte Adam Palka (Skoula) et Andrei Popov (Ierochka), tous deux vivement expressifs, ainsi que Vasily Efimov (Ovlour) qui fait entendre avec plaisir sa voix d’innocent éloquente.

Cette version parcourue de mille couleurs dans les assortiments de costumes, dure par les réalités auxquelles elle se réfère, centrée sur la folie du peuple, et fortement dynamisée à la fois par la direction scénique et l’élan musical, dépouille tous les leaders de leur noblesse, relie oppression masculine des femmes et aveuglement des masses pour en tirer comme conséquence un exode inéluctable.

Barrie Kosky et Philippe Jordan

Barrie Kosky et Philippe Jordan

Si le propos est accueilli de façon explosive lors de la première, il le doit autant à son parti-pris que par le concours sensationnel de tous les artistes à une interprétation d’une très grande force.

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Publié le 8 Avril 2019

Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch - 1934)
Répétition générale du 31 mars 2019 et représentations du 06, 09 13 et 16 avril 2019

Opéra Bastille

Katerina Ismaïlova Aušrinė Stundytė
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Dmitry Ulyanov
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov John Daszak
Sergueï Pavel Černoch
Le Pope Krzysztof Baczyk
Le Chef de la police Alexander Tsymbalyuk
Un maître d'école Andrei Popov
Le Balourd miteux Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke
Sonietka Oksana Volkova
Aksinya Sofija Petrovic
La bagnarde Marianne Croux
Danseuse Danièle Gabou
Circassiens Victoria Bouglione, Tiago Eusébio

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors, costumes Małgorzata Szczęśniak 
Lumières Felice Ross 
Vidéo Denis Guéguin
Animation vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil 
Dramaturgie Christian Longchamp 

                                Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Reconnu comme un artiste capable de bouleverser l’interprétation d’ouvrages lyriques à partir de sa propre culture personnelle, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou bien cinématographique, ré-humanisant ainsi les héroïnes mythiques (Iphigénie, Médée, Lulu), croisant les destins de femmes célèbres (L’Affaire Makropoulos, Alceste), analysant la lente déstructuration des hommes (Macbeth, Le Roi Roger, Don Giovanni), questionnant l’identité sexuelle en filigrane de façon parfois inattendue (Eugène Onéguine), et affrontant même les périodes les plus sombres de l’Histoire (Parsifal), Krzysztof Warlikowski s’est également imposé comme l’un des grands directeurs scéniques des œuvres du XXe siècle. 

En effet, sur les 25 opéras qu’il a mis en scène à ce jour sur près de 20 ans, 15 sont issus du siècle de de Debussy, Szymanowski, Schreker et Penderecki.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et après lui avoir confié, en 2017, une nouvelle mise en scène de Don Carlos, une œuvre créée pour l’Opéra de Paris il y a plus de 150 ans, Stéphane Lissner ne pouvait que lui donner crédit pour réinterpréter l’ouvrage que Pierre Berger annonçait, le 25 mai 1989, comme la nouvelle production qui devait inaugurer l’opéra Bastille dès janvier 1990, suivie par une autre nouvelle production, Macbeth de Giuseppe Verdi

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Les difficultés budgétaires ne permirent cependant pas de tenir cet engagement, mais Lady Macbeth de Mzensk fit son entrée au répertoire sur la grande scène Bastille le 04 février 1992, sous la baguette de Myung-Whun Chung, dans une mise en scène d’André Engel, et avec Mary Jane Johnson comme interprète principale, trois ans après la création française jouée le 26 mai 1989 au Grand Théâtre de Nancy dans la mise en scène d’un comédien français, Antoine Bourseiller.

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Œuvre dont les rythmes musicaux empreints de violence représentent les pulsions qui animent le quotidien de la vie de chacun, Lady Macbeth de Mzensk est issue de l’esprit d’un jeune compositeur de 26 ans pour qui les principes de libération sexuelle et de résistance aux conceptions du pouvoir soviétique s’imposaient dans une société étouffée par les préjugés.

La force d’expression hors du commun de cette musique signifiante, aussi bien de l’action présente que des pressentiments angoissants, est ainsi un formidable atout pour la précision théâtrale de Krzysztof Warlikowski, qui choisit de ne pas souligner le contexte russe mais plutôt de caractériser le contraste entre une femme extraordinairement vivante et un environnement social machinal et glacial. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Le décor élaboré par Małgorzata Szczęśniak est constitué d’une vaste salle parallélépipédique recouverte de carrelage blanc qui évoque un environnement clinique, au milieu duquel les scènes intimes se déroulent sur une chambre mobile surélevée et allongée pouvant pivoter sur elle-même et se retirer en arrière de la scène principale. A la fois salon, chambre, église, puis prison, les possibilités de scénographie deviennent infinies et permettent de rendre perceptibles sur cette scène dans la scène les moindres frémissements et désirs humains face à une salle de plus de 2700 spectateurs. 

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Et l'agencement des lumières (Felice Ross) achève d'isoler la chambre en assombrissant tout ce qui l’environne, et projette les ombres des protagonistes sur les flancs du décor démultipliant autrement la présence et l’expression de leurs corps. Ce visuel est absolument fascinant, d’autant plus qu’une grille située au-dessus de la chambre permet de créer un effet de maille sur les visages, suggérant l’enfermement de la prison sociale, tout en embellissant de façon orientalisante le mélange de teintes bleue, vert et magenta, associées à la féminité, qui décore le sol de la pièce.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ainsi, le spectateur est d’emblée happé par l’esseulement de Katerina Ismaïlova qu’Aušrinė Stundytė dépeint avec une voix d’une noirceur farouche fortement impressive, qui se prolonge vers des aigus en détresse créant une sorte de sentiment d’urgence saisissant. 

Le public parisien la découvre pour la première fois, mais cette chanteuse lituanienne athlétique, entièrement imprégnée par son incarnation, est familière de la Lady de Mzensk qu’elle a incarné à l’Opéra des Flandres sous la direction de Calixto Bieito, et à Lyon sous celle de Dmitri Tcherniakov

Sofija Petrovic (Aksinya)

Sofija Petrovic (Aksinya)

Car qu’Aušrinė Stundytė est véritablement plus qu’une chanteuse, mais une artiste accomplie capable de nous entrainer dans la vie d’un personnage avec un réalisme captivant. Les scènes de lutte et les scènes lascives d’effleurements corporels sont splendidement rendues, et ce qu’elle dit avec le corps est tout aussi important que ce qu’elle dit par son chant qui exprime ses déchirements intérieurs.

Et quand défilent les cadavres d’animaux prêts à la consommation, l’apparition d’une salle d’abattage révèle un entourage où le dégoût de la chair et la prégnance de la mort sont le commun de la société laborieuse dans laquelle vit Katerina. 

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Survient le formidable Boris de Dmitry Ulyanov, d’un impact vocal éclatant, autoritaire et débonnaire à la fois, que l’on découvre accompagné d’Aksinya, chantée par Sofija Petrovic, une jeune soprano de l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris au galbe vocal généreux et riche en couleurs, très fine physiquement. 

L’une des lignes de force de la dramaturgie de Krzysztof Warlikowski est de donner un rôle majeur à ce personnage qui n’intervient habituellement que dans la scène de viol initiale pour disparaitre par la suite. Il fait d’elle une femme opportuniste, absolument pas victime, prête à coucher avec qui l’aidera à survivre et avancer dans la société.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

On comprend qu’elle a une liaison avec Boris, puis elle subit, non sans se défendre, l’agression sexuelle de Sergueï, exulte et participe à sa punition quand il est surpris avec Katerina, et sera même l’amante du chef de la police une fois Boris tué. La mise en scène laisse imaginer qu’elle aurait pu elle-même dénoncer le couple assassin par vengeance envers Sergueï. Et tout ceci est montré en la faisant exister sans qu’elle n’ait besoin de chanter. 

Dans la peau du minable mari, John Daszak, lui qui fut Sergueï de sa voix claquante aux accents chantants dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, dessine un fils d’industriel pas si faible que cela, mais plutôt uniquement absorbé par ses affaires. 

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Par comparaison, Pavel Černoch a un timbre plus sombre qui le rend très touchant dans les grands personnages romantiques, mais comme il doit faire vivre un personnage plus antipathique que Laca (Jenůfa), accoutré en cow-boy vaguement séducteur, il s’impose par les résonances d’un médium noir qui fait son effet, et un engagement scénique qui ne le ménage pas, notamment lorsqu’il doit assumer des actes sexuels les fesses exposées à l’air libre.

Lui qui incarnait récemment un Don Carlos dépressif, le changement de caractère est saillant parce qu’il s’y engage avec un tempérament aussi passionné qu’excentrique, et, bien qu’il incarne un salaud, il lui attache pourtant une touche sympathique totalement naturelle.

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Au cours du déroulement dramatique, si Krzysztof Warlikowski traite les scènes de sexe avec la plus banale des trivialités, le plus crûment possible, la vidéographie de Denis Guéguin vient par la suite, lorsqu’elles se prolongent en arrière-plan, les fondre dans une évocation de la nature excellemment esthétisée. La vidéo est également utilisée pour montrer ce qui se passe en coulisse, notamment pour révéler le vrai visage en joie de Katerina Ismaïlova au moment de l’enterrement de Boris.

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et c’est une autre grande force du metteur en scène polonais que de savoir utiliser les interludes musicaux pour imaginer des scènes qui ne sont pas clairement décrites. Lui qui avait refusé de représenter le défilé lors de la scène d’autodafé de Don Carlos, il profite cette fois avantageusement de la transition qui mène de l’intervention du Pope facétieux et enjoué de Krzysztof Baczyk vers la chambre des amants, pour faire intervenir une procession mortuaire parfaitement en phase avec la musique de Chostakovitch, un des grands moments de ce spectacle. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Tous sont vêtus de noirs, y compris Katerina, et l’on découvre à l’une des extrémités une autre veuve qui n’est autre qu’Aksinya. Quant à Aušrinė Stundytė, elle se livre au jeu de la veuve éplorée, adaptation nécessaire à des conventions hypocrites et inévitables dans une société bourgeoise faussement croyante.

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Après le meurtre du fils, Zinovy, la seconde partie ouvre directement sur la salle aux murs rouge-sang où l’on célèbre le mariage de Katerina et Sergueï, non pas que Warlikowski ait supprimé les scènes du cadavre et des policiers, mais il les a incorporés à la cérémonie festive. Le balourd miteux devient un chanteur de show-biz extravagant qui sied parfaitement au naturel scénique déjanté de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke, et les policiers, menés par un Alexander Tsymbalyuk drôle et dont on reconnait les couleurs de voix pathétiques particulières, font également partie du divertissement, car la musique suggère une forme de légèreté. 

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ces deux premiers tableaux ne sont donc pas pris au sérieux, malgré les propos inquiétants, et sont suivis de numéros de cirque et de danse rythmés par les mesures endiablées de la transe orchestrale. Danielle Gabou, danseuse, chorégraphe et comédienne passionnée par le corps, le mouvement et le mot, s’est récemment associée au travail de Krzysztof Warlikowki et de Claude Bardouil, et réalise ce soir un formidable jeu d’excitation devant Sergueï. Toute cette scène qui enchante d’abord les mariés, puis les spectateurs, bascule finalement au retour de la police et d’Aksinya, à la découverte du corps de Zinovy pendu à un croc de boucher.

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Puis survient un autre moment magnifique, l’insertion dans l’opéra du premier mouvement du quatuor n°8 en ut mineur que le violoniste et chef d’orchestre russe, naturalisé israélien, Rudolf Barshaï, ami de Chostakovitch, avait réarrangé pour être interprété par un orchestre de chambre. Sur cette musique méditative gorgée de chaleur et traversée de sarments sombres, une vidéographie de Kamil Polak recrée poétiquement le corps d’Aušrinė Stundytė nageant dans une prison noyée sous un lac afin d’en trouver l’issue.

Ce désir d’évasion qui inscite au rêve est cependant soudainement suivi par l’ouverture sur la scène de la prison, disposée telle un wagon allongé d’où sortent les prisonniers et le chœur absolument évocateur des grands ensembles russes par ses accents mélancoliques si spirituels.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Warlikowki insiste sur la dimension affective en jeu, et Katerina Ismaïlova n’est plus qu’une petite fille qui a régressé, une femme qui a besoin d’amour, ce qu’elle démontre par ses gestes d’attachement envers son amant qui ne la désire plus. La Sonietka insolente et pragmatique d’Oksana Volkova la domine, et lorsque Katerina comprend qu’elle est abandonnée, elle n’a plus qu’un seau froid et vide à tenir dans les bras absolument seule sous un fracas orchestral monumental. Cette scène, par la naïveté avec laquelle Katerina croit encore en Sergueï, reste absolument insoutenable.

La noyade dans le lac, esthétisée par une dernière vidéographie, qui reprend celle projetée au début de l’œuvre, n’est plus qu’une échappatoire salutaire.

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Ce monde entraîné sur scène dans une aventure réaliste, mais aussi onirique et fantasmatique, l’est tout autant par la luxuriance qui émane de l’orchestre de l’Opéra de Paris porté par la direction merveilleuse d’Ingo Metzmacher. Ce chef d’orchestre a l’habitude de travailler avec Krzysztof Warlikowki et sa chaleureuse équipe (The Rake's Progress, Le Château de Barbe-Bleue/La Voix Humaine, Les Stigmatisés), et fait émerger un univers sonore semblable à une nébuleuse riche en matière et en couleurs délicates, donne de la profondeur et révéle la complexité des structures qui l’animent, insuffle des cadences sans exagérer la violence que l’ouvrage autorise, exaltant ainsi un bouillonnement instrumental fabuleusement étincelant.

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Et à grand renfort de cuivres disposés dans deux galeries latérales à une dizaine de mètres au-dessus de l’orchestre, l’expérience sensorielle pour l’auditeur devient entière, d’une plénitude galvanisante sans pour autant que les instruments ne sonnent trop agressifs.

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Nous savons tous qu’il est rare dans la vie de trouver des équipes multidisciplinaires qui s’entendent suffisamment bien sur le long terme, tout en sachant croiser leurs talents artistiques, afin d’aboutir à une œuvre unique qui mérite d’être admirer. C’est ce qui fait la valeur de ce Lady Macbeth de Mzensk qui en dit beaucoup par son sujet mais aussi sur les qualités qu’il faut avoir pour pouvoir le créer avec un tel niveau d’achèvement.

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

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Publié le 13 Octobre 2018

Jenůfa (Leoš Janáček)
Représentation 06 octobre 2018
De Nationale Opera, Amsterdam

Stařenka Buryjovka Hanna Schwarz
Laca Klemeň Pavel Cernoch
Števa Buryja Norman Reinhardt
Kostelnička Buryjovka Evelyn Herlitzius
Jenůfa Annette Dasch
Stárek Henry Waddington
Rychtár Jeremy White
Rychtárka Francis van Broekhuizen
Karolka Karin Strobos
Pastuchyňa Polly Leech
Barena Gloria Giurgola

Direction musicale Tomáš Netopil
Mise en scène Katie Mitchell (2018)   

Nederlands Philharmonisch Orkest & Koor van De Nationale Opera  

                                                                                       Annette Dasch (Jenůfa) et Pavel Cernoch (Laca)

La production parisienne de Jenůfa mise en scène par Stéphane Braunschweig en 1996 et 2003 au Théâtre du Châtelet - Jenůfa n'est aujourd'hui toujours pas entré au répertoire de l'Opéra de Paris en langue originale - avait marqué par sa rudesse, la douleur froide du visage de Jenůfa balafrée portant sur elle une souffrance humaine incommensurable recouverte d’ombres, et le portrait d’une mère si effrayée par elle-même qu’elle n’était plus qu’un fantôme ne sachant plus à quoi se rattacher.

Il fallait avoir le moral pour résister à un tel malheur rendu si crédible par un metteur en scène et également des artistes au talent aussi expressif tels Karita Mattila, Rosalind Plowright et Stefan Margita, lors de la dernière reprise sous la direction de Sylvain Cambreling.

Annette Dasch (Jenůfa) et Evelyn Herlitzius (Kostelnička)

Annette Dasch (Jenůfa) et Evelyn Herlitzius (Kostelnička)

A Amsterdam, en ce soir de première, la production de Katie Mitchell refuse quasiment tout néo-naturalisme et replace l’histoire de Jenůfa dans un contexte social contemporain réaliste. La jeune villageoise se réincarne en une secrétaire de direction d’une entreprise industrielle, le décor sur fond d’usine de production évolue ensuite au second acte en une caravane allongée, agréablement cosy, lieu de refuge à l’écart de la société, pour se transformer au final en un appartement d’une petite famille bourgeoise de province, croyante et attachée à ses rituels domestiques.

Evelyn Herlitzius (Kostelnička) et Pavel Cernoch (Laca)

Evelyn Herlitzius (Kostelnička) et Pavel Cernoch (Laca)

Et à travers un excellent travail de direction d’acteur, d’une méticulosité qui touche aussi bien les rôles principaux que les tout petits rôles, l’approche est claire, Katie Mitchell montre le désir d’évolution sociale à travers un univers féminin où elle met en balance plusieurs typologies d’hommes, dont le jeune envieux de réussite - Števa – et la jeune victime de ses propres pulsions encore violentes mais sincères, Laca. La femme apparaît comme un être qui sait et doit composer avec les débordements sexuels des hommes tels qu'ils sont.

Hanna Schwarz (Stařenka), Annette Dasch (Jenůfa), Evelyn Herlitzius (Kostelnička) et Norman Reinhardt (Števa)

Hanna Schwarz (Stařenka), Annette Dasch (Jenůfa), Evelyn Herlitzius (Kostelnička) et Norman Reinhardt (Števa)

Le drame personnel de Jenůfa passe un peu au second plan, et les comportements de l’entourage sont si bien caractérisés qu’ils permettent à chacun de retrouver des figures familières aussi bien chez les parents que parmi le petit personnel.

Il y a quelque chose de la Tatiana de Tchaïkovski dans ce portait d’une femme issue d’un milieu modeste et qui avance tout de même, grâce à sa mère, dans la société, et le final à corps désirant entre Jenůfa et Laca fait même tout oublier, comme si l’amour entre les êtres avait pris totalement le dessus.

Même le portrait de la mère de Jenůfa est révélé par Katie Mitchell avec un sens de la compassion fortement palpable, et cette intention humaniste compense l’apparence léchée de la production.

Annette Dasch (Jenůfa)

Annette Dasch (Jenůfa)

Evelyn Herlitzius, dans un rôle qui lui va à merveille, rend à Kostelnička sa folie névrotique sans pour autant la faire basculer dans l’hystérie outrancière. Sa féminité mystérieuse est intacte, l’incarnation émouvante aussi bien par les changements d’inflexions que des expressions du visage si bouleversants et marquants, et sa joie libérée face au public au rideau final est une joie partagée par tous.

Hanna Schwarz, avec les nombreux clivages d'une tessiture grave aux accents inquiétants et ses talents d’actrice naturels, imprime un portrait autoritaire et assez inflexible de Stařenka Buryjovka, et Annette Dasch, que l’on aurait envie de dire 'luxueuse' pour le rôle de Jenůfa, mélange charme et sensibilité, et en est presque trop lumineuse quand on attend aussi une certaine noirceur viscérale qui reflèterait la tristesse accumulée par les conditions de vie de l’héroïne.

Pavel Cernoch, Katie Mitchell, Evelyn Herlitziuz et Lizzie Clachan (Décors)

Pavel Cernoch, Katie Mitchell, Evelyn Herlitziuz et Lizzie Clachan (Décors)

Quant à Norman Reinhardt, il porte avec agilité et élégance vocale le personnage de Števa, et c’est en Pavel Cernoch, familier de Laca, que l’on retrouve la fureur scénique, la noirceur slave d’un chant poignant, une âme tourmentée qui va si bien à ce chanteur profondément attachant.

A l’image de ce spectacle parfaitement conçu et dirigé, et quelque part plutôt polissé, la direction musicale Tomáš Netopil est d’une finesse si envoûtante et merveilleuse qu’elle ne laisse plus soupçonner que la musique de Leoš Janáček peut être aussi un univers de noirceur âpre et saillant.

Le chœur, habilement animé, est d’une bien agréable homogénéité, et l’on aurait envie de dire d’une sensuelle suavité, et sa cohésion, un modèle de naturel.

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Publié le 10 Octobre 2017

Don Carlos (Giuseppe Verdi)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétitions du 04 et 07 octobre 2017
Représentations du 13, 16, 19, 22, 28 octobre et

du 05, 11 novembre 2017

Philippe II Ildar Abdrazakov
Don Carlos Jonas Kaufmann / Pavel Černoch
Rodrigue Ludovic Tézier
Le Grand Inquisiteur Dmitry Belosselskiy
Élisabeth de Valois
Sonya Yoncheva / Hibla Gerzmava
La Princesse Eboli Elīna Garanča / Ekaterina Gubanova
Thibault Eve-Maud Hubeaux
Une voix d'en haut Silga Tīruma
Le Comte de Lerme Julien Dran
Le Moine Krzysztof Bączyk

Direction musicale Philippe Jordan 
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors Małgorzata Szczęśniak                                      Ildar Abdrazakov (Philippe II)     
Nouvelle production (2017)

Le 11 mars 1867, salle Le Peletier à Paris, Giuseppe Verdi offrit pour la seconde fois au public parisien un Grand Opéra à l’occasion d’une Exposition universelle – il avait précédemment composé Les Vêpres Siciliennes pour l’Exposition de 1855. Il prit pour cadre historique le règne de Philippe II, au moment où la Paix signée avec l’Espagne en 1559 mit fin au rêve italien de la France d’Henri II.

Giuseppe Verdi travailla sur Don Carlos à partir d'un scénario qu'il reçut en juillet 1865, et composa la musique entre 1865 et 1867 sur la base d'un livret français de Joseph Méry et Camille du Locle dérivé d'une pièce de Friedrich von Schiller.

Impressionnant mais cher à produire, Don Carlos fut joué à l'Opéra tout le long de l'année 1867 - 43 fois exactement -, avant de disparaître totalement et ne revenir qu'en 1963 au Palais Garnier.  En un demi siècle, il a dorénavant rejoint le groupe des 15 œuvres les plus jouées à l'Opéra de Paris que ce soit en version quatre ou cinq actes.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Afin de célébrer les 150 ans de la création de cette œuvre monumentale (3h45 hors entractes), l’Opéra national de Paris a choisi de la faire revivre sur la scène Bastille non pas dans la version représentée le 11 mars 1867, qui comprenait pas moins de huit coupures afin d’insérer le ballet ‘La Pérégrina’, mais dans la version intégrale des répétitions de 1866.

Cette version, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Elisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Elisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion.

L’échange des costumes entre la Reine et la Princesse au début de l’acte III, maintenu en 1867, est donc présent dans cette version.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Elīna Garanča (Eboli)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Elīna Garanča (Eboli)

Et, contrairement à ce qu’avait réalisé Antonio Pappano au Théâtre du Châtelet en 1996, sous la direction de Stéphane Lissner, aucun élément de la version quatre actes révisée par Giuseppe Verdi pour Milan en 1884 n’est incorporé à la structure musicale.

Toutefois, la saison prochaine, l'Opéra National de Paris reprendra cette production dans la version dite de Modène (1886), c'est à dire avec l'intégralité de la partition révisée par Verdi à partir de 1882, incluant l'acte de Fontainebleau, chantée en italien.

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Pour représenter scéniquement cette rare version parisienne de Don Carlos - il n’en existe à ce jour qu’un seul enregistrement discographique réalisé à Londres par John Matheson en 1976 -, le metteur en scène Krzysztof Warlikowski et sa fidèle décoratrice Małgorzata Szczęśniak ont recréé un immense espace, quasiment vide, dont le sol et les parois sont recouverts d’un bois noble et marqueté, évocation d’un environnement luxueux et froid par son total dépouillement.

Dès le début du premier acte, le drame est joué. Don Carlos n’est plus qu’un être dépressif et suicidaire qui se remémore le peuple déplorant les ravages de la guerre puis la rencontre avec Elisabeth préparée à un mariage qu’elle pense heureux. Un magnifique cheval blanc laqué, qui trône au centre de la scène, semble symboliser le bel élan de pureté et la fougue de la jeunesse qui seront glacés nets par les décisions de l’Histoire - à moins qu'il ne s'agisse d'un symbole cinématographique qui obsède le metteur en scène.

Don Carlos (Kaufmann-Černoch-Yoncheva-Gerzmava-Tézier-Abdrazakov-Garanča-Gubanova-Jordan-Warlikowski) Bastille

Sur ce rêve de bonheur brisé, une vidéographie, le filtre d’un papier froissé et troué de noir, suggère poétiquement, en se superposant à la scène entière, les effets destructeurs du temps sur la mémoire du héros.

Elle aide aussi le spectateur à dissocier les deux niveaux temporels liés au même personnage – le présent et le souvenir -, car Warlikowski est coutumier des recoupements entre espaces temps originellement bien distincts.

On retrouvera ces images vieillies, au dernier acte, pour marquer la fin de l’histoire et constater sa conclusion désastreuse, comme si ce Don Carlos était raconté à la manière des Contes d’Hoffmann.

Le visage du malheureux, un révolver sur la tempe, recouvre en noir-et-blanc toute l’arrière scène.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Le deuxième acte, au couvent de Saint-Just, se situe dans le même décor sombre, à peine une pièce recouverte de mosaïques mauresques ciselées de lumière pénètre la pièce de son rouge sang. La voix du moine s’en élève, et un homme courbé, émanation de la vieillesse, avance à l’invocation de l’Empereur Charles-Quint.

Les retrouvailles entre Carlos et Rodrigue sont passionnantes à observer par le sens des gestes de reconnaissance, de rejet et d’introversion qui s’expriment entre eux deux.  Leur relation est complexe, recèle des zones d’ombres et d’incompréhension sous lesquelles les sentiments d’affection ne transparaissent pas immédiatement.

Il faut attendre le deuxième tableau pour assister à un changement radical de décor avec l’apparition d’une salle d’escrime qui tient lieu de site riant. Deux escrimeuses professionnelles s’affrontent, et, dans l’humeur sympathique de l’instant, apparaît Eboli, la seule escrimeuse vêtue de noir, ce qui traduit en toute évidence l’agressivité de son caractère, et une certaine ambiguïté sexuelle.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Un geste de Rodrigue à son égard pour lui offrir du feu, un bravo sincère d’Elisabeth à la fin de sa chanson du voile – devenu un masque de combat -, et la rencontre entre la Reine et Don Carlos peut se dérouler avec toutes les contradictions possibles, ce dernier étant nettement placé en situation d’infériorité par rapport à Elisabeth qui domine la situation nouvellement imposée par son mariage avec Philippe.

Attachements et mises en garde se succèdent, ce qui rend cette scène profondément touchante, en contraste total avec le duo suivant entre le Roi et Rodrigue empreint d’un rationalisme sans versant tranchant. Mais il est vrai que Verdi révisa considérablement ce tableau pour la version de Milan afin de lui donner une plus grande expressivité musicale.

Le visage d’un ogre, extrait d’un film inconnu, est alors projeté sur le final de cet ensemble.

Au troisième acte, on retrouve le grand espace sombre et désolé du premier acte où seul un miroir de loge de théâtre sert de décorum à l’échange de vêtements entre la Reine et Eboli, tandis que le chœur résonne en coulisse.  Ce chœur n’est cependant pas repris avant l’arrivée de Carlos – la seule coupure opérée en 1867 et non rétablie ici –, et seul un silence l’accueille.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Après la méprise et le règlement de compte auquel se joint Rodrigue, vient la grande scène d’autodafé qui pourrait apparaître comme une revanche de Krzysztof Warlikowski sur son Parsifal détruit par la précédente direction de l’Opéra.

A nouveau, un amphithéâtre se découvre en arrière scène, et avance vers le devant tout en découvrant les clans sociaux qui le composent, militaires, ecclésiastiques et personnages de cour richement habillés et colorés. On croirait assister à une reprise de la scène du Graal, où la couronne minutieusement brodée pour le Roi devient un symbole dérisoire de la toute-puissance. 

Ce Roi, par ailleurs, ne tient debout que par les verres de vin qui lui sont servis de toute part.
C’est tout le paradoxe de cette scène, qui a l’apparence du faste mais le raille abondamment.
La Reine, elle, se tient dignement au côté de cette image déplorable du pouvoir.

Quant à Carlos, portant au bras la croix de Bourgogne, il ne fait pas longtemps illusion.

Elīna Garanča (Eboli)

Elīna Garanča (Eboli)

Le quatrième acte continue de resserrer le champ visuel en concentrant l’attention sur une chambre Art-déco fortement éclairée, au cœur de laquelle le Roi se lamente, alors qu’Eboli git endormie sur un luxueux divan noir.

C’est une des idées les plus déstabilisantes du metteur en scène, car en affichant ouvertement la liaison évoquée plus loin par Eboli, il devient difficile à l’auditeur de compatir totalement pour Philippe II comme il l’aurait fait s’il avait été représenté seul à une table désolée.

L’inquisiteur apparaît ensuite sous l'apparence d’un mafieux aux lunettes noires, physiquement massif, sans le moindre signe ostensiblement religieux. Toute la force de cette scène repose sur l’engagement inconditionnel des deux protagonistes.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Grande intensité également dans le tableau qui suit entre Le Roi et Elisabeth, puis la Reine et Eboli qui, pour cette dernière, bénéficie de la version parisienne qui lui lègue un passage d’une noirceur absolument fascinante, d’autant plus que Philippe Jordan accentue superbement la théâtralité de cette confrontation glaçante.

La scène de la prison, enchainée en toute fluidité, est un modèle de sobriété et de dénuement, et la scène de déploration de la mort de Rodrigue voit soudainement Carlos se révolter à la face de son père par des gestes menaçants qui résonnent comme un dernier souffle lâché avec une vitalité sans aucune espérance.

Mais nul ne peut oublier l’intemporalité magnifique du dernier acte, où l’on voit Elisabeth avancer seule vers le centre de l’immense salle boisée et dorée par les splendides lumières du couchant, et y interpréter ‘Toi qui sut le néant des grandeurs de ce monde’, dans un vide sidéral totalement bouleversant.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Les images reprennent leurs teintes usées, le duo avec Carlos est chanté avec une résignation absolue, devant un signe religieux posé simplement sur la table, qui nous rappelle que nous ne pouvons jamais entièrement échapper à notre destinée chrétienne profondément ancrée en nos racines.

Krzysztof Warlikowski s’est véritablement montré à la hauteur de la tâche qui lui a été confiée, et s’est concentré sur le sens des expressions psychologiques au creux d’un décor réellement monumental par sa beauté inerte.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

L’expression poétique et l’impertinence cohabitent toujours aussi fortement dans son travail, le pessimisme tout autant, et, s’il se départit de la tentation de créer plusieurs plans secondaires qui risqueraient de distraire l’auditeur, il ne cède rien à son goût du détail et à son talent pour introduire la présence discrète et signifiante d’observateurs muets, telle cette servante noire aux cheveux dorés qui interagit en silence dans quasiment tous les tableaux.

On peut aussi remarquer que, contrairement à Iphigénie en Tauride, son premier opéra monté au Palais Garnier en 2006, Warlikowski se montre moins psychanalyste et beaucoup plus lisible.

Dans un tel cadre, les artistes disposent donc d’un espace qui leur permet d’incarner leurs personnages avec une vérité suffisamment sensible pour être captée par les spectateurs.

Don Carlos (Kaufmann-Černoch-Yoncheva-Gerzmava-Tézier-Abdrazakov-Garanča-Gubanova-Jordan-Warlikowski) Bastille

Lors des dernières répétitions, c’est la soprano russe d’origine Abkhaze Hibla Gerzmana qui interprète Elisabeth avant de retrouver le rôle en novembre sur la scène Bastille. Sa voix, absolument somptueuse, regorge de volupté et de noblesse dans la douleur, et semble chanter à chaque instant un amour profondément chaleureux pour la langue française.

Parfaite dans chaque expression dramatique, humaine et juste, y compris dans les élans de colère, la façon dont elle exprime dans une atmosphère crépusculaire, au dernier acte, tout son désespoir, seule face au public, est d’une beauté émotionnelle à en faire trembler les âmes les plus aguerries.

C’est toute la quintessence de l’Art lyrique qui se retrouve dans cette merveilleuse artiste au timbre précieusement teinté de pourpre et d'ébène.

Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Sonya Yoncheva, présente dès la première représentation, se distingue d'Hibla Gerzmava par un timbre plus clair qui doit son expressivité aux vibrations qui commencent à rappeler celles très particulières de Sondra Radvanovsky, une soprano américaine que l'on revoit régulièrement à Paris. Son rayonnement magnifique au dernier acte et ses accents morbides s’accompagnent aussi d'une forme de détachement apparent.

Le duo du second acte avec Jonas Kaufmann, enlevé par le panache orchestral de Philippe Jordan, montre la force de son caractère passionné, mais elle cultive nettement moins la dimension aristocratique du personnage d'Elisabeth et sa capacité à tenir face aux à-coups du sort, comme le montre si bien Hibla Gerzmana d'une sensibilité plus spirituelle.

Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Jonas Kaufmann, dans un rôle qu’il s’est approprié depuis 10 ans sur les scènes de Zurich, Munich, Londres et Salzbourg, uniquement dans la traduction italienne, se confronte lui aussi pour la première fois à l’original en français.

Il joue abondamment des effets de sons baillés qui lui donnent un naturel caressant, révélant ainsi son charme enjôleur, maintient une homogénéité musicale inégalable même dans les aigus épiques les plus virulents, et dépeint Don Carlos comme un être tellement déstabilisé dans ses sentiments qu’il a tendance à surjouer ses angoisses existentielles dans une frénésie insensée.

Pavel Černoch (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue)

Pavel Černoch (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue)

En revanche, pour les représentations de novembre, Pavel Černoch construit un portrait plus torturé et romantique, au sens le plus noir du terme, pour traduire le désespoir d’un paradis perdu totalement volatilisé. L’harmonie, la solidité de timbre et la fluidité porteuse du chant de Jonas Kaufmann étant à peu près insurpassables, le ténor tchèque mise sur l’impact d’un médium franc aux accents slaves, une belle endurance qui s’accommode d’aigus fortement voilés et que peu de chanteurs au monde sauraient soutenir tout en exprimant un caractère immature et attachant.

Ce n'est pas sa première rencontre avec le rôle de Don Carlos, puisqu'il l'a déjà chanté à Hambourg en 2015 dans la production de Peter Konwitschny, mais ce chanteur atteint en seulement quatre représentations un niveau d'engagement totale et réussit à affiner ses solides qualités vocales pour leur donner des couleurs accrocheuses avec une générosité formidable.

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Spectaculaire est le mot qui convient pour décrire l’extraordinaire appropriation du rôle de la Princesse Eboli par Elīna Garanča. Excellemment dirigée et crédible de bout en bout, masculine par son volontarisme assumé et superbement féminine dans la grande scène d’explication avec le Roi et la Reine, elle donne véritablement le sentiment que même Maria Callas n’aurait pu dépeindre un tempérament aussi expressif avec tant de couleurs saisissantes.

Parfaitement à l’aise dans les variations moirées de la chanson du voile, qu'elle nuance à sa manière, et dans l’intensité écorchée de ‘Oh ! Don fatale’ qui frise avec l’expressionnisme vériste, la version parisienne de 1866 lui offre trois passages coupés à la création, dont le sinueux et inquiétant instant de vérité avec la Reine et la déclamation orgueilleuse de la révolte qu’elle a engendré.  Sa présence n’en est que plus renforcée.

Elīna Garanča (Eboli)

Elīna Garanča (Eboli)

Après le passage d’un tel volcan félinisé, Ekaterina Gubanova a pourtant l’audace de reprendre un tel rôle au cours des dernières représentations de novembre.

Ses atouts reposent sur une interprétation reptilienne et agressive qui trouve, certes, ses limites dans le port souple de la chanson du voile, mais qui préserve la beauté sculptée d'un chant nuancé et noir au quatrième acte, perçant de douleur débordante, avec un sens de l’articulation qui n’est pas sans rappeler celui de Waltraud Meier lorsqu’elle incarna la princesse en 1996 au Théâtre du Châtelet sous la direction d'Antonio Pappano.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Ildar Abdrazakov, encore très jeune, n’a que la quarantaine, l’âge auquel Ferrucio Furlanetto commençait à se mesurer au rôle de Philippe II, ce qui lui permet de chanter le rôle avec un sens du phrasé et une qualité de timbre qui patine d’un splendide brillant ses noirceurs autoritaires.

Émouvant dans la solitude de sa chambre, malgré la présence d’Eboli qui altère la réception sincère des sentiments qu’il exprime, la confrontation avec la magistrale stature de l’inquisiteur imposée par Dmitry Belosselskiy montre alors son talent à varier avec subtilité les couleurs de sa voix tout le long de ses tressaillements émotionnels.

Pour autant, ces représentations de Don Carlos devraient couronner Ludovic Tézier comme un interprète absolu des caractères verdiens, lui qui est dorénavant situé au summum de sa réalisation artistique. Rarement aura-t-on entendu un tel mordant, une franchise psychologique haut-en couleur qui va réjouir une de ses fans absolue, passionnée reconnue du milieu lyrique, madame Roselyne Bachelot.

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

D’autant plus que sous la direction de Krzysztof Warlikowski, il gagne en consistance car sa gestuelle a un sens scénique qui dépasse les simples réflexes conventionnels du genre opératique, ce qui aboutit à une figure du marquis de Posa pétrie de sens moral, plutôt que portée sur les effusions sentimentales.

Et parmi les seconds rôles, l’attention se pose sur le héraut assuré d’Eve-Maud Hubeaux et ses vibrantes couleurs de timbre, car c’est elle qui incarnera Eboli, cette saison, sur la scène plus modeste de l’Opéra de Lyon, également dans la version originale parisienne.

Enfin, Silga Tīruma, la voix d’en haut, et son accompagnement mélodique s’immiscent depuis les galeries supérieures de la salle, et font naturellement un bel effet au moment de conclure le troisième acte.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Mais la pièce maîtresse fondamentale de cette grande réussite théâtrale et musicale demeure l’orchestre de l’Opéra national de Paris littéralement galvanisé par la direction acérée de Philippe Jordan. Et quand on connait l’appétence de ce dernier pour l’univers de Richard Wagner, on remarque pourtant qu’aucune évocation, ne serait-ce dissimulée, du wagnérisme tant reproché à Verdi ne transparaît dans sa lecture traversée de clairs obscurs, et dont les respirations nostalgiques approchent surtout l’univers de Modest Moussorgsky.

Magnifique travail sur les variations de textures et de couleurs entrelacées, effets glaçants des cordes, furie des vents, fulgurances étincelantes et impériales des cuivres, noirceurs sous-jacentes et sinueuses, finesse ornementale des voiles qui s’évanouissent lascivement, Jordan ne cède cependant rien à une théâtralité parfois écrasante dans la scène de l’autodafé.

Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)

Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)

Plus loin, à l’arrivée d’Elisabeth dans la chambre de Philippe, l’urgence se double d’étonnants et splendides raccords orchestraux jamais entendus et dont l’origine reste mystérieuse.

Le chœur, d’emblée élégiaque dans le premier tableau de Fontainebleau, fait preuve aussi d’une imparable cohésion dans les scènes les plus spectaculaires, sans rien lâcher à la puissance de leurs décibels.

C’est donc un Verdi grandement modernisé et excellemment défendu qui se joue à l’opéra Bastille, sans avoir recours, pourtant, à la partition révisée que le compositeur reprit 15 ans plus tard.

Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Représentation du lundi 16 octobre 2017

Cette soirée est à marquer d'une croix blanche. Tous, absolument tous, sont fantastiques, Philippe Jordan impérial et racé, Sonya Yoncheva plus pure de timbre - et quel magnifique dernier acte -, il paraît véritablement difficile d'imaginer qu'il soit possible de faire mieux.

On se rend compte également que la sobriété de Krzysztof Warlikowski permet à la fois de développer le jeu de chaque chanteur tout en ménageant des temps qui leur laissent une zone de confort afin de développer les plus belles lignes mélodiques.

Et l'austérité du décor, inspirée de celle du monastère de l'Escurial, n'en est pas moins le théâtre d'ombres et de lumières ciselées et fascinantes.

Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov - lundi 16 octobre

Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov - lundi 16 octobre

Diffusion de Don Carlos en direct sur Concert Arte à 18h00 et en léger différé sur Arte à 20h55, le 19 octobre 2017.

Et pour en savoir plus sur les Versions de Don Carlos des répétitions parisiennes de 1866 à la version d'Antonio Pappano de 1996, suivre le lien ici.

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Publié le 16 Mai 2017

Eugène Onéguine (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Répétition générale du 13 mai et représentations du 16, 19, 31 mai et 06 juin 2017
Opéra Bastille

Madame Larina Elena Zaremba 
Tatiana Anna Netrebko (mai)

            Elena Stikhina (31 mai) Nicole Car (juin)
Olga Varduhi Abrahamyan 
Filipievna Hanna Schwarz 
Eugène Onéguine Peter Mattei 
Lenski Pavel Černoch 
Le Prince Grémine Alexander Tsymbalyuk 
Monsieur Triquet Raúl Giménez 
Zaretski Vadim Artamonov 
Le Lieutenant Olivier Ayault 
Solo Ténor Gregorz Staskiewicz 

Direction musicale Edward Gardner                                Anna Netrebko (Tatiana)
Mise en scène Willy Decker (1995)

Créée au début du mandat d’Hugues Gall (1995-2004), représentée pendant trois de ses saisons, puis reprise par Nicolas Joel en 2010, la mise en scène d’Eugène Onéguine par Willy Decker ne peut égaler celle de Dmitri Tcherniakov qui avait atteint un niveau de crédibilité et de profondeur psychologique rare, mais elle offre un cadre pictural épuré qui rend possible de grandes représentations de répertoire si elle est associée à une distribution tout à fait hors norme.

Anna Netrebko (Tatiana)

Anna Netrebko (Tatiana)

Et c’est bien sûr ce qui justifie ce retour, car les interprètes choisis ont tous des moyens qui leur permettent de rivaliser les uns les autres à un jeu démonstratif exceptionnel.

Il ne faut donc pas attendre d’Anna Netrebko qu’elle retranche son personnage derrière les états d’âmes sensibles et incontrôlables de l’adolescence, car elle a les dimensions pour faire de Tatiana une femme mûre et lucide. Elle surprend, malgré la disproportion, à émouvoir par la violence des sentiments.

Aigus larges et puissants, noirceur animale, détresse dans le regard et expressions attendrissantes, transparaissent de cet aplomb fantastique les grandeurs de la Lady Macbeth qu’elle interprétait à Munich à la fin de l’année dernière.

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Dans son face à face cruel, Peter Mattei lui oppose un Eugène Onéguine d’une rare froideur. C’est certes voulu par le metteur en scène, mais le chanteur suédois a naturellement un charisme personnel et une séduction de timbre qu’il pourrait employer afin de toucher l’auditeur. Pourtant, les expressions restent fermes, les couleurs mates, et sa prestance vocale se départit d’effets d’affectation.

Il ne se dégage ainsi nulle sympathie de ce grand profil longiligne, qui est aussi glaçant qu’Anna Netrebko peut, elle, inspirer une générosité chaleureuse.

Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)

Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)

L’homme sensible et romantique est donc incarné par Pavel Černoch, Lenski d’une personnalité entière donnée à une voix brillante et adoucie par une tessiture légèrement voilée.

En émane le charme de la nostalgie slave, surtout lorsque l’air ‘Kuda, Kuda vï udalilis’ , qui précède le duel, laisse pressentir que ce chanteur sera, la saison prochaine, un Don Carlos profondément poignant.

Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)

Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)

Et au dernier acte, sous l’immense luminaire d’un palais austère serti de diamants et empli d’un vide sans âme, la noblesse du lieu s’incarne soudainement sous les traits d’Alexander Tsymbalyuk.

Il compose un impressionnant Prince Grémine, nourri de graves qui suggèrent l’expérience bienveillante, mais pas encore l’âge de la vieillesse. L’homme est de plus élégant, la posture affirmée, et son grand air d’amour ‘Lyubvi vsye vozrati pokorni’ est empreint d’une gravité recueillie absolument expressive.

Anna Netrebko (Tatiana)

Anna Netrebko (Tatiana)

Parmi les rôles secondaires, Hanna Schwarz fait son retour à l’Opéra National de Paris, 30 ans après sa dernière interprétation de Cornelia dans Giulio Cesare, et confie à Filipievna toute une palette d’expressions discrètes, du murmure obscur à l’exclamation soudaine et vitale, la seule qui a un véritable dialogue avec Tatiana.

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Quant à Varduhi Abrahamyan, elle caricature beaucoup trop Olga en soubrette au point de la rendre totalement creuse, et Raúl Giménez, qui a le mérite de chanter l’air de Monsieur Triquet en français, compense l'ambiguïté de sa diction par des nuances soulignées et une projection impressionnante pour ce rôle d’amuseur grand public.

Enfin, Elena Zaremba use de son timbre de glace pour installer en Madame Larina un caractère autoritaire et inflexible.

Elena Zaremba (Madame Larina)

Elena Zaremba (Madame Larina)

Les chœurs, homogènes, donnent un peu de vie aux tableaux atones de la mise en scène, et la direction d’Edward Gardner, lisse et volumineuse, laisse les couleurs françaises de l’orchestre s’épanouir au point de rapprocher la musique de Tchaïkovski des compositions de Jules Massenet ou de Charles Gounod, ce qui suggère, à plusieurs reprises, les ambiances bucoliques de Mireille.

Anna Netrebko

Anna Netrebko

Et malgré la beauté des motifs instrumentaux et du lustre orchestral, une forme de dolence fait perdre ce qu’il y a d’éveil frémissant et d’urgence dans la partition d’Eugène Onéguine, alors qu’il faudrait plus d’énergie pour combler les lacunes d’une mise en scène qui a fait son temps.

Elena Stikhina (Tatiana)

Elena Stikhina (Tatiana)

Remplaçante d'Anna Netrebko pour un seul soir, le mercredi 31 mai, Elena Stikhina a eu droit à un accueil triomphal, aussi bien après la scène de la lettre qu'au baisser de rideau où elle s'est montrée très émue. Elle a su toucher le public pour son interprétation, mais également pour sa personne.

Vocalement et scéniquement, elle est plus proche de Tatiana qu'Anna Netrebko.
Aigus aussi puissants, mais attitudes moins démonstratives (elle ne se pose pas face aux spectateurs, tête vers le haut, pour montrer l'étendue de ses moyens, et joue le drame et dirige sa voix en fonction de ce que doit exprimer Tatiana avec pudeur), son timbre est plus clair, d'une belle rondeur dans le médium, sans graves morbides fortement prononcés, et la jeune artiste réalise une incarnation très proche de ce que faisait Olga Guryakova dans la plénitude de ses moyens au cours des deux dernières décennies.

Elena Stikhina (Tatiana)

Elena Stikhina (Tatiana)

Peter Mattei est apparu comme un partenaire passionné, attentif, un très grand soutien pour elle qui a du tenir un rôle romantique majeur face à une salle pleine qui attendait sa consoeur russe.

Elle semble idéale pour incarner de grands rôles de soprano dramatiques, plus mûres que Tatiana, telle Desdémone par exemple.

La saison prochaine, elle incarnera Leonora dans la reprise d'Il Trovatore, en juin et juillet 2018.

Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)

Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)

Et au cours du mois du juin, une jeune artiste australienne, Nicole Car, fait revivre la plus authentique des Tatiana, car totalement naturelle et fidèle à la psychologie de la jeune fille.

Point d'effets dramatiques, aucun surjeu, tout est juste avec une belle continuité des couleurs, ce qui permet d'apprécier la sensibilité de son personnage dans les moindres détails.

Ses gestes sont purs, et les sentiments qu'elle reflète sont une image précieuse et fragile qui font la valeur de la soirée.

Interprète accomplie, elle l'est, et malgré l'immensité de la salle, elle réussit à créer un lien intime entre elle, l'auditeur et l'oeuvre, en parfaite osmose avec la musicalité de l’orchestre.

Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)

Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)

D'ailleurs, Edward Gardner paraît très inspiré ce soir, souffle et relief tragiques submergent les musiciens dans un allant acéré, il est un chef véritablement imprévisible...

Et Peter Mattei, dans ses grands jours, offre de magnifiques moments charmeurs et agrémentés de touches séductrices, et laisse passion et urgence le dépasser pour, petit à petit, traduire la vie qui s'extériorise que trop tardivement en Eugène Onéguine,

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Publié le 19 Février 2017

Prince Igor (Alexander Borodin)
Représentation du 17 février 2017
De Nationale Opera – Amsterdam

Prince Igor Ildar Abdrazakov
Yaroslavna Oksana Dyka
Prince Galitsky et Khan Konchak Dmitri Ulyanov
Konchalovna Agunda Kulaeva
Vladimir Igoryevich Pavel Černoch
Ovlur Vasily Efimov
Skula Vladimir Ognovenko
Yerosha Andrei Popov
Yaroslavna’s Nanny Marieke Reuten
A Polovtsian Maiden Adèle Charvet

Direction musicale Stanislav Kochanovsky
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2014)
Chorégraphie Itzik Galili
Rotterdams Philharmonisch Orkest
Chœur De Nationale Opera – Ching-Lien Wu

Coproduction New York Metropolitan Opera                          Oksana Dyka (Yaroslavna)

Il y a exactement cinq ans, l’opéra d’Amsterdam accueillit la fantastique production de Dmitri Tcherniakov pour porter sur scène l’ouvrage que Nikolaï Rimski-Korsakov considérait comme son testament musical - sans se douter qu’il composerait plus tard Le Coq d’Or -, La Légende de la ville invisible de Kitège et de la vierge Fevronia.

Le metteur en scène russe, loin de vouloir faire revivre un univers médiéval, décrivit une vision futuriste d’une grande ville décadente, livrée aux bandes de pillards et totalement coupée de la vie des villages forestiers restés liés, eux, à leur environnement naturel.

Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Deux ans après, c’est dans le même esprit, brillant et audacieux, qu’il prit à bras le corps un autre monument de l’opéra russe, Le Prince Igor, pour lui donner une portée contemporaine aussi forte.  Le New York Metropolitan Opera eut la primeur de ce travail que reprend aujourd’hui De Nationale Opera.

L’unique opéra d’Alexander Borodine, achevé par Rimski-Korsakov et Glazounov, s’inspire des évènements décrits dans le poème médiéval Le dit de la campagne d’Igor. Cette œuvre relate la lutte entre les jeunes états russes chrétiens et les tribus eurasiennes de Coumans, les Polovtsiens, qui percèrent jusqu’en Europe avant les conquêtes mongoles.

Prologue - cour du palais de la ville de Poutivl

Prologue - cour du palais de la ville de Poutivl

Ces nomades étaient païens – et non musulmans comme certains esprits aimeraient le croire -, ce qui fait de ce chef-d’œuvre une ode à la religion orthodoxe, rempart contre la dureté du climat et les invasions venant de l’est comme de l’ouest, Allemands, Polonais et Suédois compris.

Ce n’est pourtant pas cette dimension conceptuelle qui intéresse Dmitri Tcherniakov, mais plutôt le thème de la passion humaine pour la guerre, comme la manifeste ici le Prince.

La scénographie s’ouvre ainsi sur un décor de citadelle qui aligne nombre de portes, surmontées de balcons, où se recueille le peuple, et d’ouvertures par lesquelles pénètre la lumière extérieure.

Dmitri Ulyanov (Prince Galitsky)

Dmitri Ulyanov (Prince Galitsky)

Les costumes des hommes et des femmes évoquent la Russie aristocratique de la fin du XIXe siècle, si bien que l’on pourrait tout à fait rapprocher la destinée d’Igor et son fils, Vladimir, de celle de l’Empereur Nicholas II qui combattit les Allemands sur le front en 1915.

Les images grimaçantes en noir et blanc des visages des combattants qu’insère Tcherniakov à la fin du prologue lui permettent d’enchaîner directement avec la défaite du Prince Igor, et de poursuivre un passionnant montage qui inverse les traditionnels actes I et II, et mixe également les scènes afin d’aboutir au meurtre confus de Galitsky, un déroulement d’une force dramaturgique stupéfiante.

Pavel Černoch (Vladimir Igoryevich)

Pavel Černoch (Vladimir Igoryevich)

L’acte I immerge ainsi le spectateur dans un univers paradisiaque, fond de ciel bleu-azur, tapis de fleurs rouges, dont l’onirisme est renforcé par un fin voile ouateux. 

La voix claire et entêtante d’Adèle Chauvet, discrètement en retrait à droite de la scène, chante l’attente des caresses à la tombée du jour, puis, celle chaude et généreuse d’Agunda Kulaeva fait surgir le souvenir imaginaire d’une femme perdue, en même temps que la femme d’Igor, Yaroslavna, apparaît à son regard. 

Cette très belle image est cependant ambiguë, car on pourrait y voir le Prince pensant à sa première épouse, impression qui s’estompe, par la suite, à l’arrivée de Pavel Černoch, au beau timbre d’amande, qui incarne un Vladimir tendre dans les bras de Konchalovna.

Et l’acte baigne ainsi entièrement dans un esprit de réconciliation et de nostalgie. Les danses polovtsiennes deviennent alors un ballet de l’Eden, magnifié par les corps gracieux et chargés de désirs de jeunes hommes et jeunes femmes nageant dans les fleurs des steppes.

Oksana Dyka (Yaroslavna)

Oksana Dyka (Yaroslavna)

L’acte II, lui, débute par la seconde scène originelle (de l’acte I).

Oksana Dyka, vêtue d’une fière robe grenat, superbe Chimène, paraît seule mais déterminée au milieu de la cour du palais. Artiste clivante, elle l’est, car si on peut lui reprocher certaines sonorités aigües pincées, la personnalité qu’elle dépeint est forte et passionnée. Elle est de plus une très belle femme au regard mystique. Vocalement, elle possède un souffle phénoménal qui lui permet de filer des lignes infinies, et le médium de son timbre exprime vaillamment de profonds élans de noble mélancolie.

L’arrivée des Boyards, ses conseillers, est l'un des grands moments impressifs de cet opéra, car le chœur masculin use alors de ses graves sinistres et intrigants pour annoncer à la princesse la défaite d’Igor.  De bout en bout, les chanteurs du Chœur d’Amsterdam, dirigés par Ching-Lien Wu, font entendre des sonorités harmonieusement détaillées, fluides et colorées de grâce, une merveille dans ce répertoire slave.

Danses Polovtsiennes

Danses Polovtsiennes

Et alors que les hommes de Yaroslavna étaient vêtus de costumes vert de gris parés de palmes dorées, l’armée de Galitski est représentée comme une réplique de l’Armée rouge, en bleu et rouge.

Dmitri Ulyanov, qui interprète à la fois le rôle du successeur temporaire d’Igor et le Khan Konchak, dévoile un caractère burlesque et léger, tout en chantant d’une voix bien timbrée et ironiquement sombre, ce qui lui permet à la fois de paraître un beau-frère sans dimension impériale, et un chef polovtsien magnanime.

Le croisement intelligent des scènes de l’acte II rend alors possible de donner un sens à sa présence en le faisant disparaître dans la panique spectaculaire créée par l’arrivée de l’ennemi, au point de suggérer que Yaroslavna est le commanditaire insoupçonné de son meurtre. Les nombreuses portes permettent le soudain surgissement du choeur.

Une façon géniale d’ajouter une atmosphère de complot à cette scène qui s’achève par l’effondrement du palais.

Oksana Dyka (Yaroslavna) et Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Oksana Dyka (Yaroslavna) et Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Tout au long de cet acte, on admire également les chorégraphies entraînantes des chœurs, que l’on voit même entamer une danse bien rythmée, païenne aurait-on envie de dire, les poings levés au ciel, autour de Galitski. Un éblouissement gai et jouissif.

Le dernier acte, qui repose sur l’acte IV initial interpénétré, comme en un songe marqué par les changements de luminosité, par des saynètes de l’acte III, décrit enfin un monde en recherche de rédemption, une résonance salutaire qui fait écho au Parsifal de Richard Wagner (sur le thème de la chute d’un monde et de sa reconstruction).

Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Le décor est délabré, déprimant, et des filets d’eau chutent depuis le toit du palais. Tous sont recouverts de haillons, et chacun, Skula (Vladimir Ognovenko) et Yerosha (Andrei Popov) y compris, tire leçon de cette épopée destructrice.

La confusion est telle que l’on distingue à peine les chanteurs principaux du reste du peuple. Le spectateur se retrouve face à un amas de pierres et d’humains indistincts.

Dans une recherche d’effets véristes, s'entend ainsi la nourrice pleurer à voix déchirée, et l'attente désespérée d’une déité qui ne survient pas.

Adèle Charvet (A Polovtsian Maiden)

Adèle Charvet (A Polovtsian Maiden)

Ildar Abdrazakov aura été tout au long de cette épopée un prince fraternel, humain, au chant mature et d’une belle compacité sans aucune inflexion disgracieuse. L’acteur est séduisant, sympathique, avec quelque chose de presque trop sage dans l’intention, il ne peut donc qu'être touchant dans l’acte des réminiscences sur le champ de bataille.

Quant à la direction fine et splendide du jeune chef russe Stanislav Kochanovsky, elle allie joliment les timbres des cuivres, des bois et des vents, fluidifie les lignes et dégage une poésie qui ne vient jamais s’imposer au drame, sinon l’encenser de façon subliminale.

Oksana Dyka (Yaroslavna) et Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Oksana Dyka (Yaroslavna) et Ildar Abdrazakov (Le Prince Igor)

Sans volonté d’effets tonitruants, même dans les danses, et associés à des chanteurs tous excellents, les musiciens peuvent être heureux d’avoir fait de ce spectacle une référence artistique qui compte dans l’histoire du Nationale Opera et du répertoire russe.

Il semble, pour le moment, que ce ne soit pas cette version du Prince Igor qui sera portée sur la scène de l’opéra Bastille au cours de la saison 2019/2020. La barre est donc déjà très élevée pour l’Opéra National de Paris. A bon entendeur…

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Publié le 10 Janvier 2016

Jenufa (Leos Janacek)
Représentation du 09 janvier 2016
Opera de Stuttgart

La vieille Buryja Renate Behle
Laca Klemen Pavel Cernoch
Steva Burya Gergely Németi
La sacristine Angela Denoke
Jenufa Rebecca von Lipinski
Le meunier Mark Munkittrick
Le maire Michael Ebbecke
Sa femme Maria Theresa Ullrich
Karolka Lauryna Bendziunaité
Jano Yuko Kakuta

Direction musicale Sylvain Cambreling
Mise en scène Calixto Bieito (2007)

                              Pavel Cernoch (Laca)

La reprise de Jenufa à l'Opéra de Stuttgart dans la mise en scène de Calixto Bieito, sous la direction musicale de Sylvain Cambreling, est un des grands évènements de ce début d'année 2016.

Ce spectacle est en effet l'occasion de redécouvrir le travail du régisseur catalan doué ici d'une profonde sensibilité psychologique, lisible dans les moindres gestes et expressions corporelles, toujours enclin à ne rien éluder de la violence et de la vulgarité de la vie, mais sans outrance, avec un réalisme social contemporain qui contraste inévitablement avec le cadre du théâtre lyrique.

Nul folklore morave pour autant, le rideau se lève sur le mur défraichi et recouvert de graffitis de ce qui pourrait être le sous-sol d'un bâtiment abandonné où se retrouveraient des exclus de la société.

Une décharge de vieux tissus jonche une partie de l'avant-scène, et Jenufa apparaît en tenue moulante et provocante. Laca, lui, est un simple manutentionnaire maladroit et effacé.

Rebecca von Lipinski (Jenufa) - Photo A.T Schafer

Rebecca von Lipinski (Jenufa) - Photo A.T Schafer

Le premier acte s'attache à décrire la médiocrité de ce milieu dont les comportements sont bruts et sans fard, mais empreints d'un fond de dérision vital.
La chanson de Jenufa, invoquée par Steva pour fêter son évitement de la conscription, est une grande scène de foule bigarrée qui célèbre l'esprit de liberté de façon joyeusement communicative.

La seconde partie se déroule dans ce même lieu ouvert latéralement au point de laisser visibles les coulisses de la scène, mais l'espace visuel devient plus resserré par l'adjonction d'un néon à l'avant-scène.

Une simple couche à gauche et une table de cuisine à droite suffisent à planter la situation. Calixto Bieito se passionne à rendre la pensée de la sacristine la plus humaine possible en en montrant le courage – elle est prête à vendre son corps pour convaincre Steva d'épouser Jenufa - autant que le profond sentiment de culpabilité né de sa détermination à éliminer l'enfant afin de sauver le bonheur de sa fille.

L'Opéra de Stuttgart

L'Opéra de Stuttgart

Le délire de celle-ci à la vue du sang du nouveau-né est aussi Shakespearien que celui de Lady Macbeth dans sa grande scène de somnambulisme.

Et pourtant, le metteur en scène ne verse pas dans le misérabilisme et tend à montrer la force des caractères, y compris celui de Jenufa plus rageur que larmoyant.

Au dernier acte, qu'il transpose dans une usine de fabrication de vêtements où des couturières subissent le poids du productivisme, il exprime un thème récurrent de sa pensée sur l'exploitation économique des masses – thème qui se substitue au travail rural qui forme la toile de fond initiale du livret – que l’on retrouvait également dans sa production de Turandot à l’Opéra de Toulouse.

A cette oppression s’ajoute celle de l'environnement social qui fait peser ses petits jugements sur les destins individuels. Bieito s'insurge contre celui-ci par un grand coup de théâtre, quand la sacristine s'empare soudainement d'une arme à feu pour créer un effet de panique et faire déguerpir tout l'entourage de Jenufa et Laca.

Mark Munkittrick (Le Meunier)

Mark Munkittrick (Le Meunier)

L'amour véritablement naissant de ce couple s’exprime alors par de simples jeux taquins et innocents, mozartiens par l’esprit, plus humains que la vision idéalisée de l'amour divin que suggèrent les derniers mots du livret.

L’équipe artistique réunie ce soir pour faire revivre les personnages imaginés par Leos Janacek à partir de la pièce de Gabriela Preissova est la même que celle proposée l’année dernière.

Les inflexions vocales et le timbre clair de Rebecca von Lipinski, en Jenufa, rappellent beaucoup les couleurs lyriques de la soprano Mireille Delunsch, une lumière plus généreuse, certes, mais un sens identique de l’expression présente et directe.
Tout semble vrai, la joie de la jeunesse, la souffrance désabusée mais bien intense, et le renouveau de ses sentiments pour Laca.

Angela Denoke (La sacristine)

Angela Denoke (La sacristine)

Angela Denoke, qui reprend le rôle de la sacristine, est d'emblée une femme inquiétante et grave, consciente des enjeux malgré la légèreté de l’entourage de Jenufa.
Son costume noir atténue sa féminité naturelle et en rehausse la stature autoritaire.
Cependant, loin de sur-jouer un monstre, elle dévoile une humanité complexe, mélange de compassion, de détermination violente et de débordements désespérés qui font d’elle un ange acculé au crime pour protéger une vie en devenir. 

Rebecca von Lipinski (Jenufa)

Rebecca von Lipinski (Jenufa)

Elle donne ainsi à son personnage des dimensions hors du commun, comme si elle s’apprêtait à combattre la société entière, et même les puissances surnaturelles.
La voix est profondément humaine et vibrante, poussée aux limites des ébranlements intérieurs, et l’on ne peut s’empêcher d’être à la fois ému aux larmes et ébloui face à un tel engagement artistique dont la beauté nous dépasse.

Les ténors, Pavel Cernoch (Laca) et Gergely Németi (Steva) ont tous deux des voix bien caractérisées, riches en couleurs slaves, et les nuances de chacune identifient parfaitement leurs rôles. Le premier fait entendre des accents de naïveté touchants et des variations de couleurs poétiques qui traduisent le mal-être du personnage, alors que le second dispose d'une homogénéité plus prononcée et virile, et donc d'une certaine stabilité de tempérament.

Rebecca von Lipinski, Angela Denoke et Lauryna Bendziunaité

Rebecca von Lipinski, Angela Denoke et Lauryna Bendziunaité

Les seconds rôles ont également leurs caractères propres, la grand-mère de Buryja, Renate Behle, par exemple, dont la voix encore suave raconte l’amour maternel, mais aussi le maire léonin incarné par Michael Ebbecke, ou bien le meunier de Mark Munkittrick, déglingué par la vie.
Et Karolka, la fille du maire, trouve en Lauryna Bendziunaité une interprète pleine de spontanéité, à l'instar du jeune Jano joué par Yuko Kakuta.

Mais si cette vie réussit tant à nous faire ressentir ses propres bouillonnements émotionnels, elle le doit à Sylvain Cambreling et à l’Orchestre et le choeur de l’Opéra de Stuttgart.
Le chef français dirige l’oeuvre avec une fougue et un éclat luxuriants qui font mentir ceux qui décrivent la musique de Janacek comme austère et sans grâce.

Sylvain Cambreling

Sylvain Cambreling

On entend de telles merveilles au second acte, le même frémissement magique du chant des oiseaux de Siegfried (Wagner), mais également un relief qui appuie généreusement les élans émotionnels des chanteurs, Angela Denoke en particulier, ou bien une théâtralité qui fuse sous les sons élancés des cuivres, que l’ensemble semble emporté par le souffle ample et visionnaire des grandes soirées musicales qui comptent.

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Publié le 2 Avril 2015

Rusalka (Anton Dvorak)
Répétition générale du 31 mars 2015
Opéra Bastille

Le Prince Pavel Cernoch
La Princesse étrangère Alisa Kolosova
Rusalka Svetlana Aksenova
L’Esprit du Lac Dimitry Ivashchenko
Ježibaba Larissa Diadkova
Le Garde-forestier Igor Gnidii
Le Garçon de cuisine Diana Axentii
Première Nymphe Yun Jung Choi
Deuxième Nymphe Anna Wall
Troisième Nymphe Agata Schmidt

Direction musicale Jakub Hrůša
Mise en scène Robert Carsen (2002)

                                                                                    Svetlana Aksenova (Rusalka)

Le retour sur la scène de l’opéra Bastille du chef-d’œuvre d’Anton Dvorak, dix ans après sa dernière reprise, est, pour le public qui suit la programmation de l’Opéra National de Paris depuis le début du troisième millénaire, une remémoration de la période fastueuse d’Hugues Gall.

Svetlana Aksenova (Rusalka)

Svetlana Aksenova (Rusalka)

Cette production est en effet une des plus abouties par sa convergence entre l’esprit de l’œuvre et la fascination amoureuse de Robert Carsen pour l’univers intime féminin.
Il réussit à concilier une approche symbolique et une évocation charnelle de l’amour, tout en flirtant avec les limites que les puristes amateurs de contes de fées ne voudraient pas voir franchir.

Rusalka (Aksenova-Cernoch-Ivashchenko-Diadkova-Hrusa) Bastille

Tout y est beau et accrocheur, la représentation de la séparation entre le monde ondin bleuté et le monde réel par une impressionnante chambre en suspens – illuminée par deux lampes intimistes – qui bascule pour occuper l’espace entier à la fin du premier acte, le monde réel qui se dédouble comme dans un miroir mais dans lequel l’imaginaire est sans reflet – y compris Rusalka –, et le rideau bleu nuit sur lequel flottent les vagues autour de l’héroïne laissée totalement seule sur scène, au début du troisième acte, quand elle rejoint son propre monde.

Larissa Diadkova (Ježibaba)

Larissa Diadkova (Ježibaba)

Carsen conte ainsi la transformation de la vie d'une jeune fille qui prend conscience de son corps, tout en apprenant à se débarrasser des peurs que lui inculque son milieu d’origine – sous les traits de l’Esprit du Lac – et qui la confinent au mutisme. Elle échoue dans un premier temps, car elle se vit comme une princesse et non comme une amante.
Si les voix féminines de cette nouvelle distribution ne sont pas exemptes de disparités et d’une certaine dureté, elles sont en revanche toutes fortement caractérisées – parfois féroces – pour devenir un instrument à dominante dramatique et non plus purement lyrique.

Svetlana Aksenova (Rusalka)

Svetlana Aksenova (Rusalka)

On apprécie alors que les voix soient slaves (tchèque pour le Prince, russes pour les femmes, moldaves pour le garde et le cuisinier) hormis, toutefois, celles de deux nymphes (sud-coréenne et britannique) qui donnent un côté très charnel à leurs rôles.

Svetlana Aksenova, plus connue sous le nom de Svetlana Ignatovitch, est une très attachante actrice à la voix claire et terrestre. Son jeu est d’un tel naturel et d’une telle esthétique que l’on se sent en communion permanente avec la vie intérieure de son personnage.

Svetlana Aksenova (Rusalka) et Pavel Cernoch (Le Prince)

Svetlana Aksenova (Rusalka) et Pavel Cernoch (Le Prince)

Il y a la grâce innocente et insouciante, la délicatesse du geste, les premières émotions profondes, la panique quand le réel fuit entre ses doigts – magnifique image du déchirement à la fin du deuxième acte quand la chambre se sépare en deux devant un vide obscure sous l’effroi de la jeune femme.

Et tout est juste et humain, jusqu’à cette autre forte image où l’on la voit, à la fin, se lever de son lit non pas pour fuir le Prince, mais pour calmement fermer la porte à la voix lugubre de l’Esprit du Lac, et revenir décidée, avec une fluidité hypnotique des moindres mouvements du corps, vers les bras de son homme.

Svetlana Aksenova (Rusalka)

Svetlana Aksenova (Rusalka)

Les lueurs ont été retravaillées, tout se passe derrière un fin rideau transparent, le visuel est d’une force incroyable, et la mort n’est plus que l’aboutissement mature d’un amour rêvé.

Surtout que Pavel Cernoch, son partenaire qui fut un superbe Chevalier Vaudémont tendre et passionné dans Iolanta (Teatro Real de Madrid), est un Prince physiquement idéal au timbre romantique et éloquent. Encore un peu retenu, quand on sait avec quelle flamme il peut s’embraser, il joue avec une simplicité désarmante.

La Princesse arrogante d’Alisa Kolosova, femme déterminée, est sans pitié vis-à-vis de sa rivale, mais ce chant intense n’est pas ce qui convient le mieux à cette artiste dont le beau galbe de la voix se distingue bien mieux dans les tessitures plus sombres et posées.

Svetlana Aksenova (Rusalka) et Pavel Cernoch (Le Prince)

Svetlana Aksenova (Rusalka) et Pavel Cernoch (Le Prince)

Larissa Diadkova, la sorcière, chantait déjà ce rôle lors sa création en 2002. L’actrice est toujours aussi captivante et insolente, mais, dorénavant, ses aigus sont devenus instables. Elle n’a cependant rien perdu de ces variations fascinantes qui, d’un seul coup, font ressurgir des accents slaves saisissants et colorés.

L’Esprit du Lac, lui, est noblement représenté par la superbe allure de Dimitry Ivashchenko et par son timbre homogène et séduisant qui lui donne une autorité naturellement humaine, et presque compassionnelle.

Et le Garde-forestier d’Igor Gnidii est d’une agréable présence, accompagné par le Garçon de cuisine d’Diana Axentii qui, lui, est plus réservé.

Svetlana Aksenova (Rusalka) et Pavel Cernoch (Le Prince)

Svetlana Aksenova (Rusalka) et Pavel Cernoch (Le Prince)

Des voix slaves et un chef slave ne peuvent qu’imprimer l’interprétation d’un charme national au bon sens du terme, c’est-à-dire l’expression d’un amour pour une musique qui représente leur culture.

Sous la main bienveillante de Jakub Hrůša, l’orchestre de l’Opéra National de Paris donne le meilleur de lui-même, et décrit des atmosphères vivantes et vibrantes, ainsi qu’un continuum poétique et magnifique par le mystère même avec lequel les cors et les cordes parcellés d’une richesse de détails peignent des rivières frémissantes. Et le relief mouvant ne laisse jamais les éclats dramatiques dépareiller la tonalité d’ensemble.

On ressort enchanté de ce spectacle par la pureté de ce flux envoutant, la sensibilité théâtrale de l’interprétation, et l’intelligente beauté des images et des symboles.

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Publié le 23 Janvier 2012

Représentation du 21 janvier 2012 au Teatro Real de Madrid
Iolanta (Tchaïkovski)

Le Roi René Dmitry Ulianov
Robert Alexej Markov
Vaudémont Pavel Cernoch
Ibn-Hakia Willard White
Alméric Vasily Efimov
Bertrand Pavel Kudinov
Iolanta Ekaterina Scherbachenko
Marta Ekaterina Semenchuk
Brigitta Irina Churilova
Laura Letitia Singleton

Perséphone (Stravinski)

Eumolpe Paul Groves
Perséphone Dominique Blanc
Amrita Performing Arts, Cambodge
Perséphone Sam Sathya
Déméter Chumvan Sodhachivy
Pluton Khon Chansithyka
Mercure/Démophoon/Triptolème Nam Narim
Les petits chanteurs de la JORCAM

Direction musicale Teodor Currentzis
Mise en scène    Peter Sellars
Chœur et orchestre du Théâtre Royal de Madrid                 Sam Sathya (Perséphone)
Coproduction avec le Théâtre Bolshoi de Moscou

Le Teatro Real de Madrid (en haut, à gauche, l'éclat de Vénus veille sur le théâtre, et son  directeur...)

Le Teatro Real de Madrid (en haut, à gauche, l'éclat de Vénus veille sur le théâtre, et son directeur...)

 Pour qui est en quête de raretés représentées sous des formes subtiles et recherchées, le Teatro Real de Madrid est devenu une des destinations européennes privilégiées.
 Gerard Mortier et Peter Sellars ont ainsi eu l’idée de rapprocher sur scène deux œuvres, Iolanta de Tchaïkovski créée en 1892 au Théâtre Mariinsky de St Petersbourg et Perséphone de Stravinski créée en 1934 à l’Opéra de Paris, chacune abordant à sa manière le passage, à double sens, entre lumière et obscurité.

Ekaterina Scherbachenko (Iolanta)

Ekaterina Scherbachenko (Iolanta)

Le metteur en scène américain a imaginé un dispositif scénique unique, ouvert sur les coulisses latérales, constitué de quatre cadres de portes ornés de roches en improbable équilibre, derrière lesquels de grands panneaux de couleurs coulissent et alternent les ambiances lumineuses.

Et la communalité entre les deux pièces est renforcée par la robe bleue - signe de spiritualité et de virginité - identique des deux héroïnes, la présence du quatuor sur scène, ou bien le bâton d’aveugle.
 

Iolanta est l'histoire simple d'une jeune femme aimante qui ignore sa cécité sur laquelle son entourage porte le silence. Son amour réciproque pour Vaudémont, qui lui révèle la vérité, lui donne le désir de voir la lumière.
Les chanteurs sont tous fortement impliqués dans un jeu théâtral submergé par l'ombre, leurs visages en sortent pour révéler les expressions tristes et douloureuses, angoisses qui les attirent jusqu' à en être à terre.
Ekaterina Scherbachenko, la chevelure tressée de boucles dorées comme dans une peinture florentine, avait incarné une si bouleversante Tatiana dans  Eugène Onéguine à Garnier - la soprano du Bolshoi reprendra par ailleurs le rôle à Munich en mars prochain dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski -, que se mêlent des réminiscences émotionnelles à son chant toujours aussi clairement coloré et instinctif.
                                                                                                              Pavel Cernoch (Vaudémont)

Elle est accompagnée d’ Ekaterina Semenchuk, Irina Churilova et Letitia Singleton, toutes trois des compagnes et pleureuses formant un émouvant ensemble autour de l’héroïne .

La distribution révèle également pas moins de quatre très bons chanteurs russes, Vasily Efimov, Pavel Kudinov, Dmitry Ulianov, impressionnant dans le grand air implorateur ’Gaspot’ moj’ et Alexej Markov, héroïque Robert, rageur dans l’âme.

Mais le personnage dans lequel Peter Sellars investit le plus de lui-même est Vaudémont interprété par le jeune ténor tchèque Pavel Cernoch. Son allure en cuir moulant et les cheveux gominés qui évoquent un personnage androgyne, et donc écarté de la norme sociale comme Iolanta,  en rapproche leur condition humaine.

Et Willard White, idéal Ibn-Hakia, est l’image de la sagesse inquiétante, mais bienveillante.

Il fallait, toutefois, rendre le plus saisissant possible cet accès à la lumière. Gerard Mortier et Teodor Currentzis, le génial chef d’orchestre capable de tirer de ses musiciens des rutilances glacées, ont donc eu l’idée de rajouter au final une autre pièce de Tchaïkovski, L’hymne des chérubins, extraite de la Liturgie de Saint Jean Chrysostome Op 41.

Ekaterina Scherbachenko (Iolanta) et Willard White (Ibn-Hakia)

Le chœur, d’une précision qui laisse bouche bée, est disposé tout autour des entrailles de la scène, les hommes face aux femmes, et leur chant est d’une telle élévation, d’une telle grâce spirituelle que l’on ne peut s’empêcher de regarder la salle entière stupéfaite et charmée, et qui vit une expérience sensorielle exceptionnelle.


Mais avant d’arriver à cet ensemble lumineux, Teodor Currentzis aura révélé des profondeurs dans l’ultime opéra intimiste de Tchaïkovski, des mouvements aux sombres résonnances de Don Carlo et de Tristan, confiés à un effectif étendu de basses et de violoncelles sublimes.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

A l’inverse de Iolanta, Perséphone évoque la destinée de la fille de Déméter et Zeus, attirée par les plaintes des enfers, et son obscurité. Partagée entre Hadès et sa mère, la vie de la nymphe se transforme en un cycle au cours duquel elle s’engouffre vers le monde des morts pour, ensuite, se régénérer sur Terre.

 

La musique de Stravinski, fine et délicate mais pas aussi lyrique que celle de Tchaïkovski, laisse en revanche une place plus importante au chœur, car seul le rôle de Eulmope est chanté.
Paul Groves n’est peut être pas le ténor élégiaque adéquat, mais son engagement l’amène à exprimer de fragiles phrases poétiques quand il est seul en avant scène.
Autre artiste de confiance, Dominique Blanc est à la fois une récitante naturelle, un peu rêveuse, un peu sensuelle, mais surtout entière.
Dans cette seconde pièce qui renvoie à la structure classique du théâtre chanté grec, Peter Sellars a confié la chorégraphie à quatre artistes d’un centre d’art cambodgien, Sam Sathya (Perséphone), Chumvan Sodhachivy (Déméter) , Khon Chansithyka (Pluton) et Nam Narim (Mercure/Démophoon/Triptolème ), en tenues respectives bleue, jaune, rouge et grise.
                                                                                           Sam Sathya (Perséphone)

Cette chorégraphie introspective est un jeu harmonieux de positionnement des corps et de langage des mains mystérieux et raffinés. Même si le sens est politiquement marqué en associant Hadès au mal communiste que connut le Cambodge, l’ensemble reste suffisamment symbolique pour que le spectateur conserve sa propre lecture des gestes et des relations entre les personnages.

Dominique Blanc (Perséphone)

Dominique Blanc (Perséphone)

Et, à nouveau, l'ouvrage musical s’achève sur un ensemble choral merveilleux, les petits chanteurs de la JORCAM se joignent au chœur du Teatro Real pour incarner le renouvèlement de la vie, avec une fraîcheur magnifique, et offrir l’image d’espérance que Gerard Mortier souhaite nous laisser en cette période sur laquelle plane l’étrange sentiment d’une fin de monde.

Les petits chanteurs de la JORCAM

Les petits chanteurs de la JORCAM

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