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Publié le 16 Mai 2017

Eugène Onéguine (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Répétition générale du 13 mai et représentations du 16, 19, 31 mai et 06 juin 2017
Opéra Bastille

Madame Larina Elena Zaremba 
Tatiana Anna Netrebko (mai)

            Elena Stikhina (31 mai) Nicole Car (juin)
Olga Varduhi Abrahamyan 
Filipievna Hanna Schwarz 
Eugène Onéguine Peter Mattei 
Lenski Pavel Černoch 
Le Prince Grémine Alexander Tsymbalyuk 
Monsieur Triquet Raúl Giménez 
Zaretski Vadim Artamonov 
Le Lieutenant Olivier Ayault 
Solo Ténor Gregorz Staskiewicz 

Direction musicale Edward Gardner                                Anna Netrebko (Tatiana)
Mise en scène Willy Decker (1995)

Créée au début du mandat d’Hugues Gall (1995-2004), représentée pendant trois de ses saisons, puis reprise par Nicolas Joel en 2010, la mise en scène d’Eugène Onéguine par Willy Decker ne peut égaler celle de Dmitri Tcherniakov qui avait atteint un niveau de crédibilité et de profondeur psychologique rare, mais elle offre un cadre pictural épuré qui rend possible de grandes représentations de répertoire si elle est associée à une distribution tout à fait hors norme.

Anna Netrebko (Tatiana)

Anna Netrebko (Tatiana)

Et c’est bien sûr ce qui justifie ce retour, car les interprètes choisis ont tous des moyens qui leur permettent de rivaliser les uns les autres à un jeu démonstratif exceptionnel.

Il ne faut donc pas attendre d’Anna Netrebko qu’elle retranche son personnage derrière les états d’âmes sensibles et incontrôlables de l’adolescence, car elle a les dimensions pour faire de Tatiana une femme mûre et lucide. Elle surprend, malgré la disproportion, à émouvoir par la violence des sentiments.

Aigus larges et puissants, noirceur animale, détresse dans le regard et expressions attendrissantes, transparaissent de cet aplomb fantastique les grandeurs de la Lady Macbeth qu’elle interprétait à Munich à la fin de l’année dernière.

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Dans son face à face cruel, Peter Mattei lui oppose un Eugène Onéguine d’une rare froideur. C’est certes voulu par le metteur en scène, mais le chanteur suédois a naturellement un charisme personnel et une séduction de timbre qu’il pourrait employer afin de toucher l’auditeur. Pourtant, les expressions restent fermes, les couleurs mates, et sa prestance vocale se départit d’effets d’affectation.

Il ne se dégage ainsi nulle sympathie de ce grand profil longiligne, qui est aussi glaçant qu’Anna Netrebko peut, elle, inspirer une générosité chaleureuse.

Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)

Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)

L’homme sensible et romantique est donc incarné par Pavel Černoch, Lenski d’une personnalité entière donnée à une voix brillante et adoucie par une tessiture légèrement voilée.

En émane le charme de la nostalgie slave, surtout lorsque l’air ‘Kuda, Kuda vï udalilis’ , qui précède le duel, laisse pressentir que ce chanteur sera, la saison prochaine, un Don Carlos profondément poignant.

Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)

Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)

Et au dernier acte, sous l’immense luminaire d’un palais austère serti de diamants et empli d’un vide sans âme, la noblesse du lieu s’incarne soudainement sous les traits d’Alexander Tsymbalyuk.

Il compose un impressionnant Prince Grémine, nourri de graves qui suggèrent l’expérience bienveillante, mais pas encore l’âge de la vieillesse. L’homme est de plus élégant, la posture affirmée, et son grand air d’amour ‘Lyubvi vsye vozrati pokorni’ est empreint d’une gravité recueillie absolument expressive.

Anna Netrebko (Tatiana)

Anna Netrebko (Tatiana)

Parmi les rôles secondaires, Hanna Schwarz fait son retour à l’Opéra National de Paris, 30 ans après sa dernière interprétation de Cornelia dans Giulio Cesare, et confie à Filipievna toute une palette d’expressions discrètes, du murmure obscur à l’exclamation soudaine et vitale, la seule qui a un véritable dialogue avec Tatiana.

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Peter Mattei (Eugène Onéguine)

Quant à Varduhi Abrahamyan, elle caricature beaucoup trop Olga en soubrette au point de la rendre totalement creuse, et Raúl Giménez, qui a le mérite de chanter l’air de Monsieur Triquet en français, compense l'ambiguïté de sa diction par des nuances soulignées et une projection impressionnante pour ce rôle d’amuseur grand public.

Enfin, Elena Zaremba use de son timbre de glace pour installer en Madame Larina un caractère autoritaire et inflexible.

Elena Zaremba (Madame Larina)

Elena Zaremba (Madame Larina)

Les chœurs, homogènes, donnent un peu de vie aux tableaux atones de la mise en scène, et la direction d’Edward Gardner, lisse et volumineuse, laisse les couleurs françaises de l’orchestre s’épanouir au point de rapprocher la musique de Tchaïkovski des compositions de Jules Massenet ou de Charles Gounod, ce qui suggère, à plusieurs reprises, les ambiances bucoliques de Mireille.

Anna Netrebko

Anna Netrebko

Et malgré la beauté des motifs instrumentaux et du lustre orchestral, une forme de dolence fait perdre ce qu’il y a d’éveil frémissant et d’urgence dans la partition d’Eugène Onéguine, alors qu’il faudrait plus d’énergie pour combler les lacunes d’une mise en scène qui a fait son temps.

Elena Stikhina (Tatiana)

Elena Stikhina (Tatiana)

Remplaçante d'Anna Netrebko pour un seul soir, le mercredi 31 mai, Elena Stikhina a eu droit à un accueil triomphal, aussi bien après la scène de la lettre qu'au baisser de rideau où elle s'est montrée très émue. Elle a su toucher le public pour son interprétation, mais également pour sa personne.

Vocalement et scéniquement, elle est plus proche de Tatiana qu'Anna Netrebko.
Aigus aussi puissants, mais attitudes moins démonstratives (elle ne se pose pas face aux spectateurs, tête vers le haut, pour montrer l'étendue de ses moyens, et joue le drame et dirige sa voix en fonction de ce que doit exprimer Tatiana avec pudeur), son timbre est plus clair, d'une belle rondeur dans le médium, sans graves morbides fortement prononcés, et la jeune artiste réalise une incarnation très proche de ce que faisait Olga Guryakova dans la plénitude de ses moyens au cours des deux dernières décennies.

Elena Stikhina (Tatiana)

Elena Stikhina (Tatiana)

Peter Mattei est apparu comme un partenaire passionné, attentif, un très grand soutien pour elle qui a du tenir un rôle romantique majeur face à une salle pleine qui attendait sa consoeur russe.

Elle semble idéale pour incarner de grands rôles de soprano dramatiques, plus mûres que Tatiana, telle Desdémone par exemple.

La saison prochaine, elle incarnera Leonora dans la reprise d'Il Trovatore, en juin et juillet 2018.

Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)

Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)

Et au cours du mois du juin, une jeune artiste australienne, Nicole Car, fait revivre la plus authentique des Tatiana, car totalement naturelle et fidèle à la psychologie de la jeune fille.

Point d'effets dramatiques, aucun surjeu, tout est juste avec une belle continuité des couleurs, ce qui permet d'apprécier la sensibilité de son personnage dans les moindres détails.

Ses gestes sont purs, et les sentiments qu'elle reflète sont une image précieuse et fragile qui font la valeur de la soirée.

Interprète accomplie, elle l'est, et malgré l'immensité de la salle, elle réussit à créer un lien intime entre elle, l'auditeur et l'oeuvre, en parfaite osmose avec la musicalité de l’orchestre.

Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)

Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)

D'ailleurs, Edward Gardner paraît très inspiré ce soir, souffle et relief tragiques submergent les musiciens dans un allant acéré, il est un chef véritablement imprévisible...

Et Peter Mattei, dans ses grands jours, offre de magnifiques moments charmeurs et agrémentés de touches séductrices, et laisse passion et urgence le dépasser pour, petit à petit, traduire la vie qui s'extériorise que trop tardivement en Eugène Onéguine,

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Publié le 30 Novembre 2016

Cavalleria Rusticana / Sancta Susanna (Pietro Mascagni / Paul Hindemith)
Répétition du 26 novembre 2016 et représentation du 03 décembre 2016

Opéra Bastille

Cavalleria Rusticana (1890)
Production de la Scala de Milan (2011)
Santuzza Elena Zhidkova (le 26) Elina Garanca (le 03)
Turiddu Yonghoon Lee
Lucia Elena Zaremba
Alfio Vitaliy Bilyy
Lola Antoinette Dennefeld

Sancta Susanna (1922)
Nouvelle production
Susanna Anna Caterina Antonacci
Klementia Renée Morloc
Alte Nonne Sylvie Brunet-Grupposo
Die Magd Katharina Crespo
Ein Knecht Jeff Esperanza

Direction Musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Mario Martone
Chœur et orchestre de l’Opéra National de Paris     
 Antoinette Dennefeld (Lola)

Comment et pourquoi réunir deux œuvres qui n’ont absolument rien à voir ? 
La première, Cavalleria Rusticana, est née d’un concours organisé par un éditeur italien, Sonzogno, désireux de concurrencer les éditeurs de Verdi, Puccini et Wagner.  Dès sa création à Rome, en 1880, l’opéra en un acte de Pietro Mascagni redéfinit un genre, le Vérisme.

Elena Zhidkova (Santuzza) - 26 novembre, Bastille

Elena Zhidkova (Santuzza) - 26 novembre, Bastille

La seconde, Sancta Susanna, est le dernier volet d’un triptyque érotique composé par Paul Hindemith, en 1921, dans une logique de provocation de la morale sexuelle bourgeoise, tout en restant fidèle au principe de tonalité. Cette dernière composition, née des fantasmes d’un jeune homme de 26 ans, fut jugée si choquante que l’Association des femmes catholiques de Frankfort réclama des dommages et intérêts.

La scénographie imaginée par Mario Martone pour Cavalleria Rusticana, en 2011, à la Scala de Milan, offre naturellement un élément commun aux deux opéras, un grand Christ en croix.

Le choeur

Le choeur

Elle est en apparence décevante, car l’ouverture est jouée face au grand rideau noir, même pendant l’air de Turiddu, et parce qu’elle se démarque par l’absence de références visuelles au pittoresque de la campagne sicilienne. Le lent déplacement d’une maison close, le temps d’une minute ou deux, témoigne cependant d’une volonté d’utiliser principalement l’espace vide et sombre de la scène pour renforcer l’impression d’isolement et d’opposition de Santuzza par rapport à la communauté de son village. Pendant l'office de Pâques, la jeune paysanne est en effet tournée vers le public, dos à la cérémonie,

Par sa présence, le chœur, assis au centre de la scène sur plusieurs rangées de chaises, magnifique et impressionnant de force et de détermination, induit une pression sociale qui cherche à la contraindre à renoncer à sa passion humaine afin de revenir vers Dieu. 

Elena Zaremba (Lucia)

Elena Zaremba (Lucia)

Mais malgré le plateau totalement nu, l’échange final entre Turiddu et sa mère en est poignant de désolation. On croirait alors, après le meurtre du jeune homme, que c’est le peuple lui-même, marchant lentement vers l'avant-scène, qui l’a éliminé afin de ramener le calme parmi les habitants.

Mario Martone a choisi le dépouillement théâtral, certes, mais il a travaillé les éclairages de façon à créer des clairs obscurs et des nuages d’ombres comme dans les tableaux du Caravage.

Yonghoon Lee (Turiddu)

Yonghoon Lee (Turiddu)

Yonghoon Lee, en Turiddu, est un ténor d’une solidité infaillible, très assuré, mais ancré dans une attitude si dure et noire qu’il ne laisse place à aucune nuance de compassion. Il n'en est pas moins touchant tant ses appels drainent un sentiment de désespérance fatale.

A l’inverse, Antoinette Dennefeld, en Lola, laisse transparaître un galbe pulpeux et séducteur que l’on retrouvera dans le rôle de Mercédès lors des représentations de Carmen prévues en seconde partie de saison.

Yonghoon Lee (Turiddu) et Elena Zhidkova (Santuzza) - le 26 novembre, Bastille

Yonghoon Lee (Turiddu) et Elena Zhidkova (Santuzza) - le 26 novembre, Bastille

Lucia tourmentée, Elena Zaremba évoque aussi la puissance de l’autorité maternelle à laquelle répond la théâtralité froide et tragique d’Elena Zhidkova. Le regard noir, la torpeur amoureuse dépourvue d’espoir, la volonté de ne rien masquer du cauchemar qu’elle vit, la soprano russe restitue tous ces sentiments terribles sans verser dans le mélodrame, une fascinante leçon de présence.

On ne peut alors qu'admirer la différence de perception scénique avec celle qui interprète également, en alternance, le rôle de Santuzza, Elina Garanca. Le timbre de la mezzo-soprano lettone a en effet le même pouvoir de séduction que la grande mezzo américaine des années 70/80, Shirley Verrett.

Elena Zaremba (Lucia) et Elina Garanca (Santuzza) - 03 décembre, Bastille

Elena Zaremba (Lucia) et Elina Garanca (Santuzza) - 03 décembre, Bastille

Aigus royaux, dramatisme et volupté des graves, sentiment d'une totalité vocale impressionnante, ses attitudes corporelles prolongent aussi de façon plus conventionnelle les tensions intérieures de l'héroïne. Sur ce dernier point, Elena Zhidkova, telle une bête blessée, apparaît plus névrosée et tendue vers une personnalité au bord du gouffre, ce qui est aussi très poignant à voir et à entendre.

Et Vitaliy Bilyy, en Alfio, complète cette distribution franche et sans concession, par une prestance fière, d’un impeccable aplomb.

Engagé dans une direction orchestrale vive, non dépourvue de tonitruances, et modérée dans ses effets de pathos, Carlo Rizzi n’en mène pas moins l’ensemble des artistes vers un engagement scénique assez galvanisant, qui va se déployer plus largement en seconde partie de soirée.

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Car après le vide de cet espace immense qui fait ressentir l’absence intérieure laissée dans l’âme de Santuzza, les 25 minutes de Sancta Susanna vont nous faire vivre un choc comparable à un condensé d’Elektra. Décor cette fois évocateur d’une petite cellule d’un couvent éclairée par une toute petite fenêtre et une lueur interne à la pièce, l’échange initial entre Klementia et Susanna, qui se déroule selon un mode conventionnel, laisse place à la rencontre entre la jeune sœur et une jeune femme, la montée d’un désir trouble qui prend soudainement une dimension totalement fantastique.

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Eclatement du costume religieux d'Anna Caterina Antonacci, voix sidérante de couleurs sensibles au timbre inimitable, exaltation d’une poitrine que les éclairages érotisent tout en préservant la pudeur de cette scène de libération, danse sensuelle d’une actrice nue sur le corps du Christ en croix, ce tableau est si captivant et court, qu'on le vit comme un concentré fantasmatique qui ne laisse aucune place à la raison, d'autant plus qu'il s'achève, à nouveau, par l'effacement de cette vision au regard de la communauté religieuse.

Carlo Rizzi, lui aussi, se libère totalement dans cette musique volcanique, dont il n’est pas dit qu’il nous fasse entendre tous les tressaillements harmoniques, mais qui accentue les traits menaçants à en rendre palpable la présence diabolique sous jacente.

Amples respirations, détails insolites, la musique d'Hindemith est une formidable découverte qui vient s'ajouter au Cardillac, offert à Paris par Gerard Mortier, et à Mathis der Maler, sublimé par la mise en scène d'Olivier Py sous la direction de Nicolas Joel.

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Publié le 12 Mars 2016

Iolanta – Casse-Noisette (Piotr Ilyitch Tchaikovski)
Répétition générale du 05 mars 2016 - Version de concert du 09 mars 2016 - Représentation du 11 mars 2016 - Palais Garnier

Iolanta (1892)

Le Roi René Alexander Tsymbalyuk
Iolanta Sonya Yoncheva
Vaudémont Arnold Rutkowski
Robert Andrei Jilihovschi
Ibn Hakia Vito Priante
Alméric Roman Shulakov
Bertrand Gennady Bezzubenkov
Martha Elena Zaremba
Brigitta Anna Patalong

Casse-Noisette (1892)
Marie Marion Barbeau
Vaudemont Stéphane Bullion
Drosselmeyer Nicolas Paul
Le Père Aurélien Houette
La Mère Alice Renavand
Robert Takeru Coste
La Sœur Caroline Bance

Direction musicale Alain Altinoglu         Sonya Yoncheva (Iolanta) et Arnold Rutkowski (Vaudémont)
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2016)

Chorégraphie Arthur Pita (L’Anniversaire de Marie), Edouard Lock (La nuit, La forêt, Divertissement), Sidi Larbi Cherkaoui (Pas de deux, Valse des Flocons, Valse des Fleurs, Pas de deux et variations) - Nouvelle production

Ultime opéra de Tchaïkovski, Iolanta est un ouvrage intimiste dont toutes les composantes, chœur féminin, airs pour soprano et basse, duo d’amour, respirations et couleurs de l’orchestre, dépeignent une ambiance profondément mélancolique.

L’action y est minimale, mais la puissance des états d’âme que suggère la musique en fait toute la beauté.

Depuis la création de la production de Peter Sellars au Teatro Madrid en 2012 qui est depuis immortalisée en DVD, Iolanta revient régulièrement sur les scènes lyriques, d’autant plus que des artistes telles Ekaterina Scherbachenko, Anna Netrebko ou Sonya Yoncheva l’incarnent magnifiquement.

Sonya Yoncheva (Iolanta)

Sonya Yoncheva (Iolanta)

Le livret de l’opéra écrit par Modeste Ilitch Tchaikovski, le frère du composteur, est inspiré de la pièce d’Henrik Hertz « Kong Renés Datter », et romance la vie de la fille du Roi René d’Anjou, Comte de Provence.

Celle-ci, ignorant qu’elle est aveugle, vit une vie heureuse, mais est excessivement protégée par son père qui ne veut pas la voir s’émanciper. Le médecin arabe de la cour, Ibn-Hakia, lui, sait que sa guérison passe par la prise de conscience de son état.

La passion du chevalier Vaudémont pour Iolanta devient alors la force révélatrice qui va lui permettre de voir et découvrir le monde tel qu’il est.

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Elena Zaremba (Martha)

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Elena Zaremba (Martha)

Ce sujet, bien que se déroulant en France au début du XVème siècle, est une nouvelle occasion pour Dmitri Tcherniakov de réaliser une transposition dans l’univers de la Russie du XIXème siècle, afin de lui donner une couleur tchekhovienne comme il l’avait fait pour Eugène Onéguine.

Et afin d’accentuer l’impression d’oppression mentale, il utilise un procédé bien rôdé dans ses autres propositions pour « Macbeth », « Lady Macbeth de Mzensk » et, surtout, « Dialogues des Carmélites », en reconstituant une pièce très resserrée et isolée au milieu du noir de la scène.

Les fenêtres laissent deviner un espace extérieur glacial, tout un petit monde évolue autour de la personne de Iolanta, un sapin évoque le temps de Noël de Casse-Noisette, et deux vases contenant respectivement une rose rouge et une rose blanche décorent la pièce, fleurs révélatrices de la cécité de la jeune fille.

Andrei Jilihovschi (Robert)

Andrei Jilihovschi (Robert)

La violence passionnelle qui irrigue les veines du metteur en scène russe s’extériorise uniquement quand les grands sentiments se libèrent. Il donne ainsi une emphase insouciante et exaltée à ceux de Robert, le Duc de Bourgogne, pour Mathilde, et exacerbe un dolorisme aigu tout au long du duo entre Iolanta et Vaudémont.
Leur chant déchiré s’achève ainsi par une irrésistible et désespérée étreinte, blottis l’un contre l’autre.

Et l’on retrouve l’infinie minutie avec laquelle le metteur en scène russe aime si bien animer les moindres gestes de chaque personnage, quelle que soit l’importance de leurs rôles.
Il leur donne une impression de vie réelle, concentrée dans l’instant présent.

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Elena Zaremba (Martha) - Version de concert du 09 mars

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Elena Zaremba (Martha) - Version de concert du 09 mars

La transition avec Casse-Noisette est alors figurée par un éloignement du petit salon qui constitue le décor unique de Iolanta, afin de laisser émerger, au-devant de la scène, un autre salon bourgeois bien plus grand où l’on fête l’anniversaire de Clara, renommée Marie. Sonya Yoncheva, avec un magnifique sourire, salue les auditeurs sous les applaudissements des acteurs, mais également de la salle Garnier, merveilleux mélange de scène jouée et de réactions réelles.

Pendant les six scènes qui suivent, Dmitri Tcherniakov met en scène une soirée d’anniversaire festive où la chorégraphie d’Arthur Pita s’évertue à restituer l’ambiance Rock’n’Roll déjantée entre les participants. Avec ses allures de somptueuse Lady Macbeth en robe de velours, Alice Renavand évolue dans ce petit monde superficiel en laissant deviner d’un regard noir un tempérament quelque peu intrigant.

Marion Barbeau (Marie)

Marion Barbeau (Marie)

Nous nous retrouvons ainsi dans un univers bien connu du metteur en scène où l’apparente légèreté sous-tend des pensées plus sombres.

Au moment de minuit, ces personnages reviennent avec un regard inquisiteur quand Marie se retrouve seule avec Vaudémont, joué par Stéphane Bullion. La chorégraphie saccadée, mécanique et déshumanisée d’Edouard Lock prend le dessus, et Alice Renavand devient une sorte de femme maléfique et impressionnante qui tente de faire barrage à un amour grandissant.

Tcherniakov introduit alors un moment de rupture implacable en faisant disparaître la demeure dans un vacarme noir avant que ses débris ne viennent recouvrir l’entière scène.

Nous sommes maintenant dans un autre univers fantasmagorique débarrassé du petit monde bourgeois du début. On y découvre d’abord des laissés-pour-compte perdus dans une nuit d’hiver évoluant de façon macabre. Puis, apparaît Stéphane Bullion qui rejoint alors Marion Barbeau, dans un élan révélateur, pour entamer un beau pas-de-deux, pivotant sur des axes parfois très instables, qui donne une impression de fragilité à leur relation.

Alice Renavand (La Mère)

Alice Renavand (La Mère)

A partir de cet instant, la poésie de Sidi Larbi Cherkaoui est constamment sollicitée afin d'innerver de sensibilité les pas de deux et les valses du ballet.

Toutefois, la force de la vidéographie prend parfois le dessus sur la chorégraphie, aussi bien dans la scène de la forêt où se démultiplie Vaudémont, que dans cette scène spectaculaire où Marie semble isolée sur un astéroïde, à l’instar du Petit Prince, alors qu’un météore en feu se dirige vers elle. C’est d’ailleurs cet évènement qui la sort de son cauchemar pour la ramener dans sa demeure d’origine.

Danse arabe

Danse arabe

Et le célèbre tableau des divertissements, envahi de jouets géants multicolores déambulant sur des effets comiques, prend une dimension burlesque totalement à part dans la scénographie. Il est ensuite suivi d'une évocation des souvenirs nostalgiques de Marie, le souvenir de son grand-père dans une nuit lunaire en particulier.

Cependant, les changements de scènes dans la dernière partie sont abruptes et les motifs chorégraphiques ne s’installent pas toujours dans la durée pour pouvoir en profiter - Lock donne parfois l'impression, dans les divertissements, qu'il déploie de larges mouvements pour les refermer précipitamment sur eux-mêmes. L'immersion du spectateur dans ce monde visuellement fort demande donc une aptitude à changer d'environnement émotionnel très rapidement, d’autant plus que les écarts stylistiques entre Cherkaoui et Lock sont importants.

Marion Barbeau (Marie) et Stéphane Bullion (Vaudémont)

Marion Barbeau (Marie) et Stéphane Bullion (Vaudémont)

Musicalement, ce diptyque baigne dans une même tonalité sobre qui accorde une présence charmante à l’harmonie chantante des vents. Mais l’on est particulièrement surpris par la manière avec laquelle Alain Altinoglu s’évertue à préserver la finesse des cordes, sans rechercher l’ornementation envoutante que l’orchestre saurait pourtant libérer dans Iolanta. Comme un refus de donner à la musique une profondeur et une violence débordante qui sonnerait trop russe, trop passionnée.

C’est d’autant plus frustrant lorsque l’on a encore dans l’oreille sa splendide interprétation de Lohengrin à Bayreuth l’été dernier.

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Arnold Rutkowski (Vaudémont)

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Arnold Rutkowski (Vaudémont)

La distribution vocale est, elle, dominée par Sonya Yoncheva, actrice qui fait sienne l’hystérie communicative de Dmitri Tcherniakov, et qui prête à la jeune fille des accents de bête blessée comme pourrait l’être Violetta (La Traviata de Giuseppe Verdi).

Elle a un charme naturel, une attitude à la fois naïve et charnelle qui sonne toujours juste, des aigus vibrants très clairs, et quelques inflexions bien timbrées et graves qui révèlent une véritable complexité psychologique.

La tendresse avec laquelle elle accueille Marion Barbeau au salut final est très touchante, tendresse identique à celle qu’elle manifesta envers Arnold Rutkowski (Vaudémont), lors de la version de concert donnée le jour de la première, suite au mouvement de grève national.

Marion Barbeau (Marie) et Sonya Yoncheva (Iolanta)

Marion Barbeau (Marie) et Sonya Yoncheva (Iolanta)

Le ténor polonais incarne un Vaudémont serviable et romantique, en état d’admiration devant Iolanta, volontaire dans des aigus d’ampleur modeste, et affectif quand le médium de sa tessiture prend des accents slaves.

Son comparse, Andrei Jilihovschi, chante avec une joie et une clarté de timbre qui lui donnent une assurance séductrice indéniable, faisant ainsi pâlir le médecin de Vito Priante, touchant par la sagesse qui en émane, mais sans l’autorité paternaliste que l’on pourrait attendre de son rôle.

Alexander Tsymbalyuk (Le Roi René)

Alexander Tsymbalyuk (Le Roi René)

Le Roi René d’Alexander Tsymbalyuk n’a donc aucun mal à imposer une stature vocale noble mais jeune, ce qui ne transparaît pas à travers son costume de patriarche qui le vieillit beaucoup trop.

Quant à la Martha d’Elena Zaremba, excellente actrice compassionnelle, la texture complexe de son timbre d’alto en fait une femme bien à part parmi celles qui entourent Iolanta, c'est-à-dire une personnalité forte à la main de velours.

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Elena Zaremba (Martha)

Sonya Yoncheva (Iolanta) et Elena Zaremba (Martha)

Lier les deux œuvres en induisant une continuité entre les personnages de l’opéra et ceux du ballet – chaque chanteur a son pendant comme danseur – est un défi que peu de metteurs en scène pouvaient relever.

Dmitri Tcherniakov s’est sans doute laissé emporter par la démesure et la complexité du songe de Casse-Noisette, mais ses univers restent toujours aussi passionnants quand ils portent en eux un regard aussi humain sur l'héroïne qu'il défend, et acéré sur la société dans laquelle elle évolue.

 

Ce spectacle fera l’objet d’une captation audiovisuelle

Une co-production Opéra national de Paris et Bel Air Média avec le soutien du CNC et la participation de France 3, réalisée par Andy Sommer.
A revoir sur Culturebox jusqu'au 25 septembre 2016 - Video.Iolanta / Casse-Noisette

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