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Phèdre(s) (Wajdi Mouawad / Sarah Kane / J.M. Coetzee - Warlikowski) Odéon
Publié le 4 Avril 2016
Phèdre(s) (Wajdi Mouawad / Sarah Kane / J.M. Coetzee)
Représentation du 02 avril 2016
Odéon – Théâtre de l’Europe
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Décor et costumes Malgorzata Szczesniak
Chorégraphie Claude Bardouil
Isabelle Huppert (Aphrodite)
Une immense scène carrelée d’émail couleur sable gris-vert et flanquée de deux grands miroirs, un petit lavabo isolé dans un coin, un pommeau de douche qui pend au centre du large mur situé en arrière-plan, ces seuls éléments de décor évoquent à la fois les restes désolés d’une salle antique et le néant intérieur de Phèdre.
Krzysztof Warlikowski en présente trois visages forts et interprétés avec une impressionnante maîtrise par Isabelle Huppert.
Rosalba Torres Guerrero
Le premier visage est né d’une réflexion entre le metteur en scène polonais et l’écrivain levantin, Wajdi Mouawad. L’intégralité de la pièce « La Chienne » n’est pas reprise, car une des dimensions importantes, la confrontation entre la Vierge et Aphrodite, toutes deux opposées dans leur relation à la sexualité, et chacune frustrée par le regard que porte la société sur elles-mêmes, est tronquée.
Est donc mis en avant le discours effronté et provocant d’Aphrodite.
Le sexe est présenté comme un étendard et uniquement comme un moyen de libération. Sans sentiment, il n’est plus qu’orgueil.
Isabelle Huppert - Phèdre (d'après "La Chienne" de Wajdi Mouawad)
Isabelle Huppert endosse ensuite le rôle de Phèdre avec un sadomasochisme aussi cruel que celui de la « Pianiste » qu’elle incarna en 2001 pour Michael Haneke.
Autodestruction, hurlements – « J’aime ! » -, l’hystérie dévorante devient affligeante à voir, mais la vidéographie permet de donner de la valeur esthétique à ce désastre humain.
Il y a de la poésie dans le visage d’Isabelle alitée auprès du premier Hippolyte de la pièce, Gaël Kamilindi, un jeune acteur noir au regard prévenant, avant que tout ne dégénère vers le meurtre.
La superbe danseuse Rosalba Torres Guerrero, mystérieuse et fièrement élancée - une artiste que Krzysztof Warlikowski avait déjà invitée dans sa production de « Don Giovanni » au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles -, intervient comme un leitmotiv sensuel qui lie les différents tableaux de la pièce.
Andrzej Chyra (Hippolyte) et Isabelle Huppert (Phèdre) - d'après Sarah Kane
Trois moments forts lui sont consacrés : la fantastique scène d’ouverture sur la chanson « Al-Atlal – Les Ruines » dédiée à Oum Kalthoum, la plus célèbre chanteuse du monde arabe, puis, la scène érotique face à l’Hippolyte de Sarah Kane, et enfin, la transe qui précède l’arrivée d’Elisabeth Costello.
Elle représente la pureté du corps, vitale et irradiante, par opposition à la déliquescence mortifère des âmes.
Isabelle Huppert (Phèdre) - d'après Sarah Kane
La Phèdre de Sarah Kane devient alors plus immédiate et contemporaine pour le spectateur. La grande cage de verre ramène à leur propre intimité les rapports entre Hippolyte et sa belle-mère. Mais l’amour pour le bel éphèbe qui devrait avoir vingt ans de moins se réduit à une passion morbide pour un homme dépressif, vulgaire et infantile.
Warlikowski accentue le décalage entre l’irrépressible passion physique et la médiocrité de l’homme, sujet d’un désir brulant sans amour.
Dans un premier temps, à travers le personnage de la sœur, Strophe, Sarah Kane fait entendre des propos pleins de sagesse sur la nécessité de voir la vie telle qu’elle est, et sur l’impossibilité à aimer ce que l’on ne comprend pas.
Andrzej Chyra (Hippolyte) et Alex Descas (Le prêtre) - d'après Sarah Kane
Pourtant, cela ne l’empêche pas de devenir folle après le meurtre de sa mère, meurtre prémonitoire sur un écran de télévision où défile en boucle la fameuse scène sanglante de « Psycho » d’Alfred Hitchcock. Warlikowski trouve, comme à son habitude, un extrait de film qui colle parfaitement à son univers et au thème qu’il présente.
Isabelle Huppert est simplement phénoménale à jouer ainsi scènes de sexe crues, à afficher un air de petite fille abandonnée, et à vivre les tourments engendrés par une névrose insoutenable.
Le dernier tableau d’"Elisabeth Costello" devient alors un prétexte pour prendre de la distance avec le personnage de Phèdre.
L’actrice joue, cette fois, le rôle d’une romancière qui joue elle-même un rôle, et cette façon de jouer se présente comme une forme de protection face à des sentiments intérieurs qui risquent à tout moment de remonter.
Isabelle Huppert (Elisabeth Costello) - d'après John Maxwell Coetzee
Sur le thème de l’amour entre humains et divinités, la pièce prend alors la forme d’une interview qui implique le public tout en lui permettant de s’amuser, sans toutefois éviter qu’il ne ressente que quelque chose veille sous le personnage qui paraît si sûr de lui-même sur le plateau.
La scène de lobotomisation du film « Frances » laisse perplexe, mais celle de « Théorême », qui montre la rage animale de l’héroïne pour un homme qui est son dieu de chair et de sang, évoque de façon plus juste ce désir qui couve sous les apparences bourgeoises.
L’actrice nous remercie malicieusement pour notre attention, et pour notre retour à la surface des choses.
A réécouter également sur France Culture, l'émission La Grande table de Caroline Broué - Warlikowski, Phèdre(s) kaléidoscopique(s).