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Publié le 2 Novembre 2019

Don Carlo (Giuseppe Verdi - 1886)
Répétition générale du 22 octobre 2019 et représentations du 25, 31 octobre et

14, 17 et 20 novembre 2019
Opéra Bastille

Filippo II René Pape
Don Carlo Roberto Alagna (31/10), Michael Fabiano (14/11)
Rodrigo Étienne Dupuis
Il Grande Inquisitore Vitalij Kowaljow
Un frate Sava Vemić
Elisabetta di Valois Aleksandra Kurzak (31/10), Nicole Car (14/11)
La Principessa Eboli Anita Rachvelishvili
Tebaldo Eve-Maud Hubeaux
Una Voce dal cielo Tamara Banjesevic
Il Conte di Lerma Julien Dran
Deputati fiamminghi Pietro Di Bianco, Daniel Giulianini, Mateusz Hoedt, Tomasz Kumiega, Tiago Matos, Danylo Matviienko
Un Araldo Vincent Morell                                           
Anita Rachvelishvili (Eboli)

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décors Małgorzata Szczęśniak
 
Deux ans après les 11 représentations de la version parisienne de 1866 qui avait créé un émoi prodigieux à l’Opéra de Paris, c’est au tour de la version de Modène de 1886, en italien cette fois, d’investir la grande scène Bastille pour 10 représentations de Don Carlo dans la même mise en scène de Krzysztof Warlikowski qui se focalise sur les relations individuelles et familiales du drame, dans les décors épurés de Małgorzata Szczęśniak et sous les lumières fascinantes imaginées par Felice Ross.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta) et René Pape (Filippo II)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta) et René Pape (Filippo II)

Dans cette version que Verdi a appréhendé dès 1882 pour la création milanaise, de nombreux passages musicaux sont réécrits afin d’atteindre une meilleure éloquence musicale, le duo Rodrigo et Don Carlo, le duo Philippe II et Rodrigo, le prélude de l’acte III, la scène et quatuor dans le bureau du roi, le duo Elisabetta et Eboli et la scène d’émeute de l’acte IV, ainsi que le duo Don Carlo et Elisabetta et l’intervention de Philippe II et de l’Inquisiteur au dernier acte.

En revanche, plusieurs scènes entre Elisabetta et Eboli disparaissent dans cette version, supprimés par Verdi dès 1867, tels l'échange de costumes avec Elisabetta, le duo ‘J’ai tout compris’ et ‘Vous l’aimiez’ dans la scène du cabinet du Roi, le bref échange lors de l’émeute, ainsi que l’air de déploration de Philippe II à la mort de Rodrigo.

Krzysztof Warlikowski a donc dû reprendre son travail pour adapter certains raccords entre scènes, mais aucun changement marquant ne modifie sa mise en scène depuis 2017, hormis l’apparence de Don Carlo, lors de la première scène de Fontainebleau, qui est celle d’un prêtre rentré dans les ordres après le coup sentimental violent dont il est la victime.

La servante et surveillante d'Elisabetta

La servante et surveillante d'Elisabetta

On retrouve ainsi ces personnages de la cour qui surveillent en silence les moindres faits et gestes de Rodrigo ou d’Elisabetta qui, avec agacement, supporte difficilement cette dame noire à la coiffure d’or qui la suit partout depuis qu’elle fut laissée seule par sa dame de cour renvoyée par Philippe. L’inquisiteur est toujours un mafieux exaspéré par l’attitude du roi en proie à une déchéance personnelle qui le noie dans l’alcool et le pousse à haïr sa femme et à la tromper par ennui avec la princesse Eboli, et le poids de la famille et de la lignée impériale militariste devient aussi prégnant que celui de la religion, mais pas avec grandiloquence, sinon par suggestion à travers la figure fantomatique de l’empereur qui apparaît en silence au début et à la fin de l’œuvre. Le noir et blanc de la vidéographie élève aussi les visages des chanteurs pour imprégner leur humanité des souvenirs de grands artistes de cinéma, l'Elisabetta d'Aleksandra Kurzak évoquant par exemple une Sophia Loren en deuil.

Tous ces caractères sont par ailleurs contemporains dans leur façon de se vêtir, comme les allusions cinématographiques qui inspirent les différentes scènes, si l’on excepte la scène particulière d’autodafé et de couronnement qui mélange les références et s’achève sur le visage étrangement déformé d’un géant dévorant un être humain se débattant en vain.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Et la beauté plastique et froide de la plupart des scènes atteint son paroxysme au cours du dernier acte, lorsque Elisabetta entre bouleversée dans la grande salle du couvent de Saint-Just sous les reflets or-boisé des parois illuminées par des rayons solaires crépusculaires. Une magnifique atmosphère qui mêle la rigueur pure des grands intérieurs du Monastère de l’Escurial aux ornementations géométriques rouge-sang des arts arabo-musulmans.

En revanche, la direction d’acteur reste mesurée au regard de ce que Krzysztof Warlikowski arrive généralement à obtenir de la part d’autres chanteurs, mais il peut compter sur l’implication entière d’Etienne Dupuis qui incarne un impressionnant Rodrigo, autoritaire, viril, une voix splendidement timbrée avec du souffle et de la vigueur qui menace même Philippe II avec insolence. Ce magnifique baryton est, de plus, fort signifiant par ses gestes de crispation, d’affection et de bienveillance, et sa mort est même précédée de furtifs pressentiments qui glacent d’effroi.

Roberto Alagna (Don Carlo)

Roberto Alagna (Don Carlo)

Elle est celle qui cristallise les affects du roi Philippe II réduit à éprouver lamentablement l’impossibilité d’inspirer des sentiments d’amour, l’Elisabetta d’Aleksandra Kurzak a le goût du mélodrame et des fragilités, mais ce qui est beau dans son incarnation est qu’elle conserve une attitude droite que l’on voit petit à petit plier au fur et à mesure que son entourage l’enserre, avant son effondrement final au dernier acte auquel elle tente de résister dès son entrée, pour enfin céder à une ligne fataliste éplorée.

Les vibrations de sa voix, les variations de couleurs du grave subtil aux tessitures plus aiguës soulignent l’affectation de son personnage royal qu’elle prend plaisir à sertir de jolies nuances parfois coquettes, et toutes ses expressions de douleurs passent principalement dans la tessiture médium-aiguë dont elle projette le souffle pénétrant de manière très efficiente, alors qu’elle use  plutôt de ses graves, pas très puissants mais torturés, dans les moments de torpeurs qui font penser au plus célèbre personnage puccinien, Tosca.

Anita Rachvelishvili (Eboli)

Anita Rachvelishvili (Eboli)

Remis de son affaiblissement vocal lors de la première représentation, Roberto Alagna peut dorénavant rejoindre sûrement sur scène celle qui est son épouse à la ville, pour lui dédier un Don Carlo bien plus robuste, au grain vocal pleinement ambré, si on le compare à la jeunesse tendre qu’il incarnait dans la version parisienne de Don Carlos jouée en 1996 au théâtre du Châtelet, dirigé par Stéphane Lissner, et la plénitude immédiate de ce timbre qui semble si facilement s’épanouir reste quelque chose d’unique à entendre encore aujourd’hui.

On sent tout de même un excès de tension à partir de la scène de la prison, car les aigus vaillants perdent en couleur quand ils sont trop forcés. Mais, s’il ne se ménage pas vocalement, il enferme cependant beaucoup trop son personnage dans une forme de fierté noble et rigide qui apparaît comme un refuge pour ne pas jouer à fond la perte de contrôle, la déstabilisation, tel que le faisait avec tant de générosité Jonas Kaufmann il y a deux ans.

Habitué à chanter plutôt dans des productions de formes anciennes, Roberto Alagna semble en permanence sur la défensive par rapport à un parti pris qui fouille les recoins de l’âme humaine, et qui se démarque donc des interprétations plus conformistes attachées à recréer un cadre historique en costumes d’époque.

Roberto Alagna (Don Carlo)

Roberto Alagna (Don Carlo)

Il était déjà Philippe II sur cette même scène 18 ans plus tôt, René Pape se livre sans réserve au personnage en pleine destructuration que Krzysztof Warlikowski souhaite dépeindre, avec une couleur de voix fort homogène et sans inflexions saillantes, la noblesse et la stature dans les moments de solitude du roi ne lui faisant jamais défaut. ‘Ella Giammai m’amò !  est naturellement chanté dans une sorte de torpeur qu’il pulvérise par une saisissante exultation de douleur, et son duel avec Étienne Dupuis, dans la salle d’escrime, prend aussi une symbolique artistique, car il représente l’expérience d’une ancienne génération qui se trouve bousculée par la nouvelle plus mordante et qui s’apprête à reprendre le flambeau.

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Quant à Anita Rachvelishvili, dont la puissance et la réserve vocale sont d’un impact scotchant, elle livre la princesse Eboli à un déferlement de noirceur vocale qui résonne à travers tout son corps, avec de spectaculaires effets arabisants poitrinés lorsqu’elle évoque Mohammed, le roi des Maures, dans la 'Chanson du voile', avant de les moduler en montant vers des aigus plus naturellement intrépides que précieusement galbés.

Totalement absorbée par son jeu spontané et bouillonnant, elle interagit avec ses partenaires  avec le même niveau de tension qu’Étienne Dupuis, ce qui rend leurs échanges explosifs, et aboutit à un ‘Don Fatale’ démonstratif et sensationnel qui la pousse dans ses limites de souffle, et qui lui vaut une réaction exaltée de la part du public après un tel chant de désespoir où la forme artistique prend tout son espace au déroulement du temps présent.

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Aleksandra Kurzak (Elisabetta)

Et même si la mise en scène réduit la dimension divine et mystérieuse du grand inquisiteur, Vitalij Kowaljow lui apporte consistance et unité, loin d’être un de ces personnages au timbre délabré et fantomatique que l’on retrouve souvent sous les traits de cet ecclésiastique démoniaque, une noirceur qui s’oppose avec nuances à celle du Philippe II de René Pape.

Pour compléter ce sextuor de grands chanteurs, les seconds rôles sont interprétés par des artistes presque surdimensionnés, et l’on pense bien sûr au fantastique moine de Sava Vemić, si jeune dans la vie et la voix pourtant si imprégnée de gravité sur scène, et au page d' Eve-Maud Hubeaux dont le caractère vocal, ferme et direct, présente des similarités avec celui de Nicole Car, la prochaine Elisabetta à partir de mi-novembre.

Vitalij Kowaljow (Il Grande Inquisitore) et René Pape (Filippo II)

Vitalij Kowaljow (Il Grande Inquisitore) et René Pape (Filippo II)

L’urgence dramatique doit aussi beaucoup à la direction nerveuse de Fabio Luisi qui réalise un très beau travail haut-en-couleur qui souffre peu de ses excès d’énergie – le tableau sur la place de Valladolide est mené de façon efficace à l’appui d’un chœur qui ne ménage pas sa puissance -, mais qui a tendance à vouloir aller plus vite que les chanteurs.

La scène du grand inquisiteur, dans le cabinet du roi, est une parfait réussite de variations entre larges mouvements qui se parent de splendides effets glaçants par l’utilisation acérée des cuivres, cuivres qui feront plus défaut dans d'autres scènes, de l'autodafé à l’ouverture du dernier acte dominé par les cordes mais sans emphase. Il est d’ailleurs assez surprenant de voir le chef d’orchestre démarrer ce dernier acte alors que le tableau précédent ne s’est achevé sur scène.

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Etienne Dupuis (Rodrigo)

Et à partir du 14  novembre, au moment où Krzysztof Warlikowski débute les représentations de sa dernière pièce de théâtre ‘On s’en va’ au Théâtre national de Chaillot, Michael Fabiano et Nicole Car reprennent pour 4 représentations les rôles respectifs de Don Carlo et Elisabetta, dont il devient passionnant de comparer les différences de personnalités.

Le ténor américain, que l'on sait excellent acteur, notamment depuis son incarnation délirante de Don José dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov au Festival d’Aix-en-Provence, confirme ce soir sa pleine possession du personnage de l’Infant et son partage sans réserve du caractère névrotique et suicidaire que décrit si bien Krzysztof Warlikowski.

Michael Fabiano (Don Carlo)

Michael Fabiano (Don Carlo)

Voix tourmentée accomplie et bien projetée, avec des effets de clarté juvénile et de légères vibrations dans le timbre qui traduisent les fébrilités du personnage, l'apport personnel de Michael Fabiano au travail du metteur en scène est considérable, et dès le premier quart d'heure on sent que le public est complètement pris par ce qu'il se joue.

L'orchestre est par ailleurs d'emblée riche en sonorités, Fabio Luisi accorde une attention extrême aux chanteurs, et en particulier au deux nouveaux artistes, et si l'on relève un peu de retenu dans le tableau d'autodafé, l'ensemble est absolument superbe dans la scène du cabinet du roi et surtout au cinquième acte.

Nicole Car (Elisabetta)

Nicole Car (Elisabetta)

Nicole Car, une incarnation minutieuse de fragilité mélancolique et d'humanité, pleinement sensible par ses moindres gestes, n'en a pas moins un chant solide mais qui prend une dimension bouleversante au dernier acte, tant l'air de désespoir 'Tu che le vanita' est filé avec une majesté sans que l'on comprenne à quel moment elle reprend son souffle. Un très beau portrait intime d'Elisabeth qui rappelle également le personnage de Tatiana d'Eugène Onéguine, tout en nuances, qu'elle interpréta ici même il y a deux ans.

Krzysztof Warlikowski et Michael Fabiano

Krzysztof Warlikowski et Michael Fabiano

Et pour cette première avec une distribution en partie renouvelée, Krzysztof Warlikowski est venu saluer sur scène comme une marque de reconnaissance à tous ces artistes pour leur engagement, apportant ainsi la note de joie supplémentaire à un spectacle ayant pris une toute autre dimension théâtrale, une représentation des grands soirs de l'Opéra de Paris.

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Publié le 29 Juin 2019

Salomé (Richard Strauss)
Représentation du 27 juin 2019
Bayerische Staatsoper - Munich

Herodes Wolfgang Ablinger-Sperrhacke 
Herodias Michaela Schuster 
Salome Marlis Petersen 
Jochanaan Wolfgang Koch 
Narraboth Pavol Breslik 
Ein Page der Herodias Rachael Wilson

Direction musicale Kirill Petrenko 
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Video Kamil Polak 
Lumières Felice Ross 
Chorégraphie Claude Bardouil 
Dramaturgie Miron Hakenbeck, Malte Krasting

Coproduction Théâtre des Champs-Élysées.

                                                                 Kirill Petrenko

Six ans après le coup d'éclat de la nouvelle production de Die Frau ohne schatten qui fit l'ouverture du festival lyrique de Munich pour les 50 ans de la reconstruction de son opéra, Krzysztof Warlikowski et Kirill Petrenko se retrouvent pour faire à nouveau l'événement à partir d'un autre opéra de Richard Strauss, Salomé.

Mais si Die Frau ohne schatten était fortement lié aux destructions des deux guerres mondiales, ce que le directeur avait évoqué avec un fabuleux sens esthétique, autant les questions qu'il pose dans Salomé, peut-être à son insu, sont beaucoup moins évidentes à percevoir immédiatement.

Car on ne peut pas comprendre son travail sans ignorer la situation en Pologne rongée par un christianisme antisémite contre lequel, heureusement, une partie de la population se bat, ce ressentiment étant par ailleurs diffus partout en Europe.

 Marlis Petersen (Salomé) - Photo Bayerische Staatsoper

Marlis Petersen (Salomé) - Photo Bayerische Staatsoper

A l'instar de ce qu'a réalisé à Bayreuth Barrie Kosky avec l'oeuvre de Richard Wagner Meistersinger, Krzysztof Warlikowski revisite ainsi Salomé pour mettre en scène une vision fantasmée et délirante des juifs, dans l'espoir, probablement, d'exorciser un mal latent.

L'impressionnant décor de Małgorzata Szczęśniak représente un immense salon-bibliothèque aux murs recouverts de livres, dont une partie des étagères se sont effondrées, et qui peut s'ouvrir pour laisser apparaître un fond de piscine en pente douce.

Tous les poncifs, principalement d'esprit capitaliste, sont alors évoqués, et l’on voit une riche famille juive qui exploite ses serviteurs, cache son argent derrière les livres, alors qu’apparaît dès l'ouverture un personnage muet, cherchant sur le corps du jeune syrien des objets en or, un sosie de Charlie Chaplin, acteur qui fut accusé d’être juif lorsque sa fortune fut devenue trop importante pour ne pas susciter d'envie et de jalousie.

 Marlis Petersen (Salomé) et la mort - Photo Bayerische Staatsoper

Marlis Petersen (Salomé) et la mort - Photo Bayerische Staatsoper

Cependant, l’élément clé qui permet de comprendre l’esprit qui gagne cette mise en scène réside dans l’apparition magique d’une œuvre d’art animée représentant un lion qui embrasse une licorne sur sa corne.

La licorne représente Joseph, les chrétiens, et le lion représente Judah, c'est-à-dire les juifs. Et une copie de ce tableau se trouve au Musée de la Diaspora juive (Beth Hatefutsoth) sur le campus de l’université de Tel-Aviv, à Ramat-Aviv, l’original provenant d’une synagogue du XVIe siècle à Khodorov, dans le sud de la Pologne.

Mais sans connaissance au préalable, il devient difficile d’en comprendre la signification, à moins d’effectuer des recherches peu après.

Le nouvel éclairage qu’apporte Krzysztof Warlikowski sur le baiser de Salomé avide des lèvres de Jochanaan est donc qu’il représenterait un désir de réconciliation entre le Catholicisme et le Judaïsme, malheureusement perverti par l’esprit possédé de la jeune princesse.

Cette prise de possession est mise en scène lors de la danse des sept voiles où l’on voit un esprit vaudou au visage de mort danser avec Salomé, ce qui signera de manière très efficace la damnation irréversible de la fille d’Hérode et Hérodias.

Le banquet d'Hérode - Photo Bayerische Staatsoper

Le banquet d'Hérode - Photo Bayerische Staatsoper

On ne verra que le linge souillé de sang sortir du petit coffre laissé à Salomé, et Jochanaan revenir calmement, comme si l’on avait assisté à un jeu de rôle du désespoir, où le désir de rapprochement avec la religion ennemie s’avérait impossible. Ainsi verrons nous le banquet d’Hérode ressembler au dernier repas du Christ, l’effigie de Charlie Chaplin jouant le rôle de Judah, et Hérode appeler au meurtre final de Salomé pour avoir tué par son geste fatal toute possibilité de paix avec les chrétiens, la menace semblant avoir irréversiblement rejoint les murs extérieurs de la demeure. Ne reste plus que le suicide final comme unique échapatoire.

Enfin, dernier élément prémonitoire, juste avant que Kirill Petrenko n’ait démarré l’ouverture, la voix de Kathleen Ferrier interpréte Les Kindertotenlieder de Gustav Mahler, compositeur qui du fuir Vienne gagné par l'antisémitisme, et invite à un désir de paix que n’obtiendra donc pas cette famille juive.

Rachael Wilson (Le page) et Pavol Breslik (Narraboth) - Photo Bayerische Staatsoper

Rachael Wilson (Le page) et Pavol Breslik (Narraboth) - Photo Bayerische Staatsoper

Musicalement, ce spectacle est avant tout porté par la peinture inimaginable qu’en réalise le chef d’orchestre principal avec ses musiciens, chaque mesure semblant comme enrichie d’effets resplendissants et ouvragés, les cordes sonnant à profusion de motifs vifs et sophistiqués qui décrivent une fresque d’une splendeur impossible, Kirill Petrenko pouvant aussi bien soulever une masse vibrante et magmatique puis la laisser se couler en douceur lorsqu'il s’agit de laisser le champ sonore libre aux interprètes, Marlis Petersen en particulier.

Ressemblant dans sa robe rouge et sa coiffure début XXe à un sosie de la Lulu de Teresa Stratas, la soprano allemande se régale à jouer sans complexe le détraquement total qui la gagne, et son chant s’exprime surtout clairement dans la précision et la confidence de l’art déclamatoire, disposant également d’une belle ligne de souffle qui, cependant, préserve une ampleur plutôt modérée.

 Marlis Petersen (Salomé) et les juifs - Photo Bayerische Staatsoper

Marlis Petersen (Salomé) et les juifs - Photo Bayerische Staatsoper

Wolfgang Koch se plie sans problème aux attitudes lasses et dépressives du chrétien qu’il incarne, en totale opposition avec une image plus couramment jouée qui s’appuie sur une forte stature presque effrayante, mais semble sur la réserve tout au long de la soirée, car l’on sait qu’il peut être bien plus percutant dans ses attaques.

Michaela Schuster est emplie de jeu outré, totalement ambiguë par l’attitude péremptoire qu’elle fait vivre en Hérodias. Elle ressemble beaucoup à l'image d'une aristocrate allemande sur le déclin, et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke humanise fortement Hérode, tant son chant semble adouci et souriant.

 Marlis Petersen,  Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Michaela Schuster et Rachel Wilson

Marlis Petersen, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Michaela Schuster et Rachel Wilson

La surprise provient cependant du page incarné par Rachael Wilson, d’une présence qui la ferait passer pour un premier rôle. Ici, elle représente une jeune femme belle et impertinente qui tente de sauver l’homme qu’elle aime, Narraboth, de l’attirance irrépressible qu’il a pour Salomé. Elle-même est donc acculée à exprimer par les gestes les plus physiques possibles son affection, et donc à laisser ressortir ses expressions charnelles, et Pavol Breslik lui répond en donnant une élégante diction à son personnage. 

Si la puissance de l’orchestre et les dorures coulées de bronze fin sont un véritable ensorcellement pour l’auditeur, le fait que le sens qui est donné à l’œuvre l’approfondit avec une subtilité inédite, qui ne peut être comprise que si l’on connait déjà bien les thèmes qui hantent Krzysztof Warlikowski, crée donc un risque d’incompréhension qui ne pourra être résolu qu'après réflexion.

 Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Marlis Petersen, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Marlis Petersen, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Małgorzata Szczęśniak a rejeté de manière très nette les quelques huées de fond provenant de certains spectateurs agacés, et consolé d’un baiser sur la joue le metteur en scène, mais une question reste cependant en suspens, pourquoi Christian Longchamp n'est pas le dramaturge de cette production, sinon  Miron Hakenbeck et Malte Krasting?

Ce spectacle est en tout cas à revoir absolument à la lumière du sujet qu’il convoque dans une œuvre qui ne s’attendait pas à être relue de cette façon aussi désespérée et conciliatrice, mais comme il s’agit d’une coproduction avec le Théâtre des Champs-Elysées, les Parisiens n’auront pas besoin de se déplacer.

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Publié le 8 Avril 2019

Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch - 1934)
Répétition générale du 31 mars 2019 et représentations du 06, 09 13 et 16 avril 2019

Opéra Bastille

Katerina Ismaïlova Aušrinė Stundytė
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Dmitry Ulyanov
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov John Daszak
Sergueï Pavel Černoch
Le Pope Krzysztof Baczyk
Le Chef de la police Alexander Tsymbalyuk
Un maître d'école Andrei Popov
Le Balourd miteux Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke
Sonietka Oksana Volkova
Aksinya Sofija Petrovic
La bagnarde Marianne Croux
Danseuse Danièle Gabou
Circassiens Victoria Bouglione, Tiago Eusébio

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors, costumes Małgorzata Szczęśniak 
Lumières Felice Ross 
Vidéo Denis Guéguin
Animation vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil 
Dramaturgie Christian Longchamp 

                                Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Reconnu comme un artiste capable de bouleverser l’interprétation d’ouvrages lyriques à partir de sa propre culture personnelle, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou bien cinématographique, ré-humanisant ainsi les héroïnes mythiques (Iphigénie, Médée, Lulu), croisant les destins de femmes célèbres (L’Affaire Makropoulos, Alceste), analysant la lente déstructuration des hommes (Macbeth, Le Roi Roger, Don Giovanni), questionnant l’identité sexuelle en filigrane de façon parfois inattendue (Eugène Onéguine), et affrontant même les périodes les plus sombres de l’Histoire (Parsifal), Krzysztof Warlikowski s’est également imposé comme l’un des grands directeurs scéniques des œuvres du XXe siècle. 

En effet, sur les 25 opéras qu’il a mis en scène à ce jour sur près de 20 ans, 15 sont issus du siècle de de Debussy, Szymanowski, Schreker et Penderecki.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et après lui avoir confié, en 2017, une nouvelle mise en scène de Don Carlos, une œuvre créée pour l’Opéra de Paris il y a plus de 150 ans, Stéphane Lissner ne pouvait que lui donner crédit pour réinterpréter l’ouvrage que Pierre Berger annonçait, le 25 mai 1989, comme la nouvelle production qui devait inaugurer l’opéra Bastille dès janvier 1990, suivie par une autre nouvelle production, Macbeth de Giuseppe Verdi

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Les difficultés budgétaires ne permirent cependant pas de tenir cet engagement, mais Lady Macbeth de Mzensk fit son entrée au répertoire sur la grande scène Bastille le 04 février 1992, sous la baguette de Myung-Whun Chung, dans une mise en scène d’André Engel, et avec Mary Jane Johnson comme interprète principale, trois ans après la création française jouée le 26 mai 1989 au Grand Théâtre de Nancy dans la mise en scène d’un comédien français, Antoine Bourseiller.

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Œuvre dont les rythmes musicaux empreints de violence représentent les pulsions qui animent le quotidien de la vie de chacun, Lady Macbeth de Mzensk est issue de l’esprit d’un jeune compositeur de 26 ans pour qui les principes de libération sexuelle et de résistance aux conceptions du pouvoir soviétique s’imposaient dans une société étouffée par les préjugés.

La force d’expression hors du commun de cette musique signifiante, aussi bien de l’action présente que des pressentiments angoissants, est ainsi un formidable atout pour la précision théâtrale de Krzysztof Warlikowski, qui choisit de ne pas souligner le contexte russe mais plutôt de caractériser le contraste entre une femme extraordinairement vivante et un environnement social machinal et glacial. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Le décor élaboré par Małgorzata Szczęśniak est constitué d’une vaste salle parallélépipédique recouverte de carrelage blanc qui évoque un environnement clinique, au milieu duquel les scènes intimes se déroulent sur une chambre mobile surélevée et allongée pouvant pivoter sur elle-même et se retirer en arrière de la scène principale. A la fois salon, chambre, église, puis prison, les possibilités de scénographie deviennent infinies et permettent de rendre perceptibles sur cette scène dans la scène les moindres frémissements et désirs humains face à une salle de plus de 2700 spectateurs. 

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Et l'agencement des lumières (Felice Ross) achève d'isoler la chambre en assombrissant tout ce qui l’environne, et projette les ombres des protagonistes sur les flancs du décor démultipliant autrement la présence et l’expression de leurs corps. Ce visuel est absolument fascinant, d’autant plus qu’une grille située au-dessus de la chambre permet de créer un effet de maille sur les visages, suggérant l’enfermement de la prison sociale, tout en embellissant de façon orientalisante le mélange de teintes bleue, vert et magenta, associées à la féminité, qui décore le sol de la pièce.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ainsi, le spectateur est d’emblée happé par l’esseulement de Katerina Ismaïlova qu’Aušrinė Stundytė dépeint avec une voix d’une noirceur farouche fortement impressive, qui se prolonge vers des aigus en détresse créant une sorte de sentiment d’urgence saisissant. 

Le public parisien la découvre pour la première fois, mais cette chanteuse lituanienne athlétique, entièrement imprégnée par son incarnation, est familière de la Lady de Mzensk qu’elle a incarné à l’Opéra des Flandres sous la direction de Calixto Bieito, et à Lyon sous celle de Dmitri Tcherniakov

Sofija Petrovic (Aksinya)

Sofija Petrovic (Aksinya)

Car qu’Aušrinė Stundytė est véritablement plus qu’une chanteuse, mais une artiste accomplie capable de nous entrainer dans la vie d’un personnage avec un réalisme captivant. Les scènes de lutte et les scènes lascives d’effleurements corporels sont splendidement rendues, et ce qu’elle dit avec le corps est tout aussi important que ce qu’elle dit par son chant qui exprime ses déchirements intérieurs.

Et quand défilent les cadavres d’animaux prêts à la consommation, l’apparition d’une salle d’abattage révèle un entourage où le dégoût de la chair et la prégnance de la mort sont le commun de la société laborieuse dans laquelle vit Katerina. 

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Survient le formidable Boris de Dmitry Ulyanov, d’un impact vocal éclatant, autoritaire et débonnaire à la fois, que l’on découvre accompagné d’Aksinya, chantée par Sofija Petrovic, une jeune soprano de l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris au galbe vocal généreux et riche en couleurs, très fine physiquement. 

L’une des lignes de force de la dramaturgie de Krzysztof Warlikowski est de donner un rôle majeur à ce personnage qui n’intervient habituellement que dans la scène de viol initiale pour disparaitre par la suite. Il fait d’elle une femme opportuniste, absolument pas victime, prête à coucher avec qui l’aidera à survivre et avancer dans la société.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

On comprend qu’elle a une liaison avec Boris, puis elle subit, non sans se défendre, l’agression sexuelle de Sergueï, exulte et participe à sa punition quand il est surpris avec Katerina, et sera même l’amante du chef de la police une fois Boris tué. La mise en scène laisse imaginer qu’elle aurait pu elle-même dénoncer le couple assassin par vengeance envers Sergueï. Et tout ceci est montré en la faisant exister sans qu’elle n’ait besoin de chanter. 

Dans la peau du minable mari, John Daszak, lui qui fut Sergueï de sa voix claquante aux accents chantants dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, dessine un fils d’industriel pas si faible que cela, mais plutôt uniquement absorbé par ses affaires. 

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Par comparaison, Pavel Černoch a un timbre plus sombre qui le rend très touchant dans les grands personnages romantiques, mais comme il doit faire vivre un personnage plus antipathique que Laca (Jenůfa), accoutré en cow-boy vaguement séducteur, il s’impose par les résonances d’un médium noir qui fait son effet, et un engagement scénique qui ne le ménage pas, notamment lorsqu’il doit assumer des actes sexuels les fesses exposées à l’air libre.

Lui qui incarnait récemment un Don Carlos dépressif, le changement de caractère est saillant parce qu’il s’y engage avec un tempérament aussi passionné qu’excentrique, et, bien qu’il incarne un salaud, il lui attache pourtant une touche sympathique totalement naturelle.

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Au cours du déroulement dramatique, si Krzysztof Warlikowski traite les scènes de sexe avec la plus banale des trivialités, le plus crûment possible, la vidéographie de Denis Guéguin vient par la suite, lorsqu’elles se prolongent en arrière-plan, les fondre dans une évocation de la nature excellemment esthétisée. La vidéo est également utilisée pour montrer ce qui se passe en coulisse, notamment pour révéler le vrai visage en joie de Katerina Ismaïlova au moment de l’enterrement de Boris.

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et c’est une autre grande force du metteur en scène polonais que de savoir utiliser les interludes musicaux pour imaginer des scènes qui ne sont pas clairement décrites. Lui qui avait refusé de représenter le défilé lors de la scène d’autodafé de Don Carlos, il profite cette fois avantageusement de la transition qui mène de l’intervention du Pope facétieux et enjoué de Krzysztof Baczyk vers la chambre des amants, pour faire intervenir une procession mortuaire parfaitement en phase avec la musique de Chostakovitch, un des grands moments de ce spectacle. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Tous sont vêtus de noirs, y compris Katerina, et l’on découvre à l’une des extrémités une autre veuve qui n’est autre qu’Aksinya. Quant à Aušrinė Stundytė, elle se livre au jeu de la veuve éplorée, adaptation nécessaire à des conventions hypocrites et inévitables dans une société bourgeoise faussement croyante.

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Après le meurtre du fils, Zinovy, la seconde partie ouvre directement sur la salle aux murs rouge-sang où l’on célèbre le mariage de Katerina et Sergueï, non pas que Warlikowski ait supprimé les scènes du cadavre et des policiers, mais il les a incorporés à la cérémonie festive. Le balourd miteux devient un chanteur de show-biz extravagant qui sied parfaitement au naturel scénique déjanté de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke, et les policiers, menés par un Alexander Tsymbalyuk drôle et dont on reconnait les couleurs de voix pathétiques particulières, font également partie du divertissement, car la musique suggère une forme de légèreté. 

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ces deux premiers tableaux ne sont donc pas pris au sérieux, malgré les propos inquiétants, et sont suivis de numéros de cirque et de danse rythmés par les mesures endiablées de la transe orchestrale. Danielle Gabou, danseuse, chorégraphe et comédienne passionnée par le corps, le mouvement et le mot, s’est récemment associée au travail de Krzysztof Warlikowki et de Claude Bardouil, et réalise ce soir un formidable jeu d’excitation devant Sergueï. Toute cette scène qui enchante d’abord les mariés, puis les spectateurs, bascule finalement au retour de la police et d’Aksinya, à la découverte du corps de Zinovy pendu à un croc de boucher.

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Puis survient un autre moment magnifique, l’insertion dans l’opéra du premier mouvement du quatuor n°8 en ut mineur que le violoniste et chef d’orchestre russe, naturalisé israélien, Rudolf Barshaï, ami de Chostakovitch, avait réarrangé pour être interprété par un orchestre de chambre. Sur cette musique méditative gorgée de chaleur et traversée de sarments sombres, une vidéographie de Kamil Polak recrée poétiquement le corps d’Aušrinė Stundytė nageant dans une prison noyée sous un lac afin d’en trouver l’issue.

Ce désir d’évasion qui inscite au rêve est cependant soudainement suivi par l’ouverture sur la scène de la prison, disposée telle un wagon allongé d’où sortent les prisonniers et le chœur absolument évocateur des grands ensembles russes par ses accents mélancoliques si spirituels.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Warlikowki insiste sur la dimension affective en jeu, et Katerina Ismaïlova n’est plus qu’une petite fille qui a régressé, une femme qui a besoin d’amour, ce qu’elle démontre par ses gestes d’attachement envers son amant qui ne la désire plus. La Sonietka insolente et pragmatique d’Oksana Volkova la domine, et lorsque Katerina comprend qu’elle est abandonnée, elle n’a plus qu’un seau froid et vide à tenir dans les bras absolument seule sous un fracas orchestral monumental. Cette scène, par la naïveté avec laquelle Katerina croit encore en Sergueï, reste absolument insoutenable.

La noyade dans le lac, esthétisée par une dernière vidéographie, qui reprend celle projetée au début de l’œuvre, n’est plus qu’une échappatoire salutaire.

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Ce monde entraîné sur scène dans une aventure réaliste, mais aussi onirique et fantasmatique, l’est tout autant par la luxuriance qui émane de l’orchestre de l’Opéra de Paris porté par la direction merveilleuse d’Ingo Metzmacher. Ce chef d’orchestre a l’habitude de travailler avec Krzysztof Warlikowki et sa chaleureuse équipe (The Rake's Progress, Le Château de Barbe-Bleue/La Voix Humaine, Les Stigmatisés), et fait émerger un univers sonore semblable à une nébuleuse riche en matière et en couleurs délicates, donne de la profondeur et révéle la complexité des structures qui l’animent, insuffle des cadences sans exagérer la violence que l’ouvrage autorise, exaltant ainsi un bouillonnement instrumental fabuleusement étincelant.

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Et à grand renfort de cuivres disposés dans deux galeries latérales à une dizaine de mètres au-dessus de l’orchestre, l’expérience sensorielle pour l’auditeur devient entière, d’une plénitude galvanisante sans pour autant que les instruments ne sonnent trop agressifs.

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Nous savons tous qu’il est rare dans la vie de trouver des équipes multidisciplinaires qui s’entendent suffisamment bien sur le long terme, tout en sachant croiser leurs talents artistiques, afin d’aboutir à une œuvre unique qui mérite d’être admirer. C’est ce qui fait la valeur de ce Lady Macbeth de Mzensk qui en dit beaucoup par son sujet mais aussi sur les qualités qu’il faut avoir pour pouvoir le créer avec un tel niveau d’achèvement.

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

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Publié le 19 Août 2018

The Bassarids (Hans Werner Henze)
Représentation du 16 août 2018
Felsenreitschule  - Salzburger Festspiele 2018

Dionysus  Sean Panikkar
Pentheus  Russell Braun
Cadmus  Willard White
Tiresias / Calliope  Nikolai Schukoff
Captain / Adonis  Károly Szemerédy
Agave / Venus  Tanja Ariane Baumgartner
Autonoe / Proserpine  Vera-Lotte Böcker
Beroe  Anna Maria Dur
Danseuses Rosalba Guerrero Torres

Directeur musical Kent Nagano
Orchestre Wiener Philharmoniker

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2018)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp

Rosalba Guerrero Torres (Danseuse), Sean Panikkar (Dionysos) et Russel Braun (Penthée) - Photo Bernd Uhlig                 

The Bassarids est un opéra du compositeur allemand Hans Werner Henze (1926-2012) qui fut créé au Festival de Salzbourg le 06 août 1966 dans une traduction allemande. C’est seulement deux ans plus tard qu’il fut chanté pour la première fois en anglais, la langue originale du livret, lors de sa première aux Etats-Unis.

Œuvre majeure du XXe siècle inspirée des Bacchantes d’Euripide, elle est régulièrement reprise dans le monde entier, Milan 1968, Londres 1968 et 1974, Berlin 1986 et 2006, Cleveland & New-York 1990, Paris-Châtelet & Amsterdam 2005, Munich 2008, Rome 2015, Madrid 1999 et 2018, mais sous des altérations diverses (traduction allemande, orchestration réduite, version révisée de 1992 sans l’intermezzo).

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) et Vera-Lotte Böcker (Autonoé) - Photo Bernd Uhlig

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) et Vera-Lotte Böcker (Autonoé) - Photo Bernd Uhlig

Revenir à la version originale en anglais avec l’intermezzo et avec une orchestration opulente, comme la représente cette année le Festival de Salzbourg, permet donc d’explorer un espace sonore étendu, et de révéler sa puissance théâtrale. Pour Kent Nagano, ce n’est cependant pas une première, car il vient de diriger The Bassarids à Madrid en juin dernier avec l’Orchestre et le Chœur nationaux d’Espagne.

Le sujet, le retour à Thèbes de Dionysos, dieu vengeur obsédé par la mort atroce de sa mère, Sémélé, se confrontant à la société autoritaire et ordonnée sur laquelle règne Penthée, petit-fils du fondateur de la ville, Cadmos, et fils d’Agavé, la sœur de Sémélé qui n’avait pas cru à l’union de cette dernière avec Zeus, pourrait dans un premier temps faire écho au Roi Roger de Karol Szymanowski, mais il en diffère considérablement. La musique est bien plus complexe et brutale, et les forces destructrices en jeu bien plus extrêmes.

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos) - Photo Bernd Uhlig

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos) - Photo Bernd Uhlig

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak montrent cela en disposant un décor longitudinal et peu élevé en dessous des arcades du Felsenreitschule, qu’ils divisent en trois parties.

A gauche, la tombe de Sémélé et les lieux de culte où se retrouve le peuple thébain. Au centre une pièce du Palais Royal. A droite, une pièce plus intime où les désirs s’expriment et l’humain s’y déshabille.

Dionysos arrive par une des arcades latérales, dominant la scène, accompagné d’une ménade fortement érotisée.

Dans ce cadre écrasé, l’oppression des thébains est montrée par l’arrivée du chœur face à la scène, comme des spectateurs, mais qui se font chasser par des policiers lorsqu’ils montrent leur attirance pour le nouveau culte de Dionysos.

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) - Photo Bernd Uhlig

Tanja Ariane Baumgartner (Agavé) - Photo Bernd Uhlig

Le vieux roi Cadmos ne peut trouver en Willard White qu’un interprète émouvant, humain, un timbre sombre et dilué, des attaques fauves, ce chanteur / acteur touchant en est au moins à sa septième collaboration avec Krzysztof Warlikowski. Il est d’ailleurs le seul personnage représenté simplement sur scène, le moins fou de tous probablement, mais physiquement diminué et impuissant.

Russell Braun, qui interprétait également le rôle de Penthée à Rome en 2015, préserve une forme d’innocence aussi bien par sa façon si naturelle de jouer que par la clarté vaillante du timbre qui supporte solidement les tensions de la partition. On croirait entendre un adolescent encore jeune pour le pouvoir, enfant gâté qui se connait mal et se croit capable de résister indéfiniment à la jouissance sexuelle qui est à la base de l’humanité.

Quant à son costume beige aux motifs naïfs, il suggère une envie pacifique de découvrir une autre communauté, de trouver son identité.  Il est le personnage le plus tourné en dérision avec celui de Tiresias que Nikolai Schukoff, chargé d’exclamations à cœur ouvert, rend entièrement sympathique. Et Károly Szemerédy est un très étrange capitaine, plein d’aplomb mais également animé par une légèreté insidieuse.

Tiresias (Nikolai Schukoff), Tanja Ariane Baumgartner (Agavé), Willard White (Cadmos) - Photo Bernd Uhlig

Tiresias (Nikolai Schukoff), Tanja Ariane Baumgartner (Agavé), Willard White (Cadmos) - Photo Bernd Uhlig

Sean Panikkar, qui participait aux représentations des Bassarids à Madrid avec Nikolai Schukoff, est véritablement celui qui est dans la plénitude de son épanouissement vocal. Son rayonnement puissant s’accompagne d’une netteté de phrasé parfaite, et son personnage cultive l’ambiguïté en montrant une face mystérieuse qui peut soudainement s’affirmer et devenir subtilement menaçante, ou bien découvrir une apparence bienveillante.

Dramatique et hystérique Tanja Ariane Baumgartner en Agavé, tempérament plus aiguisé pour l’Autonoé de Vera-Lotte Böcker, impulsivité d’Anna Maria Dur, les rôles féminins se distinguent par la manière dont ils s’emparent de l’excessivité du jeu voulue par le metteur en scène.

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos)

Russel Braun (Penthée) et Sean Panikkar (Dionysos)

Mais si d’aucun faisait remarquer que, dans les grandes maisons de répertoires, Krzysztof Warlikowski donne parfois l’impression d’éviter les expressions scéniques excessives, en revanche, The Bassarids entrent en concordance parfaite avec l’univers du metteur en scène, son déchaînement viscéral, sa culture littéraire antique, si bien que l’on ne sait plus si c’est la musique qui transcende son approche théâtrale, ou bien si c’est son geste expressif qui donne un sens fort au drame orchestral.

Cette osmose atteint son climax dans la scène de transe extatique des Bassarides, où le désir sexuel féminin frénétique est à la source de la fureur meurtrière qui va s’en suivre. Les éclairages ondoyants (Felice Ross) sur les corps excités font ressentir la fascination à l’approche de l’enfer, mais auparavant, et tout au long du drame, la danseuse Rosalba Guerrero Torres incarne par le dévoilement de son corps et sa souplesse esthétique la tentation qui enserre l’appel de Dionysos.

Małgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski et Sean Panikkar

Małgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski et Sean Panikkar

Précédemment aux ardeurs de la scène du Mont Cithéron, l’intermezzo annonce à travers le jugement de Calliope comment ce désir féminin peut devenir destructeur. La scène est jouée dans la chambre située à droite, et sa projection vidéo est déroulée à gauche où l’on voit Dionysos apprendre à Penthée la puissance de cette aspiration. C’est intelligemment mis en scène, ce qui permet à chacun de suivre le déroulement du jeu. Mais l’ajout de figurants mimant des chiens asservis fait surtout sourire et distrait de l’enjeu réel de ce tableau un peu long.

La scène finale, qui évoque tant Salomé avec cette tête coupée dans les mains d’Agavé suivie par les restes du corps de Panthée, n’est pas présentée comme une apothéose, mais comme un résultat navrant que Dionysos finit par incendier à coup de bidons d’essence.

Ainsi, deux désirs monstrueux se résolvent, celui d'Agavé pour la tête de son fils, et celui de Dionysos pour sa mère fantasmée, deux forces sous-jacentes qui se révèlent à la toute fin.

Anna Maria Dur, Nikolai Schukoff, Kent Nagano, Tanja Ariane Baumgartner

Anna Maria Dur, Nikolai Schukoff, Kent Nagano, Tanja Ariane Baumgartner

Et l'on pense beaucoup à Richard Strauss au cours de cette représentation, car Kent Nagano joue admirablement des tensions violemment théâtrales de la musique, tout en lui vouant un lustre sonore caressant éblouissant. Les percussions sont situées en hauteur à droite de la scène, l’immersion orchestrale est somptueuse, et l’on peut suivre en permanence le chef diriger les solistes, les phalanges de musiciens, les envolées lyriques des chœurs qu’il mime d’un geste panaché fulgurant, un immense travail qui valorise les strates harmoniques, les murmures inquiétants et les effets foudroyants.

Chœur qui magnifie une écriture vocale respirant en phase avec les ondes orchestrales, Wiener Philharmoniker luxueux, cette expérience musicale et théâtrale aboutie qui nous plonge au cœur des névroses humaines, renvoie en même temps une énergie sensuelle qu’il faut prendre telle quelle au-delà de ce que le texte exprime.

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Publié le 20 Mars 2018

Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine       (Béla Bartók / Francis Poulenc)
Représentation du 17 mars 2018
Palais Garnier

Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Ekaterina Gubanova
Elle Barbara Hannigan

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)

 

Ingo Metzmacher est un chef d'orchestre qui n'est pas suffisamment connu en France. Oui, Esa Pekka-Salonen, qui dirigeait cette production à sa création, est un directeur musical qui est dans la séduction nobiliaire, le velouté nimbé de volcanisme qui irrigue toutes ses interprétations, mais l'on ressent profondément qu'Ingo Metzmacher est un artiste qui intègre toutes les dimensions du spectacle d'opéra, l'esprit de chaque œuvre, l'attention à chaque artiste, un retrait de soi pour mettre en valeur ce qu'il comprend le mieux de l'autre.

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine, bien qu' interprétés au cours de la même soirée, correspondent à deux univers musicaux bien distincts, et le chef allemand, s'il se montre descriptif, lyrique et progressif au fur et à mesure que le premier drame se dénoue, prend à corps les moindres accords de la seconde pièce pour accentuer son expressionnisme et soutenir à fleur de peau la phénoménale théâtralité de Barbara Hannigan.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Et en effet, scéniquement, Ekaterina Gubanova et Barbara Hannigan poussent encore plus loin l'incarnation de deux tempéraments monstrueux qu'il y a deux ans, ce qui ne fait que renforcer l'emprise de ce spectacle au cours duquel Krzysztof Warlikowski, s'il préserve la lisibilité de tous les symboles évoqués par le texte, n'a aucunement peur de montrer la nature carnivore de l'amour désirant humain.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

Barbe-Bleue, sous les traits de John Relyea, n'en paraît alors que plus piteux et bien peu dangereux.

La magie, les angoisses de l’enfance, les délires psychiques, les marques du temps sur les visages des femmes de Barbe-Bleue, tous ces thèmes refont ainsi surface et renvoient les spectateurs à leurs propres expériences de vie. Et cela peut déranger dans La Voix humaine qui expose sans fard le désir de tuer l’amant qui a trahi.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Enfin, la connaissance et la confiance que se portent mutuellement Ingo Metzmacher et Krzysztof Warlikowski participent naturellement à la force de cette reprise, car depuis The Rake’s Progress (Berlin, 2010) et Die Gezeichneten (Munich, 2017), il s’agit de la troisième collaboration entre les deux artistes. Elle se prolongera pour la nouvelle production de  Lady Macbeth de Mzensk, jouée également à l’Opéra National de Paris en 2019.

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Publié le 11 Mars 2018

Z mrtvého domu - From the House of the Dead (Leoš Janáček)
Représentation du 10 mars 2018
Royal Opera House - Covent Garden, Londres

Alexandr Gorjancikov Willard W.White
Aljeja Pascal Charbonneau
Luka Kuzmič Štefan Margita
Skuratov Ladislav Elgr
Šiškov/Priest Johan Reuter
Prison Governor Alexander Vassiliev
Big Prisoner/Nikita Nicky Spence
Small Prisoner/Cook Grant Doyle
Elderly Prisoner Graham Clark
Voice Konu Kim
Drunk Prisoner Jeffrey Lloyd-Roberts
Šapkin Peter Hoare
Prisoner/Kedril John Graham-Hall
Prisoner/Don Juan/Brahmin Aleš Jenis
Young Prisoner Florian Hoffmann
Prostitute Allison Cook
Čerevin Alexander Kravets                                        
Guard Andrew O'Connor

Direction musicale Mark Wigglesworth                       Florian Hoffmann (Young Prisoner) &
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2018)              Pascal Charbonneau (Aljeja)
Coproduction La Monnaie de Bruxelles et Opéra de Lyon

Bien que joué sur les scènes du monde entier, De la Maison des morts fait partie des cinq ouvrages qui entrent cette saison au répertoire du Royal Opera House de Londres, point de départ d’un cycle dédié au compositeur tchèque.
Il s'agit également de la première réalisation de Krzysztof Warlikowski dans un théâtre du Royaume-Uni, terre de naissance de William Shakespeare, son auteur de référence.

Willard W.White (Gorjancikov) et Pascal Charbonneau (Aljeja)

Willard W.White (Gorjancikov) et Pascal Charbonneau (Aljeja)

Après la reprise de la production de Patrice Chéreau à l'Opéra Bastille l'automne dernier, et avant la création de la version de Frank Castorf à Munich au cours du printemps prochain, le point de vue que propose le directeur polonais au public londonien sur l'ultime opéra de Leoš Janáček allie force de vie et misérabilisme, et érige la fantaisie comme un moyen d'expression des fantasmes et des désirs morbides des prisonniers, tout en entraînant le spectateur dans une réflexion philosophique et sociétale à un moment où les systèmes pénitenciers arrivent à bout dans nombre de pays du monde entier.

De la Maison des morts (White-Margita-Charbonneau-Reuter-Wigglesworth-Warlikowski) Londres

Dans un décor carcéral qui évolue d'une salle de sport vers un espace clos incluant une pièce, latérale puis centrale montée sur pivot, qui fait office de bureau administratif occupé par un juge corrompu, puis de salon où se rejoueront les scènes du passé des condamnés, Krzysztof Warlikowski fait revivre intensément la vulgarité de la vie dans une prison d'aujourd'hui.

Un basketteur noir symbolise par son adresse et son énergie de vie le désir de liberté de l'aigle - espoir qui sera vite détruit -, Luka est un personnage dominateur mais autant en errance que les autres résidents, et le jeune Aljeja joue un rôle de liant entre les hommes pour prendre une place centrale dans le jeu théâtral où il apparaît comme un travesti fou et désinhibé.

La prostituée brillante et sexy incarnée par Allison Cook reste sur scène jusqu'à la fin et suscite même l'imaginaire de Siskov qui y voit la femme qu'il a tuée.

Johan Reuter (Šiškov)

Johan Reuter (Šiškov)

Mais il n'est fondamentalement question que de corps et de désirs brûlants inassouvis à travers les pantomimes impliquant des poupées sexuelles et des figurants monstrueusement masqués, et aussi d'une quette d'identité à travers les jeux de rôles.

Enfin, Krzysztof Warlikowski fait précéder chaque acte d'extraits de films, d'abord une interview du philosophe Michel Foucault sur le pouvoir judiciaire, puis un récit d'un prisonnier réel qui explique comment son retour à son animalité va de pair avec un sentiment de mort obnubilant.

Et à la toute fin de l'opéra, l'on voit le juge gouverneur payer la prostituée ce qui souligne sa complicité avec un système manipulateur et déshumanisant.

Pascal Charbonneau (Aljeja)

Pascal Charbonneau (Aljeja)

Pour faire revivre cet univers où le joyeux se superpose à la violence, le directeur musical Mark Wigglesworth s'est donc associé à un metteur en scène qui n'a pas peur d'aller au plus profond de la psyché humaine. On peut même y voir un semblable engagement et une suite logique puisque qu’il dirigeait le mois dernier l'orchestre du Teatro Real de Madrid dans Dead Man Walking, un opéra américain sur la peine de mort, ce que le programme oublie de mentionner par ailleurs.

Et l'on retrouve dans les sonorités orchestrales cette influence anglo-saxonne qui colore les cuivres d'une patine chaude et fluidifie la forme dramatique qui, si elle ne dénature pas la tension théâtrale, gomme néanmoins les aspérités et la rudesse des traits d'écriture de Janacek.

L'audience du Royal Opera House doit probablement se sentir familière avec ce style narratif si proche des oeuvres américaines d'aujourd'hui.

Jordan Ajadi (Danseur) et Ales Jenis (Le Brahmane)

Jordan Ajadi (Danseur) et Ales Jenis (Le Brahmane)

Sur scène, Stefan Margita est d'un éclat et d'une brillance sans pareils, et son personnage de Luka est joué avec une totalité qui englobe même les petits signes de vie qui se déroulent en arrière-plan quand le champ des projecteurs n'est plus sur lui.

Son alter ego, Siskov, est plus brut et anguleux, mais Johan Reuter a des expressions du regard qui mêlent danger et lueurs d'émerveillement au point d'humaniser avec réalisme le portrait de ce tueur dément.

Graham Clark (Vieux prisonnier) et Stefan Margita (Luka)

Graham Clark (Vieux prisonnier) et Stefan Margita (Luka)

Willard White, profondément touchant d'humilité, et Pascal Charbonneau, ténor expressif sans fard, forment à eux deux un autre couple pivot de ce drame carcéral auquel ils impriment une présence et une sensibilité qui en sont le cœur chaleureux.

Tous les autres chanteurs font par ailleurs corps commun avec l'esprit de ce travail débordant de folie, et l'on reconnait, au détour d'une exclamation, le timbre franc de Graham Clarke, un des fidèles de Chéreau.

Johan Reuter, Willard W.White, Mark Wigglesworth, Stefan Margita et Florian Hoffmann

Johan Reuter, Willard W.White, Mark Wigglesworth, Stefan Margita et Florian Hoffmann

Le chœur, lui, laisse entendre des murmures dépressifs, et ne suggère aucun espoir possible.

Krzysztof Warlikowski n’est pas venu saluer à la seconde représentation, mais l’on peut supposer qu’il est déjà de retour à Paris pour préparer la première représentation du Château de Barbe-Bleue et la Voix humaine qui aura lieu le week-end prochain au Palais Garnier.

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Publié le 10 Octobre 2017

Don Carlos (Giuseppe Verdi)
Version des répétitions parisiennes de 1866
Répétitions du 04 et 07 octobre 2017
Représentations du 13, 16, 19, 22, 28 octobre et

du 05, 11 novembre 2017

Philippe II Ildar Abdrazakov
Don Carlos Jonas Kaufmann / Pavel Černoch
Rodrigue Ludovic Tézier
Le Grand Inquisiteur Dmitry Belosselskiy
Élisabeth de Valois
Sonya Yoncheva / Hibla Gerzmava
La Princesse Eboli Elīna Garanča / Ekaterina Gubanova
Thibault Eve-Maud Hubeaux
Une voix d'en haut Silga Tīruma
Le Comte de Lerme Julien Dran
Le Moine Krzysztof Bączyk

Direction musicale Philippe Jordan 
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors Małgorzata Szczęśniak                                      Ildar Abdrazakov (Philippe II)     
Nouvelle production (2017)

Le 11 mars 1867, salle Le Peletier à Paris, Giuseppe Verdi offrit pour la seconde fois au public parisien un Grand Opéra à l’occasion d’une Exposition universelle – il avait précédemment composé Les Vêpres Siciliennes pour l’Exposition de 1855. Il prit pour cadre historique le règne de Philippe II, au moment où la Paix signée avec l’Espagne en 1559 mit fin au rêve italien de la France d’Henri II.

Giuseppe Verdi travailla sur Don Carlos à partir d'un scénario qu'il reçut en juillet 1865, et composa la musique entre 1865 et 1867 sur la base d'un livret français de Joseph Méry et Camille du Locle dérivé d'une pièce de Friedrich von Schiller.

Impressionnant mais cher à produire, Don Carlos fut joué à l'Opéra tout le long de l'année 1867 - 43 fois exactement -, avant de disparaître totalement et ne revenir qu'en 1963 au Palais Garnier.  En un demi siècle, il a dorénavant rejoint le groupe des 15 œuvres les plus jouées à l'Opéra de Paris que ce soit en version quatre ou cinq actes.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Afin de célébrer les 150 ans de la création de cette œuvre monumentale (3h45 hors entractes), l’Opéra national de Paris a choisi de la faire revivre sur la scène Bastille non pas dans la version représentée le 11 mars 1867, qui comprenait pas moins de huit coupures afin d’insérer le ballet ‘La Pérégrina’, mais dans la version intégrale des répétitions de 1866.

Cette version, la plus complète sur le plan dramaturgique, comprend notamment la rencontre d’Elisabeth et des bûcherons dans la forêt de Fontainebleau, l’air de Rodrigue ‘J’étais en Flandres’, les deux échanges entre Elisabeth et Eboli à propos de la liaison de cette dernière avec le Roi, la déploration de Philippe à la mort de Rodrigue et la scène d’émeute où Eboli avoue son rôle décisif dans la rébellion.

L’échange des costumes entre la Reine et la Princesse au début de l’acte III, maintenu en 1867, est donc présent dans cette version.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Elīna Garanča (Eboli)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Elīna Garanča (Eboli)

Et, contrairement à ce qu’avait réalisé Antonio Pappano au Théâtre du Châtelet en 1996, sous la direction de Stéphane Lissner, aucun élément de la version quatre actes révisée par Giuseppe Verdi pour Milan en 1884 n’est incorporé à la structure musicale.

Toutefois, la saison prochaine, l'Opéra National de Paris reprendra cette production dans la version dite de Modène (1886), c'est à dire avec l'intégralité de la partition révisée par Verdi à partir de 1882, incluant l'acte de Fontainebleau, chantée en italien.

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Pour représenter scéniquement cette rare version parisienne de Don Carlos - il n’en existe à ce jour qu’un seul enregistrement discographique réalisé à Londres par John Matheson en 1976 -, le metteur en scène Krzysztof Warlikowski et sa fidèle décoratrice Małgorzata Szczęśniak ont recréé un immense espace, quasiment vide, dont le sol et les parois sont recouverts d’un bois noble et marqueté, évocation d’un environnement luxueux et froid par son total dépouillement.

Dès le début du premier acte, le drame est joué. Don Carlos n’est plus qu’un être dépressif et suicidaire qui se remémore le peuple déplorant les ravages de la guerre puis la rencontre avec Elisabeth préparée à un mariage qu’elle pense heureux. Un magnifique cheval blanc laqué, qui trône au centre de la scène, semble symboliser le bel élan de pureté et la fougue de la jeunesse qui seront glacés nets par les décisions de l’Histoire - à moins qu'il ne s'agisse d'un symbole cinématographique qui obsède le metteur en scène.

Don Carlos (Kaufmann-Černoch-Yoncheva-Gerzmava-Tézier-Abdrazakov-Garanča-Gubanova-Jordan-Warlikowski) Bastille

Sur ce rêve de bonheur brisé, une vidéographie, le filtre d’un papier froissé et troué de noir, suggère poétiquement, en se superposant à la scène entière, les effets destructeurs du temps sur la mémoire du héros.

Elle aide aussi le spectateur à dissocier les deux niveaux temporels liés au même personnage – le présent et le souvenir -, car Warlikowski est coutumier des recoupements entre espaces temps originellement bien distincts.

On retrouvera ces images vieillies, au dernier acte, pour marquer la fin de l’histoire et constater sa conclusion désastreuse, comme si ce Don Carlos était raconté à la manière des Contes d’Hoffmann.

Le visage du malheureux, un révolver sur la tempe, recouvre en noir-et-blanc toute l’arrière scène.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Le deuxième acte, au couvent de Saint-Just, se situe dans le même décor sombre, à peine une pièce recouverte de mosaïques mauresques ciselées de lumière pénètre la pièce de son rouge sang. La voix du moine s’en élève, et un homme courbé, émanation de la vieillesse, avance à l’invocation de l’Empereur Charles-Quint.

Les retrouvailles entre Carlos et Rodrigue sont passionnantes à observer par le sens des gestes de reconnaissance, de rejet et d’introversion qui s’expriment entre eux deux.  Leur relation est complexe, recèle des zones d’ombres et d’incompréhension sous lesquelles les sentiments d’affection ne transparaissent pas immédiatement.

Il faut attendre le deuxième tableau pour assister à un changement radical de décor avec l’apparition d’une salle d’escrime qui tient lieu de site riant. Deux escrimeuses professionnelles s’affrontent, et, dans l’humeur sympathique de l’instant, apparaît Eboli, la seule escrimeuse vêtue de noir, ce qui traduit en toute évidence l’agressivité de son caractère, et une certaine ambiguïté sexuelle.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Un geste de Rodrigue à son égard pour lui offrir du feu, un bravo sincère d’Elisabeth à la fin de sa chanson du voile – devenu un masque de combat -, et la rencontre entre la Reine et Don Carlos peut se dérouler avec toutes les contradictions possibles, ce dernier étant nettement placé en situation d’infériorité par rapport à Elisabeth qui domine la situation nouvellement imposée par son mariage avec Philippe.

Attachements et mises en garde se succèdent, ce qui rend cette scène profondément touchante, en contraste total avec le duo suivant entre le Roi et Rodrigue empreint d’un rationalisme sans versant tranchant. Mais il est vrai que Verdi révisa considérablement ce tableau pour la version de Milan afin de lui donner une plus grande expressivité musicale.

Le visage d’un ogre, extrait d’un film inconnu, est alors projeté sur le final de cet ensemble.

Au troisième acte, on retrouve le grand espace sombre et désolé du premier acte où seul un miroir de loge de théâtre sert de décorum à l’échange de vêtements entre la Reine et Eboli, tandis que le chœur résonne en coulisse.  Ce chœur n’est cependant pas repris avant l’arrivée de Carlos – la seule coupure opérée en 1867 et non rétablie ici –, et seul un silence l’accueille.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Après la méprise et le règlement de compte auquel se joint Rodrigue, vient la grande scène d’autodafé qui pourrait apparaître comme une revanche de Krzysztof Warlikowski sur son Parsifal détruit par la précédente direction de l’Opéra.

A nouveau, un amphithéâtre se découvre en arrière scène, et avance vers le devant tout en découvrant les clans sociaux qui le composent, militaires, ecclésiastiques et personnages de cour richement habillés et colorés. On croirait assister à une reprise de la scène du Graal, où la couronne minutieusement brodée pour le Roi devient un symbole dérisoire de la toute-puissance. 

Ce Roi, par ailleurs, ne tient debout que par les verres de vin qui lui sont servis de toute part.
C’est tout le paradoxe de cette scène, qui a l’apparence du faste mais le raille abondamment.
La Reine, elle, se tient dignement au côté de cette image déplorable du pouvoir.

Quant à Carlos, portant au bras la croix de Bourgogne, il ne fait pas longtemps illusion.

Elīna Garanča (Eboli)

Elīna Garanča (Eboli)

Le quatrième acte continue de resserrer le champ visuel en concentrant l’attention sur une chambre Art-déco fortement éclairée, au cœur de laquelle le Roi se lamente, alors qu’Eboli git endormie sur un luxueux divan noir.

C’est une des idées les plus déstabilisantes du metteur en scène, car en affichant ouvertement la liaison évoquée plus loin par Eboli, il devient difficile à l’auditeur de compatir totalement pour Philippe II comme il l’aurait fait s’il avait été représenté seul à une table désolée.

L’inquisiteur apparaît ensuite sous l'apparence d’un mafieux aux lunettes noires, physiquement massif, sans le moindre signe ostensiblement religieux. Toute la force de cette scène repose sur l’engagement inconditionnel des deux protagonistes.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Grande intensité également dans le tableau qui suit entre Le Roi et Elisabeth, puis la Reine et Eboli qui, pour cette dernière, bénéficie de la version parisienne qui lui lègue un passage d’une noirceur absolument fascinante, d’autant plus que Philippe Jordan accentue superbement la théâtralité de cette confrontation glaçante.

La scène de la prison, enchainée en toute fluidité, est un modèle de sobriété et de dénuement, et la scène de déploration de la mort de Rodrigue voit soudainement Carlos se révolter à la face de son père par des gestes menaçants qui résonnent comme un dernier souffle lâché avec une vitalité sans aucune espérance.

Mais nul ne peut oublier l’intemporalité magnifique du dernier acte, où l’on voit Elisabeth avancer seule vers le centre de l’immense salle boisée et dorée par les splendides lumières du couchant, et y interpréter ‘Toi qui sut le néant des grandeurs de ce monde’, dans un vide sidéral totalement bouleversant.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Les images reprennent leurs teintes usées, le duo avec Carlos est chanté avec une résignation absolue, devant un signe religieux posé simplement sur la table, qui nous rappelle que nous ne pouvons jamais entièrement échapper à notre destinée chrétienne profondément ancrée en nos racines.

Krzysztof Warlikowski s’est véritablement montré à la hauteur de la tâche qui lui a été confiée, et s’est concentré sur le sens des expressions psychologiques au creux d’un décor réellement monumental par sa beauté inerte.

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Hibla Gerzmava (Elisabeth) et Ildar Abdrazakov (Philippe II)

L’expression poétique et l’impertinence cohabitent toujours aussi fortement dans son travail, le pessimisme tout autant, et, s’il se départit de la tentation de créer plusieurs plans secondaires qui risqueraient de distraire l’auditeur, il ne cède rien à son goût du détail et à son talent pour introduire la présence discrète et signifiante d’observateurs muets, telle cette servante noire aux cheveux dorés qui interagit en silence dans quasiment tous les tableaux.

On peut aussi remarquer que, contrairement à Iphigénie en Tauride, son premier opéra monté au Palais Garnier en 2006, Warlikowski se montre moins psychanalyste et beaucoup plus lisible.

Dans un tel cadre, les artistes disposent donc d’un espace qui leur permet d’incarner leurs personnages avec une vérité suffisamment sensible pour être captée par les spectateurs.

Don Carlos (Kaufmann-Černoch-Yoncheva-Gerzmava-Tézier-Abdrazakov-Garanča-Gubanova-Jordan-Warlikowski) Bastille

Lors des dernières répétitions, c’est la soprano russe d’origine Abkhaze Hibla Gerzmana qui interprète Elisabeth avant de retrouver le rôle en novembre sur la scène Bastille. Sa voix, absolument somptueuse, regorge de volupté et de noblesse dans la douleur, et semble chanter à chaque instant un amour profondément chaleureux pour la langue française.

Parfaite dans chaque expression dramatique, humaine et juste, y compris dans les élans de colère, la façon dont elle exprime dans une atmosphère crépusculaire, au dernier acte, tout son désespoir, seule face au public, est d’une beauté émotionnelle à en faire trembler les âmes les plus aguerries.

C’est toute la quintessence de l’Art lyrique qui se retrouve dans cette merveilleuse artiste au timbre précieusement teinté de pourpre et d'ébène.

Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Sonya Yoncheva (Elisabeth)

Sonya Yoncheva, présente dès la première représentation, se distingue d'Hibla Gerzmava par un timbre plus clair qui doit son expressivité aux vibrations qui commencent à rappeler celles très particulières de Sondra Radvanovsky, une soprano américaine que l'on revoit régulièrement à Paris. Son rayonnement magnifique au dernier acte et ses accents morbides s’accompagnent aussi d'une forme de détachement apparent.

Le duo du second acte avec Jonas Kaufmann, enlevé par le panache orchestral de Philippe Jordan, montre la force de son caractère passionné, mais elle cultive nettement moins la dimension aristocratique du personnage d'Elisabeth et sa capacité à tenir face aux à-coups du sort, comme le montre si bien Hibla Gerzmana d'une sensibilité plus spirituelle.

Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Ildar Abdrazakov (Philippe II)

Jonas Kaufmann, dans un rôle qu’il s’est approprié depuis 10 ans sur les scènes de Zurich, Munich, Londres et Salzbourg, uniquement dans la traduction italienne, se confronte lui aussi pour la première fois à l’original en français.

Il joue abondamment des effets de sons baillés qui lui donnent un naturel caressant, révélant ainsi son charme enjôleur, maintient une homogénéité musicale inégalable même dans les aigus épiques les plus virulents, et dépeint Don Carlos comme un être tellement déstabilisé dans ses sentiments qu’il a tendance à surjouer ses angoisses existentielles dans une frénésie insensée.

Pavel Černoch (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue)

Pavel Černoch (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue)

En revanche, pour les représentations de novembre, Pavel Černoch construit un portrait plus torturé et romantique, au sens le plus noir du terme, pour traduire le désespoir d’un paradis perdu totalement volatilisé. L’harmonie, la solidité de timbre et la fluidité porteuse du chant de Jonas Kaufmann étant à peu près insurpassables, le ténor tchèque mise sur l’impact d’un médium franc aux accents slaves, une belle endurance qui s’accommode d’aigus fortement voilés et que peu de chanteurs au monde sauraient soutenir tout en exprimant un caractère immature et attachant.

Ce n'est pas sa première rencontre avec le rôle de Don Carlos, puisqu'il l'a déjà chanté à Hambourg en 2015 dans la production de Peter Konwitschny, mais ce chanteur atteint en seulement quatre représentations un niveau d'engagement totale et réussit à affiner ses solides qualités vocales pour leur donner des couleurs accrocheuses avec une générosité formidable.

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Spectaculaire est le mot qui convient pour décrire l’extraordinaire appropriation du rôle de la Princesse Eboli par Elīna Garanča. Excellemment dirigée et crédible de bout en bout, masculine par son volontarisme assumé et superbement féminine dans la grande scène d’explication avec le Roi et la Reine, elle donne véritablement le sentiment que même Maria Callas n’aurait pu dépeindre un tempérament aussi expressif avec tant de couleurs saisissantes.

Parfaitement à l’aise dans les variations moirées de la chanson du voile, qu'elle nuance à sa manière, et dans l’intensité écorchée de ‘Oh ! Don fatale’ qui frise avec l’expressionnisme vériste, la version parisienne de 1866 lui offre trois passages coupés à la création, dont le sinueux et inquiétant instant de vérité avec la Reine et la déclamation orgueilleuse de la révolte qu’elle a engendré.  Sa présence n’en est que plus renforcée.

Elīna Garanča (Eboli)

Elīna Garanča (Eboli)

Après le passage d’un tel volcan félinisé, Ekaterina Gubanova a pourtant l’audace de reprendre un tel rôle au cours des dernières représentations de novembre.

Ses atouts reposent sur une interprétation reptilienne et agressive qui trouve, certes, ses limites dans le port souple de la chanson du voile, mais qui préserve la beauté sculptée d'un chant nuancé et noir au quatrième acte, perçant de douleur débordante, avec un sens de l’articulation qui n’est pas sans rappeler celui de Waltraud Meier lorsqu’elle incarna la princesse en 1996 au Théâtre du Châtelet sous la direction d'Antonio Pappano.

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Ludovic Tézier (Rodrigue) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Ildar Abdrazakov, encore très jeune, n’a que la quarantaine, l’âge auquel Ferrucio Furlanetto commençait à se mesurer au rôle de Philippe II, ce qui lui permet de chanter le rôle avec un sens du phrasé et une qualité de timbre qui patine d’un splendide brillant ses noirceurs autoritaires.

Émouvant dans la solitude de sa chambre, malgré la présence d’Eboli qui altère la réception sincère des sentiments qu’il exprime, la confrontation avec la magistrale stature de l’inquisiteur imposée par Dmitry Belosselskiy montre alors son talent à varier avec subtilité les couleurs de sa voix tout le long de ses tressaillements émotionnels.

Pour autant, ces représentations de Don Carlos devraient couronner Ludovic Tézier comme un interprète absolu des caractères verdiens, lui qui est dorénavant situé au summum de sa réalisation artistique. Rarement aura-t-on entendu un tel mordant, une franchise psychologique haut-en couleur qui va réjouir une de ses fans absolue, passionnée reconnue du milieu lyrique, madame Roselyne Bachelot.

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

Hibla Gerzmava (Elisabeth)

D’autant plus que sous la direction de Krzysztof Warlikowski, il gagne en consistance car sa gestuelle a un sens scénique qui dépasse les simples réflexes conventionnels du genre opératique, ce qui aboutit à une figure du marquis de Posa pétrie de sens moral, plutôt que portée sur les effusions sentimentales.

Et parmi les seconds rôles, l’attention se pose sur le héraut assuré d’Eve-Maud Hubeaux et ses vibrantes couleurs de timbre, car c’est elle qui incarnera Eboli, cette saison, sur la scène plus modeste de l’Opéra de Lyon, également dans la version originale parisienne.

Enfin, Silga Tīruma, la voix d’en haut, et son accompagnement mélodique s’immiscent depuis les galeries supérieures de la salle, et font naturellement un bel effet au moment de conclure le troisième acte.

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Jonas Kaufmann (Don Carlos)

Mais la pièce maîtresse fondamentale de cette grande réussite théâtrale et musicale demeure l’orchestre de l’Opéra national de Paris littéralement galvanisé par la direction acérée de Philippe Jordan. Et quand on connait l’appétence de ce dernier pour l’univers de Richard Wagner, on remarque pourtant qu’aucune évocation, ne serait-ce dissimulée, du wagnérisme tant reproché à Verdi ne transparaît dans sa lecture traversée de clairs obscurs, et dont les respirations nostalgiques approchent surtout l’univers de Modest Moussorgsky.

Magnifique travail sur les variations de textures et de couleurs entrelacées, effets glaçants des cordes, furie des vents, fulgurances étincelantes et impériales des cuivres, noirceurs sous-jacentes et sinueuses, finesse ornementale des voiles qui s’évanouissent lascivement, Jordan ne cède cependant rien à une théâtralité parfois écrasante dans la scène de l’autodafé.

Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)

Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)

Plus loin, à l’arrivée d’Elisabeth dans la chambre de Philippe, l’urgence se double d’étonnants et splendides raccords orchestraux jamais entendus et dont l’origine reste mystérieuse.

Le chœur, d’emblée élégiaque dans le premier tableau de Fontainebleau, fait preuve aussi d’une imparable cohésion dans les scènes les plus spectaculaires, sans rien lâcher à la puissance de leurs décibels.

C’est donc un Verdi grandement modernisé et excellemment défendu qui se joue à l’opéra Bastille, sans avoir recours, pourtant, à la partition révisée que le compositeur reprit 15 ans plus tard.

Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Philippe Jordan et Krzysztof Warlikowski

Représentation du lundi 16 octobre 2017

Cette soirée est à marquer d'une croix blanche. Tous, absolument tous, sont fantastiques, Philippe Jordan impérial et racé, Sonya Yoncheva plus pure de timbre - et quel magnifique dernier acte -, il paraît véritablement difficile d'imaginer qu'il soit possible de faire mieux.

On se rend compte également que la sobriété de Krzysztof Warlikowski permet à la fois de développer le jeu de chaque chanteur tout en ménageant des temps qui leur laissent une zone de confort afin de développer les plus belles lignes mélodiques.

Et l'austérité du décor, inspirée de celle du monastère de l'Escurial, n'en est pas moins le théâtre d'ombres et de lumières ciselées et fascinantes.

Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov - lundi 16 octobre

Ludovic Tézier, Elīna Garanča, Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ildar Abdrazakov - lundi 16 octobre

Diffusion de Don Carlos en direct sur Concert Arte à 18h00 et en léger différé sur Arte à 20h55, le 19 octobre 2017.

Et pour en savoir plus sur les Versions de Don Carlos des répétitions parisiennes de 1866 à la version d'Antonio Pappano de 1996, suivre le lien ici.

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Publié le 10 Octobre 2017

Mise à jour décembre 2024

Krzysztof Warlikowski : Commandeur des Arts et des Lettres
Discours à l’occasion de la remise des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres


Lundi 18 mars 2013, lors d’une réception organisée en son honneur à la Résidence de France à Varsovie, le metteur en scène de théâtre et d'opéra Krzysztof Warlikowski a reçu, de la part de l’Ambassadeur de France, les insignes de Commandeurs des Arts et des Lettres.

Né à Szczecin, c’est en Pologne que Krzysztof Warlikowski a initié un parcours artistique qui s'est prolongé à travers toute l’Europe, jusqu’en Israël. Il appartient à une génération d'artistes issue de l’Europe de l’Est, qui s’est ouverte au monde après la chute du mur de Berlin afin d’irriguer l'ancienne culture académique occidentale d’une nouvelle forme d’expression humaine plus proche du cœur viscéral de la vie.

Et c'est en France, par le biais du Festival d’Avignon, qu’il s’est fait connaitre en 2001 avec Hamlet, puis avec ses autres pièces, Purifiés (Sarah Kane), Le Songe d’une nuit d’été (Shakespeare), le Dibbouk (Shalom Anski et Hanna Krall), Krum (Hanokh Levin) et Angels in America (Tony Kushner).

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin - 2011)

Ewa Dalkowska et Krzysztof Warlikowski (La Fin - 2011)

Krzysztof Warlikowski est non seulement un artiste qui porte un regard profond sur les textes, y compris ceux des livrets d’opéras, qu’il met en scène, mais est également une personnalité entière et géniale qui réalise un travail de stylisation et d’expression lucide sur la condition humaine, dont il tire une force extraordinaire à partir de ses propres tensions internes. Il est également quelqu'un qui, par la vitalité de son discours, nous permet de sortir des rapports humains artificiels que nous connaissons dans la vie, alors que nous vivons son monde dans l'illusion du théâtre. C’est du moins la vision personnelle que j’ai de cet homme.

Et depuis le jeudi 14 avril 2016, sa troupe, le Nowy Teatr, dispose d'un nouveau lieu d'accueil installé dans un ancien bâtiment industriel construit en 1927, dans l'un des rares quartiers de Varsovie épargné par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, le quartier de Mokotow.

Par ailleurs, sur recommandation de Gianni Forte et Stefano Ricci, nouveaux directeurs du département de théâtre de la Biennale de Venise, Krzysztof Warlikowski a reçu le "Lion d'Or pour l’œuvre de toute une vie" lors du 49e Festival de Théâtre International organisé du 02 au 11 juillet 2021.

Tomasz Tyndyk (Angels in America - 2008)

Tomasz Tyndyk (Angels in America - 2008)

Avant de reproduire, ci-dessous, le discours de l’Ambassadeur, il est opportun de rappeler tous les ouvrages qu’il a représenté sur scène depuis 2006, année où Gerard Mortier, ancien directeur de l’Opéra National de Paris, le fit découvrir au public parisien, ce qui permet de prendre la pleine mesure de ce qu’il a réalisé ces douze dernières années, même si son travail artistique s'exprime depuis plus de vingt ans. Sont ensuite évoqués les projets à venir.


Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck) Palais Garnier (Paris) Juin 2006 & Juin 2008
L'Affaire Makropoulos (Leos Janacek) Opéra Bastille (Paris) Mai 2007 & Mai 2009
Krum (Hanokh Levin) Odéon Théâtre de L'Europe (Paris) Décembre 2007
Parsifal* (Richard Wagner) Opéra Bastille (Paris) Mars 2008
Angels in America (Tony Kushner) Théâtre du Rond Point (Paris) Mai 2008
Le Roi Roger (Karol Szymanowski) Opéra Bastille (Paris) Juin 2009
(A)pollonia (Hannah Krall-J.M Coetzee) Théâtre National de Chaillot (Paris) Novembre 2009
« Un Tramway » nommé désir (T.Williams) Odéon Théâtre de L'Europe (Paris) Février 2010
Macbeth (Giuseppe Verdi) Théâtre de la Monnaie (Bruxelles) Juin 2010

Lady MacDuff et l'un de ses enfants (Macbeth - 2010)

Lady MacDuff et l'un de ses enfants (Macbeth - 2010)

The Rake's progress (Igor Stravinsky) Staatsoper im Schiller Theater (Berlin) Décembre 2010
La Fin. Koniec (B-M. Koltès-F.Kafka,J.M Coetzee) Odéon Théâtre de L'Europe (Paris) Février 2011
Médée (Luigi Cherubini) Théâtre de la Monnaie (Bruxelles) Avril 2008 & Septembre 2011
Contes Africains (d’après Shakespeare) Théâtre National de Chaillot (Paris) Mars 2012
Eugène Onéguine (Piotr Ilitch Tchaïkovski) Bayerische Staatsoper (Munich) Juillet 2008 & Mars 2012
Poppea e Nerone (Claudio Monteverdi-Orch Boesmans) Teatro Real (Madrid) Juin 2012
Lulu (Alban Berg) Théâtre de la Monnaie (Bruxelles) Octobre 2012
Kabaret (John Fosse) Festival d’Avignon Juillet 2013 et Palais Chaillot (Paris) Février 2014
L'Affaire Makropoulos (Leos Janacek) Opéra Bastille (Paris) Reprise Septembre 2013
Die Frau Ohne Schatten (Richard Strauss) Bayerische Staatsoper (Munich) Novembre 2013
Alceste (Christoph Willibald Gluck) Teatro Real (Madrid) Mars 2014
Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart) Théâtre de la Monnaie (Bruxelles) Décembre 2014

Die Franzosen (The French) (Marcel Proust) RuhrTriennale (Gladbec) Août 2015
Le Château de Barbe Bleue (Bartok) / La Voix Humaine (Poulenc) Opéra Garnier (Paris) Novembre 2015
Phèdre(s) (W.Mouawad - S.Kane) Odéon-Théâtre de l'Europe avec Isabelle Huppert Mars/Mai 2016
Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Haendel)  Festival d'Aix en Provence Juillet 2016
Die Franzosen (The French) (Marcel Proust) Théâtre Chaillot (Paris) Reprise Novembre 2016
Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck) Palais Garnier (Paris) Reprise Décembre 2016

Anna Prohaska et Florian Hoffmann (The Rake's progress - 2010)

Anna Prohaska et Florian Hoffmann (The Rake's progress - 2010)

Wozzeck (Alban Berg)  Dutch National Opera (Amsterdam) Mars 2017
Die Gezeichneten - Les Stigmatisés (Franz Schreker)  Bayerische Staatsoper (Munich) Juillet 2017
Die Frau Ohne Schatten (Richard Strauss) Bayerische Staatsoper (Munich) Reprise Juillet 2017
Pelléas et Mélisande (Claude Debussy) RuhrTriennale (Bochum) Août 2017
Don Carlos (Giuseppe Verdi) Opéra Bastille (Paris) Octobre 2017
Le Château de Barbe Bleue (Bartok) / La Voix Humaine (Poulenc) Opéra Garnier (Paris) Reprise Mars 2018
De la Maison des Morts (From the House of the Dead) (Janacek) Royal Opera House Londres Mars 2018, La Monnaie novembre 2018, Opéra de Lyon janvier 2019
The Bassarids (Hans Werner Henze) Festival de Salzburg août 2018
Eugène Onéguine (Piotr Ilitch Tchaïkovski) Bayerische Staatsoper (Munich) reprise novembre 2018
Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch) Opéra Bastille (Paris) avril 2019
On s'en va (d'après 'Sur les valises' d'Hanokh Levin) Printemps des comédiens de Montpellier 2018
Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck) Opéra de Stuttgart Reprise avril/mai 2019
Salomé (Richard Strauss) Bayerische Staatsoper (Munich) juin 2019
On s'en va (d'après 'Sur les valises' d'Hanokh Levin) Théâtre National de Chaillot (Paris) novembre 2019

Waltraud Meier (Kundry) dans Parsifal en mars 2008

Waltraud Meier (Kundry) dans Parsifal en mars 2008

Don Carlo (Giuseppe Verdi) Opéra Bastille (Paris) novembre 2019 (reprise - version de Modène)
Les Contes d'Hoffmann (Jacques Offenbach) La Monnaie (Bruxelles) décembre 2019
Elektra (Richard Strauss) Festival de Salzbourg août 2020
Tristan und Isolde (Richard Wagner) Bayerische Staatsoper (Munich) juin/juillet 2021
Salomé (Richard Strauss) Bayerische Staatsoper (Munich) juillet 2021
Elektra (Richard Strauss) Festival de Salzburg juillet 2021
Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck) Palais Garnier (Paris) reprise septembre 2021
Lulu (Alban Berg) La Monnaie (Bruxelles) reprise novembre 2021
A Quiet place (Leonard Bernstein) Palais Garnier mars 2022
Odyssey, scénario pour Hollywood Théâtre national de la Colline (Paris) mai 2022
Tristan und Isolde (Richard Wagner) Bayerische Staatsoper (Munich) reprise juin 2022
Die Frau Ohne Schatten (Richard Strauss) Bayerische Staatsoper (Munich) Reprise juillet 2022
Didon et Enée / Erwartung (Purcell / Schönberg) Bayerische Staatsoper (Munich) janvier/février 2023
Hamlet (Ambroise Thomas) Opéra Bastille (Paris) mars/avril 2023
Tristan und Isolde (Richard Wagner) Bayerische Staatsoper (Munich) juillet 2023
Macbeth (Giuseppe Verdi) Festival de Salzburg juillet 2023
L'Affaire Makropoulos (Leos Janacek) Opéra Bastille (Paris) reprise octobre 2023
Le Château de Barbe Bleue (Bartok) / La Voix Humaine (Poulenc) (Naples) reprise mai 2024
Le Grand Macabre (György Ligeti) Bayerische Staatsoper (Munich) juin et juillet 2024
Seven Lecture and Five Moral Tales (Coetzee) (Avignon) 16 au 21 juillet 2024
L'Idiot (Mieczysław Weinberg) Festival de Salzburg août 2024
Seven Lecture and Five Moral Tales (Coetzee) (La Colline) 05 au 16 février 2025
Katia Kabanova (Leos Janacek) Bayerische Staatsoper (Munich) mars et juillet 2025
Don Carlos (Giuseppe Verdi) Opéra Bastille (Paris) mars/avril 2025

* La production de Parsifal a été détruite sous la direction de Nicolas Joel, directeur de l'Opéra de Paris

Krzysztof Warlikowski : Première de Didon et Enée / Erwartung - Opéra de Munich, le 29 janvier 2023

Krzysztof Warlikowski : Première de Didon et Enée / Erwartung - Opéra de Munich, le 29 janvier 2023

Alors que l'année 2025 est bien avancée, ses futurs projets commencent à être bien connus :

Der Rosenkavalier (Richard Strauss) Théâtre des Champs-Elysées mai/juin 2025
Katia Kabanova (Leos Janacek) Bayerische Staatsoper (Munich) reprise juillet 2025
Didon et Enée / Erwartung (Purcell / Schönberg) Bayerische Staatsoper (Munich) reprise juillet 2025
Macbeth (Giuseppe Verdi) Festival de Salzburg reprise août 2025
Salomé (Richard Strauss) Bayerische Staatsoper (Munich) reprise mars 2026
Hamlet (Ambroise Thomas) Opéra Bastille (Paris) reprise 2026/2027
Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch) Opéra Bastille (Paris) reprise 2026/2027
Der Rosenkavalier (Richard Strauss) (Naples) reprise 2026/2027

 Angela Denoke (Emilia Marty) dans l'Affaire Makropoulos en mai 2009

Angela Denoke (Emilia Marty) dans l'Affaire Makropoulos en mai 2009

Discours à l’occasion de la remise

 

des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres
à M. Krzysztof Warlikowski
(lundi 18 mars 2013)



Monsieur le ministre,
Messieurs les députés,
Messieurs les sénateurs,
Mesdames et messieurs, chers amis,
Cher Krzysztof Warlikowski,

J’ai le grand plaisir de vous accueillir ce soir dans la résidence de France, face à cet auditoire nombreux d’amis et d’admirateurs, pour vous remettre les insignes de commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

Cet ordre est l’un des quatre ordres ministériels de la République française et en conséquence l’une de ses principales distinctions honorifiques, par laquelle le Ministre de la Culture honore celles et ceux qui se sont illustrés, soit par leurs contributions au patrimoine mondial dans le domaine artistique ou littéraire, soit par la contribution qu’ils ont apportée au rayonnement de la culture française dans le monde.

Krzysztof Warlikowski, vous êtes l’un des plus grands metteurs en scène de théâtre, un metteur en scène dont la notoriété dépasse les frontières de la Pologne et de l’Europe. Vous êtes aussi, de par votre carrière internationale, un représentant de l’Europe de la culture d’aujourd’hui, plurilingue et pluriculturelle, authentiquement polonaise et authentiquement universelle.

Permettez-moi de revenir sur quelques traits marquants de votre vie et de votre carrière. Je ne m’aventurerai pas, en effet, à en faire un tableau exhaustif tant elle a été jusqu’à ce jour extraordinairement riche et diversifiée.

Vous avez fait des études d’histoire, de philosophie et de philologie romane à l’Université Jagellonne de Cracovie. Vous avez également étudié pendant une année l’histoire du théâtre à l’École Pratique des Hautes Études de la Sorbonne. Vous avez commencé l’étude de la mise en scène à l’Académie du Théâtre de Cracovie où vous avez signé vos premiers spectacles, Nuits blanches de Dostoïevski et L’Aveuglement d’Elias Canetti.

Votre curiosité et votre soif de nouvelles formes d’expression théâtrale vous ont amené ensuite à travailler avec les plus grands noms de la scène européenne. Vous avez été l’assistant de Peter Brook sur le spectacle Impressions de Pelleas, présenté aux Bouffes du Nord à Paris, et dans le cadre d’un atelier organisé par les Wiener Festwochen en Autriche. Vous avez aussi collaboré à la mise en scène par Krystian Lupa de l’œuvre de Rainer Maria Rilke, Malte, au Stary Teatr de Cracovie. Giorgio Strehler vous a également accompagné dans l’adaptation pour la scène d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust au théâtre Schauspiel de Bonn.

Votre passion pour William Shakespeare transparaît dans la liste des très nombreuses mises en scène que vous avez faites de ses œuvres majeures : Le Marchand de Venise, Le Conte d’hiver, Hamlet, La Mégère apprivoisée, La Nuit des rois, La Tempête... À côté des grands classiques tels Sophocle et Euripide, vous avez également mis en scène des textes d’auteurs contemporains : je ne citerai que deux d’entre eux, Bernard-Marie Koltès et Sarah Kane.

Votre carrière internationale vous a amené, vous et votre fidèle troupe d’actrices et d’acteurs dont le talent ne laisse de faire l’admiration des critiques et des publics, aux Bouffes du Nord, au Piccolo Teatro, au Kammerspiele de Hambourg et au Staatstheater de Stuttgart, à Zagreb en Croatie et jusqu’en Israël. Mais elle ne vous a jamais éloigné de la Pologne, où vous avez travaillé et continuez à travailler, parcourant le pays pour y monter vos spectacles. Les publics de Cracovie, Poznań, Toruń, Varsovie, Radom, Wrocław, pour ne citer que ces villes, vous accueillent toujours avec curiosité et passion.

J’ajouterai que vous avez été l’hôte de plusieurs éditions du Festival d’Avignon, lors desquelles vous avez proposé Hamlet, Kroum et bien sûr (A)pollonia, qu’une critique française décrivait en ces termes : « un long fleuve impétueux charriant des matériaux disparates et grondant de bruits et de fureur, flot fascinant qui brasse émotions et savoirs, matière en fusion comme sortie d’un volcan en violente éruption et qui crache les pensées comme les sentiments, les faits établis comme les analyses rigoureuses, les vérités de fantaisie comme les actes de l’histoire. »

Je voudrais encore citer votre adaptation très personnelle et remarquée de Tennessee Williams avec votre mise en scène à l’Odéon de Paris il y a trois ans d’Un Tramway, dont le rôle principal était joué par une actrice française que nous admirons tous – et qui vous admire, Isabelle Huppert.

Le théâtre ne suffisant pas à votre soif de création et de découvertes, vous vous aventurez, depuis plusieurs années, dans la mise en scène d’œuvres d’opéra, le Don Carlos de Verdi ou encore l’Ubu Roi de Penderecki

Vous êtres directeur artistique du Nowy Teatr de Varsovie depuis 2008. Ce ne sera un étonnement pour personne d’apprendre que vous vous êtes déjà attelé à un nouveau défi, la mise en scène d’un spectacle intitulé Kabaret, dont la première en Pologne est prévue en juin prochain et qui sera ensuite présenté au festival d’Avignon.

Mon très cher Krzysztof, toutes ces mises en scènes, dans lesquelles vous tentez d’explorer et de mettre au jour les méandres de l’âme humaine, sont le reflet d’une étonnante capacité de travail et de création qui, je dois l’avouer, ne laisse pas de susciter un profond sentiment d’admiration.

Pour votre apport insigne à la culture universelle, mais aussi en hommage à l’attachement indéfectible que vous vouez à la France, à notre culture et à notre langue, le gouvernement de la République française a décidé de vous nommer commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

Krzysztof Warlikowski, au nom du ministre de la Culture, je vous fais commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres.
 
Le discours sur le site de l'Ambassade de France

Ewa Dalkowska (Ryfka Goldfinger) et Krzysztof Warlikowski ((A)pollonia - 2009)

Ewa Dalkowska (Ryfka Goldfinger) et Krzysztof Warlikowski ((A)pollonia - 2009)

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Rédigé par David

Publié dans #Warlikowski

Publié le 6 Septembre 2017

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 03 septembre 2017
Jahrhunderthalle Bochum - Ruhrtriennale

Arkel Franz-Josef Selig
Pelléas Phillip Addis
Golaud Leigh Melrose
Un médecin Caio Monteiro
Mélisande Barbara Hannigan
Geneviève Sara Mingardo
Yniold Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund

Directeur musical Sylvain Cambreling
Metteur en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Orchestre du Bochumer Symphoniker
 
                                                                                           Barbara Hannigan (Mélisande)

Après Wozzeck et Die Gezeichneten joués, cette année, respectivement à Amsterdam et à Munich, Krzysztof Warlikowski met à nouveau en scène un opéra construit sur une intrigue où la rivalité entre deux hommes pour l’amour d’une même femme s’achève par la vengeance mortelle de l’amant éconduit et par la mort de celle-ci.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Dans le site réhabilité de la Jahrhunderthalle de Bochum, impressionnant de par ses enchevêtrements de structures métalliques complexes, l'intimisme de l’œuvre oblige à sonoriser les voix, mais cela est réalisé avec un très bon équilibre acoustique. Seule la partie grave du spectre des voix semble amplifiée par trois haut-parleurs situés en hauteur, alors que la tessiture médium/aiguë des artistes atteint, elle, directement les auditeurs.

Warlikowski ressère une trame dramatique qui oscille entre l'univers aristocratique d'une riche famille industrielle, semblable à celle des Damnés, et l'univers de la rue d'où provient Mélisande, selon son interprétation.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Sur la droite de la scène, un large pan mural en bois parcellé de plusieurs portes, au sol, un élégant parquet massif, à gauche, contre un pilier, un bar à néons et une terrasse qui accueillent des marginaux, et, tout à gauche, un lavoir constitué d’un ensemble de lavabos, forment les éléments de décor de cette histoire.

Enfin, en arrière-plan, un magnifique escalier orne l’écrin qui enchâsse l’orchestre du Bochumer Symphoniker.

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling, l’allure introvertie, dirige d’une main de velours un orchestre frissonnant et ondoyant, le long d’une lente langue ténébreuse aux marbrures menaçantes mais adoucies et envoutantes.

Les réminiscences wagnériennes sont perceptibles, mais elles le sont à des passages inattendus, et les déliés de bois évoquent plus les ombres de l’Anneau du Nibelung que celles de Parsifal.
C’est en tout cas une très grande émotion de le voir faire revivre les grands moments de l’ère Mortier à Paris.

Franz-Josef Selig (Arkel)

Franz-Josef Selig (Arkel)

Et les artistes sont tous, absolument tous, saisissants de présence, porteurs d’une part sombre, y compris Yniold, et Warlikowski ne raconte pas ce drame en cherchant à renforcer la poésie évanescente du livret, mais plutôt en amplifiant le suspense à la façon d’un thriller qui se nourrit d'une névrose grandissante.

Franz-Josef Selig, impérial et pathétique Arkel, incarne magnifiquement le rôle du chef de famille, l’autorité d’un parrain, une douce sensualité humaine qui, cependant, doit montrer un caractère cassant accentué, dans ce rôle-ci, par le metteur en scène.

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Le Golaud de Leigh Melrose, qui débute par un monologue qui plante d’emblée la noirceur du personnage, porte une agressivité assumée qui écarte tout possibilité d’empathie.

Et Phillip Addis, Pelléas si romantique et touchant dans son interprétation du rôle à l’Opéra-Comique de Paris en 2010, est, cette fois, plus écorché et impressionnant dans ses expressions d’effroi – on repense à sa sortie du souterrain particulièrement poignante.

Phillip Addis (Pelléas)

Phillip Addis (Pelléas)

Sa trame vocale aiguë est moins nette, mais les aspérités vocales que l’on retrouve également chez Golaud jouent un rôle dans la façon de faire ressentir le drame beaucoup plus pour ses enjeux possessifs et sexuels, que pour ses démêlés sentimentaux et inconscients.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan, ineffable et ductile actrice, est donc l’artiste idéale pour incarner les torpeurs et le mystère de cette Mélisande qui apparaît, lors de la scène de la tour du château, comme dans un rêve, en actrice de cinéma glamour – une figure que Warlikowski aime représenter dans ses spectacles.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Les nombreux plans rapprochés de la caméra sur son visage révèlent la richesse de ses expressions humaines, projetées à la fois sur un téléviseur situé en marge du plateau et sur un large écran d’arrière scène, et sont d’une beauté à faire pleurer les pierres, pour reprendre les mots de Maurice Maeterlinck.

Sara Mingardo, Geneviève d’une belle stature aristocratique, Caio Monteiro, médecin bel homme, et le jeune soliste qui joue Yniold - symbole d'une enfance égarée dans un monde d’adulte qui le pervertit -, comblent ce tableau de famille replié sur lui-même.

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Warlikowski utilise également une référence cinématographique, ‘The birds’ d’Alfred Hitchcock, dont il extrait la scène de l’attaque des oiseaux sur une école pour faire planer un climat d’angoisse, mais cela s’avère moins poignant et plutôt distrayant, car le rapport dramaturgique est moins immédiat.

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Un spectacle total, un travail artistique abouti et captivant, un climat feutré qui fait ressortir petit à petit les tensions intérieures de chacun, on pourrait le croire inspiré de la mise en scène de Pierre Strosser (1985).

Mais doté d’un jeu théâtral pleinement vivant, voici un Pelléas et Mélisande qui compte dans l’histoire des représentations scéniques du chef-d’œuvre de Claude Debussy.

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Publié le 4 Juillet 2017

Die Frau ohne Schatten (Richard Strauss)
Représentation du 02 juillet 2017
Bayerische Staatsoper – München

Der Kaiser Burkhard Fritz
Die Kaiserin Ricarda Merbeth
Die Amme Michaela Schuster
Der Geisterbote Sebastian Holecek
Hüter der Schwelle des Tempels Elsa Benoit
Erscheinung eines Jünglings Dean Power
Die Stimme des Falken Elsa Benoit
Eine Stimme von oben Okka von der Damerau
Barak, der Färber Wolfgang Koch
Färberin Elena Pankratova
Der Einäugige Tim Kuypers
Der Einarmige Christian Rieger
Der Bucklige Dean Power
Keikobad Renate Jett

Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2013)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak

                           Ricarda Merbeth (Die Kaiserin) 

La reprise de Die Frau ohne Schatten mis en scène par Krzysztof Warlikowski, au lendemain même de la création de la nouvelle production de Die Gezeichneten donnée en ouverture du Festival de Munich, vaut naturellement d'être revue pour son travail scénique accompli et l’investissement de sa distribution, mais vaut surtout au public munichois un choc musical qu’il n’est pas prêt d’oublier, tant la démesure de la direction de Kirill Petrenko est un déluge orchestral d’une force surhumaine.

Burkhard Fritz (Der Kaiser)

Burkhard Fritz (Der Kaiser)

Car, qui n’a jamais vu ce jeune chef russe insuffler de sa main prophétique et de son visage hurlant une énergie terrible à ses musiciens, ne peut comprendre à quel point l’âme de l’auditeur peut être ravagée par une interprétation orchestrale entrée dans la légende de l’Art vivant.

Et voir et entendre les musiciens du Bayerisches Staatsorchester tenus d’une poigne de fer, puis couverts dans l’air de l’Empereur afin de produire le son le plus concentré, doux comme une berceuse et rougeoyant comme un cœur pulsant et aimant, comme s’ils créaient une insaisissable masse omniprésente et invisible, déstabilise encore plus chaque spectateur qui ne sait qualifier la nature de l’objet qui le défie.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

La fureur phénoménale de Kirill Petrenko, sortie d’un homme en apparence tout simple et tout jovial, est une interrogation qui pousse chacun à se tourner vers son voisin afin de partager l’impossibilité à parler de l’indicible.

Il y a enfin la joie ressentie non seulement pour soi, mais aussi par la prise de conscience que nombre de jeunes sont présents parmi les spectateurs et découvrent, à leur grande stupéfaction, le pouvoir embrasant de la musique lyrique dirigée par un chef extraordinaire.

S’il y a un pays capable de sauver l’esprit des Arts et de la Culture européenne, l’Allemagne est, sans aucun doute, aujourd’hui, le terreau le plus légitime.

Elena Pankratova (Färberin)

Elena Pankratova (Färberin)

Mais pour autant, Kirill Petrenko se considère bien comme le garant d’une architecture complexe et intègre qui prend en compte les particularités de chaque chanteur afin de les mettre le mieux possible en valeur.

On peut ainsi admirer sa manière d’assouplir l’orchestre afin de lui donner une profondeur mahlérienne qui permette à Burkhard Fritz de révéler l’humanité intériorisée de l’Empereur, et compenser ainsi les limites sévères que lui impose les tensions du rôle dans la tessiture aigüe.

Ricarda Merbeth (Die Kaiserin)

Ricarda Merbeth (Die Kaiserin)

Et c’est avec la même intention sensible qu’il accompagne Ricarda Merbeth, impératrice volontaire et douée d’un timbre vaillamment ouaté, qui surmonte les passages les plus extrêmes, moins crânement, toutefois, que dans ses grandes incarnations de Sieglinde ou Senta, plus largement lyriques d’écriture.

Totalement libérée, Elena Pankratova livre, elle, une interprétation fulgurante de la teinturière, et forme avec Wolfgang Koch, très touchant dans le rôle du mari humilié, un couple humain et dramatiquement fort qui leur vaut une reconnaissance absolue de la part du public munichois.

Wolfgang Koch (Barak, der Färber)

Wolfgang Koch (Barak, der Färber)

Michaela Schuster, aux éclats fortement disparates, n’en est pas moins une nourrice entière et franchement expressive, et Sebastian Holecek tient, de l’Esprit messager, la noirceur mauvaise naturellement attendue.

Usant d’effets vidéographiques tridimensionnels saisissants dans les passages les plus fantastiques, et d’une surprenante correspondance de lieu et de circonstances avec le film d’Alain Resnais ‘L’Année dernière à Marienbad’, Krzysztof Warlikowski raconte, à sa manière, le parcours qui mène à une pleine humanité. 

Elena Pankratova (Färberin)

Elena Pankratova (Färberin)

L’Empereur est représenté en homme paumé et ayant perdu contact avec la réalité, cerné qu’il est par des êtres à têtes de faucon qui traduisent le monde fantasmagorique dans lequel il vit, l’esprit messager, le poing recouvert d’un gant noir, est, lui, vendu aux forces du mal, et la teinturière se perd, elle, dans une profusion de fantasmes sexuels suscités par la présence d’un beau gosse au torse nu parfaitement dessiné.

Die Frau ohne Schatten (Merbeth-Pankratova-Koch-Schuster-Petrenko-Warlikowski) Munich

Le début du troisième acte, marqué par ces soldats qui s’enfoncent dans un océan, tels les soldats de Pharaon submergés par les vagues de la mer rouge, rêve d’un monde définitivement démilitarisé, et l’avènement d’un nouvel humanisme se réalise, dans une vision totalement idéalisée, par la reconstitution d’une famille qui s’accepte telle qu’elle est, réunie autour d’une table cernée par des dizaines d’enfants aux effets bariolés. 

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Ce final heureux, unanimement loué, qui s'ouvre sur une galerie réunissant super-héros et guides spirituels, permet à Krzysztof Warlikowski de montrer qu’il peut avoir une vision optimiste du bonheur humain, facette consensuelle qui contrebalance celle plus noire et perçante qui traversait Die Gezeichnetenla veille.

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