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Publié le 4 Août 2022

Quatuor à Cordes (Béla Bartók - 1907 / 1939)
Concerts du 01 et 03 août 2022
Fondation Mozarteum - Salzbourg 

Béla Bartók 
Quatuor n°1 (1907/1909 - 19 mars 1910, Budapest)
Quatuor n°2 (1915/1917 - 3 mars 1918, Budapest)
Quatuor n°3 (1927 - 19 février 1929, Londres)
Quatuor n°4 (1928 - 20 mars 1929, Budapest)
Quatuor n°5 (1934 - 08 avril 1935, Washington)
Quatuor n°6 (1939 - 20 avril 1941, New-York)

Jerusalem Quartet
Violon J.F Pressenda 1824, Alexander Pavlovsky
Violon Lorenzo Storioni 1770, Sergei Bresler
Violoncelle Giovanni Battista Ruggieri 1710, Kyril Zlotnikov
Alto Hiroshi Iizuka 2009, Ori Kam

Composé de deux violonistes nés en Ukraine et d'un violoncelliste originaire de Biélorussie, le Quatuor Jerusalem est un ensemble issu du grand mouvement de migration vers Israël qui s'enclencha après la chute de l'Union Soviétique dans les années 1990.

En 2016, ils enregistrèrent cher Harmonia Mundi les quatuors à cordes 2, 4 et 6 de Béla Bartók, puis suivirent en 2020 les quatuors 1, 3 et 5, ce qui compléta un cycle d'évolution musicale échelonné sur 30 ans depuis les dernières années qui précédèrent la Première Guerre mondiale (1907) jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale (1939).

Cet hommage de leur part à un compositeur qui fut confronté à la montée du nazisme et qui dut migrer en 1940 aux Etats-Unis constitue aujourd'hui un symbole fort de l'émancipation de la liberté artistique face aux régimes autoritaires.

Leur interprétation est organisée sur deux soirées, les quatuors 1, 3 et 5 le 01 août, et les quatuors 2, 4 et 6 le 03 août, ce qui permet de couvrir près d'un quart de siècle de maturation musicale chacun de ces deux soirs.

Alexander Pavlovsky et Sergei Bresler (violons), Kyril Zlotnikov (violoncelle) et Ori Kam (alto)

Alexander Pavlovsky et Sergei Bresler (violons), Kyril Zlotnikov (violoncelle) et Ori Kam (alto)

Sur la scène du Mozarteum, grande salle ornée d'une multitude d'anges musiciens, la disposition du quatuor place le violoncelle en position centrale, alors que l'alto est installé face au premier violon. La fascinante résonance vieillie mais généreuse du violoncelle alliée à la profondeur de l'alto forment ainsi une assise souple, continue et grave, comme si elles représentaient un continuo orchestral sur lequel les violons puissent faire vibrer leurs aigus les plus expressifs. 

Par ailleurs, les attaques mêmes les plus soudaines ne visent pas à déchirer l'espace, et une vibration commune aux quatre musiciens gaine l'acier des cordes d'un voile de velours qui ne rend jamais les sonorités trop grinçantes.

Et chacun a véritablement sa personnalité propre, l'alto d'Ori Kam, d'abord, dont le geste noble coloré de brun précieux apporte beaucoup de chaleur à l'ensemble, ensuite le violoncelle impertinent de Kyril Zlotnikov, agile et rebondi, et enfin, le couple de violons, redoutable foudroyeur volontaire pour Alexander Pavlovsky, et joyeux complice tout aussi solide pour Sergei Bresler.

Scène de la grande salle de la Fondation Mozarteum

Scène de la grande salle de la Fondation Mozarteum

Leur manière de faire corps dans une vivacité de geste musclée et spectaculaire est impressionnante, ce qui leur permet autant de faire vivre le pathétisme imagé des passages lents ou modérés des premiers quatuors avec une ardeur poignante - ces mouvements donnent toujours l'impression de décrire la vie sans fard avec ses déceptions et ses angoisses et de nous ramener à quelque chose de bien senti et de vrai -, que d'engager une virtuosité tranchante et de former des textures immatérielles insolites dans les quatuors plus expérimentaux, comme le numéro quatre dont la rythmique montre à quel point Béla Bartók était dans l'état d'esprit de quelqu'un qui cherchait à briser des limites.

Ori Kam (alto)

Ori Kam (alto)

Le dernier quatuor revient enfin à une lenteur parcellée de marches pimpantes et de frétillements ébouriffés, et la tension entre les musiciens ponctuée de signes de bienveillance nous fait ressortir de cette traversée avec un sentiment de sérénité confiante, et une admiration pour le sang-froid mordant dont ils ont fait preuve jusqu'au bout.

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Publié le 23 Juin 2022

Barbe-Bleue (Pina Bausch - 1977) Théâtre du Châtelet
Blaubart. Beim Anhören einer Tonbandaufnahme von Béla Bartóks Oper ‘Herzog Blaubarts Burg’
Représentation du 22 juin 2022
Théâtre du Châtelet – Théâtre de la ville

Musique Béla Bartok (1918)
Version du ‘Chateau de Barbe-Bleue’ enregistrée par l’Orchestre symphonique de la radio de Berlin en 1958 pour Deutsche Grammophon avec Dietrich Fischer-Dieskau et Hertha Topper sous la direction de Ferenc Fricsay

Judith Tsai-Chin Yu
Barbe-Bleue Reginald Lefebvre

Tanztheater Wuppertal
Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch


Assister à une représentation de 'Barbe-Bleue' dans la chorégraphie créée le 08 janvier 1977 par Pina Bausch et sa compagnie, le Tanztheater Wuppertal, est une expérience toujours aussi éprouvante pour le spectateur d’aujourd’hui, car la violence des rapports entre hommes et femmes qui est mise en scène se double d’une utilisation de la musique enregistrée de l’opéra de Bartok qui est systématiquement interrompue et ramenée en arrière comme pour torturer le cerveau de l’auditeur qui ne souhaite pas ces altérations.

Tsai-Chin Yu (Judith)

Tsai-Chin Yu (Judith)

Le décor pourtant poétique baigne dans une lumière automnale sur un lit de feuilles mortes qui déborde jusqu’aux moindres interstices de la scène surplombée d’un arc doré, et les fenêtres mal lavées de la pièce principale laissent entrevoir un extérieur pourtant inaccessible.

Barbe-Bleue est ainsi le jeune maître de ce refuge et du temps qui s’y écoule, libre d’activer une platine pour laisser jouer la musique de Bartok et de l’arrêter quand elle ne s’inscrit plus dans l’humeur qui l’anime. D’où ces retours répétés alors qu’il est traîné au sol par Judith comme un fardeau qui recherche le réconfort sans se soucier du poids qui s’applique à l’autre

Reginald Lefebvre (Barbe-Bleue) et Tsai-Chin Yu (Judith)

Reginald Lefebvre (Barbe-Bleue) et Tsai-Chin Yu (Judith)

Un groupe d’hommes et de femmes survient, marchant lentement têtes baissées comme des zombies vidés de leurs envies, et Judith semble vouloir libérer ces femmes et les ranimer. Un véritable combat débute où les forces émotionnelles, les positionnements sexuels parfois fort agressifs, y compris de la part des femmes, et les élans de réconforts se mêlent dans une chorégraphie qui ne craint ni les chocs avec les murs de la réalité, ni les rires déployés ou les cris hystériques.

Tanztheater Wuppertal

Tanztheater Wuppertal

Et l’on assiste bouche bée à une diffraction des comportements humains des deux sexes qui peuvent se révéler très touchants, y compris dans les reflets de Barbe-Bleue quand l’un des danseurs s’écroule répétitivement dans un cri de douleur comme un homme au cœur brisé souffrant de son désir pour l’autre, tel un adolescent en pleine peine romantique.

Tsai-Chin Yu (Judith) et Reginald Lefebvre (Barbe-Bleue)

Tsai-Chin Yu (Judith) et Reginald Lefebvre (Barbe-Bleue)

Ce voyage dans la psyché humaine laisse éclore des moments plus légers quand il s’agit de moquer le conditionnement des hommes qui se croient obligés de singer des pauses masculines afin de se rassurer sur leur virilité, sans éviter les moments qui mettent le plus mal à l’aise quand une femme oppose une petite poupée à un Barbe-Bleue dominateur, comme si un conditionnement se mettait en place dès l’enfance et que le rapport de force était disproportionné.

La chevelure est un moyen puissamment esthétique de signifier la soumission de la féminité lorsqu'elle masque les visages, et la compassion est systématiquement exprimée par les femmes, comme si leur besoin de sauver l’autre était plus fort malgré de tels jeux pervers.

Barbe-Bleue (Pina Bausch Tanztheater Wuppertal) Théâtre du Châtelet

Tsai-Chin Yu est absolument bouleversante, bras levés au ciel, tout en laissant son corps s’effondrer pour, ensuite, retrouver une élasticité dans ses élans vers l’autre, poussée vers une irrésistible attirance pour le danger. Les tentatives de réconciliation tournent court, et le besoin d’écraser le second sexe est ici décrit au moyen d’un empilement par Barbe-Bleue des corps inanimés de trois femmes sur une même chaise 

Reginald Lefebvre (Barbe-Bleue)

Reginald Lefebvre (Barbe-Bleue)

Mais cet homme malade se laisse submerger. Et pour montrer qu’il rythme la vie des autres jusqu’au bout, même sans l'aide du moindre moyen technique, des couples parcourent dans tous les sens la pièce infernale en s’immobilisant à chaque claquement de ses mains, faisant se figer des poses facilement lisibles en 4 ou 5 tableaux différents qui se répètent inlassablement, alors que Judith, étouffée, se vide de sa substance.

Cette spirale itérative agit aussi sur les nerfs du spectateur qui se sent pris dans un mouvement infini inarrêtable.

Tanztheater Wuppertal

Tanztheater Wuppertal

Ce retour aux prémisses des grands mouvements féministes permet de mesurer comment la société a évolué jusqu’à aujourd’hui et de constater comment les questions sur la masculinité ont été surmontées depuis; Et appréhender ce spectacle pour ses qualités artistiques et ce qu’il exige des fantastiques danseurs et danseuses du Tanztheater Wuppertal est aussi un défi pour tous les spectateurs.

La reprise de 'Kontaktof' au Palais Garnier en décembre 2022, une pièce créée un an après en 1978, sera une manière de poursuivre cette exploration du langage de Pina Bausch formé d’entrelacs de mouvements dansés et de musiques enregistrées, qui sont exploités afin de bouleverser les codes de la représentation des relations humaines. 

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Publié le 20 Mars 2018

Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine       (Béla Bartók / Francis Poulenc)
Représentation du 17 mars 2018
Palais Garnier

Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Ekaterina Gubanova
Elle Barbara Hannigan

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)

 

Ingo Metzmacher est un chef d'orchestre qui n'est pas suffisamment connu en France. Oui, Esa Pekka-Salonen, qui dirigeait cette production à sa création, est un directeur musical qui est dans la séduction nobiliaire, le velouté nimbé de volcanisme qui irrigue toutes ses interprétations, mais l'on ressent profondément qu'Ingo Metzmacher est un artiste qui intègre toutes les dimensions du spectacle d'opéra, l'esprit de chaque œuvre, l'attention à chaque artiste, un retrait de soi pour mettre en valeur ce qu'il comprend le mieux de l'autre.

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine, bien qu' interprétés au cours de la même soirée, correspondent à deux univers musicaux bien distincts, et le chef allemand, s'il se montre descriptif, lyrique et progressif au fur et à mesure que le premier drame se dénoue, prend à corps les moindres accords de la seconde pièce pour accentuer son expressionnisme et soutenir à fleur de peau la phénoménale théâtralité de Barbara Hannigan.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Et en effet, scéniquement, Ekaterina Gubanova et Barbara Hannigan poussent encore plus loin l'incarnation de deux tempéraments monstrueux qu'il y a deux ans, ce qui ne fait que renforcer l'emprise de ce spectacle au cours duquel Krzysztof Warlikowski, s'il préserve la lisibilité de tous les symboles évoqués par le texte, n'a aucunement peur de montrer la nature carnivore de l'amour désirant humain.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

Barbe-Bleue, sous les traits de John Relyea, n'en paraît alors que plus piteux et bien peu dangereux.

La magie, les angoisses de l’enfance, les délires psychiques, les marques du temps sur les visages des femmes de Barbe-Bleue, tous ces thèmes refont ainsi surface et renvoient les spectateurs à leurs propres expériences de vie. Et cela peut déranger dans La Voix humaine qui expose sans fard le désir de tuer l’amant qui a trahi.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Enfin, la connaissance et la confiance que se portent mutuellement Ingo Metzmacher et Krzysztof Warlikowski participent naturellement à la force de cette reprise, car depuis The Rake’s Progress (Berlin, 2010) et Die Gezeichneten (Munich, 2017), il s’agit de la troisième collaboration entre les deux artistes. Elle se prolongera pour la nouvelle production de  Lady Macbeth de Mzensk, jouée également à l’Opéra National de Paris en 2019.

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Publié le 23 Septembre 2017

Beethoven / Bartok – Philharmonique de Radio France
Concert du 22 septembre 2017
Auditorium de la Maison de la Radio

Beethoven (1770-1827)
Grande Fugue, opus 133 (1826)
Cecile Agator et Pascal Oddon (violon), Marc Desmons (Alto) et Jérôme Pinget (violoncelle)

Bartók (1881-1945)
Concerto pour violon n°1 (1907)
Vilde Frang (violon)

Beethoven (1770-1827)
Symphonie n°3 « Héroïque » (1805)

Direction musicale Mikko Franck
Orchestre Philharmonique de Radio France                 
 Musiciens du Philharmonique

Très étrange concert que celui donné à la Maison de la Radio, et qui semble raconter une vie à rebours, en débutant par la gravité de la ‘Grande Fugue’ esquissée par Beethoven trois ans avant sa disparition.

Le quatuor formé de musiciens du Philharmonique s’adonne à une lecture nerveuse et dénuée d’âpreté, à l’image de la jeunesse de ses interprètes, si bien que cette page se trouve poétiquement adoucie, d'autant plus que des reflets des lumières bleutées évoluent lentement tout autour d’eux.

Mikko Franck

Mikko Franck

La seconde pièce musicale, le premier concerto pour violon que composa Bartók en 1907, est une immersion dans un univers plus aérien et optimiste. La violoniste virtuose Vilde Frang, sous le regard bienveillant de Mikko Franck, atteint des points d’extrême délicatesse quand de fines zébrures filent au zénith et nous font ainsi dépasser la conscience du temps.

Et dans la seconde partie, le chef d’orchestre finlandais devient le véritable point vocal d’un ensemble totalement lié à son expressivité immédiate qui se lit sur son visage poupin, et à travers ses gestes qui prolongent les méandres du cœur. Même dans la marche funèbre de la symphonie ‘Héroïque’, les musiciens ne cèdent rien à une tonicité interprétative qui ne recherche aucun effet de pesanteur et fait la part belle aux beaux effets de volumes riches en couleurs. Splendide joueur de timbales, vibrant et stimulant.

Musiciens du Philharmonique de Radio France

Musiciens du Philharmonique de Radio France

Suivre Mikko Franck, qui extériorise autant la douleur, la peine que la bonté et l’emphase, est un bonheur en soi qui s’ajoute à la présence et la plénitude d’une interprétation qui rend à Beethoven une humanité sincère profondément marquante.

L’écrin chaleureusement boisé de l’auditorium ne fait que renforcer le sentiment de joie intime pourvu par ce concert réconfortant.

Mikko Franck

Mikko Franck

Présentation des quatre solistes du Philharmonique interprètes de la Grande Fugue
Cecile Agator est chef d’attaque des seconds violons du Philharmonique de la radio depuis 2007.
Pascal Oddon est violoniste et chef d’attaque du Philharmonique depuis 2002.
Marc Desmons est premier alto solo du Philharmonique depuis 2010, deuxième alto solo de l’Orchestre de l’Opéra de Paris depuis 1992, et également chef d’orchestre.
Jérôme Pinget est violoncelliste du Philharmonique depuis 2007.

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Publié le 23 Novembre 2015

Le Château de Barbe-Bleue (Bela Bartok) /               La Voix humaine (Francis Poulenc)
Représentation du 23 novembre 2015
Palais Garnier

Le Château de Barbe-Bleue

Le Duc Barbe-Bleue John Relyea
Judith Ekaterina Gubanova

La Voix humaine

Elle Barbara Hannigan
Lui Claude Bardouil

Direction musicale Esa-Pekka Salonen
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors/Costumes Malgorzata Szczesniak
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Christian Longchamp
Coproduction Teatro Real de Madrid                        Ekaterina Gubanova (Judith)

Depuis 6 ans qu’il n’avait plus été invité à l’Opéra National de Paris pour y mettre en scène une œuvre lyrique, Krzysztof Warlikowski s’est internationalement affirmé comme un des grands artistes européens d’aujourd’hui à travers des spectacles tels 'Macbeth' (2010) et 'Lulu' (2012) au Théâtre Royal de la Monnaie, Die Frau Ohne Schatten (2013) à l’Opéra de Munich, et Alceste (2014) au Teatro Real de Madrid.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Et pour chacune de ces œuvres, les chanteurs ont été poussés à exprimer les torpeurs et les névroses de leurs caractères autant par leurs expressions corporelles que par leurs voix.

Retrouver ainsi les univers troublants et fantastiques de Krzysztof Warlikowski sur la scène du Palais Garnier engendre une émotion profonde, car c’est dans ce lieu qu’il fit ses débuts à l’Opéra de Paris avec 'Iphigénie en Tauride' de Gluck, et valut alors un « Mortier au Bûcher ! » au défunt directeur de l’institution, Gerard Mortier.

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

En apparence, le diptyque du 'Château de Barbe-Bleue' et de 'La Voix humaine' présenté en nouvelle production apparaît comme un assemblage de deux œuvres sans trame commune. La première parle de la passion dévorante d’une femme, Judith, pour le gouffre mental insondable d’un homme mystérieux, Barbe-Bleue, et la seconde dépeint les errances désespérées d’une femme délaissée par son amant.

Dès lors, l’enjeu pour le spectateur est d’admirer comment le metteur en scène polonais va unir ces deux histoires de couple sous la lecture extrêmement raffinée d’Esa-Pekka Salonen.

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Ekaterina Gubanova (Judith) et John Relyea (Barbe-Bleue)

Le chef d’œuvre de Bela Bartok fut monté sous le mandat de Gerard Mortier en 2007, quand les vidéographies de la Fura Dels Baus utilisaient déjà pour décor les dédales du Palais Garnier. En homme de théâtre accompli, Krzysztof Warlikowski reprend donc le cadre des loges de cet opéra monumental pour décrire comment Judith, une spectatrice réfugiée sur un des fauteuils du parterre, va se laisser happer par le monde illusoire de Barbe-Bleue, afin de fuir son quotidien où l’alcool était, jusqu’à présent, son seul exutoire dans sa quête d’elle-même.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

Une immense projection noir et blanc des loges embrumées de l’Opéra Garnier, dont on remarque avec malice l’absence de cloisons amovibles, domine John Relyea qui se tient face aux spectateurs, tel un magicien vêtu d’une longue cape noire attaché à présenter en premier lieu le spectacle à venir.

Progressivement, l’arrivée de Judith (Ekaterina Gubanova) se poursuit par une scène de séduction qui n’est pas sans rappeler celle de Kundry et de Klingsor dans la mise en scène controversée de 'Parsifal' en 2008.

John Relyea (Barbe-Bleue)

John Relyea (Barbe-Bleue)

Warlikowski est très tendre avec Barbe-Bleue, et la présence d’un enfant en arrière-plan évoque l’innocence originelle et perdue du Duc, et donc accentue le sentiment de compassion à son égard, plus que le sentiment d’effroi.

Une vidéo du film de Jean Cocteau avec Jean Marais et Josette Day, 'La Belle et la Bête', conforte ce côté compassionnel, et prépare au lien avec 'La Voix humaine', inspirée d’une pièce du même auteur, et mise en musique par Francis Poulenc.

Ekaterina Gubanova (Judith)

Ekaterina Gubanova (Judith)

D’autres vidéos, un visage d’enfant triste souillé de larmes de sang, assombrissent l’univers de ce personnage, mais le brillant des costumes des trois femmes, particulièrement sophistiquées, et les effets de profondeur à travers un enchevêtrement de vitres semi-réfléchissantes laissent une impression glacée esthétisante.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

En filigrane, nous pouvons voir en Barbe-Bleue un homme de théâtre monstrueux, mais au cœur fondamentalement humain, auquel chacun de nous pourrait se laisser piéger par la fascination que nous serions tous prêts à lui céder.

John Relyea possède une stature dominante et hautaine taillée aux dimensions nobiliaires de cet homme bien à part, et son chant incisif lui permet de dégager une jeunesse là où d’autres interprètes auraient tiré ce personnage vers une noirceur encore plus mortifère.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Ekaterina Gubanova, en actrice à la chevelure rousse et dessinée d’une robe moulante verte – teintes récurrentes qui habillent les héroïnes chères à Warlikowski - , joue d’une sensualité naturelle et de ses accents slaves pour s’allier à l’atmosphère grave de la musique de Bartok, dont Esa-Pekka Salonen fait revivre les langues volcaniques avec une lenteur magnétique envoutante. Les cuivres colorent les mouvements des bois en donnant une impression de massivité souple, comme de l’or à chaud, et atteignent des sommets de véhémence dans les soudains emportements éruptifs. Et afin d’amplifier le spectaculaire des éclats orchestraux, une section de cuivres s’est installée dans une loge de trois-quarts, à hauteur des rangées de sièges de l’amphithéâtre.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

La transition avec 'La Voix humaine' est réalisée à partir du visage de la Bête qui envahit la scène avant de s'évanouir à l’arrivée d’’Elle’, titubant dramatiquement le long des parois de verre, le regard macabre dégoulinant de noir, une autre Bête.

Barbara Hannigan est une actrice fétiche de Krzysztof Warlikowski – elle a chanté Lulu et Donna Anna au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles sous sa direction. Elle se plie au jeu torturé qu’affectionne le metteur en scène, et joue de la ductilité de son corps au point d’être le point focal constant et irradiant de toute la représentation.

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Elle ne semble avoir aucune autre limite que la nécessité d’expulser - c’est le mot - son chant déclamé avec une diction française bien compréhensible, suspendue à un timbre vibrant d’aigus, peu teinté, et transcendée par une caractérisation tellement engagée que l'on aurait presque envie de lâcher ces émotions qui nous prennent lorsque l’on se trouve face à une telle artiste, qui est la plupart du temps tête à l’envers, cheveux étalés au hasard sur le sol, une féminité authentique et déchirée. Où va-t-elle rechercher la force de restituer cette vérité entière mise à nue sans retenue ?

Barbara Hannigan (Elle)

Barbara Hannigan (Elle)

Dans la mise en scène de Warlikowski, elle a d’emblée commis un crime, comme si elle était une autre femme de Barbe-Bleue qui aurait brisé des années de soumission. Au bout d’un moment, son amant blessé à mort apparaît au niveau de la première pièce ensanglantée du château, et rejoint lentement celle qui lui a tiré dessus.

La voix humaine est alors la voix d’une humanité qui tente de refouler la violence insoutenable de ses propres sentiments de culpabilité.

Et à nouveau, Esa-Pekka Salonen tisse des ondes de cordes d’un soyeux magnifique, et les bois résonnent toujours de leur chaleur mélancolique au sortir de la salle.

D’aucun avait peur que Krzysztof Warlikowski ne le bouscule, il nous a en fait intrigué, étonné par sa sobriété dans la première partie, et bouleversé dans la seconde.

 

Spectacle diffusé en direct sur Mezzo le jeudi 10 décembre 2015.

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