Publié le 24 Août 2023
Du lundi 22 juin au vendredi 26 juin 2009, France Culture diffusait 5 entretiens de Krzysztof Warlikowski au moment où il mettait en scène à l’opéra Bastille ‘Le Roi Roger’ de Karol Szymanowski pour clôturer les 5 ans du mandat de Gerard Mortier.
Ces 5 entretiens, menés par Joelle Gayot en février 2009 pour l'émission 'A voix nue', s’intitulaient respectivement ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’, ‘Je est mon autre’, ‘La leçon d’anatomie’, et ‘Le visible et l’invisible’.
Ils sont indispensables pour qui souhaite comprendre la construction de la pensée de ce très grand metteur en scène de théâtre et d’opéras.
Après ‘Pologne, je te « haime »’, ‘ Shakespeare, père et mère de théâtre’ et 'Je est mon autre', le quatrième de ces 5 entretiens est intégralement retranscrit ci-dessous.
Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczesniak ('Hamlet' d'Ambroise Thomas) - Opéra Bastille, le 12 mars 2023
A voix nue : Joelle Gayot s’entretient avec Krzysztof Warlikowski (diffusion sur France Culture, le jeudi 25 juin 2009)
‘La leçon d’anatomie’
J.G : Nous avons traversé en votre compagnie la Pologne, nous avons arpenté des langues shakespeariennes, et nous avons exploré ce théâtre que vous édifiez, c’est à dire un espace et un temps où les individus ont encore la possibilité de se rencontrer, de se trouver et de se retrouver.
Aujourd’hui, je vous propose d’aborder des rivages périlleux, ceux de la fiction, et d’y opérer ce que vous opérez vous même lors de vos spectacles, une dissection des âmes, une découpe des identités, et une mise à nue des émotions.
Pour ouvrir cette séquence, on pourrait repartir de la figure d’Hamlet que nous avons croisé il y a deux jours, et lui adjoindre celle de Sarah Kane, auteur britannique qui s’est suicidée en 1999 à l’âge de 28 ans, dont vous avez créé ‘Purifiés’, présenté au Festival d’Avignon en 2002.
Pourquoi ces deux là, Hamlet et Sarah Kane? Parce qu’à travers eux, c’est l’être humain qui immédiatement apparaît dans sa plus grande solitude, une solitude qui naît dans l’indifférence et s’accompagne de violences.
Alors, Krzysztof Warlikowski, la mise en scène de ‘Hamlet’ a t-elle pu ouvrir les chemins qui ont conduit à Sarah Kane? Lorsque l’on a parlé de Shakespeare vous avez constamment associé Shakespeare, Koltès et Sarah Kane, mais 'Hamlet' a t-il été précisément un pas sur la voie de Sarah Kane?
K.W : Hamlet est ce que l’on appelle culturellement quelqu’un de fou. C’est état d’être mal dans sa peau devient quelque chose de plus concret, de plus physiologique, car la folie peut être esthétique.
On a l’habitude de voir au cinéma ou au théâtre la représentation de la folie, mais elle n’a rien d’effrayant. C’est quelque chose d’apprivoiser par l’art. Tandis que la folie que montre Sarah Kane n’est pas apprivoisée et n’est pas quelque chose que l’on peut supporter.
Ce n’est pas seulement mental, il y a un mal être qui est tellement profond que cela peut agir contre nous-mêmes et nous anéantir.
Il y a une différence entre la façon dont on a vu ‘Hamlet’ de Shakespeare, et la façon dont Sarah Kane souhaite qu’on la voit, elle, ou ses personnages, dans sa pièce de théâtre.
C’était bien évidemment l’erreur de la tradition d’atténuer la folie d’Hamlet en la rendant trop spectaculaire. Cela lui coûtait moins, cela le consommait moins, que ce qui était montré au spectateur, parce que c’était un moyen supplémentaire de divertir le public anglais.
Tandis que lorsque l’on voit ‘4.48 Psychosis’, c’est presque un tourment pour le spectateur d’être là et de supporter ce qu’elle fabrique et ce qu’elle nous jette, et nous vomit presque, à la figure.
J.G : A un moment donné vous avez dit ‘anéantir’ qui est un des titres des pièces de Sarah Kane, qu’essayez-vous de mettre à nu en travaillant ces textes là? Je dis ‘mettre à nu’ car c’est Georges Banu qui parle, en ce qui vous concerne, d’un ‘théâtre écorché’, expression extrêmement forte, et on le rejoindrait volontiers sur cette métaphore d’une chair dont vous couperiez les fils petit-à-petit, les nerfs, mais pour accéder à quoi?
K.W : Que mettons-nous à nu? Le point de départ des ‘Purifiés’ est un homme qui se suicide par overdose. Sa sœur sait qu’il est mort, mais ne veut pas en savoir plus si c’est une overdose ou autre chose, elle souhaite juste récupérer ses vêtements.
Une fois qu’elle a récupéré les vêtements de son frère, elle s’habille avec. Elle commence alors à renifler ses vêtements. Elle aurait pu prendre les vêtements, les emballer, rentrer à la maison, les mettre dans un placard, et les conserver comme souvenir de son frère.
Et bien non, elle n’a pas besoin de se souvenir, elle a besoin de mettre les vêtements de son frère sur elle, de sentir l’odorat de son frère, et on se rend compte que cela ne s’arrête pas là.
On va plus loin, et elle commence à être comme lui, elle commence à avoir des visions. Lui, habillé en face d’elle, de la même manière qu’elle, lui dit ‘Tu m’imites parfaitement, tu es parfaitement moi’. Et elle lui dit que non, qu’il faut qu’il lui apprenne à être ‘lui’, et donc elle commence à devenir de plus en plus ‘lui’, et on arrive à un moment où ce n’est pas suffisant de l’imiter, il faut devenir ‘lui’. Elle change de sexe, elle veut être comme son frère et devenir ‘homme’.
Que met-on à nu? En fait, une histoire très compliquée. On voit cet amour incroyable qui dépasse cette fille. Elle ne veut pas se faire à l’idée que son frère n’est plus là et elle commence à le remplacer, à devenir comme lui afin qu’il soit de nouveau là. Cet amour dépasse l’entendement.
On met alors à nu l’impossibilité d’accepter la mort de quelqu’un de si proche, le refus d’être un autre, d’être une femme différente de son frère, et on entre dans des vérités que l’on ne voudrait pas connaître, ou bien dans des vérités qu’elle enferme dans sa propre chambre, sans nous montrer ce qu’elle va en faire, comment elle est. Et ce que l’on montre, finalement, est très humain et très normal, alors que l’on voudrait dire que ce n’est pas normal.
Voilà ce qu’est ce processus de mise à nue de la nature humaine, qui est insupportable dans sa folie ou dans son chemin très raisonnable vers quelque objet du désir, quelque objet d’amour, quand cette femme ne peut supporter cette overdose, et donc qu’elle doit remplacer son frère dans la vie comme s’il ne s’était rien passé.
J.G : Il est vrai qu’avec cette histoire qui est racontée dans ‘Purifiés’ on touche à un extrême qu’à la limite on ne peut même pas appréhender de manière raisonnée ou rationnelle.
Néanmoins, si on prend les choses à rebours, et si l’on revient sur les autres textes que vous avez pu mettre en scène, je pense notamment à ‘Angels in America’, mais on va aussi parler du ‘Dibbouk’ parce cela va nous y amener, la chose qui semble à la fois insupportable et indispensable pour vous n’est-elle pas l’affirmation de l’altérité, c’est à dire mettre en scène l’autre qui est fondamentalement étranger, parce que l’autre est fondamentalement tout seul?
Cela passe sans doute par la figure de l’homosexuel, la figure du travesti qui est récurrente dans vos spectacles, la judaïté aussi que vous avez travaillé et qui apparaît dans ‘Krum’ et évidemment ‘Le Dibbouk’, il y a quelque chose qui tourne autour de l’altérité comme si c’était un noyau dur qui rayonnerait autour de lui d’une sphère impénétrable.
K.W : On nous apprend, et l’on nous impose en entrant dans la vie, que nous faisons partie d’une famille, d’un certain groupe, d’une nation, d’un continent, d’une certaine profession ou d’un certain cercle, et c’est quelque chose de vraiment présent qui est considéré comme normal.
Mais il y a, dès l’enfance, le soupçon intérieur qui contredit tout cela, et qui nous dit que l’on ne fait pas partie de telle famille, que l’on ne fait pas partie d’un groupe, que tout en étant en groupe l’on ne fait pas partie du groupe, et si l’on commence à devenir malade, on est seul avec notre maladie, que lorsque l’on commence à mourir, où lorsque l’on se suicide, on est seul, et l’on lutte tout seul avec l’impossibilité qui nous entoure.
C’est cette expérience parallèle que l’on nous enseigne à dominer en nous, à ne pas voir, parce que l’on nous ment et que l’on nous aveugle dès l’enfance, parce qu’il faut être ‘raisonnable’ dans une société ‘raisonnable’, et ne pas voir le démon en toi qui contredit à tout cela.
Ces démons sont quand même en chacun de nous, et ils font partie d’une culture de civilisation.
Comme on peut le voir, la société française est beaucoup plus éduquée dans cette forme qui contredit les démons que la société polonaise, par exemple, où il y a plus d’espace pour ces démons que l’on n’arrive pas à dompter.
J.G : Peut-être que la société polonaise fonctionne presque comme un surmoi beaucoup plus fort qui fait que, pour exister, il faut exister contre. C’est d’ailleurs un peu le rapport paradoxal que vous entretenez avec la Pologne qui est que, vous contredisant dans ce que vous êtes, vous avez été obligé de lui opposer ce que vous étiez, et donc d’être, Krzysztof Warlikowski.
Je parle toujours des mises en scène qui sont les vôtres, vous avez mis en scène Sarah Kane face à cette société polonaise, vous avez mis en scène ‘Hamlet’ face à cette société polonaise, c’était une façon, en creux, de dire que vous étiez là et que vous étiez comme cela.
K.W : Et puis, c’était surtout pour leur dire qu’ils ont trop peur, et qu’ils ont trop de complexes pour s’identifier avec quoi que ce soit, qu’il n’y a pas de mal à dire à voix haute ce qu’ils sont.
J.G : Quand, par exemple, vous mettez en scène ‘Le Dibbouk’ à partir du texte de Shalom Anski et de la nouvelle d’Hanna Krall, quel est votre désir de dialogue, à ce moment là, avec la Pologne?
K.W : On est dans une situation paradoxale parce qu’il y a le livre de Jan Tomasz Gross, ‘La Peur : L’Antisémitisme en Pologne après Auschwitz’, qui vient de sortir en Pologne. Il s’agit de son second livre après ‘Les Voisins, Un Massacre de Juifs en Pologne, 10 juillet 1941’, à propos du massacre de Jedwabne, qui a créé une polémique dans tous les journaux polonais pendant un an, où il fallait que les Polonais se confrontent à leur passé et à leur comportement par rapport aux juifs pendant la Guerre.
Et aujourd’hui on passe par le même trauma, car cette fois ci l’écrivain nous confronte avec ce qu’il s’est passé après la Guerre, notamment la conduite de pogrom en 1945 et 1946 dans des villes comme Cracovie ou Kielce, ce qui n’est pas arrivé dans d’autres pays. On se demande alors s’il s’agit d'antisémitisme polonais ou pas.
Mais Marek Edelman, l’un des rares survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui était l’un des chefs de l’insurrection, dit : ‘Mais de quoi parlez-vous? Vous parlez de ces gens qui tuaient d’autres gens, que ce soit d’un pogrom ou d’une fille que l’on a tuée dans un tramway parce qu’elle était ‘foncée’, ou bien d’une famille qui a été tuée, au moment où elle frappait à une porte, parce que l’on pensait qu’elle venait chercher ses biens, et bien non, on ne parle pas de l’antisémitisme mais de la ‘bestialité’’.
Avec Tomasz Gross et Marek Edelman, il y a une confrontation entre la défense d’un peuple polonais martyr du partage du pays pendant 100 ans après le communisme, qui considère que ce sont les autres qui sont responsables, et le fait que c’est lui-même qui a tué d’autres gens au moment où ces ‘autres’ n’étaient plus là.
Effectivement, que sommes nous devenus? Il y a le peuple allemand qui est complètement détruit moralement avec la Guerre, et l’autre peuple tout aussi détruit sont les Polonais. Il n’y a pas de pouvoir en 1945 et 1946, il n’y a que des bêtes l’un pour l’autre. On voit un autre, on le tue, qu’il soit juif ou pas. Ces démons sont le point de départ de ‘l’année zéro’, pas seulement pour les Allemands, mais aussi pour les Polonais. Il faut donc se confronter à cette ‘année zéro’.
Ce dialogue qui a commencé avec ‘Le Dibbouk’ va se poursuivre avec mon prochain projet, car il faut se confronter à une autre facette que celle du ‘martyr’, celle du Polonais bestial, réduit au néant. Et bien évidemment, il s’agit aussi d’une confrontation culturelle car on se confronte à l’humanité polonaise, là où se pose un point d’interrogation.
Culturellement on peut parler d’antisémitisme, mais il s’agit de la bestialité de ce peuple à un certain moment de son passé, et il leur faut donc se confronter eux-mêmes aux bêtes.
C’est un travail très rude, très brutal, et c’est un travail très difficile à faire.
J.G : Krzysztof Warlikowski, pensez-vous que le théâtre permet cette descente aux enfers et même cette mise sur la table des entrailles, d’une certaine manière?
K.W : Je crois que nous, Polonais, n’avons pas l’habitude d’une conversation bien formelle. S’il n’y a pas d’entrailles, les ‘pattes sales’, on ne va jamais comprendre ce qu’il s’est passé.
J.G : Faut-il passer en force?
K.W : Cela exige la même brutalité que le meurtre qui traîne derrière nous. On a tous nos démons derrière nous et c’est avec nos ‘sales pattes’ qu’il faut pouvoir rentrer dedans pour commencer un processus non pas de pardon, bien évidemment, mais afin d’échapper à la punition, aux remords, à ceux qui nous disent de dormir tranquillement.
J.G : La culpabilité, dont vous seriez l’héritier, peut-elle être motrice dans votre rapport au théâtre et dans la façon dont vous le mettez en scène, Krzysztof Warlikowski?
K.W : Ce n’est pas seulement de la culpabilité de la nation polonaise dont j’hérite, car j’ai ma propre culpabilité. Je me sens coupable depuis le moment où je suis conscients de moi-même, la culpabilité étant quelque chose qui s’accumule dans la vie en fonction de la manière dont on sait agir avec elle.
La première séparation à l’âge de 15 ans avec quelqu’un qu’on aime augmente déjà ta culpabilité, tu quittes ensuite ta famille à l’âge de 18 ans, tu te sens coupable, tu ne vois pas ta mère pendant 15 ans, tu te sens coupable, tu es homosexuel, tu te sens coupable par rapport à ton père, à ta mère, à ta famille, et tout cela se cumule et devient l’essence de ta vie.
Il y en a qui se débrouillent pour lui échapper, il y a pas mal de thérapies qui aident à cela, mais lorsque l’on est dans l’univers d’'Angels in America’, il y a ce personnage qui quitte son ami, malade du sida, en disant qu’il souhaite vivre, qu’il est positiviste, qu’il a une vision claire et lumineuse de la vie et qu’il ne souhaite pas choisir les ténèbres, qu’il croit en la vie, et peut-on dire qu’il est-il coupable de son choix de s’en aller?
Bien sûr qu’il est coupable, mais en même temps on peut comprendre pourquoi il quitte son ami, même s’il ne pourra jamais se libérer de ses remords et de ce qu’il a fait.
J.G : Croyez vous à l’un des fondamentaux du théâtre qui est qu’il opère une catharsis, Krzysztof Warlikowski? C’est à dire que lorsque vous mettez en scène ‘Purifiés’, est-ce que vous vous purgez de cette violence que vous reconnaissez en Sarah Kane et qui serait également vôtre?
K.W : C’est très intuitif. Il y a un moment très drôle dans ‘Krum’, au cours d’une scène de repas de deuil, où le personnage principal demande à sa mère de raconter une blague. La mère raconte la blague, mais le comédien n’a jamais aimé cette blague. Une fois, elle a même raconté deux blagues, parce que je pensais qu’à cet instant le public commençait à oublier qu’il était au théâtre, comme s’il était au restaurant et avait l’impression de se libérer du spectacle et de l’exigence culturelle de comprendre ce qu’il se passe.
Mais le comédien était tellement désespéré par cette scène de la blague, qu’il a commencé à rire comme un fou. Il est tombé par terre et se tenait le ventre vraiment en rigolant, peut-être parce que ce que je lui ai demandé l’a fait rigolé, mais je lui ai dit que c’est l’un des moments les plus cathartiques dans ce spectacle tellement il est vrai, parce qu’il n’y a presque pas de moment d’amour direct de sa part envers sa mère, comme s'il ne savait pas exprimer son amour.
Et dans ce moment là où tu es le seul à rigoler de la blague de la mère qui n’est pas drôle, toi, le fils qui est par terre tellement que tu rigoles de la blague de sa mère, tu ne peux pas mieux exprimer l’amour que de cette manière là.
Et c’est autant cathartique pour lui qui rigole par terre pendant une minute en détestant cette blague, que pour moi qui lui ai imposé cette blague en me disant qu’il y a un sens tellement profond dedans, que nous, nous rigolons lorsque notre mère raconte une blague mal réussie, et qu’apparaît, par la seule manière possible, l’amour que l’on ne sait pas exprimer. On se laisse ainsi aller.
J.G : Le théâtre peut donc consoler, Krzysztof Warlikowski?
K.W : C’est tranchant, cela passe parfois par tout l’organisme, cela te met en spasmes, cela te fait rigoler, cela provoque des choses très contradictoires avec toi-même, tout en ayant une bonne action sur toi.
J.G : On se retrouve demain pour la dernière émission, Krzysztof Warlikowski?