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Publié le 3 Octobre 2023

Interviews réalisées par Axel Driffort

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Fascinant cas pour un directeur de salle que cette production de l''Affaire Makropoulos' de Leoš Janáček, car elle fait mentir la corrélation supposée entre la qualité d'un spectacle et son taux de remplissage. Interrogez n'importe qui ayant assisté à une représentation, il vous en dira le plus grand bien.

C'est d'ailleurs ce que nous avons voulu faire en donnant la parole à trois protagonistes différents pour avoir leurs visions sur ce spectacle si particulier, dont tous attendent beaucoup.

Ilanah Lobel-Torres, soprano

Que fais-tu dans la vie ?

Je viens de finir ma formation à l’Académie de l’Opéra national de Paris où je suis rentrée en 2019 et je suis désormais membre de la Troupe de l’Opéra national de Paris. Sur cette scène, j’ai déjà eu l’opportunité de chanter dans des productions de l’'Enfant et les Sortilèges', 'Manon', 'Les Noces de Figaro' et 'Peter Grimes'.

 

Dans cette production, j’interprète le rôle de Krista. Cette version est particulière car j’y chante également le rôle des deux caméristes.

 

Cela rend le personnage encore plus important et cela fait plus de sens, car on la voit être obsédée par Marty et s’approcher d'elle de plus en plus jusqu'à prendre sa place.

 

Est-ce la première fois que tu chantes du Janáček  ? Que penses-tu de sa musique ?

Il s’agit de mon premier Janáček. J’ai commencé à chanter en tchèque cet été à l’opéra de Santa Fe dans 'Rusalka', mais la composition est très différente, Dvořák est axé sur le beau, Janáček est davantage axé sur le théâtre, l’action et le drame, ainsi que la réaction émotionnelle qui en découle.

Comment as-tu géré cette prise de rôle ?

On fait une reprise qui date d’il y a plus de dix ans. On se sent beaucoup plus impliqué dans le processus créatif car on a l’impression de recréer ce spectacle. Ce n’est pas toujours le cas dans les reprises.

J’ai fait la découverte de la pièce à la demande de l’Opéra. J’ai d’abord eu peur car il n’y a pas d’aria, ce n’est presque que du théâtre ; on ne sait jamais comment s’achève la mélodie. En plus, tout est en tchèque !

Pour la langue, j’ai d’abord pensé l’aborder comme j’avais abordé le russe. Mais ça n’a pas bien fonctionné, les consonnes sont beaucoup plus rapides et il n’y a pas de longue ligne sur les voyelles. Il faut travailler le texte en langage parlé pendant très longtemps. Ensuite, il est possible de mémoriser les mélodies. Cela m’a pris près d’un mois à plein temps ; heureusement, Irène Kudela, la coach de tchèque à l’Opéra, était là.

J’ai travaillé en m’interrogeant sur la finalité de la musique. Sur chaque phrase, je me demandais quelle était l’émotion voulue, car la mélodie nous donne toutes les indications. Une fois que l’on a compris où Janáček veut nous emmener, tout fait sens.

Maintenant, je me rends compte que tout ce travail m’ouvre à un nouveau répertoire. Cela me donne très envie de faire 'La Petite Renarde rusée'.  Avant, j’aurais eu trop peur, et cela ne me parlait pas, j’étais plus axée sur la musique romantique. 

Que penses-tu de la chef d’orchestre ?  

Elle est très claire, c’est une présence très rassurante. Si on a un problème, elle est toujours là pour nous rattraper. Elle a été très patiente durant les répétitions.

Qu’as-tu le plus aimé ?

La sensation de succès quand on commence à maîtriser le rôle. Ce n’est pas naturel comme pour Mozart, et beaucoup plus gratifiant. J’adore aussi l’idée que l’Opéra soit comme un film. Finalement, j’aime particulièrement dans cet opéra les moments de beauté éparse dans l'œuvre qui surgissent subrepticement.

D’un point de vue musical, j’aime particulièrement le début du deuxième acte quand Emilia Marty apparaît dans la main de King Kong avant de sortir de l’écran. J’aime énormément le troisième acte, pour son propos et son efficacité dramatique, notamment quand Emilia Marty s’explique.

Que penses-tu de la mise en scène ?

Il n’y a pas d’aria ou de duo qui explique quelque chose durant cinq minutes, la vision cinématographique permet vraiment de souligner efficacement l’intrigue.  D’un point de vue visuel, on est vraiment dans quelque chose d’abouti et de somptueux.

Et quid de la distribution ?

Le casting est très diversifié ; fait notable, nous avons tous une nationalité différente (américaine, française, danoise, finlandaise, tchèque, australienne et hongroise). Cela montre que cette musique peut parler à tout le monde, quelle que soit l'origine ou l'expérience.

J’aime beaucoup Karita Mattila, bien sûr, mais aussi Pavel Černoch qui interprète le rôle d'Albert Gregor. Il a une voix sombre, romantique et chaude. De plus, son timbre et sa projection sont très très bons, et donnent l’impression qu’il traverse le rôle naturellement et sans effort.

Fabien Wallerand, tuba solo

Quand es-tu rentré à l'orchestre de l'Opéra ?

En 2004, après le conservatoire, j’ai été intermittent pendant trois ans dont deux ans à l’Opéra de Lyon avec plusieurs concerts aux orchestres Philharmonique de Radio France et de Paris, puis je suis rentré dans cet orchestre.

 

 

Avais-tu participé à la création en 2007 ? Si oui, que penses-tu de son évolution ?

Oui. Pour ce qui est de l’évolution, je la vois surtout au niveau orchestral. Quand je suis rentré, il n’y avait pas de directeur musical et je trouve que cela manquait. Puis Philippe Jordan est arrivé et a apporté beaucoup de choses musicalement et humainement durant ses onze années de mandat.

Depuis 2007, j’ai vu beaucoup d’évolution au sein de l’orchestre et de progression, notamment d’un point de vue musical et disciplinaire. Le son de l’orchestre s’est enrichi et considérablement développé au fil de ces années.

La chance de travailler avec des grands chefs, tels que Semyon Bychkov, Valery Gergiev et Seiji Ozawa nous a permis d’apprendre beaucoup en s’ouvrant et en leur faisant confiance. Récemment, l’entrée dans l'orchestre de beaucoup de jeunes à des postes prestigieux a relancé cette dynamique, notamment grâce à leurs capacités d’adaptation.

Concrètement, sur du Janáček, on le sent au niveau des lectures d’orchestres. Ces lectures nous permettent de bien adapter nos phrasés et de trouver un son. Sur cette partition, la densité et la délicatesse sont d'ailleurs redoutables et nous n'avons que quelques lectures pour effectuer ce travail.

Quel est la force de la musique de Janáček, et spécialement de cette partition ?

L’orchestre y a une grande présence, mais ce qui est particulièrement intéressant musicalement ce sont les couleurs orchestrales. Janáček, ce sont des couleurs particulières auxquelles le public de l’Opéra n’est pas forcément habitué, cela fait presque penser à du Korngold

Sur cette partition, la musique est très rythmique, très dense, et notre travail de musicien se concentre certes sur le rythme, mais aussi sur les phrases, car il y a des superpositions de plusieurs motifs pas toujours simples à mettre en place, et finalement, l’attention est portée aux couleurs. C’est indubitablement une musique à découvrir. Le fait que cela soit très rythmé rend la musique captivante et facile d’accès.

Y a t-il des moments particulièrement marquants selon toi ?

L’ouverture, avec ses percussions accentuées, quasi tribales. S’ajoutent ces accords marqués comme si l’orchestre était un orgue, le résultat est captivant avec un rendu très riche et très dense d’entrée.

Beaucoup de moments sont au demeurant magnifiques, mais j’aime particulièrement la fin.  On frise la dissonance puis le spectre s’ouvre et de nouvelles harmonies surgissent.

Que penses-tu de la direction de Susanna Mälkki et de la distribution ? L’un des chanteurs ressort-il ?

C’est un répertoire où elle est à l’aise, elle connaît parfaitement la partition et la gestuelle est très précise. Elle a beaucoup d'énergie, le rendu final marche. Elle est juste obligée de contrôler simultanément l’orchestre et les chanteurs qui se situent parfois très loin sur le plateau, ce qui la force à prendre en compte le délai causé par la vitesse du son, le tout sur une partition redoutable.

Sur scène, Karita Mattila campe une Emilia Marty charismatique, et elle a la couleur vocale et le lyrisme qui conviennent pour ce rôle. On n’en est qu’aux répétitions, mais elle s’en sort déjà très bien.

Denis Guéguin, vidéaste

Que fais-tu dans la vie ?

Je suis vidéaste réalisateur vidéo. Je fais des films essentiellement au théâtre et à l’opéra avec Krzysztof Warlikowski, avec qui j’ai fait près 25 spectacles.

Comment as tu commencé à travailler avec Krzysztof Warlikowski ?

Nous nous sommes rencontrés lorsqu’on nous étions encore étudiants, je faisais des études de cinéma et de théâtre ; lui était en Pologne, moi en France.

A cette époque la vidéo n’était quasiment pas utilisée dans les opéras et les moyens techniques n’étaient pas du tout les mêmes.

Toutefois, nous nous rejoignions sur le monde fascinant de l’opéra et aussi sur ses « lacunes », sur le fait qu’un  livret d’opéra n’est pas un roman et qu’il faut parfois pouvoir l’étoffer.

Ensuite, Krzysztof a eu l’opportunité de monter 'Ubu Rex' de Krzysztof Penderecki à Varsovie, puis il a fait ses débuts français (après le Festival Avignon) au Théâtre National de Nice avec 'Le Songe d’une nuit d’été'.  C’est alors que l’on a commencé à travailler sur l’insertion vidéo au sein même de la dramaturgie pour compléter le récit, pour créer un récit complémentaire. Cela nous intéressait beaucoup d’explorer les potentiels de l’image

Que penses-tu de l’évolution de cette production au fil du temps?

Je pense que la création est ce qu’il y a de mieux, car la reprise perd toujours un petit peu.

Mais je suis nostalgique ! Les interprètes ont gagné en puissance musicale, mais ont perdu en jeu sur le plateau, en souplesse…  Mais l’émotion musicale et théâtrale reste au fil des reprises - le spectacle, donné à Paris en 2007, 2009 et 2013, s’est également exporté au Teatro Real de Madrid en 2008 -.

On est dans le cœur du problème de l’opéra. Gerard Mortier avait choisi Krzysztof pour faire des mises en scène très théâtrales et étudier la profondeur des personnages et du récit, là où se porte sa valeur ajoutée. C’est aussi ce qu’il répète et peaufine à chaque reprise.

Quelle est selon toi la place de la vidéo au sein des œuvres lyriques ?

Je considère que la vidéo est un art presque muet, je ne veux être ni dans la provocation ni dans un suivi trop scolaire des didascalies. La force lyrique et dramatique des vidéos réside dans les contrepoints.

Globalement, on cherche à mettre la vidéo à un niveau d’art, de « haute culture », et je pense que l’on a besoin de cela ; surtout à un moment où Mickey et la Joconde sont sur le même piédestal. C’est pour cela qu’il me paraît important de mettre la barre plus haut au niveau des interventions vidéo dans l’Opéra.

L'Affaire Makropoulos à Bastille : du cinéma sur scène, du sublime par moment et de l'action tout le temps

Quelle est la spécificité de la vidéo dans cette mise en scène ?

Dans l’'Affaire Makropoulos', le plus réside dans le fait que Krzysztof Warlikowski utilise le thème du Cinéma. Le personnage d’Emilia Marty, normalement une cantatrice, devient véritablement une icône à la Marilyn Monroe.

Qu’est ce qu’il t’y plait particulièrement ?

Je suis particulièrement sensible à tout l’univers cinématographique évoqué, entre King Kong, Marilyn Monroe et Gloria Swanson dans 'Sunset Boulevard'.  La notion d’icône y est abordée dans toute sa complexité, avec ce qu’il y a derrière, leurs moments de doute et la chute. J’aime également beaucoup les décors : l’opéra devient un cinéma, « un movie Theater ». J’adore le fait que toute la scénographie soit liée au cinéma ; avec, par exemple, la présence de King Kong sur scène, qui apparaît comme un énorme accessoire qui reviendrait à la vie.

Comment vois-tu les liens entre les visuels et la musique ?

Cela dépend. 
Par exemple, durant l’ouverture on projette un montage des images des reportages sur Marilyn Monroe, 'Sunset Boulevard' et King Kong pendant que, dans la fosse, la masse orchestrale part dans tous les sens. Cela faisait vraiment sens de montrer des plans chaotiques, à la frontière du cinéma expérimental, des plans décadrés, surexposés, granuleux ; j’ai suivi les envolées de l’orchestre.

L’ouverture donne un ton au spectacle, ça monte et ça descend, c’est vertigineux et ça mêle les images de gloire et les images de mort. Le film en introduction est très singulier et différent des autres.

L’autre exemple, très différent, qui me vient à l’esprit est un extrait de 'Sunset Boulevard', au début du deuxième acte, où il y a pendant 10 minutes un couple qui valse, avec un zoom progressif dans l’image qui devient floue, la séquence devient alors un récit décalé et parallèle où la vidéo crée une boucle hypnotique avec la musique.

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