Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Soirée Petits violons & Danse – Académie de l’Opéra National de Paris Dix mois d’Ecole et d’Opéra Représentation du 03 juin 2017 Amphithéâtre Bastille
Avec les élèves des classes CE1 Petits violons de l’Ecole Jules Vallès de Saint-Ouen, de l’Ecole Jean-François Lépine de Paris, 18ème arrondissement et les élèves de 5ème de la classe Danse du Collège République de Nanterre
Maquilleurs / Coiffeurs Elèves de la filière esthétique et coiffure du Lycée Elisa Lemonnier de Paris, 12ème arrondissement Habilleurs Elèves de la section MANMA Couture Costumes du Lycée La Source de Nogent sur Marne
Accompagnement Anouk Ross, Elza Szabo (violons, altos), Vincent Catulescu (violoncelle), Morgan Jourdain (chef de chœur), Bruno Perbost (piano), Rodolphe Fouillot et Emmanuelle Huybrechts (chorégraphes)
Dans le récent film de Stéphane Bron, L’Opéra, sorti début avril 2017, il était possible de découvrir le travail de répétition des élèves participant au programme 10 mois d’Ecole et d’Opéra qui leur permet de bénéficier de cours de musique et de danse donnés en majeure partie sur leur temps scolaire.
Les Petits violons - direction Morgan Jourdain
En ce samedi soir, sur la scène de l’amphithéâtre Bastille située sous la grande salle où se jouait au même moment Eugène Onéguine, ces élèves ont eu la chance de pouvoir représenter un spectacle complet alliant chant choral, musique d’orchestre et danse sous les yeux de leurs amis et de leurs parents.
Le visage de ce public est beaucoup plus diversifié que celui du public d’opéra habituel ce qui, pour un temps certes court, crée un effet de rééquilibrage social et la conscience d’une connexion humaine qui ne s’est pas perdue.
La présence de nombreux enfants, parfois très petits, permet d’assister à des scènes de joie pure sur les gradins, et aussi d’éprouver bienveillance et patience quand les plus jeunes pris de fatigue s’exclament un peu trop bruyamment. Dans ces circonstances, la limite entre scène et auditoire s’estompe, et public et élèves artistes sont pris dans une même respiration recueillie.
Et le programme qu’interprètent ces élèves sur une durée d’une heure et quart mêle répertoire classique et compositions contemporaines desquels plus d’une vingtaine d’œuvres sont jouées ou bien utilisées sous forme d’enregistrements en support chorégraphique.
La classe Danse - encadrement Rodolphe Fouillot et Emmanuelle Huybrechts
La mélodie ‘Ah vous dirai-je maman’ sur laquelle Mozart composa des variations pour piano est chantée par l’ensemble des enfants avec une douceur heureuse très touchante, sous la direction souple de Morgan Jourdain.
Une valse de Claude–Henry Joubert permet également d’entendre l’ensemble de la formation superposer accords de violons et violoncelles avec l’accompagnement en solistes d’adultes.
Dans une unité totale, l’attitude à la fois consciencieuse et légère du groupe est une image d’harmonie qui ne peut qu’avoir un pouvoir réflexif fort sur l’auditoire le plus adulte.
La classe Danse - encadrement Rodolphe Fouillot et Emmanuelle Huybrechts
Quant à la seconde partie du programme, elle accorde une part importante à la danse, qui débute sur la musique de la danse des esclaves persanes de La Khovantchina (Modest Moussorgsky). On pense évidemment à la production d’Andrei Serban régulièrement jouée à Bastille.
Des premiers mouvements ondoyants, la chorégraphie des jeunes élèves évolue vers une modernité étrange qui ne peut qu’évoquer celle d’Angelin Preljocaj ou de Pina Bausch sur les accords sombres et mystérieux de la musique électronique du compositeur danois Trentemoller (November).
Les Petits violons - direction Morgan Jourdain
Cet enchaînement des genres s’achève alors sur la chanson de Kurt Weill, Youkali, qui teinte de mélancolie et d’espérance la fin d’une soirée qui se poursuivra, pour les artistes et leurs amis, autour d’un cocktail.
C’est avec grand soin qu’un programme tout en couleur recueillant les témoignages des élèves dans leur parcours à travers du monde de la musique et de l’opéra fut distribué aux invités de ce spectacle poétique.
Pour soutenir l'Académie, il est possible de contacter par mail l'AROP à l'adresse mecenatparticuliers@arop-opera.com ou au 01.58.18.65.02
Tannhäuser (Richard Wagner)
Représentations du 25 et 28 mai 2017
Bayerische Staatsoper - München
Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Elisabeth Anja Harteros
Vénus Elena Pankratova
Wolfram Christian Gerhaher
Landgraf Hermann Georg Zeppenfeld
Walther von der Vogelweide Dean Power
Biterolf Peter Lobert
Heinrich der Schreiber Ulrich Reß
Réunira von Zweter Christian Rieger
Ein junger Hirt Elsa Benoît
Vier Edelknaben Tölzer Knabenchor
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Romeo Castellucci Nouvelle production Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
La création de la nouvelle production de Tannhäuser à l'opéra de Munich est l'un des événements majeurs de l'année 2017, car, non seulement elle réunit une distribution superlative autour du directeur musical du Staatsoper, Kirill Petrenko, mais, également, elle confie à Roméo Castellucci, plasticien et metteur en scène fasciné par l'esthétique religieuse, sans être pour autant croyant, le soin de tourner la page sur la production de David Alden (1994) qui invoquait les fantômes de l'Allemagne d'après-guerre.
Et bien qu'après Dresde et Paris, respectivement en 1845 et 1861, Munich eut aussi le privilège d'entendre une version remaniée de Tannhäuser au cours de l'année 1867, c'est la version de Vienne (1875), la plus aboutie, ne serait-ce par la continuité qu'elle induit entre l'ouverture et la bacchanale, qui est retenue par le Théâtre d'État de Bavière.
Ouverture de Tannhäuser
L'enjeu est grand, car il s'agit de proposer une interprétation totalement renouvelée de l'oeuvre de jeunesse de Richard Wagner.
Dans le rapport de force qui lie la vision du metteur en scène à la lecture du directeur musical, le premier réussit un travail d'une beauté plastique et signifiante qui comporte ses énigmes, alors que le second reprend la partition pour la fondre dans un alliage repensé des coloris de l'orchestre, tout en infusant des mouvements puissants, profonds et intimes qui rejoignent le premier vers une lecture crépusculaire de l'oeuvre.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Roméo Castellucci place ainsi au centre de son analyse de l'oeuvre la problématique du corps, réinterprète le concept de Dieu selon la situation et les groupes de personnages, et souligne la nature morbide de la vie que Wagner distille aussi bien dans le texte que dans la musique.
L'ouverture se déroule mystérieusement sous les traits d'un visage finement tracé au pinceau noir sur un fond blanc, transpercé de flèches par douze, puis vingt, puis vingt-sept amazones, la musique guidant les gestes chorégraphiés des archers qui s'achèvent par une désignation de la salle entière.
Elena Pankratova (Vénus)
La flèche, objet omniprésent tout au long de la scénographie, évoque la culpabilisation religieuse des sens et du corps, le sens du martyr, et la négation de l'humanité. Le péché originel d'Adam et Eve est donc la source de la blessure que l'humanité s'inflige à elle-même, et une icône représentant la pomme apparaît à la fin de la bacchanale.
Le Vénusberg en devient un champ de corps gélatineux, surplombé par une Vénus monstrueuse avec, en arrière-plan, une succession de saynètes floues qui suggèrent la sensualité du corps, sa nature éphémère, et dévoilent au final les parois de chair d'une grotte.
Cette grande scène, qui inspire le dégoût à Tannhäuser et motive son désir d'un ailleurs, met en avant Elena Pankratova qui déploie un chant légèrement moins percutant que ses principaux partenaires, mais d'une complète homogénéité de couleur et d'une émission perceptiblement vibrante.
Et si elle sait indéniablement exprimer les troubles du cœur, ou du moins, les apparences de la faiblesse, de son timbre de pourpre noire émergent soudainement, avec grande fierté, d'intenses aigus lumineux d'une pureté de métal.
La seconde partie du premier acte est dominée par une tonalité irréelle, dès la scène solitaire du jeune pâtre, esthétiquement fort belle, avec un mélange de teintes dorées sur fond de nuit aurorale.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
L'arrivée des pèlerins se déroule ensuite sous une splendide éclipse totale, l'astre noir étant serti des reflets magnétiques changeants d'une couronne solaire magnifiquement représentée.
L'effet n'est cependant pas gratuit, l'évocation d'une présence surnaturelle cachée, l'hypothèse d'un dieu existant, conditionne le comportement des groupes humains.
Ainsi voit-on les pénitents porter lourdement, et d'un seul bloc, une immense pépite d'or en offrande à une divinité qu'ils imaginent sensible à ce symbole inerte de la richesse matérialiste.
Ils réapparaissent au dernier acte, de retour de Rome, portant chacun un morceau de cette pépite, comme si le partage individuel de ce fardeau et l'unité brisée était la condition pour qu'ils soient sauvés. Ils laissent même un morceau pour accompagner la rédemption de Tannhäuser, un geste dérisoire.
Le Landgrave et les chevaliers (Acte I)
Quant aux Landgrave et chevaliers ménestrels, leur goût pour la chasse est transfiguré en une culture qui croit aux forces de la nature et au sacrifice de la vie pour satisfaire leur dieu. Le disque solaire se rougit de sang.
Les premières qualités vocales des interprètes de Wolfram, Walther et Hermann se révèlent, et vont se développer pleinement dans le second acte.
Cette seconde partie s'ouvre sur l'immense univers éthéré innervé de voiles majestueux où vit Elisabeth.
Roméo Castellucci dépeint ici une conception désincarnée de la religion où les corps sont totalement désexualisés.
Anja Harteros (Elisabeth)
Cependant, si la chorégraphie que l'on attendait lors de la bacchanale du Vénusberg se matérialise finalement dans ce tableau par l’apparition de danseurs dont l’apparence lisse signifie la dépossession de leur personnalité, Anja Harteros, elle, porte une robe fine qui laisse deviner, par un artifice vestimentaire, ses lignes féminines.
L'ambiguïté d'Elisabeth que l'on ressent dans son chant passionné et que l'on retrouve au dernier acte lorsqu'elle prie aux pieds de Marie, représentée sans corps, tout en lui confiant que si elle eut des désirs coupables elle sut en combattre ses pensées, est parfaitement observée par le metteur en scène, et explique donc qu'elle comprend Tannhäuser.
La soprano allemande, princesse en son théâtre d'élection, est l'incarnation idéale de ce personnage signifiant.
Georg Zeppenfeld (Landgraf Hermann)
Elle profile des lignes de chant avec une noblesse inflexible, assouplit leur phrasé suivant un art de l'épure qui allège la noirceur dramatique de son timbre d'ébène pour en libérer la spiritualité expressive, tout en maîtrisant parfaitement les moments où elle doit théâtraliser les émotions violentes du personnage qu'elle vit en son for intérieur.
Anja Harteros est l'incarnation même de la sophistication humble et humaine.
Au cours de cet acte qui incline à la rêverie avec ses longs voiles drapés qui tournoient dans une ambiance lumineuse variant du blanc immaculé au vert d'orage, le Landgrave et les chevaliers quittent leur habillement rouge sang du premier acte pour se convertir au blanc sacral.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Georg Zeppenfeld, le Landgrave Hermann, exprime la sagesse qui résiste au temps. Sa voix, toute en verticalité, préserve de l'éclat à ses résonances ténébreuses nourries de respirations majestueuses.
Et Dean Power, jeune ténor attaché à ce théâtre, profite que Kirill Petrenko ait réintroduit l'air de Walther von der Vogelweide qui avait été supprimé dès la réécriture parisienne de 1861, pour démontrer la fraîcheur spontanée de son chant clair et juvénile.
Mais l'exception vocale est tenue par Christian Gerhaher, qui ne lasse jamais notre admiration pour ce sens de l'infini que son chant dessine merveilleusement.
Christian Gerhaher (Wolfram von Eschenbach)
Les nuances et les moindres inflexions se lient les unes aux autres dans une poétique musicale qui valorise chaque syllabe, et colore son souffle sans en affecter la conduite et la légèreté.
Et ce qu'il accomplit à l'acte suivant se situe au-delà de l'imaginable.
Dans ce second acte, toutefois, Roméo Castellucci altère la personnalité de Wolfram pour lui attacher une certaine colère agressive.
Quand Tannhäuser révèle la réalité de son voyage au Vénusberg, une forme monstrueuse, souillant de noir le petit autel situé à l'avant-scène, suggère qu'en tant qu'artiste, celui-ci possède une force interne impure, un désir violent et démoniaque qui est l'essence même de sa vie et qu'il accepte.
Une ombre circulaire monte depuis l'horizon.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Anja Harteros (Elisabeth)
Cette remise en question de la nature humaine comme image parfaite de Dieu irrite les chevaliers, mais aussi le poète.
C'est ce dernier qui le vise d'une flèche avant qu'Elisabeth ne transforme ce geste en un acte de purification qu'elle croit mener en transperçant elle-même le dos de Tannhäuser. On pense inévitablement à la blessure de Siegfried.
Roméo Castellucci peut alors mettre en scène la mort des deux héros dans l'atmosphère nocturne décrite par le livret du troisième acte.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Deux cercueils déposés sur scène et gravés des prénoms de Klaus et Anja interpellent le public qui voit son empathie pour les deux artistes mis à l'épreuve de leur disparition,
Christian Gerhaher murmure dés qu'il découvre Elisabeth priant, puis invoque sa douce étoile, sur le lent déroulé de l'orchestre, avec un tel sens de l'introspection que ce passage hors du temps semble annoncer le chant ascendant de la mort d'Isolde.
La totalité visuelle et musicale est d'une telle beauté qu'il est alors impossible d'échapper à la tristesse et à l'émotion qui en émanent.
Anja Harteros (Elisabeth)
La cérémonie mortuaire avance dans l'éternité du temps, alors que les corps des êtres se décomposent avec une volonté de montrer la réalité de la mort, ce qui ne plaira pas à tout le monde.
Anja Harteros et Klaus Florian Vogt, eux, se tiennent à côté de leurs cercueils respectifs.
Le ténor allemand, pour qui Tannhäuser est une prise de rôle, est toujours aussi impressionnant de puissance et absolument unique par cet éclat adolescent qui colore sa voix surnaturelle.
Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)
Moins à l'aise dans les hautes cadences de la partition, mais sans faiblesse dans les exclamations les plus tendues, il profite de chaque occasion pour embrasser la salle de son souffle large et prodigieux, poussant l'intensité vocale à son summum dans la désespérance finale.
Le dernier tableau situé au-delà la mort, lorsque la flamme violacée s’éteint, fait découvrir en filigrane des ombres de personnages qui miment les poses de monuments célébrant la guerre et ses morts, alors que les cendres de Tannhäuser et d’Elisabeth se dispersent dans la nuit devant un astre noir inquiétant à peine perceptible, vision pessimiste du ciel et de Dieu.
Anja Harteros (Elisabeth)
Les chœurs sont de bout en bout d’une musicalité élégiaque fort touchante, et Kirill Petrenko unifie le tout dans une lecture dense et renouvelée qui cherche, à plusieurs reprises, les résonances avec les œuvres ultérieures de Richard Wagner, de Tristan et Isolde à Parsifal en passant par l’Or du Rhin.
Lyrisme, entrelacements complexes des motifs musicaux, dynamique allante et élancée des cordes, embrasements de l’orchestre, vrombissements sous-jacents des timbales, clarté et rondeur chaleureuses des sonorités de tous les instruments, la magnificence sonore de ce Tannhäuser et la cohérence esthétique de ce travail scénique impressif feront l'honneur des soirées du Bayerische Staatsoper pour de longues années.
C'est en tout cas ce que l'on souhaite aux munichois qui ont à nouveau prouvé leur générosité lors des ultimes saluts à n'en plus finir.
Damien Bigourdan Henri Duparc – Chansons tristes
Récital du 22 mai 2017 Les lundis musicaux
Athénée – Théâtre Louis-Jouvet
Henri Duparc15 mélodies (1864-1886) Feuilles volantes (1869) Richard WagnerElégie (1869)
Ténor Damien Bigourdan
Soprano Elise Chauvin
Piano Alphonse Cemin
Elise chauvin (Soprano)
Alors que Paris est à l'orée de l’été, le Théâtre de l’Athénée accueille en ce lundi soir le comédien, metteur en scène et ténor Damien Bigourdan, venu interpréter, en compagnie d’Elise Chauvin, 15 des 17 mélodies que composa Henri Duparc entre 1864 et 1886. Néanmoins, Le Galop et Testament, inspirées des poèmes de Sully Prudhomme et d' Armand Silvestre, sont omises.
Damien Bigourdan (ténor) - le 22 mai 2017, Théâtre de l'Athénée
Debout et seul en avant du piano, l’attitude solidement ancrée au sol et le front éclairé par un faisceau tombant d’aplomb qui dépeint des ombres tristes et mortifères sur son visage, l’artiste met son sens inné du théâtre au service de ces vers, afin d’en tirer la saveur expressive et le chagrin poignant.
Certes, la tonalité musicale sollicite la tessiture la plus élevée de sa voix et extirpe de son âme des déchirements tourmentés teintés d’effets blafards, mais c’est dans les profondeurs vocales d’un médium large et viscéral qu’il donne le plus de corps à ces airs mélancoliques et fortement présents.
Il semble être à l’art du chant ce qu’Egon Schiele est à la peinture, car il ose exprimer sans détour l’évocation physique de la mort.
Alphonse Cemin (pianiste) - le 22 mai 2017, Théâtre de l'Athénée
C’est Elise Chauvin, soprano au timbre éperdu, dispensatrice de jolis effets sur le poème de Théophile GautierAu pays où se fait la guerre, qui interprète deux mélodies au tempérament féminin, sous des éclairages frontaux qui l’illuminent et l’allègent ainsi du poids dramatique que porte son partenaire.
Et Alphonse Cemin, au piano et à leur côté, les nimbe d’une atmosphère poétique et cristalline qui adoucit naturellement l’ensemble de la composition.
Scène et salle de l'Athénée
Il entrecoupe également le récital d’interludes basés sur la musique des Feuilles volantes, œuvre qu’Henri Duparc créa en 1869, l’année où il rencontra Richard Wagner. En ce souvenir, son Elégie, un chant de deuil, est jouée juste avant la dernière mélodie, car elle prit vie, elle aussi, l’année de la création de l’Or du Rhin.
Et après un simple et bel hommage à ses amis et à sa femme, Damien Bigourdan a finalement offert à ses auditeurs une chanson de Jacques Brel, interprétée, cette fois, avec l’accent si symbolique de l’univers du poète.
Eugène Onéguine (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Répétition générale du 13 mai et représentations du 16, 19, 31 mai et 06 juin 2017
Opéra Bastille
Madame Larina Elena Zaremba
Tatiana Anna Netrebko (mai) Elena Stikhina (31 mai) Nicole Car (juin)
Olga Varduhi Abrahamyan
Filipievna Hanna Schwarz
Eugène Onéguine Peter Mattei
Lenski Pavel Černoch
Le Prince Grémine Alexander Tsymbalyuk
Monsieur Triquet Raúl Giménez
Zaretski Vadim Artamonov
Le Lieutenant Olivier Ayault
Solo Ténor Gregorz Staskiewicz
Direction musicale Edward Gardner Anna Netrebko (Tatiana) Mise en scène Willy Decker (1995)
Créée au début du mandat d’Hugues Gall (1995-2004), représentée pendant trois de ses saisons, puis reprise par Nicolas Joel en 2010, la mise en scène d’Eugène Onéguine par Willy Decker ne peut égaler celle deDmitri Tcherniakovqui avait atteint un niveau de crédibilité et de profondeur psychologique rare, mais elle offre un cadre pictural épuré qui rend possible de grandes représentations de répertoire si elle est associée à une distribution tout à fait hors norme.
Anna Netrebko (Tatiana)
Et c’est bien sûr ce qui justifie ce retour, car les interprètes choisis ont tous des moyens qui leur permettent de rivaliser les uns les autres à un jeu démonstratif exceptionnel.
Il ne faut donc pas attendre d’Anna Netrebko qu’elle retranche son personnage derrière les états d’âmes sensibles et incontrôlables de l’adolescence, car elle a les dimensions pour faire de Tatiana une femme mûre et lucide. Elle surprend, malgré la disproportion, à émouvoir par la violence des sentiments.
Aigus larges et puissants, noirceur animale, détresse dans le regard et expressions attendrissantes, transparaissent de cet aplomb fantastique les grandeurs de la Lady Macbeth qu’elle interprétait à Munich à la fin de l’année dernière.
Peter Mattei (Eugène Onéguine)
Dans son face à face cruel, Peter Mattei lui oppose un Eugène Onéguine d’une rare froideur. C’est certes voulu par le metteur en scène, mais le chanteur suédois a naturellement un charisme personnel et une séduction de timbre qu’il pourrait employer afin de toucher l’auditeur. Pourtant, les expressions restent fermes, les couleurs mates, et sa prestance vocale se départit d’effets d’affectation.
Il ne se dégage ainsi nulle sympathie de ce grand profil longiligne, qui est aussi glaçant qu’Anna Netrebko peut, elle, inspirer une générosité chaleureuse.
Varduhi Abrahamyan (Olga) et Pavel Černoch (Lenski)
L’homme sensible et romantique est donc incarné par Pavel Černoch, Lenski d’une personnalité entière donnée à une voix brillante et adoucie par une tessiture légèrement voilée.
En émane le charme de la nostalgie slave, surtout lorsque l’air ‘Kuda, Kuda vï udalilis’ , qui précède le duel, laisse pressentir que ce chanteur sera, la saison prochaine, un Don Carlos profondément poignant.
Alexander Tsymbalyuk (Le Prince Grémine)
Et au dernier acte, sous l’immense luminaire d’un palais austère serti de diamants et empli d’un vide sans âme, la noblesse du lieu s’incarne soudainement sous les traits d’Alexander Tsymbalyuk.
Il compose un impressionnant Prince Grémine, nourri de graves qui suggèrent l’expérience bienveillante, mais pas encore l’âge de la vieillesse. L’homme est de plus élégant, la posture affirmée, et son grand air d’amour ‘Lyubvi vsye vozrati pokorni’ est empreint d’une gravité recueillie absolument expressive.
Anna Netrebko (Tatiana)
Parmi les rôles secondaires, Hanna Schwarz fait son retour à l’Opéra National de Paris, 30 ans après sa dernière interprétation de Cornelia dans Giulio Cesare, et confie à Filipievna toute une palette d’expressions discrètes, du murmure obscur à l’exclamation soudaine et vitale, la seule qui a un véritable dialogue avec Tatiana.
Peter Mattei (Eugène Onéguine)
Quant à Varduhi Abrahamyan, elle caricature beaucoup trop Olga en soubrette au point de la rendre totalement creuse, et Raúl Giménez, qui a le mérite de chanter l’air de Monsieur Triquet en français, compense l'ambiguïté de sa diction par des nuances soulignées et une projection impressionnante pour ce rôle d’amuseur grand public.
Enfin, Elena Zaremba use de son timbre de glace pour installer en Madame Larina un caractère autoritaire et inflexible.
Elena Zaremba (Madame Larina)
Les chœurs, homogènes, donnent un peu de vie aux tableaux atones de la mise en scène, et la direction d’Edward Gardner, lisse et volumineuse, laisse les couleurs françaises de l’orchestre s’épanouir au point de rapprocher la musique de Tchaïkovski des compositions de Jules Massenet ou de Charles Gounod, ce qui suggère, à plusieurs reprises, les ambiances bucoliques de Mireille.
Anna Netrebko
Et malgré la beauté des motifs instrumentaux et du lustre orchestral, une forme de dolence fait perdre ce qu’il y a d’éveil frémissant et d’urgence dans la partition d’Eugène Onéguine, alors qu’il faudrait plus d’énergie pour combler les lacunes d’une mise en scène qui a fait son temps.
Elena Stikhina (Tatiana)
Remplaçante d'Anna Netrebko pour un seul soir, le mercredi 31 mai, Elena Stikhinaa eu droit à un accueil triomphal, aussi bien après la scène de la lettre qu'au baisser de rideau où elle s'est montrée très émue. Elle a su toucher le public pour son interprétation, mais également pour sa personne.
Vocalement et scéniquement, elle est plus proche de Tatiana qu'Anna Netrebko. Aigus aussi puissants, mais attitudes moins démonstratives (elle ne se pose pas face aux spectateurs, tête vers le haut, pour montrer l'étendue de ses moyens, et joue le drame et dirige sa voix en fonction de ce que doit exprimer Tatiana avec pudeur), son timbre est plus clair, d'une belle rondeur dans le médium, sans graves morbides fortement prononcés, et la jeune artiste réalise une incarnation très proche de ce que faisait Olga Guryakova dans la plénitude de ses moyens au cours des deux dernières décennies.
Elena Stikhina (Tatiana)
Peter Mattei est apparu comme un partenaire passionné, attentif, un très grand soutien pour elle qui a du tenir un rôle romantique majeur face à une salle pleine qui attendait sa consoeur russe.
Elle semble idéale pour incarner de grands rôles de soprano dramatiques, plus mûres que Tatiana, telle Desdémone par exemple.
La saison prochaine, elle incarnera Leonora dans la reprise d'Il Trovatore, en juin et juillet 2018.
Elena Zaremba (Madame Larina) et Nicole Car (Tatiana)
Et au cours du mois du juin, une jeune artiste australienne, Nicole Car, fait revivre la plus authentique des Tatiana, car totalement naturelle et fidèle à la psychologie de la jeune fille.
Point d'effets dramatiques, aucun surjeu, tout est juste avec une belle continuité des couleurs, ce qui permet d'apprécier la sensibilité de son personnage dans les moindres détails.
Ses gestes sont purs, et les sentiments qu'elle reflète sont une image précieuse et fragile qui font la valeur de la soirée.
Interprète accomplie, elle l'est, et malgré l'immensité de la salle, elle réussit à créer un lien intime entre elle, l'auditeur et l'oeuvre, en parfaite osmose avec la musicalité de l’orchestre.
Peter Mattei (Eugène Onéguine) et Nicole Car (Tatiana)
D'ailleurs, Edward Gardner paraît très inspiré ce soir, souffle et relief tragiques submergent les musiciens dans un allant acéré, il est un chef véritablement imprévisible...
Et Peter Mattei, dans ses grands jours, offre de magnifiques moments charmeurs et agrémentés de touches séductrices, et laisse passion et urgence le dépasser pour, petit à petit, traduire la vie qui s'extériorise que trop tardivement en Eugène Onéguine,
La Création (Joseph Haydn) Représentation du 11 mai 2017 Auditorium de La Seine Musicale
Gabriel et Eve Mari Eriksmoen Raphael et Adam Daniel Schmutzhard Uriel Martin Mitterrutzner
Direction musicale Laurence Equilbey Mise en scène La Fura dels Baus – Carlus Padrissa accentus - Insula orchestra Coproduction Ludwigsburger Schlossfestspiele, Elbphilharmonie HamburgLaurence Equilbey
La création publique de La création de Joseph Haydn au Burgtheater de Vienne, le 19 mars 1799, est un événement majeur dans le développement du Théâtre National Allemand fondé par Joseph II en 1776.
En effet, 17 ans plus tôt, Wolfgang Amadé Mozart créait dans ce même théâtre L’enlèvement au sérail, un ouvrage considéré comme l’apogée du Singspiel National Allemand, suivi par la trilogie da Ponte (Les Noces de Figaro, Don Giovanni – version de Vienne -, Cosi fan tutte) qui s’imposa difficilement face aux ouvrages d’Antonio Salieri.
L’originalité de Haydn fut de mêler la légèreté d’une écriture poétique aussi fine que celle du jeune Mozart au formalisme de l’oratorio, dont il avait pu s’imprégner lors de ses voyages en Angleterre à travers la découverte des œuvres religieuses d’Haendel.
Et Dieu créa l'homme à son image - 6eme jour
Sur la base d’un poème anglais adapté en allemand, il composa une musique à valeur universelle qui décrivit la naissance du monde, et la partition originale conserva par ailleurs les paroles en anglais et en allemand, une première pour l’époque.
C’est donc cet ouvrage unificateur qu’accueille pour deux soirées l’Auditorium de la Seine Musicale inaugurée le 24 avril dernier sur l’Ile Seguin, face au chemin de halage bordés de péniches qui, amarrées au creux d’un bras de Seine, évoquent un désir de vie libre.
Confiée aux technologies électroniques et vidéographiques et aux costumes fantaisistes luminescents imaginés par Carlus Padrissa et La Fura dels Baus, l’imagerie de La création laisse de côté toute évocation religieuse pour créer un spectacle visuel qui ne surprend plus les habitués de la troupe d’artistes catalans, et qui s’appuie sur les véritables éléments de la création de la vie que sont les mouvements perpétuels de l’univers, l’eau et l’ADN.
Martin Mitterrutzner (Uriel)
L’ouverture débute sur l’explosion du Big-Bang somptueusement magnifiée par les lignes souples et modernes de l’orchestre.
Un des plus beaux et impressifs moment survient au quatrième jour, lorsque des figurants montent le long des rangées de spectateurs en mimant, à l’aide de sphères lumineuses d’éclat variable et multicolore, les révolutions harmonieuses des planètes.
A d’autres instants, la machinerie utilisée pour faire s’élever la narratrice au-dessus des musiciens, comme l’avait fait La Fura dels Baus pour la Reine de la nuit à Bochum et, plus tard, à Bastille, démonte cette impression imaginaire, car les mécanismes sont inévitablement visibles et audibles de par les dimensions modestes de la salle.
Il est vrai que l’équipe artistique a souvent pour habitude de travailler dans des espaces bien plus grands, et cela se ressent.
Martin Mitterrutzner (Uriel)
A la fin du sixième jour, Carlus Padrissa ne manque pas de rendre hommage à son mentor, Gerard Mortier, en faisant apparaitre en filigrane son visage grave au moment où l’œuvre célèbre la création de l’homme à l’image de Dieu. Le chœur accentus entame un splendide choral qui alterne groupes de sopranos, de ténors et de basses chanté avec une précision et un sentiment d’humanité absolument émouvant.
La naissance d’Eve et d’Adam émerge de la cuve d’eau translucide qui, jusqu’à présent, servait surtout des jeux d’eau parfois laborieux. Ce passage est alors accompagné par des évasions de motifs instrumentaux sublimes, à travers l’acoustique d’une salle qui respecte la chair des voix des solistes, l’unité du chœur et l’ampleur du son orchestral avec une impression d’envahissement sonore qui s’abstient de toute réverbération inutile.
Mari Eriksmoen (Eve)
Ce chœur qui, de bout en bout, éblouit par sa subtilité, revient à nouveau se mélanger aux auditeurs sous d’immenses sphères suspendues, comme des étoiles, et l’on peut alors entendre les moindres murmures de chaque chanteur à portée d’oreille.
Les trois solistes, Mari Eriksmoen, soprano rayonnante, Martin Mitterrutzner, ténor dont on peut saisir des accents de mélancolie qui rappellent ceux de Charles Workman, et Daniel Schmutzhard, qui se révèle par la jeunesse d’Adam, partagent une même joliesse de timbre et un même sens du classicisme qui participent à l’esprit d’optimisme de la représentation.
En résidence, et donc dorénavant chez eux, les musiciens d’Insula orchestra donnent un magnifique liant clair et vivant à l’interprétation de cette partition, leurs sonorités de métal pures et effilées se fondent avec la lumière du visuel, et cette musique post-révolutionnaire se renouvelle ainsi dans un espace du XXIème siècle que Laurence Equilbey anime avec une verve rigoureuse et naturellement bienveillante.
Wozzeck (Alban Berg)
D’après la pièce de Georg Büchner, Woyzeck Répétition du 21 et représentation du 26 avril 2017 Opéra Bastille
Wozzeck Johannes Martin Kränzle
Le Tambour-Major Stefan Margita
Andrès Nicky Spence
Le Capitaine Stephan Rügamer
Le Médecin Kurt Rydl
Premier compagnon Mikhail Timoshenko
Second compagnon Tomasz Kumiega
Marie Gun-Brit Barkmin
Margret Eve-Maud Hubeaux
Direction musicale Michael Schonwandt Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant Mise en scène Christoph Marthaler (2008)
Décors et costumes Anna Viebrock
Œuvre emblématique du mandat de Gerard Mortier lors de son passage mouvementé à la direction de l’Opéra de Paris, la reprise de Wozzeck dans la mise en scène de Christoph Marthaler enracine au répertoire un opéra dur, mais intrinsèquement poignant, qu’il est toujours nécessaire de défendre.
Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)
Certes, la conception du régisseur suisse resserre le drame vers une unité de lieu simplement matérialisée par une aire de jeux d’enfants installée dans une usine désaffectée, dont le décor est directement inspiré d’un site réel découvert à Gand, mais cela lui permet de renforcer le sentiment d’abandon et d’enfermement social qui enserre Wozzeck et Marie.
En agent de la sécurité, le malheureux passe de table en table, sur lesquelles la morosité des adultes s’étale, en proie à une folie frénétique et grandissante, folie que Johannes Martin Kränzle extériorise avec une hargne palpable dès la première partie de la pièce, harcelé par les aigus claquants de Stephan Rügamer (le Capitaine), et moqué par les airs bonhommes de Kurt Rydl (le Médecin).
Gun-Brit Barkmin (Marie) et l'enfant
Marie et son fils forment une modeste attache affective, un petit îlot parmi d’autres. Tout le monde est sous le regard de tout le monde.
La femme de Wozzeck prend, sous les traits de Gun-Brit Barkmin, l’allure d’un être qui s’accroche à la vie en évitant de perdre son attachement à son fils. Un timbre aux accents straussiens subtilement expressif d’une petite âme seule, des inflexions lumineusement écorchées, une clarté perforante, plus de douleur névrosée que de violence, elle renvoie une image de fragilité psychologique qui renforce son humanité.
Stefan Margita (Le Tambour-Major)
Très clairement, dans cette mise en scène, elle ne se livre au Tambour-Major que par faiblesse et nécessité, parce qu’elle n’a pas d’autre issue, et reste donc affectivement liée à Wozzeck. Elle embrasse ce dernier, sincèrement, au son magique d’un déroulé de harpe, peu avant qu’il ne la tue.
Sauvage et d’une agressivité tendue, fascinant air aquilin, le Tambour-Major de Stefan Margita atteint un niveau de stridence terriblement animal, et évoque un griffon fantastique, rebelle et mauvais. Ce n’est pas la séduction d’un personnage que Marthaler veut signifier, sinon une force qui infléchit toute résistance à sa brutalité.
Gun-Brit Barkmin (Marie) et Johannes Martin Kränzle (Wozzeck)
Face à une telle incarnation, Johannes Martin Kränzle fait vivre un Wozzeck particulièrement vrai, avec un mordant qui prend à partie l’auditeur, et qui nous touche profondément lorsqu’il allège sa peine par des expirations soupirantes et si légères.
Acteur total, dont on sent la bonté de son personnage sous sa folie, sa disparition progressive dans l’ombre de la tente noire et ondoyante, au son d’un dernier ‘wasser ist Blut … Blut…’ qui perd son énergie vitale, laisse une trace sensorielle indélébile.
Les musiciens de la scène de bal
Paradoxalement, l’Andrès joué par Nicky Spence est encore plus implacable que le Capitaine de Stephan Rügamer dont le timbre est un peu plus tendre.
On reconnait bien évidemment Mikhail Timoshenko, dans le rôle d’un compagnon qu’il défend vaillamment avec des couleurs de velours caractéristiques de ses origines russes, et la Margret élancée d’Eve-Maud Hubeaux qui fait entendre les teintes très sombres que portera Eboli dans le Don Carlos prévu la saison prochaine à l’Opéra de Lyon.
Gun-Brit Barkmin (Marie), Stefan Margita (Le Tambour-Major) et Eve-Maud Hubeaux (Margret)
Enfin, Michael Schonwandtest un fin coloriste et un artisan du chatoiement orchestral merveilleux comme il le prouve encore ce soir. Et dans Wozzeck, en particulier, il entretient une progression musicale inflexible, une théâtralité somptueuse qui fait ressortir des influences straussiens vrombissantes, un fourmillement sonore hypnotique, et des évanescences de cordes irréelles qui ressortent naturellement d’un fracas épique qui rejoint celui de Prokofiev.
Les enfants
Les chœurs de l’Opéra de Paris, en murmure, et l’enchantement innocent des voix d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, fixent mystérieusement des ambiances lourdes de sens, et l’on ne peut oublier l’image finale du petit Wozzeck, laissé seul sur le côté par ses camarades, qui laisse deviner que son avenir sera fatalement similaire à celui de son père.
Snégourotchka (Nikolaï Rimski-Korsakov)
Représentations du 15, 17 et 22 avril 2017
Opéra Bastille
Snégourotchka (La Fille de Neige) Aida Garifullina
Lel Yuriy Mynenko
Kupava Martina Serafin
Le Tzar Berendeï Maxim Paster
Mizguir Thomas Johannes Mayer
La Fée Printemps Elena Manistina
Le Bonhomme Hiver Vladimir Ognovenko
Bermiata Franz Hawlata
Bobyl Bakula Vasily Gorshkov
Bobylicka Carole Wilson
L'Esprit des bois Vasily Efimov
Premier Héraut Vincent Morell
Deuxième Héraut Pierpaolo Palloni
Un PageOlga Oussova
Direction musicale Mikhail Tatarnikov
Mise en scène Dmitri Tcherniakov Yuriy Mynenko (Lel) Nouvelle Production
Le retour de Nikolaï Rimski-Korsakov sur la scène lyrique de l’Opéra de Paris, 70 ans après la dernière représentation du Coq d’Or, son ultime chef-d’œuvre, est le point de départ d’un élargissement du répertoire parisien aux compositeurs russes moins représentés que Piotr Ilitch Tchaïkovski, Modest Moussorgski et Sergueï Prokofiev.
Ainsi, au cours des prochaines saisons, Dmitri Chostakovitch et Alexandre Borodine, compositeurs respectifs de Katerina Ismailova et Prince Igor, seront portés sur notre scène, et on peut imaginer que Mikhaïl Glinka aura, un jour, les honneurs de l’Opéra National pour son adaptation du poème d’Alexandre Pouchkine, Rouslan et Ludmila.
Aida Garifullina (Snégourotchka)
Troisième des quinze opéras de Rimski-Korsakov, Snégourotchka (La Fille de Neige) est un conte sur le pouvoir de la forêt comme source d’inspiration de l’âme humaine. L’imaginaire des forêts est, en effet, un des sujets forts de la littérature ou du cinéma russe, d'Anton Tchekhov àAndreï Tarkovski, pour ne citer qu'eux.
Pour son adaptation à la scène Bastille, Dmitri Tcherniakov reste fidèle à cet élément naturel indispensable à la vie, et lui dédie un magnifique décor parcellé d’arbres réalistes, chacun ayant une ligne unique, mais qui s’élèvent depuis un sol d’un vert synthétique à l’aspect beaucoup plus factice.
Au creux d’une clairière, des mobil-homes en forme de petites maisonnettes vivement colorées, dont une caravane, abritent la communauté de Bérendeï réunie temporairement en ce lieu.
Le prologue, seule partie totalement décalée de son lieu d’origine, ne se déroule pas de nuit en pleine nature, mais dans le couloir d’une école où Dame Printemps raconte une histoire à de jeunes élèves déguisés en oiseaux multicolores. Le chœur des enfants en devient particulièrement attachant lorsqu’il entonne la chanson et la danse des oiseaux en les mimant.
Le metteur en scène relate la rencontre entre la Fille de Neige et cette communauté improvisée à travers de multiples saynètes imaginatives qui imitent le mode de vie supposé des communautés païennes. Vêtements mélangeant jeans, baskets et tenues traditionnelles, l’intrigue est jouée parmi le chœur et les figurants qui évoluent comme s’ils menaient une vie totalement autonome dans cette histoire. Dmitri Tcherniakov trouve ici un moyen talentueux d’animer ce monde en impliquant pleinement le potentiel humain du plateau.
Elena Manistina (La Fée Printemps)
Les postures sont souvent très drôles et outrées, et ce qu’il décrit est en fait un regard tendre et amusé sur les regroupements spontanés de gens dans le monde entier, tels les Rainbow Gathering, tendance qui traduit un désir de se retrouver, pour un temps, en l’harmonie avec la nature et les autres afin d’échapper à l’uniformisation d’un monde économique et politique oppressant.
Le plus drôle est que le spectacle a une apparence traditionnelle parce que le directeur suit la dramaturgie du livret, alors qu’il est joué comme si les rituels étaient un simulacre.
Cependant, Tcherniakov ne perd en aucun cas les qualités sensibles qui font de lui un délicat portraitiste de la psychologie féminine, et la Fille de Neige paraît, sous la finesse de sa peinture, une émanation de Tatiana et Rusalka, à la fois réservée, émouvante et viscérale.
Il révèle autant que possible les sentiments des protagonistes, tels ceux du Tsar Bérendeï, devenu un artiste peintre rêvant amoureusement à la Dame Printemps, que ceux de Snégourotchka qui, au final, déclare aimer Mizguir, tout en adressant ses derniers mots et ses derniers regards tendres à Lel qui est, en réalité, son réel amour.
Et Tcherniakov est toujours attentif à cette vérité de sentiments qui paraît prendre à contre-pied l'action au premier degré.
Maxim Paster (Le Tzar Berendeï)
Lel, le berger, est chanté par un contre-ténor, au lieu d'une alto, et est affublé de longs cheveux féminins et d’une barbe qui en font un barde Woodstock traité de la même manière que le berger du Roi Roger dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, l’illusion de l’amour indifférente aux sentiments de l’autre.
Enfin, l’âme poétique du metteur en scène atteint son paroxysme au début du quatrième acte, lorsque Snégourotchka retrouve sa mère au milieu d’une forêt magnifiée par les ombres changeantes des éclairages nées du double mouvement lent et circulaire de l’ensemble du décor.
Aida Garifullina (Snégourotchka) et Elena Manistina (La Fée Printemps)
Ce spectacle est une réussite non seulement parce qu’il permet de redécouvrir une musique aussi subtile que flamboyante, mais également parce qu’en s’inspirant d’un phénomène social actuel, Tcherniakov le débarrasse d’une imagerie de folklore stéréotypée.
Et bien qu’il utilise un florilège de symboles pour mieux les parodier, tel le coq perché sur un mât de cocagne ou bien la roue de charrue enflammée brandie pour figurer une roue celtique solaire, l’oeuvre se trouve traversée en permanence d’un humour bienveillant qui peut parfois être en léger décalage avec les circonstances du livret – les joueurs de guzla aveugles réunis en cercle et lisant leur texte sur des pancartes tenues à bout de bras par deux individus.
Sous la direction de Mikhail Tatarnikov, chef principal du Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg, l’orchestre de l’Opéra réussit avec un allant et un éclat rutilants les nombreuses scènes d’ensemble qui le lient au chœur. Ce son souple et moderne prend même une tonalité d’une tendresse bucolique ouatée lorsqu’il accompagne les cavatines du Tsar.
Et, de-ci de-là, les motifs chantant des instruments en solo se profilent dans la solitude de la salle avec une grâce inspirante. L’orchestration ne révèle qu’une seule faiblesse au cours du tableau qui oppose Mizgir à l’Esprit des bois, au troisième acte, car la tension de la confrontation scénique imaginée par Tcherniakov ne se retrouve pas dans la musique gravée à petites touches par Rimski-Korsakov.
Vasily Gorshkov (Bobyl Bakula) et Aida Garifullina (Snégourotchka)
Les chœurs, joyeusement délurés, parmi lesquels viendront se glisser des figurants nus couronnés de fleurs au cours des danses populaires, chantent avec une âme joyeuse et juvénile, une espérance panthéiste qui se diffuse aussi bien en front de scène que loin depuis les coulisses. Et les jeunes interprètes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, que nous entendons dans le prologue, sont l’image même de la pureté légèrement mélancolique de l’enfance, une apaisante admiration pour l’auditeur.
La distribution, elle, révèle une diversité de caractères vocaux qui font la vie de ce théâtre brillamment mis en scène et en musique.
Aida Garifullina (Snégourotchka)
Aida Garifullina, charmante et d’apparence si fragile, interprète l’héroïne principale avec un tempérament qui mêle sentiments sombres et morbides et expressions percutantes à l’aigu facile. C’est d’ailleurs la clarté de ce timbre aux accents vulnérables, l’impressionnant contraste entre la force de ses expressions de joie et de souffrance, la puissance du souffle et la simplicité de son être, qui semble parfois comme s’anémier, qui la rendent si touchante.
En Fée Printemps, Elena Manistina figure un personnage grandiloquent à la voix glacée anthracite qui, malgré une telle opposition de couleurs avec Aida Garifullina, la rejoint dans l’harmonie du magnifique arioso du quatrième acte, enveloppé d’une orchestration sublimement raffinée.
Martina Serafin (Kupava)
Très crédible en Kupava, Martina Serafin trouve dans ce rôle un excellent support à sa voix franche et terrestre, d’autant plus qu’elle joue avec un peu d’exagération un personnage farouche qui lui convient parfaitement.
Et, en bourgeois sûr de lui qui croit plus en l’argent qu’aux grands sentiments, Thomas Johannes Mayer incarne un Mizguir noir et rustre car son emprise vocale ne se libère plus avec autant d’élégance qu’auparavant.
Yuriy Mynenko (Lel)
Mais la surprise trouble de ce spectacle est la présence de Yuriy Mynenko, un contre-ténor, dans le rôle de Lel. Le choix de modifier la tessiture de ce personnage incarné habituellement par une alto permet simplement de représenter l’amour de Snégourotchka par un homme, aux traits féminins, afin de ne donner aucune ambiguïté à l’orientation dramaturgique de Tcherniakov.
Nous sommes bien dans un monde où un faux guide spirituel tente de faire croire aux bienfaits de l’amour libre débarrassé de tout attachement.
Martina Serafin (Kupava) et Yuriy Mynenko (Lel)
Il n’est pas habituel d’entendre ce type de chanteur s’accaparer l’espace Bastille, et c’est pour cela que l’accueil de Yuriy Mynenko est aussi dithyrambique que celui réservé à Aida Garifullina. Les sons baillés et enjôleurs de ce timbre ensorceleur insinuent une supercherie malheureusement insurmontable par la Fille de Neige.
Quant au Tzar Berendeï, Maxim Paster lui rend une humanité bonhomme et suave sans pour autant réduire son autorité naturelle, car son chant a une poésie sincère et immédiate.
Thomas Johannes Mayer (Mizguir )
Présents que pour de courts tableaux, le Bonhomme Hiver de Vladimir Ognovenko, inusable basse qui porte en lui-même une émanation slave évidente, l'Esprit des bois ferme et bienveillant de Vasily Efimov, et la personnalité imparable de Vasily Gorshkov en Bobyl Bakula ajoutent des caractères forts à cet ensemble de portraits pittoresques.
Alors pourquoi Snégourotchka ne peut que mourir ? Entre le désir possessif de Mizguir et la fascination pour l’image idéalisée d’un bon à rien tel que Lel, elle ne peut concrétiser un amour véritable et total, ce qui la condamne à disparaître.
Wozzeck (Alban Berg)
Représentation du 26 mars 2017
Dutch National Opera - Amsterdam
Wozzeck Christopher Maltman
Le Tambour-Major Frank van Aken
Andrès Jason Bridges
Le Capitaine/Le Fou Marcel Beekman
Le Médecin Sir Willard White
Premier compagnon Scott Wilde
Second compagnon Morschi Franz
Marie Eva-Maria Westbroek
Margret Ursula Heisse von den Steinen
Le fils de Marie Jacob Jutte
Direction musicale Marc Albrecht Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak The Netherlands Philharmonic Orchestra Nouvelle production
Christopher Maltman (Wozzeck)
Pour la première fois, Krzysztof Warlikowski remet en scène un opéra qu'il a déjà dirigé à l'Opéra de Varsovie, en 2005, juste avant que ne débute sa phénoménale carrière lyrique en Europe.
Il n'a certes toujours pas abordé au théâtre la pièce de Georg Büchner, Woyzeck, mais après la splendide Lulu de La Monnaie dont il magnifiait le rêve de devenir ballerine, ce retour au premier chef-d’œuvre lyrique d'Alban Berg resserre son emprise tant sur l'univers sonore du musicien que sur les rapports de société sordides et criminels qui traversent ses ouvrages.
Christopher Maltman (Wozzeck), Eva-Maria Westbroek (Marie) et Jacob Jutte (L'enfant)
Lulu et Marie, deux femmes prostituées, sont cependant assez différentes dans l'approche de Krzysztof Warlikowski. La première est victime du regard de la société et porte en elle une transcendance, alors que la seconde est sensible au regard de la société et souhaite prendre part au jeu de la représentation sociale – on peut ainsi voir Eva-Maria Westbroek se rêver en star glamour.
Dans son interprétation de Wozzeck, la première chose qui sidère est l’ouverture de l’espace qui repousse loin l’arrière-scène, dégage totalement les zones latérales, et donne donc une impression de vide là où l’on aurait pu attendre un sentiment d’oppression.
Christopher Maltman (Wozzeck) et Jason Bridges (Andrès)
Une boule noire mobile en hauteur figure le poids d’une malédiction ou d’un destin malheureux en lieu et place du soleil brillant que décrit le livret à plusieurs reprises, et un plan incliné interdit toute issue possible au militaire. D’ailleurs, rien ne fait référence à ce statut très particulier, Warlikowski ayant choisi une interprétation mentale de sa folie, et donc une immersion dans le monde tel que le perçoit Wozzeck.
Ce monde est fortement stylisé, presque trop esthétisé, et rien n’évoque une condition sociale misérable, sinon la mise à la marge d’une humanité que la société considère comme hors norme. Le désespoir d’Andrès, qui devient travesti à la fin, le sentiment d’exclusion que ressent Margret – à qui Marie fait d’ailleurs une réflexion qui peut paraître antisémite quand elle lui conseille d’amener ses yeux au Juif -, sont des images qui marquent le cours du spectacle.
Ursula Heisse von den Steinen (Margret)
L’opéra débute par une fantastique scène de bal dansée par des enfants parfois très jeunes sur une musique romantique jouée au piano, puis sur une musique plus moderne. Ils sont fascinants à regarder et reviendront plus loin, en bleu pour les garçons, en robes roses pour les filles, selon le cliché commun rassurant qui fait du conformisme une condition de la reconnaissance sociale.
L’apparition d’un couple de Mickeys viendra par la suite moquer la pauvreté des références qui servent à conditionner ces enfants.
Le fils de Marie, lui, ne danse pas, et est exclu pour cela. Il représente ici le passé de Wozzeck, son enfance, comme son futur triste qui se prolongera à travers la vie du petit garçon. Après la perte de ses parents et l’indifférence affichée par ses camarades, on le voit méticuleusement décomposer la maquette d’un corps humain, réduit à une construction d’organes sans âme.
Jason Bridges (Andrès)
Quant au monde d’adulte, il est aussi représenté sous le masque de la respectabilité, tel le docteur incarné par Sir Willard White, impressionnant d’énergie fauve et féroce, qui joue avec un magnétisme saisissant.
Le Capitaine de Marcel Beekman est une étrangeté en soi, car son empreinte vocale mordante a des accents éclatants qui tirent vers les ambiguïtés baroques, lui donnant ainsi un relief absolument unique. Sa présence en est obsédante bien après la représentation.
Sir Willard White (Le Docteur)
Et bien loin de toute image misérabiliste, la Marie d’Eva-Maria Westbroek est une femme d’une puissante attractivité sexuelle, un phénomène scénique qui dépasse toutes les tensions de l’écriture musicale, mais qui est ici employée pour incarner cette force qui souhaite s’épanouir, dans l'oubli total des besoins de son propre fils.
Avec son beau timbre mozartien, Christopher Maltman, physiquement méconnaissable, se livre très librement au rôle dépressif que lui confie Krzysztof Warlikowski, mais ne peut émouvoir, tant l’irréalité de ce spectacle fort qui se déploie petit à petit nous éloigne de la compassion que l’on devrait ressentir pour sa condition.
C’est donc le rôle de l’enfant, parce qu’il est le seul à rester naturel, qui concentre notre énergie empathique.
Eva-Maria Westbroek (Marie)
Cette scénographie mentale, qui ouvre totalement l’espace scénique, a pour avantage de libérer les sonorités fabuleusement lyriques de l’orchestre, qui paraissent ainsi soutenues par un courant de basses continues omniprésent, en lequel les cuivres fondent une matière somptueuse et malléable qui raconte tout des enjeux du drame.
Le Netherlands Philharmonic Orchestra dirigé par Marc Albrecht révèle ici la force d’une musique retentissante qui suggère à la fois une déliquescence et le mystère intime des protagonistes.
Béatrice et Bénédict (Hector Berlioz)
Version de concert du 24 mars 2017
Palais Garnier
Don Pedro François Lis
Claudio Florian Sempey
Héro Sabine Devieilhe
Béatrice Stéphanie d'Oustrac
Béatrice (rôle parlé) Julie Duchaussoy
Bénédict Paul Appleby
Bénédict (rôle parlé) Fitzgerald Berthon
Ursule Aude Extrémo
Somarone Laurent Naouri
Léonato (rôle parlé) Didier Sandre
Un Prêtre (rôle parlé) Frédéric Merlo
Direction musicale Philippe Jordan
Mise en espace Stephen Taylor Sabine Devieilhe (Héro)
Béatrice et Bénédict a l'apparence d'une oeuvre légère et raffinée inspirée de Much ado about nothing de William Shakespeare, une oeuvre qui condense en elle-même une fraîcheur mélodique qui manque aujourd'hui au répertoire contemporain. Néanmoins, elle porte en son essence le tragique de la condition humaine, à savoir que l'orgueil et les postures sociales peuvent empêcher deux êtres faits pour se rejoindre de jouir de leur concordance.
Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)
L'unique soirée programmée par l'Opéra de Paris afin de faire revivre cet opéra composé à la suite des Troyens a, certes, joliment servi son écriture délicate, mais a également laissé un peu trop de place à un jeu ultra conventionnel, au cours des scènes parlées. Peut-être que le choix d'une unique récitante de talent aurait pu suffire à lier avec profondeur les passages vocaux et musicaux de cette histoire qui laisse plutôt songeur.
Le Choeur de l'Opéra National de Paris et son chef, José Luis Basso
Hormis le recours à cet artifice scénique, le public, venu en nombre au point d' investir les moindres recoins des stalles du Palais Garnier, s'est laissé enjôler par le chant impeccablement soigné d'une distribution exclusivement francophone, si l'on omet le remplaçant de Stanislas de Barbeyrac, le ténor américain Paul Appleby, qui a fait honneur à la douceur de la langue française.
Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)
Stéphanie d'Oustrac, artiste forte qui aime se mettre en scène, a révélé une Bérénice particulièrement sûre d'elle, au point de rendre une résonance cruelle et vraie au vœu de sa cousine, Héro, de la voir sous un visage plus humain. Mais quand on est une mezzo-soprano glamour au caractère incendiaire et indestructible, le beau timbre dense et précieusement patiné ne souhaite pas forcément voir vaciller son intimité.
Stéphanie d'Oustrac (Béatrice) et Paul Appleby (Bénédict)
Sabine Devieilhe, jouant ce soir l'innocence gentille, se fit confidentielle et tout aussi pure et charmante dans ses airs mélodieux, et son duo avec Aude Extrémo fut comme un rêve de temps suspendu sous les lumières nocturnes de la scène du Palais Garnier.
Laurent Naouri, lui, fit des tonnes de comédies, et Florian Sempey, déjà investi de ses futurs Figaro et Malatesta qu'il incarnera prochainement à l'Opéra de Paris, ne laissa que deviner les tonalités jeunes et séductrices qui colorent son souffle fier.
Laurent Naouri, Sabine Devieilhe et Philippe Jordan
Soirée particulière, donc, inscrite dans le cycle Berlioz entamé depuis La Damnation de Faust et livrée aux ornements lissés par la main charmeuse de Philippe Jordan, l'orchestre et le chœur furent ainsi dirigés d'un geste qui préserva la fluidité et l'équilibre de leurs lignes musicales tout au long de la représentation.
Trompe-La-Mort (Luca Francesconi – d’après Balzac)
Représentations des 16 et 18 mars 2017
Palais Garnier
Trompe-La-Mort Laurent Naouri
Esther Julie Fuchs
Lucien de Rubempré Cyrille Dubois
Le Baron de Nucingen Marc Labonnette
Asie Ildiko Komlosi
Eugène de Rastignac Philippe Talbot
La Comtesse de Sérisy Béatrice Uria-Monzon
Clotilde de Granlieu Chiara Skerath
Le Marquis de Granville Christian Helmer
Contenson Laurent Alvaro
Peyrade François Piolino
Corentin Rodolphe Briand
Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Guy Cassiers Cyrille Dubois (Lucien) Création mondiale – Commande de l’Opéra National de Paris
Inspiré des dernières pages des Illusions perdues et du roman Splendeurs et misères des courtisanes qui suivit, Trompe-La-Mort est la première des trois œuvres lyriques commandées par l’Opéra National de Paris afin de transposer sur scène trois ouvrages majeurs de la littérature française.
A l’avenir, ce cycle se poursuivra au cours de la saison 2018/2019 avec Bérénice, d’après Jean Racine, et Le Soulier de satin, d’après Paul Claudel, pour les saisons suivantes.
Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)
En confiant à Luca Francesconi l’œuvre d’Honoré de Balzac qui concentre les caractères les plus signifiants de La Comédie Humaine, Stéphane Lissner ne fait que s’en remettre à un artiste qu’il connait bien, puisque le compositeur milanais est le créateur de Quartett, un opéra né sur les planches de la Scala de Milan en 2011, sous la direction de la musicienne finlandaise Susanna Mälkki.
Riche d’une orchestration qui regroupe plus d’une quarantaine de cordes, une quinzaine de bois et une dizaine de cuivres flanqués d’un ensemble de percussions et de timbales partiellement dissimulés dans les baignoires latérales, l’univers sonore qui emplit la boite à bijoux du Palais Garnier dégage une atmosphère mystérieuse et frémissante parcourue de subtils motifs sinistres et sinueux.
Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier
La musique peut même prendre une dimension intemporelle et sertir d’un halo brillant le premier air d’Esther.
La structure lyrique révèle également des mouvements aussi évocateurs que l’obsédante et surnaturelle ambiance liée au monolithe de 2001 l’Odyssée de l’Espace, la rythmique machinale et primitive du Sacre du printemps, ou bien le volcanisme spectaculaire fait d’un enchevêtrement de percussions lourdes et de cuivres stridents, comme dans les bandes originales de films de science-fiction actuels.
Mais nombre d’attaques à coup de cuivres et de percussions concluent les scènes avec une soudaineté qui vire au systématisme dans la dernière partie, ce qui nuit à l’imprégnation musicale.
Trompe-La-Mort : scène de bal
On peut ainsi légitimement se demander si cette ampleur orchestrale et l’absence de mélodie, une caractéristique de la musique contemporaine, est entièrement pertinente pour décrire l’univers des salons mondains du début du XIXe siècle.
La construction dramaturgique qui se tisse sur cette musique expressive fonctionne naturellement pendant les deux-tiers de l’ouvrage, au fur et à mesure que les liens entre les caractères se nouent et trouvent leur sens.
Et la relation de fascination équivoque entre Trompe-la-mort et Lucien, son vecteur social, est ainsi signifiée en douceur. Mais l’ultime section où la narration l’emporte sur l’action ne tient plus qu’à la présence de Laurent Naouri.
Cyrille Dubois (Lucien)
La matière des voix, elle, est largement mise en valeur par une écriture incisive, brute et quelque peu répétitive, qui recherche le déploiement des timbres de chacun.
Laurent Naouri, en Vautrin assuré et dominateur, en est le premier bénéficiaire, et sa caractérisation mordante et prégnante, mâtinée de tendresse, est ici incontournable.
Cyrille Dubois, élégamment avantagé par sa coupe de cheveu néoclassique, décrit d'un ton agréable et légèrement bucolique un Lucien intéressé mais sensiblement charmant, dont on comprend la parfaite correspondance avec l’Esther classieuse de Julie Fuchs, digne prédécesseure de Marie Duplessis.
Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)
Béatrice Uria-Monzon, impayable actrice, tire pleinement parti des passages de la partition les plus atypiques. L'impulsivité de l'écriture lui permet de varier les couleurs, frapper les sons avec une netteté franche, et jouer avec une fantaisie débridée les manières surfaites de La Comtesse de Sérisy.
Par contraste, Ildiko Komlosi développe rondeur et séduction positive, lucide Asie maîtresse du jeu social.
Parmi les multiples rôles secondaires, chacun peut découvrir un personnage qui l’accroche plus que d’autres. A ce titre, François Piolino, l’un des trois espions, démontre une aisance d’autant plus percutante que ses apparitions sont succinctes.
Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)
Il y a la qualité des interprètes, la force de l’univers balzacien et de ce Paris régi par l’argent et les relations intéressées, mais il y a aussi la scénographie épurée et les multiples plans de la mise en scène de Guy Cassiers.
Différents symboles du Palais Garnier, telles les colonnes torsadées du salon de la danse, lieu de rencontres particulièrement prisé, l’évocatrice salle des machines située en coulisses, ou bien le lustre grandiose, sont diffractés sur des plans verticaux mobiles qui construisent et déconstruisent en fil continu des architectures imaginaires où se glissent les interprètes.
Une scène en hauteur permet également d'isoler les scènes narratives.
Julie Fuchs (Esther)
Et même si le Palais Garnier n’excitait pas à l’heure de ces événements, son utilisation à outrance rapproche ainsi les personnages balzaciens des personnages proustiens d’A la recherche du temps perdu. On pense aussi aux personnages décadents du dernier roman d’Olivier Py, Les Parisiens.
On comprend également que le Palais Garnier, lieu de représentations et lieu de La représentation, est la plus belle métaphore du microcosme parisien.
C’est donc cet ensemble fortement interpénétré et soutenu par une Susanna Mälkki impressionnante de concentration, en osmose totale avec l’architecture musicale et la présence des chanteurs sur le plateau, qui donne de la puissance à un spectacle qui nous ramène aux valeurs universelles de la culture française.