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Publié le 13 Janvier 2024

Iphigénie en Tauride (Henry Desmarest / André Campra – Théâtre Royal de l'Académie royale de musique, le 06 mai 1704)
Version de concert du 09 janvier 2024
Théâtre des Champs-Élysées

Iphigénie Véronique Gens
Pylade Reinoud Van Mechelen
Oreste Thomas Dolié
Thoas David Witczak
Electre Olivia Doray
Diane Floriane Hasler
L’Ordonnateur / L’Océan Tomislav Lavoie
Un habitant de Délos / Triton / Le Grand Sacrificateur Antonin Rondepierre
Isménide, Première habitante de Délos / Première nymphe / Première prêtresse Jehanne Amzal
Deuxième habitante de Délos / Deuxième nymphe / Deuxième prêtresse Marine Lafdal-Franc

Direction musicale Hervé Niquet
Orchestre et Chœur Le Concert Spirituel            
              Reinoud Van Mechelen (Pylade)
Coproduction Centre de musique baroque de Versailles


Depuis 2022, Hervé Niquet et Le Concert Spirituel sont engagés dans l’enregistrement pour le label Alpha Classics d’une tétralogie baroque incluant ‘Ariane et Bacchus’ (Marin Marais – 1696), ‘Médée’ (Marc-Antoine Charpentier – 1693), ‘Iphigénie en Tauride’ (Henry Desmarest et André Campra - 1704) et ‘Persée’ (Jean-Baptiste Lully – 1682).

Jehanne Amzal (Isménide) et Véronique Gens (Iphigénie)

Jehanne Amzal (Isménide) et Véronique Gens (Iphigénie)

Si ‘Persée’ célèbre le règne de l’opéra courtisan sous Lully, ‘Ariane et Bacchus’ et ‘Médée’ sont représentatifs de l’après Lully qui ne trouvera pas son public, alors que ‘Iphigénie en Tauride’ d’Henry Desmarest, complété par Campra – pour le prologue et une grande partie du dernier acte principalement -, fera partie de la douzaine de titres les plus joués à l’Académie royale de musique au début du XVIIIe siècle avant l’avènement de Rameau. Cette tragédie inspirée d’Euripide sera même montée jusqu’en 1762 avec quelques ajouts composés par Pierre-Montan Berton.

Depuis, une résurrection partielle eut lieu le 10 octobre 1999 au Théâtre Montansier de Versailles, mais dans une version réduite enregistrée par France Musique.

Hervé Niquet et Le Concert Spirituel

Hervé Niquet et Le Concert Spirituel

L’histoire reprend le mythe d’Iphigénie abandonnée par Agamemnon et sauvée par Diane, tout en faisant intervenir Electre qui a suivi Oreste après le meurtre de Clytemnestre.

Thoas l’a faite prisonnière et veut la faire sienne en échange de la vie de son frère et de son ami, Pylade, arrivés en Tauride pour enlever l’image de Diane et laver Oreste de son acte vengeur envers sa mère. Diane apparaît une première fois pour tenter d’apaiser les tourments de ce dernier.

Malgré sa fureur, Thoas libère les Grecs, mais Oreste et Pylade accusent à tord Electre d’avoir céder au Roi.

Olivia Doray (Electre) et Reinoud Van Mechelen (Pylade)

Olivia Doray (Electre) et Reinoud Van Mechelen (Pylade)

Ce dernier, sous la menace de l’Oracle puis du Dieu Océan, qui désapprouve sa tendance à la compassion, retrouve finalement une ligne politique dure envers les Grecs. Iphigénie se désespère d’avoir à sacrifier les étrangers. 

Oreste se présente à elle et lui raconte le sort advenu à Agamemnon et Clytemnestre au Palais de Mycènes. Sur le parvis du Temple de Diane, ils se reconnaissent avec surprise en tant que frère et sœur, mais lorsque Thoas ordonne aux Scythes de détruire les Grecs armés par Iphigénie, Diane réapparaît pour foudroyer le Roi et les sauver. 

La malédiction des Atrides est ainsi levée sur Oreste et Iphigénie, et Electre peut enfin aimer Pylade.

Reinoud Van Mechelen (Pylade) et Thomas Dolié (Oreste)

Reinoud Van Mechelen (Pylade) et Thomas Dolié (Oreste)

La première impression qui frappe à la redécouverte de cet ouvrage oublié est la plasticité marine de l’orchestre, composé de plus de 50 musiciens et 25 choristes, une sorte de mer noire mélancolique dominée par les cordes qui imprègnent l’auditeur d’un son riche et continûment fourni. Et il est vrai que sur l’île de Tauride, les vents, les océans et leurs Dieux sont omniprésents. Le charme poétique des mélodies s’y entremêle et les mots préservent la dignité sentimentale de tous les personnages, un héritage du modèle lullyste.

La musique n’est pas véritablement théâtrale, mais elle permet d’entendre de charmants alliages tels le duo entre Electre et Pylade ‘Le ciel est sensible à nos larmes’, et aussi une impressionnante correspondance entre le voile orchestral noir et le chant d’Iphigénie, au début du quatrième acte, ‘C’est trop vous faire violence’.

L’œuvre s’apprécie comme un beau tableau vivant dépeint avec une personnalité austère qui s’infiltre subrepticement dans l’âme, et Hervé Niquet en restitue avec Le Concert Spirituel une homogénéité de couleur et une unité dans le mouvement qui valorise la qualité immersive des ambiances sonores. La luminosité du chœur s’y incorpore naturellement.

Floriane Hasler (Diane)

Floriane Hasler (Diane)

C’est avec beaucoup de plaisir que l’on retrouve Véronique Gens dans le rôle de l’Iphigénie de Desmarest, bien moins dramatique que celle de Gluck, dont la soyeuse noirceur est d’un très bel effet surtout dans la seconde partie, en suggérant un sentiment tragique resserré et contenu, alors qu’Olivia Doray offre à Electre une fraîcheur attendrissante qui surprend quand on sait quel personnage en a fait Strauss.

Fidèle à ses portraits très tourmentés, Thomas Dolié incarne un Oreste écorché et théâtral qui cherche à exprimer le ressenti viscéral du frère d’Iphigénie, alors que Reinoud Van Mechelen induit de son chant clair et doux un charme qui s’accorde harmonieusement à celui d’ Olivia Doray.

Antonin Rondepierre (Triton)

Antonin Rondepierre (Triton)

Et c’est avec une splendide éloquence vocale que Floriane Hasler impose d’emblée une Diane très forte avec une grande capacité de droiture qui saisit le spectateur par sa perfection classique. L’impression est grave et humaine, sans la moindre arrogance.

Quand on connaît le terrible Thoas de Gluck, celui de Desmarest est bien moins impressionnant et David Witczak n’arrive pas à lui donner ce surplus d’ampleur qui devrait mieux imposer ce personnage vindicatif.

Olivia Doray (Electre) et Véronique Gens (Iphigénie)

Olivia Doray (Electre) et Véronique Gens (Iphigénie)

Parmi les rôles secondaires, Antonin Rondepierre, en Triton, se démarque sensiblement par la fine intelligibilité et subtilité de son chant très léger, et Tomislav Lavoie (L’Océan), Jehanne Amzal et Marine Lafdal-Franc, en prêtresses, complètent cet ensemble avec conviction.

Connaissant ce qu’écrivirent bien plus tard Wagner ou Debussy, on a une écoute un peu particulière à cet ouvrage marqué par un continuo lancinant singulièrement prononcé.

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Publié le 14 Octobre 2019

Guillaume Tell (Gioacchino Rossini – 1829)
Représentation du 13 octobre 2019
Opéra de Lyon

Guillaume Tell Nicola Alaimo
Hedwige Enkelejda Shkoza
Jemmy Jennifer Courcier
Jemmy (enfant) Martin Falque 
Arnold John Osborn
Gesler Jean Teitgen
Melcthal Tomislav Lavoie
Mathilde Jane Archibald
Rodolphe Grégoire Mour
Walter Furst Patrick Bolleire
Ruodi, un pêcheur Philippe Talbot
Leuthold Antoine Saint-Espes
Un Chasseur Kwang Soun Kim

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Avec La Muette de Portici, composé par Daniel-François-Esprit Auber en 1828, Guillaume Tell est l’une des deux pierres angulaires du genre du grand opéra français, genre caractérisé par une veine historique déployée sur 4 à 5 actes, des lignes mélodiques écrites pour le goût français du XIXe siècle, et un grand ballet central.

Arrivé à Paris en 1823 pour diriger le Théâtre des Italiens, Gioacchino Rossini avait déjà pu y représenter douze de ses opéras, et créer à la salle Le Peletier, prédécesseur du Palais Garnier, deux adaptations françaises de ses ouvrages italiens, Le Siège de Corinthe et Moïse et Pharaon.

Malgré sa durée, Guillaume Tell va alors devenir son plus grand chef-d’œuvre, et sera joué sur la scène de l'Opéra de Paris plus de 800 fois durant un siècle, mais parfois réduit d'un acte ou deux.

Ouverture de Guillaume Tell - © Bertrand Stofleth

Ouverture de Guillaume Tell - © Bertrand Stofleth

La version présentée ce soir comprend inévitablement des coupures, mais avec une durée totale de 3h30 elle se situe dans les standards qui préservent le mieux l’intégrité de la musique.

Surtout que l’interprétation portée par l’orchestre de l’Opéra de Lyon et Daniele Rustioni rend hommage à la finesse et à l’ardeur de l’écriture rossinienne, souplesse et patine lustrée s’alliant en un courant fluide parcellé d’effets miroitants constamment charmants.

Et l’excellente imprégnation orchestrale avec le chœur qui, dans ce spectacle, joue un rôle de premier plan qui l’engage théâtralement parlant, est aussi à porter au crédit d'une réalisation qui marie idéalement les timbres des choristes en mettant en valeur leur unité grisante et leur amour de la déclamation précise.

Tomislav Lavoie (Melcthal) - © Bertrand Stofleth

Tomislav Lavoie (Melcthal) - © Bertrand Stofleth

Tobias Kratzer offre en effet au chœur une magnifique façon d’être sur scène en le représentant comme une communauté réunie quelque part dans les montagnes pour vivre sa passion pour les arts raffinés du chant, de la danse et de la grande musique, une communauté habile et élégante d’expression. Loin de prendre des poses stéréotypées, les chanteurs renvoient une image de spontanéité et un sentiment de vie naturel qui renforce la crédibilité de leur destin. 

Les teintes austères gris-noir-blanc dominent cet ensemble, et lorsque les Autrichiens apparaissent en blanc, vêtus d’un chapeau melon noir et équipés de battes de baseball, à l’instar de la bande d’Alex DeLarge dans « Orange Mécanique » de Stanley Kubrick (1971), la violence planante sur ce petit monde humain relié par une culture forte dépasse le sort de la confédération helvétique et fait immédiatement penser à un autre spectacle récent, Salomé mis en scène par Krzysztof Warlikowski à Munich, qui évoque une communauté juive encerclée par l’ennemi.

Ainsi, le choix de la référence à « Orange Mécanique », outre que l’ouverture de Guillaume Tell est utilisée dans le film au cours d’une scène de viol, installe une tension aiguë et instantanée à chaque apparition de ce groupe sadique dont on pressent la violence éruptive à tout moment.

John Osborn (Arnold) et Jane Archibald (Mathilde) - © Bertrand Stofleth

John Osborn (Arnold) et Jane Archibald (Mathilde) - © Bertrand Stofleth

Par la suite, les interactions avec le groupe communautaire tournent régulièrement à l’humiliation, danses légères forcées, travestissement en costumes folkloriques colorés, coups cassants au fur et à mesure que la tension monte, et les tortures sur Melcthal sont montrées de façon insoutenables, obligeant Guillaume Tell à abréger ses souffrances.

Mais le metteur en scène n’a recours à la violence directe que sporadiquement et, dans la première partie, la manière dont il chorégraphie les ballets souligne la délicatesse de la musique qui les anime et ne la ringardise jamais.

S’il obtient de tous les chanteurs un brillant réalisme de jeu, il ne cherche cependant pas à remplir les scènes intimes plus longues dans la seconde partie, et reste très simple dans sa direction au cours de ces passages dramatiquement faibles, surtout qu’il dispose d’un atout, le personnage de Jemmy, fils de Tell, chanté par Jennifer Courcier mais joué tout le long de l’ouvrage par un jeune enfant haut comme trois pommes, Martin Falque. Ce garçon assume une présence constante pensée pour attendrir et solliciter les sentiments du spectateur, et Tobias Kratzer attend les dernières mesures du chœur final pour signifier un peu trop soudainement comment les persécutions et la réaction de la communauté, qui brise ses instruments de musique pour en faire des armes tranchantes, auront frappé la psyché de cet enfant proche de devenir un futur persécuteur.

Guillaume Tell, Acte III - © Bertrand Stofleth

Guillaume Tell, Acte III - © Bertrand Stofleth

Pourtant, d’aucun n’aurait imaginé, en le dépouillant de sa légende historique, que Guillaume Tell puisse à ce point évoquer les conflits communautaires d'aujourd’hui.

Les solistes réussissent tous à rendre cette vision poignante, chacun filant de son art les plus beaux aspects de sa voix. Nicola Alaimo, physiquement imposant et appuyant une présence stabilisatrice pour sa communauté, chante avec un soyeux fort poétique, une ligne musicale jamais inutilement affectée, devenant un peu moins sonore dans les aigus tout en préservant homogénéité et continuité de sa tessiture.

Enkelejda Shkoza, une Hedwige forte, possède des moyens considérables qui donnent de l’ampleur à la femme de Guillaume Tell, et le galbe rond d’un noir profond de sa voix laisse poindre un tempérament volontaire et ombré qui n’est pas sans rappeler celui de Lady Macbeth.

Martin Falque et Jennifer Courcier

Martin Falque et Jennifer Courcier

Et John Osborn, qui doit constamment affronter une écriture impossible dans les suraigus, surmonte toutes les difficultés un peu artificielles d’Arnold, tout en lui donnant un petit côté écorché-vif qui accentue le réalisme de son personnage d’une diction impeccable.

La surprise vient cependant de Jane Archibald que l’on n’avait plus revu depuis sa dernière Zerbinetta à Bastille en 2010. Son français est certes moins précis, son interprétation de Mathilde un peu trop mélodramatique, mais le timbre est dorénavant plus corsé, plus riche en couleurs dans le médium, et sa technique lui permet de réaliser des effets de coloratures absolument sidérants.

Nicola Alaimo, Daniele Rustioni, Jane Archibald

Nicola Alaimo, Daniele Rustioni, Jane Archibald

Quant à Jean Teitgen, son portrait de Gesler n’autorise aucune ambiguïté, tant il le couvre d’une noirceur malfaisante à la hauteur de son caractère odieux, et parmi les seconds rôles Jennifer Courcier dépeint une agréable image de fraîcheur inquiète, Philippe Talbot ouvre l’opéra sur un air inspirant qu’il tient fièrement, et Tomislav Lavoie rend à Melcthal un naturel bienveillant.

Il y a grand risque à ouvrir une saison sur du grand opéra, le pari est pourtant remporté aussi bien sur le plan dramaturgique que musical, car les images visuelles - telles ces larmes d'encre noire qui déferlent sur le paysage des Alpes enneigées - et sonores laissent, bien après coup, des empreintes obsessionnelles émotionnellement saillantes.

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