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Publié le 4 Décembre 2022

Carmen (Georges Bizet – 1875)
Représentation du 30 novembre 2022
Opéra Bastille

Don José Michael Spyres
Escamillo Lucas Meachem
Le Dancaïre Marc Labonnette
Le Remendado Loïc Félix
Zuniga Alejandro Baliñas Vieites
Morales Tomasz Kumiega
Carmen Gaëlle Arquez
Micaela Adriana Gonzalez
Frasquita Andrea Cueva Molnar
Mercedes Adèle Charvet
Lillas Pastia Karim Belkhadra

Direction musicale Fabien Gabel
Mise en scène Calixto Bieito

Production du Festival Castell de Peralada (1999)

 

                                          Gaëlle Arquez (Carmen)

 

Seul opéra français à se glisser parmi les cinq œuvres les plus jouées de l’Opéra national de Paris depuis un demi-siècle, ‘Carmen’ est de retour sur la scène de l’opéra Bastille dans la production de Calixto Bieito avec laquelle le metteur en scène catalan se fit connaître au Festival Castell de Peralada en 1999. 

Gaëlle Arquez (Carmen)

Gaëlle Arquez (Carmen)

Ce spectacle est devenu une référence dans plusieurs grandes maisons lyriques, malgré la nature dépouillée du décor, de par la grande force théâtrale qu’il tire des différents caractères, présentés sans fard et animés dans une Espagne plus proche de nous où les hommes considèrent les femmes comme un enjeu de possession sexuelle, et de l’utilisation de multiples éclairages qui créent des atmosphères fortes en relation avec la rudesse des scènes. 

Dans les ambiances nocturnes règnent les brigands, s’y révèle parfois un peu de poésie, et la scène finale se déroule dans une aridité de sentiments désolante, très bien rendue par des lumières qui écrasent tout.

Scène des contrebandiers dans la montagne

Scène des contrebandiers dans la montagne

On retrouve avec joie l’allant des grands ensembles de chœur, et particulièrement ceux des enfants en début et fin d’ouvrage, bariolés de couleurs et électrisés par la musique. Le naturel laissé à cette vitalité bondissante est suffisant pour ravir les spectateurs, mais sert aussi à créer un fort contraste entre ce monde enfantin joyeux et celui des adultes contraint à la survie et soucieux du jeu social.

Michael Spyres (Don José)

Michael Spyres (Don José)

Pour cette reprise, c’est l’actuel directeur musical de l’Orchestre symphonique de Québec, Fabien Gabel, qui fait ses débuts dans la fosse comme chef d’orchestre. Il ne vient pas en terrain inconnu, puisqu’il y a joué à de nombreuses reprises en tant que musicien surnuméraire depuis l’âge de 16 ans, dans les pas de son père et de son grand-père qui y furent respectivement trompettiste et violoniste. Et il connaît la production, puisqu’il l’a déjà dirigé en mars 2015 à l’Opéra d’Oslo

Chœur d'enfants

Chœur d'enfants

Totalement engagée dans l'action dramatique, sa direction très inspirée et très bien rythmée exhale nombre de détails instrumentaux, fait briller les ensembles de cordes d’un splendide effet iridescent qui ajoute un supplément d’âme aux airs, duos et ensembles. Les noirceurs de la musique se gorgent aussi de vibrations profondes qui donnent de l’envergure aux passions humaines qu’elles soulignent.

Ce jeux d’équilibre entre ampleur orchestrale, maîtrise des nuances, soutien des solistes et coordination des jeunes choristes semble parfois proche du débordement, mais cela participe à la sensation d’extrême vitalité qui règne sur le plateau pour le plaisir de tous.

Gaëlle Arquez (Carmen)

Gaëlle Arquez (Carmen)

Avec une telle trame musicale que l’on n’entend pas toujours avec un tel lustre, les chanteurs sont portés au meilleur d’eux-mêmes, à commencer par Gaëlle Arquez. Sa Carmen est idéale de féminité indomptable, avec ce timbre chaud et brun sombre ennobli par la brillance des aigus, et elle développe une qualité de jeu très crédible qui montre l’essence dangereuse de la cigarière. 

C’est tout un art de la précision de diction, de subtiles nuances et de changements de coloration de voix qui est ainsi offert, ce qui permet d’entendre un portrait pénétrant qui s’épanouit avec un équilibre parfait sur cette grande scène Bastille.

Gaëlle Arquez (Carmen) et Michael Spyres (Don José)

Gaëlle Arquez (Carmen) et Michael Spyres (Don José)

Michael Spyres surprend par son approche qui ne place jamais Don José en situation d’homme sûr de lui, mais d’emblée en homme sensible et poétique qui va se trouver entraîné dans une passion qui finit par le disloquer. Il met en valeur la nature ouatée de sa voix pour faire ressentir la douceur d’âme initiale de son personnage, et il conduit cet anti-héros progressivement vers un état dépressif d’un pathétisme profondément poignant à la scène finale. A ce moment-là, il décrit un homme plus bas que terre.

Michael Spyres (Don José) et Adriana Gonzalez (Micaela)

Michael Spyres (Don José) et Adriana Gonzalez (Micaela)

C’est d’ailleurs dans les bras de Micaela que cette poésie atteint son paroxysme car il forme un duo magnifiquement allié avec Adriana Gonzalez, artiste lyrique qui est passée par l’Académie de l’Opéra national de Paris de 2014 à 2017. Dans la scène de la lettre, au premier acte, ils atteignent ensemble une niveau d’élégie sublime lorsqu’ils se souviennent de leur enfance, et lorsque la jeune navarraise intervient au camp des contrebandiers, la richesse et la vibrance du timbre de la mezzo-soprano sont totalement vouées à fortement romantiser le sentiment de désespérance avec un élan exalté saisissant.

L’effet est tel que le public lui en témoigne chaleureusement son émotion, car il y a aussi une expression de la foi très forte dans l’air ‘Je dis que rien ne m’épouvante’.

Lucas Meachem (Escamillo)

Lucas Meachem (Escamillo)

On se souvient de Lucas Meachem pour sa grande incarnation de ‘Billy Budd’ sur cette même scène au printemps 2010. Plus de 12 ans après, il y avait donc une certaine attente à le découvrir dans un rôle qui en est le parfait contraire. L’entrée de son Escamillo se révèle ainsi flamboyante, avec une belle prestance dans les aigus et une sensualité de timbre virile, même si parfois les intonations plus basses se discernent avec moins de netteté. Il donne une carrure, mais aussi une belle allure, à ce toréador très sûr de lui et sans muflerie.

Andrea Cueva Molnar (Frasquita)

Andrea Cueva Molnar (Frasquita)

Et tous les rôles secondaires ont quelque chose à dire et une personnalité à faire valoir. Les bohémiennes Mercedes et Frasquita sont très bien incarnées par Adèle Charvet et Andrea Cueva Molnar, et cette dernière, qui sort de l’Académie, ne manque pas de déployer toute l’intensité de sa voix de manière très démonstrative.

Et c’est encore un autre artiste en résidence à l’Académie, Alejandro Baliñas Vieites, qui se distingue dans le rôle de Zuniga par la qualité du timbre et son éloquence d’une très grande présence. Marc Labonnette (Le Dancaire) , Loïc Félix (Le Remendado) et Tomasz Kumiega (Morales) complètent heureusement la distribution, toujours dans un esprit de complicité exigeante avec leurs partenaires.

Les amateurs habitués des scènes lyriques pouvaient être tentés de penser qu’une reprise de ‘Carmen’ dévoilerait peu de surprises, l’excellent niveau interprétatif de ce spectacle démontre le contraire et il faut s’en réjouir.

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Publié le 8 Mai 2022

Mats Ek (Carmen – Another Place - Boléro)
Répétition générale du 04 mai 2022
Palais Garnier

Carmen (Georges Bizet - Rodion Chtchedrine)
Ballet créé le 15 mai 1992 par le ballet Cullberg à la Maison de la Danse de Stockholm
Carmen Letizia Galloni
Don José Simon Le Borgne
M Ida Viikinkoski
Escamillo Florent Melac
Gipsy Takeru Coste
Capitaine Daniel Stokes

Another Place (Franz Liszt - Sonate pour piano en si mineur)
Ballet créé le 22 juin 2019 pour le Ballet de l’Opéra de Paris
Pièce dédiée à Agnes de Mille
Soliste Femme Alice Renavand
Soliste Homme Mathieu Ganio

Boléro (Maurice Ravel)
Pièce dédiée à Sven
Artistes du corps de Ballet de l’Opéra de Paris
Avec la participation exceptionnelle d’Yvan Auzely    
Ida Viikinkoski et Simon Le Borgne

Chorégraphie Mats Ek
Piano Staffan Scheja
Direction musicale Jonathan Darlington

La reprise des trois ballets de Mats Ek entrés au répertoire de l’Opéra de Paris le 22 juin 2019 est l’occasion de retrouver trois œuvres musicales classiques révisées par le regard audacieux, et parfois cruel, du chorégraphe, et de retrouver également le chef d’orchestre Jonathan Darlington qui les dirigeait à leur création. Il célèbre ainsi ses 31 ans de relation avec la maison puisque c’est comme assistant de Myung Yun Chung qu’il y fit ses débuts pour la première saison de l’Opéra Bastille où il dirigea, en janvier 1991, 'Les Noces de Figaro' dans la production de Giorgio Strehler.

Florent Melac (Escamillo), Letizia Galloni (Carmen) et le corps de Ballet

Florent Melac (Escamillo), Letizia Galloni (Carmen) et le corps de Ballet

Mais d'abord, petit retour en arrière : le 20 avril 1967, entra au répertoire du Théâtre du Bolshoi une version de 'Carmen' chorégraphiée par Alberto Alonso sur une musique de Rodio Chtchedrine, et arrangée pour cordes et 47 percussions d’après le célèbre opéra de Georges Bizet. 'Carmen Suite', dénommée ainsi, offrit un superbe rôle à Maya Plitsetskaya, la femme du compositeur russe, qu’elle dansera 350 fois jusqu’à l'âge de 65 ans.

Cette version traditionnelle bourrée de clichés hispanisants est toujours à l’affiche de l’institution moscovite, mais, révisée par Mats Ek, elle porte un regard impitoyable et bien moins souriant malgré ses grandes scènes de vie où les danseurs crient, s’exclament et vivent comme dans la rue. 

Carmen Suite

Carmen Suite

Les ensembles colorés ont parfois des allures de danse indienne populaire, mais les solistes sont considérés avec un sens de l’expressivité tout à fait unique. Simon Le Borgne est un Don José où tout dans les postures, le poids sur les épaules et le regard noir font ressentir comment un homme est en train de devenir fou et de s’effondrer intérieurement, après que Carmen lui ait déchiré le cœur en retirant de son torse un dérisoire foulard rouge. Il représente le contraire du danseur doucereusement romantique, et il apparaît tel un garçon auquel le spectateur d’aujourd’hui pourrait facilement s’identifier car il dessine des portraits pulsés et très fortement expressionnistes comme s’il faisait vivre sur scène des personnages peints par Egon Schiele

La manière dont on le voit s’enfermer dans ses obsessions alors que la musique devient circulaire et répétitive à la manière de Philip Glass laissera une empreinte totalement indélébile.

Letizia Galloni (Carmen) et Simon Le Borgne (Don José)

Letizia Galloni (Carmen) et Simon Le Borgne (Don José)

Et dans ce ballet, Carmen, livrée aux élans fluides, aux postures sexuellement provocantes et à la grâce de Letizia Galloni, est parfaitement montrée pour que notre regard voit que tout ce qu’elle incarne est faux et que Don José se leurre, même quand elle semble tendrement compatissante. Il ne s'agit plus du tout d'une œuvre sur la liberté mais sur les erreurs de regard. 

Ida Viikinkoski, formidablement ductile et courbée de douleur pour essayer de faire revenir Don José à la raison, est éblouissante de présence féline ondoyante, et Jonathan Darlington fait vivre la musique avec un très beau relief, ample et chaleureux, tout en restant dans un choix de rythmes précis et mesurés qui créent un liant à la fois dense et fin.

Mathieu Ganio

Mathieu Ganio

Après un tel ouvrage qui occupe la moitié de la soirée, succède une pièce spécialement conçue pour Aurélie Dupont avec laquelle elle fit sa dernière apparition sur scène en juin 2019, 'Another place'.

Sur la ‘Sonate pour piano en si mineur’ de Franz Liszt dont Staffan Scheja adoucit la brutalité et approfondit une lumineuse noirceur, Alice Renavand et Mathieu Ganio, elle, sévère et impressionnante par sa manière de diriger et laisser aller son corps avec un semblant de total détachement, lui, étonnant d’assurance à incarner l’homme ordinaire, se cherchent autour d’une petite table en faisant vivre le pathétique d’un couple qui ne se trouve pas, même dans les reflets des glaces du foyer de la danse qui s’ouvre spectaculairement sur tout le lointain de la scène Garnier.

Regard d'enfant sur Alice Renavand dans 'Another place'

Regard d'enfant sur Alice Renavand dans 'Another place'

L’atmosphère de cette œuvre, belle de désespoir, est ponctuée d’intrépides et dérisoires petits gestes corporels, comme s'il y avait dans ce couple un refus de céder au bonheur romantique, une rigidité intellectuelle qui se garde des illusions.

Et dans la continuité d’un simple fondu enchaîné qui se déroule sur cette même scène totalement ouverte sur ses coulisses sans fard et artifices, un homme en complet beige au regard caché par son chapeau se met à faire des va-et-vient avec un sceau afin de remplir patiemment une baignoire alors que des danseurs et danseuses mollets à vif et vêtus de noir entament une chorégraphie ludique, comme des jeunes de rue qui se retrouvent pour préparer quelque chose d’inattendu, alors que des ombres sinueuses se projettent progressivement au sol.

Alice Renavand et Mathieu Ganio

Alice Renavand et Mathieu Ganio

Les mouvements répétitifs de la musique auxquels répondent ceux de l’homme et des jeunes font énormément penser à l’art vidéographique de Bill Viola qui pousse l’observateur à suivre méticuleusement une scène de vie, dans la nature ou en ville, semblant dérouler son cours à l’infini avant que, subitement, les évènements ne se précipitent et bousculent tout. 

Cette montée de la cristallisation d’un évènement est ici imagée par la musique qui va crescendo avec des sonorités qui deviennent de plus en plus massives et semblent solidifier la structure de l’orchestration dès lors que la relation entre les jeunes et l’homme vire à la confrontation et la dérision, et s'achève par un splendide et comique pied-de-nez quand ce dernier accélère sa gestuelle brutalement et se jette tout habillé dans le bain qu’il se préparait depuis un quart d’heure.

Boléro de Ravel

Boléro de Ravel

Une façon de finir la soirée sur une note de légèreté et d’absurde qui invite à sourire de la vie de manière désabusée.

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Publié le 14 Août 2021

Carmen (Georges Bizet - 1875)
Représentation du 12 août 2021
Soirées Lyriques de Sanxay

Carmen Ketevan Kemoklidze
Micaëla Adriana Gonzalez
Don José Azer Zada
Escamillo Florian Sempey
Frasquita Charlotte Bonnet
Mercédès Ahlima Mhamdi
Zuniga Nika Guliashvili
Moralès Yoann Dubruque
Le Dancaïre Olivier Grand
Le Remendado Alfred Bironien

Direction Musicale Roberto Rizzi-Brignoli
Mise en scène Jean-Christophe Mast
Chorégraphie Carlos Ruiz                                           
Ketevan Kemoklidze (Carmen)

La 3eme production de Carmen aux Soirées Lyriques de Sanxay, après celles de 2001 et 2011, est probablement la plus aboutie, et confirme que le Festival a dorénavant atteint un seuil de maturité que la crise pandémique de 2020 n'a aucunement ébranlé, bien au contraire.

Ketevan Kemoklidze (Carmen)

Ketevan Kemoklidze (Carmen)

Au creux du sanctuaire gallo-romain découvert en 1881, abrité dans un méandre de la Vonne au milieu d'une nature bucolique, 2000 spectateurs ont le plaisir d'assister chaque soir, et pour 3 représentations, les 10, 12 et 14 août 2021, à un spectacle d'une indéniable cohérence musicale jusque dans la réalisation de sa mise en scène.

En effet, pour sa seconde apparition à Sanxay après Aida en 2019, Jean-Christophe Mast a conçu un décor unique centré, en arrière plan, sur une arche de style hispano-mauresque qui surplombe une estrade dotée d'un double escalier latéral.

A l'avant scène, un large cylindre tronqué est incrusté sur les planches afin de diriger par un mouvement pivotant sa surface vers le public, ou de créer un point de vue surélevé, ce qui permet de réaliser des changements de configurations scéniques fluides.

Vue panoramique du sanctuaire gallo-romain de Sanxay

Vue panoramique du sanctuaire gallo-romain de Sanxay

Cette recherche de fluidité se retrouve également à travers les entrées et sorties des nombreux figurants (13), choristes (65) et chœur d'enfants (20) pour lesquels un soin est accordé à leur disposition très picturale sur le plateau afin de créer une composition d'un bel équilibre visuel à chacune de leurs interventions. Et leurs costumes sont tous conçus dans une tonalité claire, longs drapés fins, colorés et légers pour les femmes, costumes militaires ou de ville aux teintes blanches et jaunes pour les hommes, hormis Escamillo qui apparaitra dans son riche ensemble rouge et noir de toréador au dernier acte.

Le jeu de scène de l'ensemble des artistes reste classique mais vivant, et on remarque qu'il est cadré de manière à ne pas rendre vulgaire les attitudes des cigarières, y compris Carmen, ni outrer la montée de la violence en Don José.

Bien qu'il s'agisse d'une histoire qui vire au drame, ce qui, de façon prémonitoire, est annoncé à travers les thèmes de l'ouverture et retranscrit sur scène par une danse fatale entre un danseur et une danseuse vêtus de noir, le spectacle préserve un caractère enjoué et bon enfant, sauf pour Don José et Micaela qui sont les deux seuls personnages qui souffrent de ne pas trouver leur place dans ce jeu social.

Ketevan Kemoklidze (Carmen) et les danseuses de Flamenco

Ketevan Kemoklidze (Carmen) et les danseuses de Flamenco

Et invité une première fois en 2011, le chorégraphe Carlos Ruiz est de retour pour insérer des pas de Baile Flamenco avec 6 de ses danseurs, 3 femmes et 3 hommes, sur "Les tringles des sistres tintaient" et l'ouverture du quatrième acte. Les jeux sonores des pieds sont très bien réglés sur le rythme de la musique, et les formes des arabesques sont fidèles à l'imaginaire oriental que l'on peut avoir de l'Espagne passée.

Florian Sempey (Escamillo)

Florian Sempey (Escamillo)

La distribution réunie ce soir ne comprend pas moins de trois chanteurs originaires du Caucase méridional. 
Ketevan Kemoklidze, qui reprendra le rôle à Palerme à la rentrée dans la mise en scène de Calixto Bieito, interprète Carmen avec une excellente attention au texte, précise dans les inflexions, et avec une grande variété de couleurs, que ce soit dans les accents haut-parlés, sagaces et très clairs, que dans les intonations sombres, avec des transitions qui préservent l'unité de la texture vocale.  

Elle adore jouer ce personnage, cela se voit, et créer ainsi une proximité immédiate avec l'auditeur. Et elle est aussi en relation très étroite avec l'ensemble des artistes, comme si elle se nourrissait surtout des échanges avec tout le monde plutôt que d'une mise en avant très détachée. 

Azer Zada (Don José) et Yoann Dubruque (Moralès)

Azer Zada (Don José) et Yoann Dubruque (Moralès)

Azer Zada, qui chantait dans Tosca ici même en 2018, incarne un Don José d'une sensible homogénéité de timbre et d'une très grande tendresse. Son personnage est poétique et introverti, ce qui insuffle une fine délicatesse à son air central "La Fleur que tu m'avais jetée", et reste intègre jusqu'à la scène finale, sans dislocation noire et vériste, au moment où le sang le mène à tuer Carmen.

Et sous les traits du lieutenant Zuniga, Nika Guliashvili fait inévitablement penser, avec sa noirceur brillante et chantante, à un Méphisto qui pourrait mal inspirer un Don José trop rêveur. Il est d'ailleurs bien mis en avant par sa présence naturelle.

Florian Sempey, à gauche en Moralès (2011), et à droite en Escamillo (2021)

Florian Sempey, à gauche en Moralès (2011), et à droite en Escamillo (2021)

Auprès d'eux, Florian Sempey, dès qu'il apparait sur scène, est comme l'enfant prodige de la région qui vient retrouver son public - il a débuté sa formation de chant à Libourne, puis intégré le Conservatoire national de Bordeaux en 2007 -.

Il incarnait Moralès ici même en 2011 - rôle qui est repris cette année avec belle tenue par Yoann Dubruque - au moment où il faisait partie de l'Atelier lyrique de l'Opéra national de Paris, et se glisse dorénavant avec facilité dans la peau d'Escamillo, auquel il apporte une fougue et une jeunesse qui rendent le Toréador attachant. Souffle généreux, grain vocal chaleureux, il représente la vie au bonheur accompli à laquelle rien ne résiste. 

Adriana Gonzalez (Micaela)

Adriana Gonzalez (Micaela)

Adriana Gonzalez est aussi une artiste qui est passée par l'Atelier Lyrique, un peu plus récemment que Florian Sempey, entre 2014 et 2017. Elle succède à Asmik Grigorian, qui avait fait ses débuts en France en 2011 à cette occasion, pour interpréter une Micaela d'une musicalité naturelle qui exprime de vrais sentiments intimes.

Les subtiles vibrations lui donnent une touche mélancolique, ce qui ne manque pas de déclencher une intense ovation à la fin de "Je dis que rien ne m'épouvante".

Ahlima Mhamdi (Mercédès) et Charlotte Bonnet (Frasquita)

Ahlima Mhamdi (Mercédès) et Charlotte Bonnet (Frasquita)

Et les autres rôles s'insèrent avec la même fraicheur dans la scénographie, à l'image du duo entre Mercédès et Frasquita qui précède "Carreau, pique ... la mort!" où s'allient de manière complice la pétillance d'Ahlima Mhamdi et la spontanéité irrésistiblement démonstrative de Charlotte Bonnet. Et quelle intrépidité de la part de celle-ci!

Autour des solistes, les différents ensembles de chœurs hommes, femmes et enfants sont source d'harmonie et de grande clarté, et Roberto Rizzi-Brignoli, qui fait ses débuts à Sanxay, obtient une épatante limpidité de l'orchestre composé de plus de 60 musiciens. Il fait ressortir avec beaucoup de netteté les ornements des instruments, basson, cuivres, harpe, les fait chanter avec les solistes, donne de la brillances aux cordes, et entretien un influx musical souple auquel il ne déroge pas, même dans les attaques les plus théâtrales.

Ketevan Kemoklidze,  Roberto Rizzi-Brignoli et Adriana Gonzalez

Ketevan Kemoklidze, Roberto Rizzi-Brignoli et Adriana Gonzalez

Et en témoignage de la rencontre de la Terre qui croise au même moment le nuage de poussière laissé dans l'espace par la comète Swift-Tuttle en 1992, une magnifique perséide s'embrase dans le ciel, à droite de la scène, à l'instant où Don José et Carmen se retrouvent seuls après le grand défilé de la place de Séville.

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Publié le 12 Janvier 2020

Quatuor Van Kuijk (Christian Rivet - 2019, Wolfgang Rihm - 2004, Robert Schumann - 1842)
Biennale de quatuors à cordes - Concert du 11 janvier 2020
Amphithéâtre de la Cité de la musique

Christian Rivet Quatuor n° 1 - Amahlathi amanzi
2019, création mondiale, co-commande de ProQuartet et Het Concertgebow d’Amsterdam
Wolfgang Rihm Quartettstudie
Robert Schumann Quatuor à cordes n° 3

Quatuor Van Kuijk
Nicolas Van Kuijk , violon  Sylvain Favre-Bulle, violon
Emmanuel François, alto     François Robin, violoncelle

8 ans après la 5e biennale des quatuors à cordes à laquelle participait avec un programme Rihm, Schumann et Beethoven le Quatuor Ysayë, le Quatuor Van Kuijk prend la relève de cet ensemble auprès duquel il a grandi, pour interpréter à nouveau Rihm et Schumann mais dans un esprit alternatif à Beethoven qui est à l'honneur de cette 9e biennale à la Cité de la musique.

 Sylvain Favre-Bulle, violon

Sylvain Favre-Bulle, violon

Sur la scène de ce magnifique auditorium surmonté d’un orgue au buffet de bois originalement sculpté en une forme de coupe sacrale (facture Jean-François Dupont 1994), les quatre musiciens ouvrent leur concert par le Quatuor n° 1 - Amahlathi amanzi que Christian Rivet, présent dans la salle, a créé spécialement pour eux, et qu’ils avaient pu préalablement jouer à Amsterdam au cours de l’automne dernier.

Le quatuor Van Kuijk et l'orgue de l'amphithéâtre de la Cité de la Musique

Le quatuor Van Kuijk et l'orgue de l'amphithéâtre de la Cité de la Musique

L’acoustique à la fois chaude et concentrée de l’amphithéâtre permet d’entendre la moindre vibration et sentir la rondeur de chaque trait musical, et les sonorités isolées de cette pièce inspirée par l’ambiance des forêts africaines sont comme un jeu de correspondance entre chaque instrument, et défilent sur un fond de silence comme si l’on parcourait le ciel en rencontrant telle ou telle étoile alors que, parfois, elles se regroupent en une nappe impressive et finement dentelée. L’effet méditatif est par ailleurs renforcé par l’attention totale du public.

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle, violons

Nicolas Van Kuijk et Sylvain Favre-Bulle, violons

La remontée progressive dans le temps s’arrête ensuite sur le Quartettstudie composé par Wolfgang Rihm et créé à Munich le 16 septembre 2004 par le Quatuor Ebène.

La musique s’étire en élongations d’archets quasi-cristallins entrelacés de motifs allègres ou pathétiques, décrit le sentiment nostalgique des souvenirs, change brusquement de rythme, surprend donc l’auditeur, et la fougue des musiciens surgit ainsi de l’intensité avec laquelle ils imprègnent la tension qui irrigue les mouvements qui les relient.

Quatuor Van Kuijk (Amahlathi amanzi - Wolfgang Rihm -   Robert Schumann) Cité de la musique

On retrouve dans la seconde partie du concert cette même intensité saisissante qui correspond si bien aux émotions du jeune Robert Schumann qui débutait sa vie familiale avec Clara à Liepzig en 1842.
Le jeu de regards croisés entre les quatre artistes, second violon (Sylvain Favre-Bulle) vers premier violon (Nicolas Van Kuijk), alto (Emmanuel François) vers violoncelle (François Robin) est une surveillance de tous les instants et prend même des allures ludiques, mais à d’autres moments l’intensité des émotions se charge d’une douce colère et d’une insistance qui entraîne ce 3e quatuor à cordes dans un romantisme quasi-révolutionnaire dont on ressort chargé et empli de densité.

François Robin (violoncelle), Emmanuel François (alto), Sylvain Favre-Bulle et Nicolas Van Kuijk (violons)

François Robin (violoncelle), Emmanuel François (alto), Sylvain Favre-Bulle et Nicolas Van Kuijk (violons)

Et pour finir, sous forme de bis, le quatuor nous fait redécouvrir l'adagietto de l'Arlésienne, musique de scène dédiée aux cordes d'un grand ensemble qui fut composée par Georges Bizet en 1872, dans une interprétation frémissante et inaltérée de la partition originale.

Le concert était enregistré par Radio France, on ne peut qu’espérer le réécouter ultérieurement sur France Musique.

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Publié le 4 Août 2018

Carmen (Georges Bizet)
Représentation du 03 août 2018
Erfurt Festspiele

Carmen Katja Bildt
Don José Won Whi Choi (invité)
Escamillo Mandla Mndebele (invité)
Micaela Margrethe Fredheim
Frasquita Julia Neumann
Mercedes Annie Kruger
Morales Ks. Máté Sólyom-Nagy

Direction musicale Myron Michailidis
Mise en scène Guy Montavon (2018)

 

Won Whi Choi (Don José) et Katja Bildt (Carmen)

Depuis 1994, le festival de théâtre musical d'Erfurt se déroule pendant tout le mois d'août, en prenant pour cadre la cathédrale Sainte-Marie et l'église Sainte-Sévère, deux édifices moyenâgeux splendides, surmontés de flèches élancées, emblèmes de la capitale de la Thuringe, le cœur vert de l'Allemagne.

Carmen est au programme de la 25e édition du festival avec trois distributions différentes, et le décor, un immense amas pyramidal de voitures multicolores et de caravanes, évoque une favela où vivent des gens du voyage.

Katja Bildt (Carmen)

Katja Bildt (Carmen)

On pense d'emblée à la mise en scène célèbre de Calixto Bieito, mais Guy Montavon, l'intendant de la manifestation, n'en reprend pas la violence excessive, et fait même apparaître, à plusieurs reprises, aussi bien au parterre que depuis les hauteurs de la cathédrale, des figurants qui représentent la bonne société bourgeoise allemande bousculée par les manières sans ambages des gitans.

La habanera

La habanera

Ce monde est très bien animé, il y a de l'action en permanence, des voitures foncent vers l’estrade de la scène, Carmen s’échappe à toute allure à bord d’un 4x4, et la sonorisation des artistes permet de pousser très loin le réalisme du jeu, puisque le dispositif n'oblige pas les chanteurs à être en permanence face au public.

Et l'actualisation de la réalité sociale n'occulte pas totalement les couleurs hispaniques, car la habanera est chantée pendant qu'une toute jeune fille s'initie au flamenco. Mais il est cependant dommage que l'ouverture du dernier tableau aux arènes de Séville ne serve qu'à changer de décor et ne soit pas utilisée pour une scène de pantomime.

Won Whi Choi (Don José) et Margrethe Fredheim (Micaela)

Won Whi Choi (Don José) et Margrethe Fredheim (Micaela)

La distribution est composée d'artistes solides issus de la troupe du théâtre d'Erfurt, auxquels se joignent quelques chanteurs invités.

Katja Bildt, jeune interprète du théâtre d’Erfurt, s’approprie le rôle-titre avec une apparente facilité, soignant la précision de diction liée à un beau timbre mezzo-clair, et dépeint un portrait qui respire la joie de vivre, sans zone obscure trop marquée, qui ne s’assombrit que pendant l’air des cartes.

Son partenaire du soir, Won Whi Choi, détaille plus en profondeur le portrait psychologique de Don José, et lui dédie non seulement un jeu d’une grande sensibilité, mais en plus chante avec une parfaite intelligibilité, un superbe style, la voix ayant une couleur crème homogène même dans les aigus. On comprend pourquoi le New-York Metropolitan Opera l’a déjà engagé, car il est au niveau des meilleurs artistes français d'aujourd'hui capables de chanter ce rôle avec le même engagement et la même musicalité.

Mandla Mndebele (Escamillo)

Mandla Mndebele (Escamillo)

Velouté et chair pulpeuse sont le point fort de Margrethe Fredheim, Micaela parfaitement classique dans sa composition, un galbe vocal au souffle généreux qui, toutefois, privilégie la sensualité aux détails des mots.

Et quelle prestance pour l’Escamillo de Mandla Mndebele, certes fortement nerveux et physique dans sa façon incisive de chanter, mais qui permet de compléter un quatuor qui offre un ensemble de qualités couvrant l'intégralité du spectre artistique que l’on attend à l’opéra!

Les seconds rôles sont tous bien tenus et enjoués, et parmi les différents chœurs, ce sont les enfants qui se distinguent par la netteté de leur chant.

Le choeur d'enfants

Le choeur d'enfants

L’orchestre et son directeur musical, Myron Michailidis, sont certes installés dans un studio situé à gauche de la scène, néanmoins, l’excellent équilibre de la sonorisation permet de préserver aussi bien le naturel du son des voix que celui des instrumentistes, et de profiter de toutes les nuances d’un ensemble manifestement au point, sans désynchronisation sensible avec les solistes.

Les lignes musicales ont un délié et un lustre magnifiques, la tension dramatique surgit sans effet de surtension exagérée, mais les différences perceptibles entre la version retenue et celles que nous connaissons au disque (souvent un mélange de Choudens et Oeser), ne permettent pas clairement de dire quelle est la référence choisie.

La cathédrale Sainte-Marie et l'église Sainte-Sévère d'Erfurt abritant le décor de Carmen

La cathédrale Sainte-Marie et l'église Sainte-Sévère d'Erfurt abritant le décor de Carmen

Carmen, c’est tous les soirs jusqu’au 26 août dans un décor historique monumental, et l’occasion de découvrir la vitalité du théâtre musical en Allemagne.

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Publié le 12 Mars 2017

Carmen (Georges Bizet)
Représentation du 10 mars 2017
Opéra Bastille

Carmen Clémentine Margaine
Don José Roberto Alagna
Micaela Aleksandra Kurzak
Escamillo Roberto Tagliavini
Frasquita Vannina Santoni
Mercédès Antoinette Dennefeld
Le Dancaïre Boris Grappe
Le Remendado François Rougier
Zuniga François Lis

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Calixto Bieito

Production du Festival Castell de Peralada (1999)

                                                                                                 Aleksandra Kurzak (Micaela)

Peu de spectateurs s’en rendent compte, probablement, mais représenter Carmen à l’Opéra Bastille symbolise, par essence, un acte de popularisation de l’Art lyrique venu que sur le tard à l’Opéra National de Paris.

En effet, alors que l’Opéra de New-York affichait le chef-d’œuvre de Bizet dès les années 1880, Paris ne l’accueillit sur la scène du Palais Garnier qu’à partir de 1959, dans un grand élan d’ouverture au répertoire populaire qui était jusque-là préservé par la salle Favart de l’Opéra-Comique.

L’année d’après, Tosca fit également son apparition sur la scène de l’Opéra.

Depuis, l’Opéra de Paris est ouvert à l’ensemble du répertoire lyrique et étend son emprise sur celui-ci à un rythme qui, pour l’instant, est plus soutenu que les principales maisons internationales.

Clémentine Margaine (Carmen)

Clémentine Margaine (Carmen)

Après 15 ans de mise en scène par Alfredo Arias, et un essai de mise en scène par Yves Beaunesne, en 2012, qui ne fut pas un succès, ne serait-ce que par le tort qu’il créa à la soprano Anna Caterina Antonacci, la production de Calixto Bieito imaginée pour le Festival Castell de Peralada, un petit village catalan situé au sud de Perpignan, fait son entrée sur la scène Bastille après 18 ans de voyage à travers le monde.

En le dépouillant du folklore hispanique habituellement associé à l’imagerie de Carmen, Calixto Bieito transpose l’univers de Mérimée dans une Espagne décadente des années 1970, pour en tirer une satire sociale et montrer sans tabou la violence interne et la puissance sexuelle inhérente qui sont les moteurs essentiels de la vie.

Détailler l’ensemble des facettes et les contradictions de l’héroïne l’intéresse moins que de reconstituer une époque dans son ensemble, cohérente, où les militaires dominent la vie politique et sociale – nous pouvons les voir distribuer de la nourriture au chœur d’enfants -, ce qui correspond à ce que fût l’Espagne franquiste.

Choeur d'enfants

Choeur d'enfants

Le décor repose sur un sol recouvert d'une spirale couleur sable andalou, au centre duquel un mât dresse un drapeau espagnol en berne. L’arrivée d’une Mercédès vient apporter un peu de distraction et de relief scénique au tableau de la taverne de Lillas Pastia, la silhouette du taureau Osborne, symbole commercial espagnol, figure les montagnes des contrebandiers – mais c’est un jeune militaire nu qui s’exhibe à ses pieds au cours d’une danse tauromachique plus poétique qu’érotique -, et, sous des éclairages vifs et lunaires, se conclue l’ultime confrontation entre Carmen et Don José.

La puissance de la lumière renvoie ainsi à l’éblouissante impression du sable du désert, sur lequel se détachent en contre-jour les ombres pathétiques des amants. ‘Duel au soleil’, pourrait-on penser…

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

La vulgarité du comportement brillamment désinhibé des hommes et des femmes présents sur scène sature cependant très vite le spectateur, mais nombre de petites saynètes font sourire, par exemple les selfies de Don José et Micaela qui traduisent le besoin de justification de leur couple, la solitude des personnages secondaires qui se rêvent toreros, ou bien les mimiques de corrida des manutentionnaires qui démontent l’effigie du taureau publicitaire au cours de l’entracte du quatrième acte.

Avec son tempérament sauvage et tonique, ses aigus soudains et saillants, un médium généreux et des inflexions parfois chaotiques, Clémentine Margaine, mezzo-soprano originaire d’une ville à forte personnalité catalane, Narbonne, offre un portrait ample et magnétique de cette femme qui vit librement dans un monde marginal régi par toutes sortes de trafics. 

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Par un effet galvanisant, l'excès de ce spectacle se prolonge dans l’agressivité noire de sa voix qui la rapproche du volontarisme masculin d'une Lady Macbeth, d’autant plus que ses sentiments sont moins nuancés que dans d’autres lectures.

Pour Roberto Alagna, la première parisienne de cette production ressemble à un rejeu de la première qu’il interpréta à Peralada avec son ex-épouse, Angela Gheorghiu, qui incarnait Micaela, puisque c’est sa nouvelle partenaire dans la vie, Aleksandra Kurzak, qui le rejoint pour cette reprise.

Souffrant, il renvoie une image exemplaire de professionnalisme, malgré la gêne que son timbre altéré occasionne. D’abord prudent, mais avec la même virilité solaire, certes vacillante, qui le rend unique, le chanteur français, conscient de ses limites dans les aigus, dépeint un Don José un peu gauche et neutre, avant de réaliser un superbe dernier acte.

Aleksandra Kurzak (Micaela) et Roberto Alagna (Don José)

Aleksandra Kurzak (Micaela) et Roberto Alagna (Don José)

Il fait alors des faiblesses de ce soir une force interprétative poignante où se mélangent troubles et sentiments passionnels, et réussit en conséquence à achever la représentation sur un effet admiratif splendide.

Ses duos avec Aleksandra Kurzak sont par ailleurs d’une très grande intensité, notamment parce que la soprano polonaise nourrit une sensibilité mature qui va au-delà de ce que le rôle de Micaela, souvent réservé, évoque. On sent une envie de donner une force à leur couple qui égale celle de Rodolfo et Mimi dans La Bohème.

Quant à Roberto Tagliavini, son Escamillo bien chanté ne recherche pas l’abattage scénique, mais les contraintes de Bieito pèsent vraisemblablement sur le rayonnement du personnage.

Dans les petits rôles, Vannina Santoni (Frasquita) et Antoinette Dennefeld (Mercédès) démontrent une complicité réjouissante jusqu’au salut final.

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José)

Enfin, la ligne orchestrale conduite par Bertrand de Billy privilégie une noirceur austère, sans débordements ou effets ornementaux appuyés de la part des cuivres ou des cordes, et une rythmique vive qui cadence le drame tout en n’évitant pas les décalages dus, notamment, à la forte implication du chœur dans la dramaturgie scénique. Les plus beaux moments surviennent quand le son concentre harmoniques et couleurs des instruments pour donner de la profondeur aux duos. 

Le chœur, lui, est employé dans sa force un peu brute, mais ce sont les enfants qui emportent totalement l’adhésion, pour l’énergie et la vitalité qu’ils dissipent à tout-va, et pour la géniale envolée dans le défilé final interprété tout en rebondissant face à la salle.

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Publié le 18 Août 2011

Carmen (Georges Bizet)
Représentation du 15 août 2011
Soirées Lyriques de Sanxay

Carmen Géraldine Chauvet
Micaëla Asmik Grigorian
Don José Thiago Arancam
Escamillo Alexander Vinogradov
Frasquita Sarah Vaysset
Mercédès Aline Martin
Zuniga Jean-Marie Delpas
Moralès Florian Sempey
Le Dancäire Philippe Duminy
Le Remendado Paul Rosner

Direction Musicale Didier Lucchesi
Mise en scène Jack Gervais
Chorégraphie Carlos Ruiz

 

                                                                                                   Thiago Arancam (Don José)

Depuis douze ans, le festival de Sanxay mène toujours vaillamment son existence champêtre dans le creux protecteur des vieux gradins du théâtre gallo-romain, qu’une herbe bucolique adoucit.
Mais nulle couverture médiatique nationale ne semble pour l’instant s’intéresser régulièrement à la vie de ce lieu qui ne se prête, il est vrai, à aucune mondanité. On y accède par de petites routes, à travers la campagne légèrement vallonnée, ce qui rend l’évènement encore plus improbable.
Le public provient très majoritairement de la région, et l’ambiance s’en ressent, relâchée et parsemée d’humour.
 

En harmonie avec cet esprit, on ne s’attend pas ici à des mises en scène novatrices, mais plutôt à découvrir des images charmantes au fil des différents tableaux.

Pour décrire l’univers de Carmen, Jack Gervais n’a disposé que deux éléments de décor significatifs, trois arcades en briques rouges et pierres blanches distinctifs de l’architecture arabe, et les burladeros de l’arène finale où s’achève le drame.
Il était cependant superflu de faire apparaître les refuges à matador dès le prélude, car cela introduit une rupture dans la transition musicale avec la première scène, le temps de les retirer.

Par la suite, on découvre un sens de l’animation classique, des costumes agréablement colorés, des éclairages qui isolent les moments sombres, et un grand feux, en apparence dangereux, que Micaela devra traverser pour retrouver Don José.

                                                                                         Géraldine Chauvet (Carmen)

L’idée originale repose essentiellement sur les danseuses et danseurs de flamenco, leur attitude impeccablement acérée, meneurs d’une chorégraphie exaltante et intense, que le jeune Carlos Ruiz a réglée pour caractériser la personnalité de Carmen au début de chacun des trois derniers actes, âme surtout ‘dominante’ comme on le comprend bien.

C’est l’influence arabo-musulmane dans la culture andalouse et la musique de Bizet qui est ainsi soulignée.

Pourtant, Géraldine Chauvet n’enferme pas la cigarière sévillane dans un tempérament sanguin.

Son interprétation claire et soignée, presque trop bien tenue si l’on ne décelait quelques inflexions étranges dans les graves, est l’esquisse d’une femme consciente d’elle-même et de son pouvoir de séduction, mais quelque peu indifférente à Don José.

On pourrait le comprendre car Thiago Arancam est plutôt un acteur timide sur scène. Le ténor brésilien ne peut évidemment se départir de son accent naturel, mais il manie la langue française avec la meilleure des précautions possible.

Et, alors que la beauté du désespoir de ‘La fleur que tu m’avais jetée’ a soudainement donné de l’épaisseur à ses sentiments, c’est au tout dernier acte qu’il est apparu avec une noirceur dépressive théâtralement forte, le gouffre dans le regard, comme s’il exprimait une vérité qui le dépasse. Un effet dramatique qui a de quoi marquer.

 Asmik Grigorian (Micaëla)

Sacrifiant également à la précision des mots, Alexander Vinogradov offre cependant un portrait d’Escamillo jovial et heureux, sans le moindre machisme, avec de très beaux effets de déroulés et d’enlacements des lignes musicales, alors qu’Asmik Grigorian s’éloigne de l’image traditionnelle de vierge Marie dévolue à Micaëla, pour en faire une femme qui prend son destin en main, avec risque et passion si cela est nécessaire.

Elle nous éloigne pour autant de l’écriture subtile de Bizet, et use d’effets véristes pour arriver à ses fins.

Alexandre Vinogradov (Escamillo)

Alexandre Vinogradov (Escamillo)

Tous les seconds rôles animent naturellement leurs personnages, Sarah Vaysset, Aline Martin, Philippe Duminy, Paul Rosner, et Jean-Marie Delpas, impeccable de phrasé.

Alors que l’année dernière Marianne Crébassa avait interprété avec raffinement le rôle maternel de Clotilde dans  Norma, c’est au tour de Florian Sempey, lui aussi tout juste entré à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, de s’exposer sur la scène de Sanxay.

Très à l’aise, le timbre de la voix chaleureusement homogène, le regard malicieux et prodigue en mimiques amusantes, il vit et interagit en permanence avec ses partenaires, même lorsqu'il ne chante pas. Les jeunes talents de Nicolas Joel ont comme le charme d’un printemps lyrique en eux.

 Florian Sempey (Morales)

Florian Sempey (Morales)

Chef attitré du festival, Didier Lucchesi n’a aucun mal à faire ressortir toute la poésie de l’écriture musicale et des sonorités de chaque instrument qui se mêlent au chant nocturne de la nature. Il obtient des violons une texture aérée et des motifs ondoyants raffinés, mais reste mesuré face aux impulsions théâtrales, au profit d’une sagesse toute orientale.
Il a semblé faire ressortir certaines lignes plus marquantes que d’habitude, notamment quand la personnalité forte de Carmen plonge Don José dans un trouble inquiétant.

Les choristes font bonne figure, les particularismes des timbres se distinguent nettement, les décalages sont perceptibles, ce qui fait naître un charme populaire, plutôt qu’un grand souffle lyrique.
Les nombreux enfants venus de toute la région, et qui affrontent les regards des spectateurs de face, au premier plan, font une très belle et touchante interprétation dont ils peuvent être heureux pour la vie.

Choeur des enfants à l'entrée des arènes (acte IV)

Choeur des enfants à l'entrée des arènes (acte IV)

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Publié le 22 Juin 2009

Représentation du 20 juin 2009
Opéra Comique (Salle Favart)

Direction musicale Sir John Eliot Gardiner

The Monteverdi Choir
Orchestre Révolutionnaire et Romantique

Mise en scène Adrian Noble

Carmen Anna Caterina Antonacci
Don José Fabiano Cordero
Micaëla Anne-Catherine Gillet
Escamillo Nicolas Cavallier

 

                           Anne-Catherine Gillet (Micaëla)

Carmen à l’Opéra Comique c’est d’abord une proximité, un face à face avec les personnalités qui doit permettre d’en saisir encore plus leur mystère.

Pour une raison inconnue, Sasha Waltz n’a pu assurer la direction scénique, ce qui propulse Anna Caterina Antonacci en star absolue de la soirée.

Anna Caterina Antonacci (Carmen)

Anna Caterina Antonacci (Carmen)

Et quelle interprétation! Un phrasé clair, presque analytique, jamais entendu dans une salle comme Bastille.
Féline, crâneuse et très belle femme, le charme enjôle, les moqueries dirigées vers Don José l‘attendrissent même.
La liberté de la cigarière se mesure ainsi à ses poses provocatrices, mais pas à son indépendance du regard des autres.

Tout fonctionne très bien jusqu’au « Carreau, pique… la mort! ».
Impossible de ressentir la force obscure qui fait la profondeur de Carmen, l’histoire qui a fait d’elle la femme qu’elle est.

A ce moment là, Fabiano Cordero, le ténor brésilien qui a du remplacer au dernier instant Andrew Richards, s’affirme et Anna Caterina Antonacci se dilue.

C'est ce sens de la tragédie, si poignant dans les Troyens il y a quelques années au Châtelet, qui semble altéré sur la fin.

Anna Caterina Antonacci (Carmen)

Anna Caterina Antonacci (Carmen)

Une autre femme se dessine, plus sensible et dramatique, Micaëla, qu’Anne Catherine Gillet joue avec simplicité et émotion, une voix bien projetée et abritant une petite vibration fragile.
Les rôles sentimentaux semblent trop lui convenir.

Carmen sensuelle, mais insuffisamment sombre, dans une mise en scène conforme à l’imagerie populaire, chacun de ses airs est soutenu avec précision et sens du détail par l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique.
Il ne perd la maîtrise des couleurs et du relief que dans les passages les plus exubérants.

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