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Publié le 30 Novembre 2016

Cavalleria Rusticana / Sancta Susanna (Pietro Mascagni / Paul Hindemith)
Répétition du 26 novembre 2016 et représentation du 03 décembre 2016

Opéra Bastille

Cavalleria Rusticana (1890)
Production de la Scala de Milan (2011)
Santuzza Elena Zhidkova (le 26) Elina Garanca (le 03)
Turiddu Yonghoon Lee
Lucia Elena Zaremba
Alfio Vitaliy Bilyy
Lola Antoinette Dennefeld

Sancta Susanna (1922)
Nouvelle production
Susanna Anna Caterina Antonacci
Klementia Renée Morloc
Alte Nonne Sylvie Brunet-Grupposo
Die Magd Katharina Crespo
Ein Knecht Jeff Esperanza

Direction Musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Mario Martone
Chœur et orchestre de l’Opéra National de Paris     
 Antoinette Dennefeld (Lola)

Comment et pourquoi réunir deux œuvres qui n’ont absolument rien à voir ? 
La première, Cavalleria Rusticana, est née d’un concours organisé par un éditeur italien, Sonzogno, désireux de concurrencer les éditeurs de Verdi, Puccini et Wagner.  Dès sa création à Rome, en 1880, l’opéra en un acte de Pietro Mascagni redéfinit un genre, le Vérisme.

Elena Zhidkova (Santuzza) - 26 novembre, Bastille

Elena Zhidkova (Santuzza) - 26 novembre, Bastille

La seconde, Sancta Susanna, est le dernier volet d’un triptyque érotique composé par Paul Hindemith, en 1921, dans une logique de provocation de la morale sexuelle bourgeoise, tout en restant fidèle au principe de tonalité. Cette dernière composition, née des fantasmes d’un jeune homme de 26 ans, fut jugée si choquante que l’Association des femmes catholiques de Frankfort réclama des dommages et intérêts.

La scénographie imaginée par Mario Martone pour Cavalleria Rusticana, en 2011, à la Scala de Milan, offre naturellement un élément commun aux deux opéras, un grand Christ en croix.

Le choeur

Le choeur

Elle est en apparence décevante, car l’ouverture est jouée face au grand rideau noir, même pendant l’air de Turiddu, et parce qu’elle se démarque par l’absence de références visuelles au pittoresque de la campagne sicilienne. Le lent déplacement d’une maison close, le temps d’une minute ou deux, témoigne cependant d’une volonté d’utiliser principalement l’espace vide et sombre de la scène pour renforcer l’impression d’isolement et d’opposition de Santuzza par rapport à la communauté de son village. Pendant l'office de Pâques, la jeune paysanne est en effet tournée vers le public, dos à la cérémonie,

Par sa présence, le chœur, assis au centre de la scène sur plusieurs rangées de chaises, magnifique et impressionnant de force et de détermination, induit une pression sociale qui cherche à la contraindre à renoncer à sa passion humaine afin de revenir vers Dieu. 

Elena Zaremba (Lucia)

Elena Zaremba (Lucia)

Mais malgré le plateau totalement nu, l’échange final entre Turiddu et sa mère en est poignant de désolation. On croirait alors, après le meurtre du jeune homme, que c’est le peuple lui-même, marchant lentement vers l'avant-scène, qui l’a éliminé afin de ramener le calme parmi les habitants.

Mario Martone a choisi le dépouillement théâtral, certes, mais il a travaillé les éclairages de façon à créer des clairs obscurs et des nuages d’ombres comme dans les tableaux du Caravage.

Yonghoon Lee (Turiddu)

Yonghoon Lee (Turiddu)

Yonghoon Lee, en Turiddu, est un ténor d’une solidité infaillible, très assuré, mais ancré dans une attitude si dure et noire qu’il ne laisse place à aucune nuance de compassion. Il n'en est pas moins touchant tant ses appels drainent un sentiment de désespérance fatale.

A l’inverse, Antoinette Dennefeld, en Lola, laisse transparaître un galbe pulpeux et séducteur que l’on retrouvera dans le rôle de Mercédès lors des représentations de Carmen prévues en seconde partie de saison.

Yonghoon Lee (Turiddu) et Elena Zhidkova (Santuzza) - le 26 novembre, Bastille

Yonghoon Lee (Turiddu) et Elena Zhidkova (Santuzza) - le 26 novembre, Bastille

Lucia tourmentée, Elena Zaremba évoque aussi la puissance de l’autorité maternelle à laquelle répond la théâtralité froide et tragique d’Elena Zhidkova. Le regard noir, la torpeur amoureuse dépourvue d’espoir, la volonté de ne rien masquer du cauchemar qu’elle vit, la soprano russe restitue tous ces sentiments terribles sans verser dans le mélodrame, une fascinante leçon de présence.

On ne peut alors qu'admirer la différence de perception scénique avec celle qui interprète également, en alternance, le rôle de Santuzza, Elina Garanca. Le timbre de la mezzo-soprano lettone a en effet le même pouvoir de séduction que la grande mezzo américaine des années 70/80, Shirley Verrett.

Elena Zaremba (Lucia) et Elina Garanca (Santuzza) - 03 décembre, Bastille

Elena Zaremba (Lucia) et Elina Garanca (Santuzza) - 03 décembre, Bastille

Aigus royaux, dramatisme et volupté des graves, sentiment d'une totalité vocale impressionnante, ses attitudes corporelles prolongent aussi de façon plus conventionnelle les tensions intérieures de l'héroïne. Sur ce dernier point, Elena Zhidkova, telle une bête blessée, apparaît plus névrosée et tendue vers une personnalité au bord du gouffre, ce qui est aussi très poignant à voir et à entendre.

Et Vitaliy Bilyy, en Alfio, complète cette distribution franche et sans concession, par une prestance fière, d’un impeccable aplomb.

Engagé dans une direction orchestrale vive, non dépourvue de tonitruances, et modérée dans ses effets de pathos, Carlo Rizzi n’en mène pas moins l’ensemble des artistes vers un engagement scénique assez galvanisant, qui va se déployer plus largement en seconde partie de soirée.

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Car après le vide de cet espace immense qui fait ressentir l’absence intérieure laissée dans l’âme de Santuzza, les 25 minutes de Sancta Susanna vont nous faire vivre un choc comparable à un condensé d’Elektra. Décor cette fois évocateur d’une petite cellule d’un couvent éclairée par une toute petite fenêtre et une lueur interne à la pièce, l’échange initial entre Klementia et Susanna, qui se déroule selon un mode conventionnel, laisse place à la rencontre entre la jeune sœur et une jeune femme, la montée d’un désir trouble qui prend soudainement une dimension totalement fantastique.

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Anna Caterina Antonacci (Susanna)

Eclatement du costume religieux d'Anna Caterina Antonacci, voix sidérante de couleurs sensibles au timbre inimitable, exaltation d’une poitrine que les éclairages érotisent tout en préservant la pudeur de cette scène de libération, danse sensuelle d’une actrice nue sur le corps du Christ en croix, ce tableau est si captivant et court, qu'on le vit comme un concentré fantasmatique qui ne laisse aucune place à la raison, d'autant plus qu'il s'achève, à nouveau, par l'effacement de cette vision au regard de la communauté religieuse.

Carlo Rizzi, lui aussi, se libère totalement dans cette musique volcanique, dont il n’est pas dit qu’il nous fasse entendre tous les tressaillements harmoniques, mais qui accentue les traits menaçants à en rendre palpable la présence diabolique sous jacente.

Amples respirations, détails insolites, la musique d'Hindemith est une formidable découverte qui vient s'ajouter au Cardillac, offert à Paris par Gerard Mortier, et à Mathis der Maler, sublimé par la mise en scène d'Olivier Py sous la direction de Nicolas Joel.

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Publié le 11 Novembre 2016

A man of good hope (Isango Ensemble)
Adaptation de la nouvelle de Jonny Steinberg
Représentation du 10 novembre 2016
Young Vic Theater - Londres

Asad as a boy Phielo Makitle
Asad as a man Ayanda Tikolo
Asad as a youth Zoleka Mpotsha
Asad as a young man Luvo Tamba
Asad's mother Zanele Mbatha
Tube Khanya Sakube
Rooda Zamile Gantana
Zena Luvo Rasemeni

Direction musicale Mandisi Dyantyis
Isango Ensemble

                                                                                   Isango Ensemble - photo Keith Pattison

La compagnie sud-africaine Isango Ensemble est bien connue du public parisien devant lequel elle a interprété à l'automne 2009 une version revisitée de La Flûte Enchantée au Théâtre du Châtelet.

Nourrie des tensions multiculturelles de son pays, elle s'approprie les oeuvres célèbres occidentales pour les réadapter au contexte de son continent. 

Elle a donc trouvé dans le roman de Jonny Steinberg, un auteur sud-africain récompensé pour son oeuvre, et qui enseigne la culture africaine à l'Université d'Oxford, un sujet qui lui permette de rendre compte de la vie en Afrique tout en utilisant des couleurs musicales originelles.

Phielo Makitle (Asad) - photo Tristram Kenton

Phielo Makitle (Asad) - photo Tristram Kenton

A man of good hope est l'histoire véridique d'un réfugié somalien en Afrique du sud, Asad Abdullahi, qui a fui la guerre civile somalienne, en 1991, après avoir assisté, alors qu'il n'avait que 8 ans, au meurtre de sa mère par les milices gouvernementales.
Il n'atteindra Johannesburg qu'en 2004.

Sans éluder la tristesse et l'horreur que vivent les populations, la violence des gangs, les pratiques d'excision en Ethiopie, les rapports hommes/femmes difficiles, Isango Ensemble restitue cette histoire tout en faisant rayonner de sa joie la plus profonde un goût de la vie qui ne doit pas se perdre quoi qu'il arrive.

Jonny Steinberg

Jonny Steinberg

La pièce implique plus d'une vingtaine d'acteurs, dont quatre incarnent Asad à différents âges de la vie. La douceur et l'humour pur du jeune Phielo Makitle, un élève issu d'une école de la compagnie, est un des précieux rayons de sentiments de ce spectacle. Il contraste avec l'énergie abîmée des adultes qu'il croise, mais qui veulent bien se laisser attendrir.

La première partie de la pièce traverse quatre pays, la Somalie, l'Ethiopie, la Tanzanie, la Zambie, et emprunte de leurs chants et de leurs rythmes afin de lier les tableaux d'interludes, joués au son des cinq marimbas disposées en fond de scène. Danses en choeur, harmonies plus spirituelles ou plus primitives selon les contrées, le voyage sensoriel possède une grande force de rémanence, bien qu'il ne soit accordé qu'une part réduite à la musique.

On peut en effet regretter que ne soient pas ménagées de grandes scènes chorales et musicales pendant plusieurs minutes d'affilée.

Isango Ensemble - Photo Mattys Mocke

Isango Ensemble - Photo Mattys Mocke

Tous les acteurs, pieds nus, sont vêtus d'habits simples mais colorés. Leur spontanéité et leur optimisme sont merveilleux, même si l'on se demande s'ils ne séduisent pas trop l'auditoire. Pourtant le message passe, le contact avec une réalité d'une dureté inimaginable se fait, alors que la forme, elle, n'invite à aucun abattement.

La seconde partie se déroule en Afrique du Sud. Les illusions tombent. Non ce n'est pas un pays riche où tout est possible, non ce n'est pas une autre image de l'Amérique idéalisée, sans violence, sans pauvreté. La nécessité de survivre oblige au trafic de toute sorte, l'ambiance politique est à la méfiance et à la répression, mais les acteurs arrivent quand même à mélanger gravité et vitalité, ce qui est la plus grande ambiguïté de la représentation.

The Young Vic Theater

The Young Vic Theater

Le public du Young Vic Theater, majoritairement blanc mais issu d'un multiculturalisme où l'on voyait émerger quelques jeunes filles noires ou asiatiques voilées - une image qui pose toujours problème en France -, a fait honneur à la troupe de Cape Town et témoigné que le vivre ensemble est encore une valeur de notre temps.

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Publié le 10 Novembre 2016

The Nose (Dmitri Shostakovich)
Livret d'après la pièce de Nikolai Gogol
Représentation du 09 novembre 2016
Royal Opera House - Covent Garden, Londres

Platon Kuzmitch Kovalov Martin Winkler
Ivan Iakovlevitch/Clerk/Doctor John Tomlinson
Ossipovna/Vendor Rosie Aldridge
District Inspector Alexander Kravets
Angry Man in the Cathedral Alexander Lewis
Ivan Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Iaryshkin Peter Bronder
Old Countess Susan Bickley
Pelageya Podtotshina Helene Schneiderman

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Barrie Kosky
Chorégraphie Otto Pichler                                            
Martin Winkler (Kovalov)
Traduction David Pountney
Coproduction Komische Oper, Berlin, Teatro Real de Madrid et Opera Australia

Oeuvre absente de la plupart des grandes maisons de répertoire, excepté l'Opéra National de Paris qui l'a représenté en 2005 dans sa version originale sous la direction de Gerard Mortier, suivi par le New-York Metropolitan Opera en 2010 et 2013, Le Nez est le premier opéra de Dmitri Shostakovich.

Pour cette fable surréaliste qui narre les aventures d'un homme ayant perdu son nez et qui se heurte à l'incompréhension du système, il a composé une musique très imaginative rythmée par les percussions, les sarcasmes des cuivres, mais également adoucie par les motifs poétiques des instruments à vents embrumés d'un voile de cordes somptueux.

Ce feu de joie orchestral haut en couleurs est si intense et changeant, qu'il permet une interprétation scénique tout aussi délirante et captivante pour des spectateurs aussi bien de l'art lyrique que des comédies musicales.

Martin Winkler (Kovalov)

Martin Winkler (Kovalov)

Et en confiant ainsi la mise en scène à Barrie Kosky, metteur en scène australien et intendant du Komische Oper de Berlin, dans la traduction anglaise de David Pountney, le Royal Opera House s'assure de séduire un large public, ce que ne dément pas cette dernière représentation tenue devant une salle pleine.

Un décor unique paré de dalles grises serti, à l'avant, par un contour circulaire qui isole l'intérieur de l'avant scène, une table ronde recouverte d'une nappe du même coloris, sur laquelle se déroule des saynètes comiques, et qui réapparait en diverses dimensions, suffisent à définir un espace amovible.

Scène de prière à la cathédrale de Kazan

Scène de prière à la cathédrale de Kazan

Le véritable se travail se voit en effet dans le jeu des chanteurs, les mimiques grotesques et expressives, et les ballets qu'une dizaine de danseurs affublés aussi bien de nez gigantesques - pour effectuer un génial numéro de claquettes -, déguisés ensuite en tenues de policiers dépravés, ou qui prennent des apparences transexuelles qui s'amusent de la confusion des genres, comme dans le Rake's Progress de Stravinsky, enchaînant effets de surprise sur effets de surprise.

En Kovalov, Martin Winkler est fantastique non seulement pour ses qualités vocales de baryton aux intonations mordantes et franches qui font beaucoup penser au tempérament insolent d'Alberich, mais aussi par sa facilité à lâcher les interjections vulgaires qui traduisent agacement, obsession incessante et souffrance.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Ivan)

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Ivan)

Et dans le rôle plus secondaire d'Ivan, on retrouve chez Wolfgang Ablinger-Sperrhacke les réminiscences de l'excellent comédien que l'on a connu à Paris, quand il incarnait Mime dans le Ring de Bastille.

Excellent John Tomlison en Iakovlevitch, voix certes oscillante mais sonore, facétieuse Rosie Aldridge en Ossipovna, qui réapparait de façon distanciée en animatrice qui vient se demander pourquoi Shostakovich a voulu faire de cette pièce un opéra, et sarcastique Alexander Kravets à la voix grinçante, qui est celui dont le passage à la langue anglaise n'a pas dénaturé les couleurs du texte.

Car un puriste pourrait regretter que dans cette traduction la verdeur et la dureté humaine se ressentent moins que dans la langue originale russe.

Les policiers

Les policiers

L'orchestre, lui, sous la direction d'Ingo Metzmacher, colore de belles teintes boisées cette tonalité feutrée qui adoucit l'agressivité des cuivres. Mais il ne cède en rien à l'énergie exubérante de la partition et la joliesse déliée des ornements solitaires instrumentaux. La cohésion d'ensemble avec les chanteurs, comédiens et le choeur puissant et vivifiant est une autre réussite de ce spectacle entièrement approprié par le public anglo-saxon.

Il y a un passage obsédant dans cette musique, lorsque Kovalov retourne chez lui pour y trouver Ivan jouant de la Balalaïka. L'atténuation progressive et le ralentissement rythmique créent une sensation jubilatoire d'étirement du temps sans fin, ce que l'orchestre rend encore plus saisissant par cette impression de mécanique bien réglée qu'il dégage.

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Publié le 3 Novembre 2016

Les Contes d’Hoffmann (Jacques Offenbach)
Répétition générale du 28 octobre et représentations du 06 & 21 novembre 2016
Opéra Bastille

Olympia Nadine Koutcher
Antonia Ermonela Jaho
Giulietta Kate Aldrich
La Muse/Nicklausse Stéphanie d’Oustrac
Hoffmann Stefano Secco (21) / Ramon Vargas (le 18)
Luther/Crespel Paul Gay
Lindorf/Coppelius/Dr. Miracle Roberto Tagliavini
Nathanaël Cyrille Lovighi
Frantz Yann Beuron
La voix de la Mère Doris Soffel

Direction Musicale Philippe Jordan                                 Yann Beuron (Frantz)
Mise en scène Robert Carsen (2000)

Diffusion sur Culturebox à partir du 16 novembre et sur France Musique le 27 novembre 2016.

Les Contes d’Hoffmann est une œuvre représentative du grand mouvement d’ouverture du répertoire de l’Opéra de Paris à celui de l’Opéra-Comique qui s'est propagé à l'après-guerre, et qui s’est généralisé avec l’arrivée de Rolf Liebermann à la direction de l’institution en 1973.

En effet, après Carmen en 1959, puis Tosca en 1960, le célèbre opéra de Jacques Offenbach fut enfin représenté sur la scène du Palais Garnier en 1974 dans une mise en scène de Patrice Chereau.

Régulièrement repris depuis, l’ouvrage a trouvé sa mise en scène de référence dans la production de Robert Carsen créée le 20 mars 2000 sur la scène Bastille.

Stéphanie d'Oustrac (La Muse)

Stéphanie d'Oustrac (La Muse)

La réussite de ce spectacle provient du captivant voyage dans le monde de l’Opéra qui est proposé au spectateur, afin de donner à celui-ci le sentiment qu’il évolue depuis les coulisses du théâtre vers la salle de spectacle, puis sur la scène de ce même théâtre recouvert des ors et velours rouges bourgeois, avant de revenir au point de départ face à l’immense scène vide et dépouillée, tout en noir.

L’Opéra, qui n’est évoqué que dans le prologue à propos de la salle de Nuremberg où Stella chante Don Giovanni, devient ici une métaphore de la vie et du théâtre.

Les illusions s'y fabriquent et brouillent la perception de la réalité. Une même unité de lieu réunit ainsi les actes de Nuremberg, Munich et Venise.

Stéphanie d'Oustrac (La Muse)

Stéphanie d'Oustrac (La Muse)

La référence à Don Giovanni réapparaît au premier acte, transposé dans une scène de répétition, et au deuxième acte lorsque la mère d'Antonia survient spectaculairement sous les traits d'une surnaturelle Donna Anna voilée de haillons fantomatiques et illuminés par la Lune aux pieds de la statue d'un Commandeur décapité.

Le décor à l'ancienne fait ici référence à un passé révolu de l'Art lyrique. Une vision mortifère qui rapproche Hoffmann et Antonia dans leur sombre quête romantique.

Philippe Jordan - Répétition des Contes d'Hoffmann

Philippe Jordan - Répétition des Contes d'Hoffmann

Et pour cette série de représentations, le faux orchestre qui se présente sur scène au final de cet acte, dirigé par le docteur Miracle, fait une impression encore plus étrange lorsque l'on sait que Philippe Jordan, aux commandes du véritable orchestre installé dans la vraie fosse, cette fois, a également dirigé Don Giovanni dans cette même salle au printemps 2012.

Enfin, la barcarolle chantée flegmatiquement sur les gradins ondoyants d'un amphithéâtre, où se déroule progressivement la fameuse scène orgiaque le verre de champagne à la main, a préservé un charme coquin et sensuel, à l'image de l'éloignement final de la muse et d'Hoffmann en direction de deux rayons d'espérance, rayons baignés des voix irréelles du chœur qui résonnent dans l'immensité du plateau absolument abandonné.

Stéphanie d'Oustrac (Nicklausse) et Kate Aldrich (Giulietta)

Stéphanie d'Oustrac (Nicklausse) et Kate Aldrich (Giulietta)

La septième distribution de cette production – déjà ! -  réunie sur la scène Bastille vaut à elle seule le prix de ce spectacle, même en l'absence de Jonas Kaufmann que les connaisseurs regrettent.

Pour la dernière répétition, Stefano Secco est d'ailleurs venu interpréter Hoffmann, bien qu'il ne chantera que les trois dernières représentations.

Il a certes une projection et une vaillance moins brillantes que par le passé, quand il interprétait dans cette même salle d'éclatants rôles italiens plein de fougue, mais son chant est toujours aussi stylisé, et les nuances des phrasés d'une évidente tendresse qui touche droit au cœur.

Stefano Secco (Hoffmann) - répétition du 28 octobre

Stefano Secco (Hoffmann) - répétition du 28 octobre

Ainsi, ce ne sont pas les cadences mordantes de la chanson de Kleinzach qui lui correspondent le mieux, même s'il joue avec un entrain jovial, mais la seconde partie de l'air 'Ah! sa figure charmante!... je la vois belle comme le jour', plus délicate et tendue, qui révèle la noble candeur de sa ligne de chant parcellée d'accents solaires.

Les passages les plus lyriques prennent une musicalité mélancolique verdienne qui rappelle, avec nostalgie, les désespérances de Don Carlo.

Stéphanie d'Oustrac (Nicklausse)

Stéphanie d'Oustrac (Nicklausse)

Et cette musicalité s'harmonise avec la direction musicale de Philippe Jordan qui ranime, elle aussi, les plus belles lignes symphoniques de la partition en soignant les effets de clair-obscur.

Ces lignes orchestrales s'insèrent d'emblée au premier acte dans une forme aux tempi rapides finement modulés très proches de la sinfonietta qui, comme toujours chez ce chef d'orchestre, libère un espace sonore pour les ornements superbement filés pars les solistes instrumentaux.

Aucun concession aux effets faciles, les jaillissements théâtraux des percussions sont contenus, mais une attention aux respirations musicales aérées qui se fondent subtilement à l'art des chanteurs et s'amplifient au cours de la représentation.

Ramon Vargas (Hoffmann) - le 06 novembre

Ramon Vargas (Hoffmann) - le 06 novembre

Par comparaison avec Stefano SeccoRamon Vargas, qui interprète le rôle d'Hoffmann au cours des six premières représentations, alors que les premiers jours de froid parisien apparaissent, inscrit son chant, un peu moins puissant, dans une ligne très homogène au grain perceptible, qui lui donne une belle dignité.

Aigus couverts, afin de préserver cette forte impression d'intégrité qu'il dégage, paroles soignées, couleurs grisonnantes dans le médium, son expressivité a quelque chose d'austère mais de profondément sincère.

Doris Soffel (La Mère)

Doris Soffel (La Mère)

Une fois l'ouverture jouée sur la rêverie du chœur, Stéphanie d'Oustrac approche depuis l'arrière-scène vers Hoffmann, une muse exaltée, volontaire au timbre mat, qui impose une personnalité forte aux commandes de la destinée du poète.

Diction impeccable, tout au long de la représentation - elle est le seul personnage féminin présent à tous les actes sous les traits de Nicklausse - ses fulgurances comme ses couleurs ambrées font ressortir une impression de liberté et d’assurance presque hautaine. Une grande incarnation.

Nadine Koutcher (Olympia)

Nadine Koutcher (Olympia)

Des trois rencontres féminines d'Hoffmann, la première, Olympia, est incarnée par Nadine Koutcher qui fait ses débuts à l'Opéra de Paris. Artiste associée à Teodor Currentzis, cet ébouriffant chef d'orchestre russe que l'on attend de revoir sur les scènes de la capitale, elle fut révélée au Teatro Real de Madrid par l'œuvre de Purcell The Indian Queen, où le rôle de Doña Isabel lui offrit des airs d'une magnifique spiritualité.

Stéphanie d'Oustrac (Nicklausse)

Stéphanie d'Oustrac (Nicklausse)

C'est donc une très grande surprise de la retrouver dans le rôle aussi artificiel de la poupée mécanique, d'autant plus qu'elle réussit tout, aussi bien les pyrotechnies vocales d'une pure clarté et les aigus hystériques extrêmement effilés, que l’appropriation immédiate et totalement libre de la nature nymphomane que le metteur en scène a projeté sur son personnage. 

Une réjouissante aisance dans la folie qui n'a rien à envier à celle qui a marqué ce rôle à la création de ce spectacle, Natalie Dessay.

Ermonela Jaho (Antonia)

Ermonela Jaho (Antonia)

Après Violetta et Cio-Cio San, Ermonela Jaho est de retour sur la scène Bastille pour reprendre le rôle d'Antonia que sa compatriote albanaise, Inva Mula, a également chanté pour cette production. Charme mélodramatique touchant, texture des aigus qui vibrent d'une légèreté presque surnaturelle, sa délicatesse musicale teintée de dolorisme ôte aussi un peu de puissance charnelle à cette femme passionnée.

Le contraste avec Doris Soffel, voix bien plus sombre et plus irrégulière, trop présente pour incarner un fantôme revenant d'un passé révolu, n'en est que plus marqué.

Kate Aldrich (Giulietta)

Kate Aldrich (Giulietta)

Enfin, pour compléter cet ensemble de portraits féminins, Kate Aldrich dépeint une Giulietta d'une jeunesse et d'une fraîcheur glamour séduisante, sans suggérer toutefois un danger qu'une voix encore plus richement noire pourrait le faire.

Cette distribution d'un très haut niveau musical a aussi ses qualités masculines en plus de celles d'Hoffmann.

Roberto Tagliavini (Lindorf / Dr Miracle)

Roberto Tagliavini (Lindorf / Dr Miracle)

Roberto Tagliavini n'a certes rien d'un méchant tel que Bryn Terfel saurait le jouer d'un rire sarcastique, mais il exagère tellement l'impulsivité de Lindorf qu'il en fait un diable sympathique. Lignes vocales profondes, sombres et homogènes, cette constance de tenue crée de la séduction inattendue chez un personnage qui fascine habituellement pour son machiavélisme.

Stefano Secco (Hoffmann) et Kate Aldrich (Giulietta)

Stefano Secco (Hoffmann) et Kate Aldrich (Giulietta)

Il y aura aussi un instant de rêve, au second acte, quand Yann Beuron, luxueusement distribué dans le petit rôle de Frantz, viendra chanter ses illusions d'une voix généreuse et caressante.

Le chœur, dans une production qui profite de toutes ses facettes de jeux et de chant jusqu'à l'adieu céleste final, est sur un terrain qu'il connait bien, un soin que mérite cette belle reprise.

A revoir jusqu'au 22 mai 2017 sur Culturebox : Les Contes d'Hoffmann.

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Publié le 3 Novembre 2016

La Juive (Jacques Fromental Halévy)
Représentation du 30 octobre 2016
Bayerische Staatsoper, Munich

Eléazar Roberto Alagna
Rachel Aleksandra Kurzak
Princesse Eudoxie Vera-Lotte Böcker
Leopold Edgardo Rocha
Cardinal Brogni Ante Jerkunica
Ruggiero Johannes Kammier
Albert Andreas Wolf

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Calixto Bieito

Bayerisches Staatsorchester, Chorus of the Bayerische Staatsoper

Le retour de La Juive sur les scènes internationales est une bonne chose pour la culture européenne, mais est aussi un mauvais signe des temps, puisque cette œuvre emblématique du Grand Opéra Français pendant tout un siècle, de la Monarchie de Juillet jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, est réhabilitée dans un contexte de mondialisation qui englobe non seulement le monde marchand, mais également les religions.

Le Bayerische Staatsoper de Munich a ainsi saisi cette occasion pour réintroduire une autre œuvre de ce répertoire historique, La Favorite de Gaetano Donizetti, qui déclina elle aussi au début du XXième siècle.

Il était donc possible d’entendre ces deux opéras en langue française au cours du dernier week-end d’octobre, ce qui est un fait rare dans une maison qui, habituellement, n’accorde qu’une faible part de son répertoire à la langue de Molière ( 7% des représentations).

Mais malgré l’incarnation impressionnante de Leonore par Elina Garanca dans La Favorite, c’est l’interprétation du chef-d’œuvre de Jacques Fromental Halevy qui se révèle la plus saisissante, notamment parce le livret comprend une dramaturgie originelle plus puissante.

Aleksandra Kurzak (Rachel)

Aleksandra Kurzak (Rachel)

Parmi les récentes productions de La Juive, celle d’Olivier Py à l’Opéra de Lyon était jusqu’à présent la plus évocatrice par la noirceur et la beauté de ses décors qui, clairement, opposaient un catholicisme violent et intolérant au judaïsme fondé sur une riche culture livresque.

A Munich, en revanche, Calixto Bieito ne prend parti pour aucune religion et uniformise les deux communautés religieuses en les caractérisant par quelques symboles de reconnaissance évidents, les rameaux pour les catholiques, le mur des lamentations pour les juifs.

Ce mur, épais et massif, semblant recouvert de bronze, constitue le seul élément de décor, omniprésent. Il déploiera toute sa force évocatrice au cours des trois derniers actes. Il symbolise l’incapacité des hommes à vivre avec leurs semblables, et une tendance qui s’étend dans notre monde contemporain.

Car dans les deux premiers actes, le metteur en scène avance de manière assez neutre, bien qu’il montre dans la scène d’ouverture qui célèbre la victoire – elle est jouée sans le prélude orchestral - de très jeunes garçons hussites poussés à une conversion violente par les catholiques. Rachel est la seule vêtue de vert, tous les autres protagonistes sont habillés en noir.

C’est à partir du troisième acte, après l’entracte, que le drame se densifie avec l’arrivée d’Eudoxie depuis l’arrière scène, adossée au mur monumental qui avance lentement vers la salle.

La Juive (Kurzak-Alagna-Böcker-Rocha-Jerkunica-Bieito-de Billy) Munich

Vera-Lotte Böcker n’a certes pas une voix très large, mais malgré la distance et le vide total sur scène, elle prend progressivement possession de l’espace sonore de son timbre très clair, expressif, aux accents pathétiques et agréablement modulés. La rencontre avec Rachel, séparées toutes deux par ce mur mis en travers comme s’il représentait, cette fois, les remparts du palais, révèle son excellente maitrise théâtrale à travers les jeux d’ombres scéniques. Bieito la rend plus séduite que méfiante de Rachel, au point d’en devenir suppliante et d’être finalement rejetée.

Et lors de la scène de condamnation par le Cardinal Brogni – on peut remarquer que l’autorité naturelle d’Ante Jerkunica est vocalement moins affirmée que dans ses récentes incarnations à Madrid (La Défense d’aimer, Parsifal) ou à Anvers (La Khovantchina) –, ce mur se sépare en plusieurs pans qui s’affaissent comme des ponts levis afin d’accentuer l’effroi du martyr que subit Rachel, assénée de coups de rameaux par la foule.

Une violence jamais vue dans ce passage dramatique qui s’achève par la transe exaltée du chœur.

On retrouvait à Paris, dans Lear mis en scène par Bieito,  cet effet de surprise engendré par une muraille en apparence statique qui se transformait en un élément de décor central, amovible et oppressant.

Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Cette tension entre toutes les confrontations – De Brogni / Eleasar , De Brogni / Rachel, Rachel / Eudoxie – se ressent aussi bien entre protagonistes qui ne se voient pas, que par la prégnance de leurs ombres projetées sur le mur central.

Il en résulte une noirceur d’ensemble avec laquelle composent les rétro-éclairages de brumes mystérieuses et de parois d’apparence métalliques, qui ne fait qu’accentuer la froideur du décor et l’inhumanité engendrée par le broyage religieux des âmes.

Par ailleurs, le très spectaculaire tableau de la cage prenant feu avec Rachel à l’intérieur est un artifice réaliste qui clôt une représentation scénique aussi poignante que l’Elektra de Richard Strauss pourrait l’être.

Et quel inoubliable final glacial au troisième acte, suivi par un silence absolu alors que, dans d’autres théâtres, la scène sur le parvis de la cathédrale s’achève généralement sous les applaudissements électrisés du public.

Roberto Alagna (Eléazar)

Roberto Alagna (Eléazar)

Dans cet univers proche du sordide, Roberto Alagna est prenant et éblouissant. Son chant investit la salle avec une clarté d’élocution franche, superbement timbrée, qui renforce son caractère entier naturel. Il conserve une pose recueillie, sérieuse, à l’identique de son Werther à Bastille, et ne trahit que quelques limites dans l’air d’Eléazar ‘Rachel, grand du seigneur’.

Aleksandra Kurzak, en Rachel, impose elle aussi une grande force de caractère. Un chant richement coloré, puissant et complexe, des noirceurs tourmentées et des aigus larges, une aptitude à retourner des accents morbides sur elle-même, et un personnage crédible de bout-en-bout qui va compter parmi ses meilleurs rôles.

Enfin, Edgardo Rocha est un excellent Leopold, lumineux, jamais agressif dans ses aigus les plus pénétrants, et Johannes Kammier compose un Ruggiero généreusement sonore, plus noble que le cardinal De Brogni.

Aleksandra Kurzak (Rachel) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

Aleksandra Kurzak (Rachel) et Vera-Lotte Böcker (Eudoxie)

On pourrait s’attacher à préciser les imperfections du français des chanteurs, hormis, bien entendu, Roberto Alagna dont c’est la langue maternelle, mais le chœur est  d’une musicalité hautement spirituelle, doué d’une magnifique palette de couleurs fondues avec une harmonie surnaturelle digne des grands chœurs orthodoxes russes.

Ce spectacle ne serait évidemment pas aussi happant si la noirceur et la tension n’étaient pas dans la musique. Les couleurs du Bayerisches Staatsorchester sont nativement chaudes, les cuivres ayant une rondeur qui se coule dans la masse orchestrale en sublimant les teintes des cordes sans les recouvrir d’un éclat trop métallique. Bertrand de Billy manie ainsi cet ensemble avec une puissante fluidité et une théâtralité qui peuvent être autant explosives que poétiques pour faire écrin à l’intimité des personnages.

Ainsi, malgré les coupures, dont le ballet, il s’agit de la plus convaincante version scénique, musicale et vocale de La Juive entendue à ce jour.

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Publié le 26 Octobre 2016

L’Ange de feu (Sergueï Prokofiev)
Représentation du 23 octobre 2016
Opéra de Lyon

Ruprecht Laurent Naouri
Renata Ausrine Stundyte
L'Hôtesse Margarita Nekrasova
Voyante/ Mère supérieure Mairam Sokolova
Jakob Glock Vasily Efimov
Aggripa von Nettesheim/ Méphistophélès Dmitry Golovnin
Faust Taras Shtonda
Serviteur/ L'Aubergiste Ivan Thirion
Inquisiteur/ Heinrich Almas Svilpa
Le médecin Yannick Berne

Mise en scène Benedict Andrews
Direction musicale Kazushi Ono
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon                      
Ausrine Stundyte (Renata)
Production de la Komische Oper de Berlin (2014)

Progressivement, et surtout depuis les cinq dernières années, pas une des incarnations de la soprano lituanienne Ausrine Stundyte n’a laissé indifférent.

Il y a chez cette chanteuse au tempérament scénique fauve, une manière instinctivement physique de s’engager pour assumer des rôles d’une violence et d’un érotisme puissant.

Elle est donc une interprète naturelle des forces occultes de l’héroïne imaginée par le poète russe Valery Bryusov, l’inspirateur du livret de Sergueï Prokofiev.

Cet opéra, intense et sinueux, nous confronte à ces forces internes et mystérieusement terrifiantes qui peuvent aussi bien surgir de nous-mêmes que des personnes que nous pouvons rencontrer

Ausrine Stundyte (Renata)

Ausrine Stundyte (Renata)

Renata, hantée par son ange de feux qu’elle a cru reconnaître par le passé en Heinrich, est soumise à des déchirements que ni la voyante, ni le grand maître Agrippa de Nettesheim, ni la compagnie des sœurs ne peuvent aider à l’en libérer.

Prise dans cette fuite folle, la bienveillance initiale du chevalier Huprecht est rudement mise à mal, et l’on voit le jeune homme progressivement être tenté par les démons, la mort, dans le duel du troisième acte, puis le diable. Quelque part, lui aussi, habité par ses croyances sur l’Amour, devient esclave de son désir obsessionnel pour Renata, et le paradoxe de l’œuvre est que c’est finalement l’Inquisiteur qui va mettre un terme à ce non-sens en condamnant la jeune femme au bûcher.

Nous nous trouvons donc face à une œuvre qui cherche à traduire l’inexplicable de la nature humaine en le situant dans le monde obscurantiste allemand qui précède le siècle des Lumières.

Mairam Sokolova (La voyante)

Mairam Sokolova (La voyante)

Pour un metteur en scène de théâtre tel Benedict Andrews – l’œuvre de William Shakespeare représente une part majeure de ses productions -, « The Fiery Angel » est un défi car il doit s’emparer d’une dramaturgie resserrée que la musique draine sans le moindre répit.

Il utilise donc des techniques théâtrales qui permettent des changements de lieux et de situations rapides. Le plateau tournant de la scène de Lyon est ainsi fortement sollicité tandis que des doubles de Renata et Huprecht changent incessamment les configurations de panneaux amovibles gris pour redessiner des chambres, des salons, des coins de rue ou de grandes places vides.

Cette conception très fonctionnelle, ingrate et peu onéreuse, rappelle inévitablement la manière avec laquelle Olivier Py monte certaines de ses pièces de théâtre.

Benedict Andrews nous situe dans un monde contemporain, sarcastique, qui ne laisse aucune place au rêve et qui évoque les angoisses de jeune fille de Renata en la ramenant vers son enfance. Il ne sur-interprète rien, et nous laisse face au non-sens des situations tout en exigeant de la part des chanteurs une vivacité et un réflexe théâtral qui accroche le spectateur.

Laurent Naouri (Ruprecht)

Laurent Naouri (Ruprecht)

Les variations de jeux d’ombres et de lumières prennent une valeur impressive froide qui croise les méandres ronflants et glacés de la musique.

Cette musique, l’orchestre de l’Opéra de Lyon se l’approprie sans ambages en accentuant non pas les effets dissonants ou le lyrisme, mais plutôt la crudité expressive, la richesse polyphonique et la compacité orchestrale. 

Kazushi Ono ne lâche rien, n’a aucun complexe à laisser des jaillissements sonores résonner jusqu'à saturation, et réussit naturellement à rendre la scène des squelettes la plus saisissante possible.

Dans ce délire, Ausrine Stundyte n’en finit pas d’impressionner par sa noirceur et ses expressions vocales un peu brutes et directes, la malléabilité de son propre corps qu’elle offre totalement comme langage aussi fort que son chant, une plénitude artistique qui démontre à chacun ce que l’on peut rendre quand on croit à ce que l’on vit.

Ausrine Stundyte (Renata)

Ausrine Stundyte (Renata)

Il suffit de voir comment Laurent Naouri a bien du mal à contenir une telle énergie pour réaliser la difficulté du rôle de Ruprecht. La langue slave lui convient très bien, on découvre ainsi que le chanteur français s’approprie les couleurs de cette langue avec esprit, et qu’il est touchant par cette impression de dépassement qu’il renvoie, même si la comédie prend parfois le pas sur la vraisemblance des affects et des sentiments de désespoir.

Formidable Méphistophélès de Dmitry Golovnin, terriblement franc et machiavélique, étrange voyante de Mairam Sokolova au contralto prononcé, chaleureuse et maternelle hôtesse de Margarita Nekrasova, ces artistes donnent un relief pictural et un caractère fort à ce monde dérangeant.

Les chœurs de l’Opéra de Lyon, voués à la musicalité et aux capacités vocales qu’exige la partition, démontrent également leur facilité à s’abandonner au chaos organisé du dernier acte quand les sœurs s’imprègnent à la folie des délires de l’héroïne.

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Publié le 13 Octobre 2016

Norma (Vincenzo Bellini)
Edition de Maurizio Bondi et Riccardo Minasi
Représentation du 12 octobre 2016

Théâtre des Champs-Elysées

Norma Cecilia Bartoli
Adalgisa Rebeca Olvera
Polione Norman Reinhardt
Oroveso Péter Kálmán
Clotilde Rosa Bove
Flavio Reinaldo Macias
Direction musicale Gianluca Capuano
Mise en scène Patrice Caurier, Moshe Leiser
Orchestre I Barocchisti
Coro della Radiotelevisione svizzera, Lugano
Production Festival de Salzbourg (2013)

                                                                                      Cecilia Bartoli (Norma)

En provenance du Festival de la Pentecôte de Salzbourg et de la 'maison de Mozart', salle d’opéra inaugurée en 1925 et rénovée afin d’y entendre dans les meilleures conditions possibles des instruments anciens, la production de ‘Norma’ conçue par Patrice Caurier et Moshe Leiser est invitée pour quatre soirées par le Théâtre des Champs-Elysées.

Si la scénographie a été fraîchement accueillie lors de la première représentation, l’interprétation musicale, elle, a surpris plus d’un auditeur.

Car on peut effectivement entendre, à travers cette lecture par un orchestre baroque, une continuité avec le ‘Tristan und Isolde’ intimiste que Daniele Gatti avait dirigé ici même, la saison passée, à la tête de l’Orchestre National de France. 

Cecilia Bartoli (Norma)

Cecilia Bartoli (Norma)

Épure du tissu orchestral, qui confine parfois à la discrétion la plus absolue, célérité haletante des enchaînements, qui ne laissent qu’un bref instant de reprise aux chanteurs, timbres automnaux des bois et des vents, rugueux et brillants à la fois, flûtes fuyantes telles des fusées, cuivres qui crachent des paillettes d’argent, les tourbillons de cordes ainsi colorés reproduisent la folie et les impertinences de la vie sans rechercher la moindre emphase.

C’est caractéristique de l’ensemble ‘I Barocchisti’ qui, sous la direction de Gianluca Capuano, nerveuse mais très attentive aux chanteurs, évolue habituellement dans le répertoire du XVIIème et XVIIIème siècle, mais est totalement inattendu dans la musique romantique de Bellini, qui semble comme happée par une spontanéité rythmique décalée.

Les solistes, pourtant, se fondent entièrement dans cette musique, que son atmosphère soit mélancolique ou dithyrambique.

Rebeca Olvera (Adalgisa)

Rebeca Olvera (Adalgisa)

Et pour qui les vocalises de Cecilia Bartoli peuvent paraître excessivement techniques, l’interprétation qu’elle rend de la prêtresse, totalement différente de celles de Maria Callas ou Shirley Verrett, est une merveille de délicatesse musicale, d’agilité étourdissante et d’effets de styles théâtraux, quelques fois exagérés, mais qui réservent aussi de très belles images élégiaques et éphémères. 

Elle n’est pas pathétique, ressemble plus à un personnage mozartien ou rossinien, mais ses qualités de comédiennes sont réalistes et très bien mises en valeur.

A cette Norma baroque est associée une partenaire d’une très belle fraîcheur musicale, Rebeca Olvera. Son Adalgisa est chantée avec une telle netteté et une telle jeunesse qu’elle évoque les héroïnes naïves du répertoire français, et offre de très touchants tableaux joués avec une vérité expressive qui se devine sous les clairs obscurs de la scénographie. 

Et il en va de même pour Norman Reinhardt, en Polione, ténor de charme au style superbement soigné et séducteur, l’antithèse de la version rude et puissante de Marco Berti, la saison passée.

Rebeca Olvera (Adalgisa) et Cecilia Bartoli (Norma)

Rebeca Olvera (Adalgisa) et Cecilia Bartoli (Norma)

C’est bien évidemment l’unité stylistique entre ces trois chanteurs qui fait le prix artistique de cette ‘Norma’ atypique, certes dénuée de sentiments tragiques, mais d’une musicalité vivifiante miraculeuse.

Péter Kálmán, Oroveso d’une naturelle autorité, Rosa Bove et Reinaldo Macias, respectivement en Clotilde et Flavio, complètent une équipe liée par l’unité chaleureuse d’un chœur compact et dramatiquement engagé.

Reste l’acceptation du parti-pris scénique qui assimile le contexte de la Guerre des Gaules à celui de l’occupation allemande. 

La première scène qui s’ouvre sur le décor d’une salle de classe à l’ancienne, illuminée avec naturel et sens de l’émotion, où l’autorité s’impose à des élèves disciplinés, renvoie à une image d’Epinal tellement nostalgique, que l’on peut y voir le rêve d’un monde disparu qui ne correspond plus à la réalité d'aujourd’hui.

Cecilia Bartoli (Norma) et  Norman Reinhardt (Polione)

Cecilia Bartoli (Norma) et Norman Reinhardt (Polione)

On ne peut donc pas parler d’actualisation, mais d’un effort pour recréer un monde cohérent et auquel on puisse croire, s’il n’y avait manifestement un décalage indépassable avec le contenu de l’histoire. 

La direction théâtrale est travaillée et recherche autant l’exaltation de grands sentiments poétiques que la traduction des violences nées de l’oppression des dominants.

On pourrait même y voir une inspiration des climats et des comportements intimes que sait si bien mettre en scène Dmitri Tcherniakov, par exemple dans ‘Eugène Onéguine’ ou ‘Dialogues des Carmélites’, sans toutefois réussir à dégager une interprétation qui révolutionne le sens de l’ouvrage.

Et la dernière scène où l’école s’enflamme autour des deux amants est très impressionnante à voir sur les planches d'un théâtre par la manière de lui donner une progression dramatique en même temps que la musique s’amplifie, et ne cesse définitivement.

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Publié le 5 Octobre 2016

Samson et Dalila (Camille Saint-Saëns)
Répétition générale du 28 septembre et représentation du 04 octobre 2016
Opéra Bastille

Dalila Anita Rachvelishvili 
Samson Aleksandrs Antonenko 
Le Grand Prêtre de Dagon Egils Silins 
Abimélech Nicolas Testé 
Un Vieillard hébreu Nicolas Cavallier 
Un Messager philistin John Bernard 
Premier Philistin Luca Sannai 
Deuxième Philistin Jian-Hong Zhao 

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Damiano Michieletto (2016)

Coproduction avec le Metropolitan Opera, New York
Diffusion sur Arte Concert dès le 14 octobre 2016.            
 Philippe Jordan

Malgré une entrée tardive au répertoire de l'Opéra National de Paris - le chef-d’œuvre de Camille Saint-Saëns dut attendre 15 ans pour faire son entrée au Palais Garnier en 1892 -, 'Samson et Dalila' devint, pendant près d'un demi-siècle, l'opéra le plus joué par l'institution parisienne après le 'Faust' de Charles Gounod.

Mais depuis la seconde guerre mondiale, l'oeuvre a entamé un lent déclin pour disparaître totalement des planches depuis la prise en main de la scène Bastille par Hugues Gall en 1995.

Anita Rachvelishvili (Dalila)

Anita Rachvelishvili (Dalila)

A l'instar de 'Rigoletto', la saison passée, et de 'Lohengrin', l'hiver prochain, la nouvelle production de 'Samson et Dalila' est donc, avant tout, un hommage à la mémoire des oeuvres d'avant-guerre les plus représentées à l'Opéra de Paris.

On peut même y voir une continuité avec la nouvelle production de ‘Moïse et Aaron’ créée à l’Opéra Bastille en octobre dernier, qui donne le sentiment que les œuvres bibliques vont s’inscrire en filigrane dans la programmation de Stéphane Lissner.

Et en confiant la direction orchestrale d’une œuvre aussi symphonique à Philippe Jordan, la promesse d’une lecture puissante qui accorde la part belle à la clarté, aux reflets de métal, à la délicatesse des motifs réminiscents, et qui réserve des passages d’une intemporalité sublime, est implacablement tenue.

 Aleksandrs Antonenko (Samson)

Aleksandrs Antonenko (Samson)

Cet art de l’envoutement atteint naturellement son paroxysme quand il se lie à l’expressivité du chœur ou à l’élégie d’un artiste.

Ainsi, rien que le premier acte est d’une beauté à couper le souffle au moment où des vieillards viennent soutenir le très émouvant Nicolas Cavallier dans son invocation à la révolte, et surtout lorsqu’il s’achève sur la rêverie de Dalila, ‘Printemps qui commence, portant l’espérance’ chantée par une Anita Rachvelishvili merveilleuse de finesse. 

Son air est non seulement d’une irréalité hypnotisante, mais allié de cette manière aux tissures frémissantes et immatérielles de l’orchestre, l’auditeur est immanquablement transporté hors de lui-même en toute inconscience.

Nicolas Cavallier (Un Vieillard Hébreu)

Nicolas Cavallier (Un Vieillard Hébreu)

Philippe Jordan ne perd cependant pas prise avec le théâtre musical, et sa lecture gradue les enchaînements dramatiques, nuance les transitions et colore la peinture harmonique d’une patine cuivrée qui ne recouvre pas la boiserie des cordes, mais qui s’y mêle pleinement. 

Les grandes fresques majestueuses de l’opéra russe ne sont plus très loin.

Et même l’agitation de la bacchanale exalte la sensualité des ornements et une intensité tumultueuse où chaque percussion résonne avec une netteté magnifique.

Le directeur musical est en compagnie d’une équipe qu’il apprécie, et cela se voit.

Anita Rachvelishvili ne réalise pas seulement une inoubliable démonstration de sensibilité lorsqu’elle incarne la Dalila séductrice – subtiles descentes chromatiques d’un charme fou -, mais se révèle totalement terrestre et d’une violence passionnelle saisissante quand elle se livre à ses intentions manipulatrices et vengeresses au début du second acte.

Anita Rachvelishvili (Dalila)

Anita Rachvelishvili (Dalila)

Sa tessiture projette une noirceur sauvage qui s’oppose à sa douceur initiale, comme si elle levait brutalement un voile sur sa personnalité. Véritablement, elle est un animal scénique fascinant.

Son partenaire, Aleksandrs Antonenko, a un timbre moins séducteur, mais il tire son charisme d’un intense engagement dramatique, d’aigus pénétrants, et d’une détresse qui d’emblée lui donne une dimension tragique. Sa confrontation vocale avec le chœur est donc toujours triomphante, et ses intonations de bête mortellement blessée portent une âme inévitablement touchante au dernier acte.

Le Grand Prêtre de Dagon, incarné par Egils Silins, rappelle beaucoup son Wotan autoritaire mais quelque peu agité pour installer une stature solide, malgré quelques interactions théâtrales fortes avec Dalila, au second acte.

 Aleksandrs Antonenko (Samson)

Aleksandrs Antonenko (Samson)

Et Nicolas Testé, dans une mise en scène qui accentue l’inhumanité d’Abimélech, sert un portrait encore plus insoutenable du satrape de Gaza.

D’une coproduction avec le Metropolitan Opera de New York on pouvait s’attendre à une mise en scène peu évocatrice, le travail de Damiano Michieletto réussit pourtant à actualiser un propos qu’il n’est pas évident d’illustrer à partir d’un livret au contenu faiblement dramaturgique.

Le premier acte ouvre sur une muraille éclairée d’une lumière bleu-gris acier, derrière laquelle les chœurs israélites se lamentent, et apparaissent vêtus d’habits pauvres.  Samson est leur lueur d’espoir, et ils sont très bien dirigés afin de communiquer visuellement cette attente qu’ils posent sur lui.

Chœur israélite

Chœur israélite

Les soldats Philistins, en noir et armés de fusils d’assaut, brutalisent à outrance ce peuple, et la danse des prêtresses est utilisée pour jouer un rêve prémonitoire, véritable mise en garde pour le héros.

Dalila, elle, apparaît dans une chambre dont la forme en parallélépipède rappelle celle de Lady Macbeth de Mzensk’ dans la mise en scène érotique de Martin Kusej.  Mais le mobilier luxueux et les adolescents qu’incarne le chœur des Philistines la font plutôt apparaître comme la femme d’un dictateur, vivant à l’écart de la violence de ses exactions.

Damiano Michieletto donne beaucoup d’intensité et de tendresse à la rencontre entre Samson et Dalila, mais il fait également évoluer leur personnalité au cours du drame.

 Aleksandrs Antonenko, Anita Rachvelishvili et Philippe Jordan - Répétition générale

Aleksandrs Antonenko, Anita Rachvelishvili et Philippe Jordan - Répétition générale

Ainsi, Samson se détruit lui-même en se coupant les cheveux après avoir évité le (faux) suicide de Dalila, armée d’un couteau. 

Et dans le troisième acte, c’est Dalila qui, prise de remord, prépare l’incendie du temple.

Le temple de Dagon est par la suite envahi par le chœur des Philistins qui se laisse aller à une fête dionysiaque richement habillée et colorée, petit monde qui n’est obsédé que par l’or et l’argent. 

A la déviance de Samson vis-à-vis de son Dieu israélite, le metteur en scène oppose ainsi l’unique Dieu que connaissent les philistins, l’argent, argent sous lequel ils finiront tous recouverts lors du cataclysme final.  Il s’agit ici de l’évocation d’une société actuelle matérialiste qui ne croit plus en rien. 

Anita Rachvelishvili et Aleksandrs Antonenko - Première représentation

Anita Rachvelishvili et Aleksandrs Antonenko - Première représentation

Le couple, lui, finit enlacé dans une ultime image qui évoque une inévitable Rédemption.

Et le chœur, puissant acteur, aura été de bout-en bout passionnant d’expressivité, volontaire dans les envolées épiques, et profondément poétique dans ses moments de douceurs.

Diffusion au cinéma le 13 octobre, sur Arte Concert à partir du 14 octobre, et sur France Musique le 23 octobre.

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Publié le 26 Septembre 2016

Otello (Giuseppe Verdi)
Représentations du 24 et 25 septembre 2016
Teatro Real de Madrid

Otello Gregory Kunde (24) / Alfred Kim (25)
Iago George Petean (24) / Angel Odena (25)
Cassio Alexey Dolgov (24) / Xavier Moreno (25)
Desdemona Ermonela Jaho (24) / Lianna Haroutounian (25)
Roderigo Vicenc Esteve
Ludovico Fernando Rado
Emilia Gemma Coma-Alabert

Mise en scène David Alden (2014)
Direction musicale Renato Palumbo
Choeur et Orchestre Titulaire du Teatro Real
Pequenos Cantores de la Communidad de Madrid

                                                              Gregory Kunde (Otello) et Ermonela Jaho (Desdemona)

Coproduction avec l'English National Opera et le Kungliga Operan de Stockholm

La saison 2016/2017 du Teatro Real de Madrid ouvre fièrement avec une production d''Otello' chantée par deux distributions différentes.

La mise en scène est signée David Alden, un habitué des maisons de répertoire.

Au milieu d'un décor unique qui évoque les ruines d'un ancien palais, une arche délabrée laisse entrevoir un arrière-plan qui se modifie pour évoquer aussi bien un horizon heureux et lumineux, qu'une muraille ornée de quelques traces de peinture dorées témoins d'un passé glorieux.

Le sol, lui, est recouvert de décorations clairsemées qui semblent inspirées des vestiges antiques de Pompeï ou d'Herculanum.

Gregory Kunde (Otello)

Gregory Kunde (Otello)

Cet aspect misérable, qui reflète les sentiments déliquescents intériorisés par Otello, est renforcé par des éclairages latéraux qui créent des zones d'ombre, en phase avec les teintes de la musique.

Chaque personnage, sans exception, est amené à un moment ou à un autre à s'y dissoudre.

Pourtant, ce parti pris visuel pourrait avoir une grande force si David Alden se montrait plus réaliste dans sa manière de faire vivre la foule et les protagonistes.

Agitation surjouée et insensée, mouvements dansés au rythme de la musique mais sans aucune signification dramaturgique, ce type de direction d'acteurs désuète donne l'impression que le Teatro Real a oublié les enseignements de Gerard Mortier, et son corollaire : toujours tenir une grande exigence théâtrale.

George Petean (Iago)

George Petean (Iago)

Néanmoins, le théâtre est dans la musique, et la direction orchestrale volumineuse et colorée de Renato Palumbo, qui n'évite pas toujours une certaine épaisseur, crée une tension permanente impressionnante.

Les noirceurs sont mises en exergue, les solos des vents sont fortement surlignés, et les nuances inquiétantes renforcent l'atmosphère hitchcockienne de l'interprétation.

La fluidité du discours n'est pas sans prudence, mais cela peut traduire une nécessité de ne pas trop presser les chanteurs et leur laisser le souffle suffisant.

Le souffle n'est certainement pas la faiblesse du choeur, qui est le grand héros de la soirée, varié et nuancé de couleurs, volontaire et uni dans les grands moments de force, et magnifiquement stratifié avec un art du fondu enchaîné qui permet d'en apprécier tous les détails.

Les petits chanteurs de la Jorcam sont eux aussi sensiblement élégiaques et joyeux dans la pittoresque scène de la mandore.

Gregory Kunde (Otello) et Ermonela Jaho (Desdemona)

Gregory Kunde (Otello) et Ermonela Jaho (Desdemona)

Deux distributions sont donc à l'affiche.

La première réunit, dans les trois rôles principaux d'Otello, Desdemona et Iago, Gregory Kunde, Ermonela Jaho et George Petean.

Tous trois sont de fins musiciens, soucieux des lignes, ce que les spectateurs de la télédiffusion ont pu apprécier en direct le 24 septembre soir.

En effet, phénoménal chanteur, Gregory Kunde est un Otello dont les inflexions et les nuances rappellent beaucoup celles de Luciano Pavarotti. Il est doué d'une tessiture un peu plus sombre, allie puissance animale et art séducteur de la déclamation, et rayonne d'une énergie virile sans jamais verser dans la caricature.

Ermonela Jaho (Desdemona)

Ermonela Jaho (Desdemona)

Chaque phrasé interpelle par sa netteté d'élocution, et l'élégance avec laquelle il lie son chant lui attache naturellement une essence noble et inaltérable.

Cependant, rôdé aux productions conventionnelles mal dirigées, il ne peut qu'offrir un jeu scénique sommaire qui affaiblit aussi la crédibilité de son incarnation, théâtralement parlant.

Un Jonas Kaufmann pourrait donc, à l'avenir, prendre un avantage s'il se montrait d'une vérité de geste plus grande.

Ermonela Jaho, elle, est sublime aussi bien dans les larges envolées que dans les subtiles expressions filées avec goût et délicatesse. Très à l'aise dans les aigus, son médium est plus tourmenté, et son incarnation penche davantage vers la Violetta mélodramatique imaginée par Verdi pour 'LaTraviata'.

Elle est immédiatement touchante, et les fragilités qu'elle dessine évoquent une forme d'idéalisme de jeunesse aveugle à la réalité qui se présente.

Alexey Dolgov (Cassio)

Alexey Dolgov (Cassio)

Quant à George Petean, ses belles qualités de couleurs et de chant en font un Iago dont on ressent, malgré les noirceurs, le prolongement du coeur sur les lèvres, ce qui le rapproche plus d'un Rigoletto, autre célèbre et complexe personnage verdien.

Car dans le rôle de Iago, priment l'esprit de manipulation, la haine transformée en génie, et la violence éruptive dissimulée sous des accents caressants. Iago est un mauvais, et cela doit se sentir.

En Cassio, Alexey Dolgov se révèle peu séducteur, et fait beaucoup penser à ces personnages populaires bouffes que l'on retrouve dans les opéras de Moussorgski ou Rimski-Korsakov.

Gregory Kunde (Otello)

Gregory Kunde (Otello)

La seconde distribution s'avère dans l'ensemble plus dramatique, mais également plus naturaliste dans ses expressions vocales, si l'on excepte Lianna Haroutounian.

La soprano arménienne est véritablement une grande Desdémone. Avec un impact aussi large qu'Ermonela Jaho, elle fait entendre pourtant, en première partie, un vibrato prononcé, ce qui rend son duo d'amour moins onctueux.

Mais par la suite, sa stature est bien celle d'une femme forte et blessée, et la variété des sentiments colorés de tendresse et de noirceur renvoie l'image d'une femme d'une grande maturité, qui semble avoir dépassé le stade des pleurs pour se réveiller torturée dans l'âme.

Lianna Haroutounian (Desdemona)

Lianna Haroutounian (Desdemona)

Spectaculaire lutte avec Otello à l'acte III, noblesse des incantations - l'Elisabeth de 'Don Carlo' n'est plus très loin -, elle est à tomber à genoux au moment où elle chante seule 'la chanson du saule', avant de se livrer à une prière magnifique et chargée de peines.

Si elle est aussi fortement touchée au salut final, elle le doit à son engagement qui a atteint un public conquis par un tel sens du tragique.

Alfred Kim (Otello)

Alfred Kim (Otello)

Alfred Kim, lui, a la puissance que l'on attend d'Otello, mais pas toutes les nuances. Timbre monolithe et gris, tension hystérique, le Maure apparaît d'emblée vidé de son âme et confiné à un vide misérabiliste.

Acteur de la folie il est, et c'est pourquoi le lamento qu'il verse après avoir violemment accusé Desdémone est si saisissant.

Cette façon de chanter trop froide et peu orthodoxe ne nuit cependant pas trop à son incarnation, car elle s'inscrit dans un vérisme qui peut s'accepter dans une mise en scène où tout est d'avance décrépit.

Lianna Haroutounian (Desdemona)

Lianna Haroutounian (Desdemona)

Et Angel Odena, en Iago, est encore plus vériste, ce qui fait son effet mais lasse vite, alors que Xavier Moreno ne rend pas plus de brillance à Cassio.

Belle tenue de Gemma Coma-Alabert, en Emilia, qui se montre, dans la scène finale, vaillante face à la rage d'Otello.

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Publié le 21 Septembre 2016

Tosca (Giacomo Puccini)
Représentation du 20 septembre 2016
Opéra Bastille

Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Marcelo Alvarez
Il Barone Scarpia Bryn Terfel
Cesare Angelotti Alexander Tsymbalyuk
Il Sagrestano Francis Dudziak
Spoletta Carlo Bosi

Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger

                     Anja Harteros (Tosca)

Remplaçant depuis 2014 la production usée de Werner Schroeder, la nouvelle mise en scène de ‘Tosca’ par Pierre Audi s’articule autour d’une immense croix, massif et envahissant élément de décor omniprésent.

Elle symbolise d’abord la structure de base de l’église Sant’Andrea della Valle, au premier acte, peinte sur son flanc des nus féminins éthérés nés de l’imaginaire de Cavaradossi, puis,  le poids de plus en plus oppressant des convictions religieuses de la cantatrice, et enfin, la nature violente et politique de ce pouvoir clérical.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

Les appartements de Scarpia, au palais Farnèse, révèlent sa connaissance des sciences – présence de nombre d’objets finement dorés, lunette, globe … -, et donc sa distance avec la religion.

Le fond circulaire rouge et rapproché de l’avant-scène n’évoque pas grand-chose, mais s’avère un atout pour la projection vocale des artistes.

Quant au dernier acte situé sur un terrain de campagne militaire, loin des terrasses du château Saint-Ange, et sans poésie, il annonce surtout une fin misérable pour tous.

Depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, près de 120 représentations sur 12 saisons ont permis d’apprécier toutes les facettes interprétatives possibles de ‘Tosca’, aussi bien de la part des chanteurs principaux que de la direction orchestrale.

Marcelo Alvarez (Cavaradossi)

Marcelo Alvarez (Cavaradossi)

Le trio de ce soir, Anja HarterosMarcelo Alvarez et Bryn Terfel, dirigé par Dan Ettinger, offre au public heureux une soirée d’une grande intensité, spectaculaire, l’image même que l’on peut avoir de l’opéra démonstratif des grandes maisons de répertoire.

La soprano allemande fait une entrée magistrale, agitée et animée par des sentiments de jalousie dont elle renforce la nature animale aussi bien par l’agressivité de ses intonations que par sa gestuelle impulsive aux envolées tournoyantes.

Aigus sauvages, pénétrants et rayonnants, féminité noble au cœur saignant semblant palpiter dans une insécurité permanente, elle est une belle femme passionnante à suivre, fascinante par l’écart de tempérament qu’elle incarne au regard de sa nature personnelle réservée.  

Couleurs vocales torturées dans les graves, médium au grain composite plus complexe, elle conserve pendant deux actes un dramatisme qu’elle laisse tomber au dernier tableau pour peindre une Tosca enfantine, comme si le meurtre de Scarpia l’avait libérée d’un rôle d’actrice qui avait suppléé à son immaturité affective.

Bryn Terfel (Scarpia) et Anja Harteros (Tosca)

Bryn Terfel (Scarpia) et Anja Harteros (Tosca)

Grandiose Marcelo Alvarez ! Certes, d’autres interprètes auraient privilégié plus de mesure, mais une telle générosité d’aplomb, un tel rayonnement solaire et affirmé, un si grand plaisir à envahir la salle et à exalter une pleine forme et un cri d’amour lancé sans condition à la vie, ne peuvent qu’éblouir et pousser chacun à se libérer de soi avec la même force.

Bryn Terfel, lui, bête de scène puissamment brutale, fige Scarpia dans sa nature implacablement libidineuse, n’humanise donc pas son personnage, mais se situe dans la même ligne exceptionnellement efficace que ses partenaires.

Suffocations réalistes lors de son assassinat, sans effets grandguignolesques.

Et Alexander Tsymbalyuk, en Cesare Angelotti, et Francis Dudziak, en Sacristain, accompagnent avec une verve tout aussi théâtrale ces trois grands artistes.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

Dans la fosse, Dan Ettinger fait une forte impression au premier acte, en imprimant à la musique une prégnance virile, un panache rutilant et des détails orchestraux qui soulignent nettement les ombres des tressaillements des protagonistes.

Cette première partie s’achève comme si nous avions tous reçu un formidable coup de poing, et le chef reste longuement à applaudir l'ensemble des musiciens pour un tel engagement, qui se poursuivra au second acte.

Toutefois, dans l'acte ultime, le merveilleux réveil auroral est dirigé de façon plus conventionnelle, pas aussi ciselé et mystérieux qu’il pourrait l’être, et les nuances poétiques ne semblent être la préoccupation principale du jeune chef israélien qui, avant tout, soigne la cohérence théâtrale et musicale.

Chute de tension sur cette dernière partie, mais une représentation qui restera dans les mémoires.

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