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Publié le 12 Février 2014

Brokeback Mountain (Charles Wuorinen)
Livret d'Annie Proulx, basé sur son oeuvre homonyme
Représentations du 05 et 07 février 2014
Teatro Real de Madrid

Ennis del Mar Daniel Okulitch
Jack Twist Tom Randle
Alma Heather Buck
Lureen Hannah Esther Minutillo
Aguirre / Hog-boy Ethan Herschenfeld
Madre de Alma Celia Alcedo
Padre de Jack Ryan MacPherson
Madre de Jack Jane Henschel
Camarera Hilary Summers
Vendedora Letitia Singleton
Vaquero Gaizka Gurruchaga
Bill Jones Vasco Fracanzani

Direction musicale Titus Engel                               Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)
Mise en scène Ivo van Hove
Création Mondiale

Initialement prévue pour le New York City Opera, la création mondiale de Brokeback Mountain est apparue d'emblée comme un succès auprès de la presse internationale et du public madrilène, alors que l'on pouvait s'attendre à un accueil au moins partiellement houleux.

Il n'en a rien été, et cela on le doit à l'ensemble des composantes de cet opéra, la qualité du texte du livret, la justesse de l'écriture musicale et de son interprétation - même si elle n'est pas novatrice, la sensibilité de la mise en scène, et l'entière implication de cœur de tous les artistes, les deux rôles principaux masculins en particulier.

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Mortier avait prévenu, loin d'en faire un étendard gay qui tuerait l'universalité du propos, l'accent est mis sur la force d'un amour vital qu'aucune valeur illusoire de la société ne peut contrer.

Les femmes respectives d'Ennis et Jack, Alma et Lureen, avec lesquelles ils auront chacun des enfants, ne comprennent pas l'attachement entre les deux hommes, mais, également, ne considèrent pas leur propre mariage comme un pur sacrement de leur amour. L'une y voit un moyen pour atteindre un statut social, l'autre en attend une immense satisfaction sexuelle. Il y a donc des conditions et des attentes d'un côté, et, de l’autre, un amour inconditionnel qui n'existe que pour lui-même.

Hannah Esther Minutillo (Lureen)

Hannah Esther Minutillo (Lureen)

Dans sa mise en scène, Ivo van Hove représente cela en montant sur un même plateau les intérieurs des deux appartements où les deux hommes vivent en famille, ainsi que la chambre de motel où ils peuvent se retrouver. La scène, totalement encombrée de meubles aux formes et couleurs aseptisées, devient ainsi le contraire de ce grand espace désolé présent en première partie, et planté sous une large projection des paysages montagneux du Wyoming.

Par ailleurs, comme seul souvenir de ce grand moment de liberté, apparaît dans le salon de Jack un petit téléviseur noir et blanc qui diffuse en continu un film d'aventure se déroulant dans une nature sauvage, seule compensation pour un homme dorénavant coupé de son environnement naturel d'origine.

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Mais ce n'est pas la scénographie, simple et très lisible, qui est le point fort de ce travail, sinon la délicate et sensible construction des rapports humains qui lient les personnages de ce drame.
La relation entre Ennis et Jack est en effet finement teintée de tendresse réciproque, mais à un point que l'on en vient à voir cela d'un œil totalement extérieur et à admirer la capacité d'intériorisation de Daniel Okulitch et Tom Randle à incarner les deux cowboys avec une telle aisance. Même leur violence quand ils se bagarrent pour une unique fois est jouée avec un réalisme rare sur une scène lyrique.
 

Et si tout parait simple pour Jack, ce n'est pas le cas d'Ennis qui doit dépasser nombre d'obstacles, son conditionnement familial, la crainte du regard des autres, et sa terreur profonde engendrée par un meurtre homophobe dont il entendit le récit lorsqu'il était adolescent.

La permanence de cet amour est, il est vrai, surlignée un peu fortement lors des interludes, en affichant à gros trait la valeur du temps qui passe - quatre ans après, dix ans après ... – mais il s’agit bien de montrer cette force infaillible qui dépasse les deux hommes eux-mêmes.

 

  

                                                                        Heather Buck (Alma)

Après la mort de Jack, la confrontation d’Ennis aux parents de son ami donne lieu à une scène de dénouement attendue sans qu’elle ne perde de sa force émotionnelle. Il faut dire que Ryan MacPherson et Jane Henschel montrent le visage de parents pétris de douleurs de façon très différente : le père crache littéralement son refus de se voir encore plus séparé du souvenir de son fils, alors que la mère arrive à conserver son empathie pour Ennis - malgré l’immense sentiment de perte - qu’elle reconnait comme le seul ami de son fils.
Ne restent plus que les regrets de cet homme maintenant seul.

Si la manière de traiter un tel sujet est aussi bien passée auprès des spectateurs, elle le doit pour beaucoup à l’ensemble des interprètes. Daniel Okulitch et Tom Randle sont superbement complémentaires, et ils allient à la fois une perfection physique démonstrative – au risque de flirter avec les standards esthétiques de la culture médiatique gay – et une très belle caractérisation vocale.

Daniel Okulitch (Ennis)

Daniel Okulitch (Ennis)

Le jeune baryton canadien dégage une force charnelle magnifique, alors que son partenaire est tout autant incisif et déterminé dans son art déclamatif.

Dans les deux rôles principaux féminins, Hannah Esther Minutillo est toujours aussi reconnaissable de par son timbre un peu étrange et sauvage, mais Heather Buck, qui a un rôle plus conséquent, étale un tempérament bouillonnant qu’elle soutient avec un bien séduisant accent.

Et les petits rôles réservent également de petites surprises, comme la voix contralto ambiguë d’Hilary Summer et la délicatesse précieuse de Laetitia Singleton.

Brokeback Mountain (Wuorinen-Proulx-van Hove) Madrid

Quant à la musique de Charles Wuorinen, elle a été composée autant pour soutenir un climat intime que pour décrire le mystère sombre des grands espaces, ou bien pour porter toutes les contradictions humaines du langage des artistes.

L’orchestre, riche de plus de soixante-dix instruments, met en valeur un très large panel de sonorités depuis la douceur liquide du piano et des xylophones aux accents de cordes les plus arides. Les vents viennent piquer le chant des protagonistes, en décrire l’agitation intérieure, mais ils peuvent aussi s’estomper devant le lyrisme des archets lorsqu’ils évoquent les rêves de liberté des êtres.

Le chant et la musique sont donc intimement liés à la vie des corps et aux menaces d’un monde oppressant.

Jane Henschel (la mère de Jack)

Jane Henschel (la mère de Jack)

Et c’est cette fusion parfaite entre un drame tendu en permanence – avec de rares moments de relâchements -, une musique alliée à l’action mais qui ne cherche pas à dominer la force expressive des chanteurs, et, surtout, un livret (écrit par Annie Proulx à partir de sa propre nouvelle) psychologiquement complexe et qui ménage le public du théâtre lyrique – celui-ci y vient généralement pour le pur plaisir esthétique – qui fait de cette œuvre une totalité qui captive le spectateur dans son rapport à la vie.

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Publié le 22 Janvier 2014

La Force du destin (Giuseppe Verdi)
Représentation du  18 janvier 2014
Oper Köln (Cologne)

Il Marchese di Calatrava Wilfried Staber
Leonora di Vargas Adina Aaron
Don Carlo di Vargas Vladimir Stoyanov
Alvaro Burkhard Fritz
Padre Guardiano Young Doo Park
Fra Melitone Matias Tosi
Preziosilla Katrin Wundsam
Mastro Trabuco Ralf Rachbauer
Alcalde Marcelo de Souza Felix
Chirurgo Luke Stoker
Curra Andrea Andonian

 Chor der Oper Köln & Extra Chor
Orchester Gürzenich-Orchester Köln

Direction musicale Will Humburg
Mise en scène Olivier Py                                         Adina Aaron (Leonore)

Depuis le début de cette année 2014, Olivier Py est dorénavant totalement investi par sa mission à la direction du festival d’Avignon, et il laisse de côté, pour quelques temps, son travail de metteur en scène d’Opéra.

La production de La Forza del destino qu’il a réalisé pour l’Opéra de Cologne est donc une reprise qui marquait ses débuts dans un théâtre lyrique allemand. Elle fut suivie par une seconde mise en scène d’un opéra de Verdi, à l’ouverture du festival de Munich 2013 :  Il Trovatore.

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Comme pour ce dernier, la dramaturgie de La Force du destin n’est pas facile à suivre, avec cette histoire improbable de deux ennemis qui deviennent, sans se reconnaître, les meilleurs amis du monde sur le champ de bataille. Sous l’angle de vue d’Olivier Py, ce destin prend la forme d’une force qui bouscule tout, entraîne tout un monde vers un chaos - l’apocalypse est proche - que même la foi religieuse ne peut contrer, si bien qu’aucun protagoniste, hormis le père, ne survit : Alvaro se suicide et Preziosilla finit même fusillée à la fin de farandole du troisième acte.
 

Cette œuvre de Verdi, composée quelques mois après que Victor-Emmanuel II soit devenu Roi d’Italie, se déroule pendant la Guerre de succession d’Autriche (1740-1748) sur un des fronts qui opposa les Espagnols et les Français aux Autrichiens dans la péninsule italique.

C’est une dénonciation de la fatalité humaine de la guerre qui transparait dans cette mise en scène extrêmement sombre : le drapeau nationaliste italien flotte au dessus des têtes pour galvaniser les foules, Preziosilla aguiche l’appétit sexuel des soldats, les décors n’arrêtent pas de se bousculer très loin dans l’arrière scène, et d’immenses roues tournent en permanence tandis que la présence d’un ange maléfique signe l’exécution du jugement final.

 

 

   Adina Aaron (Leonore)

Les décors sont massifs et se reconfigurent en permanence sous un ciel zébré d’éclairs, ce qui finit par faire ressentir une lourdeur assommante. Olivier Py donne surtout de la force aux grands mouvements de masses, les religieux, les militaires, la population paysanne qui finissent tous par s’opposer les uns aux autres. La rancune et l’histoire sentimentale qui lient les personnages principaux sont, elles, totalement défaites sous cette pression des évènements.

Fond du décor acte I

Fond du décor acte I

Musicalement, la distribution est dominée par Adina Aaron. Elle est une Leonore éblouissante d’homogénéité et d’expressivité, et elle peut soutenir une musicalité qui perdure sans que le souffle ne semble se reprendre même dans les pianis les plus discrets.
  La projection est splendide, et rien ne laisse transparaître un tempérament de diva, sinon, plutôt,  une manière d’être sur scène assez franche. 

 Burkhard Fritz détonne considérablement dans cet opéra, car ce ténor wagnérien - il fut  Parsifal à Bayreuth au cours de l’été 2012 - a surtout la voix puissante et grimaçante de Mime ou de Loge. Rien d’italien, donc, dans son chant, mais, cependant, une certaine capacité à émouvoir qui trouve son accomplissement dans le grand duo du troisième acte avec Carlo.

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Dans ce rôle, justement, Vladimir Stoyanov fait bien meilleure impression que dans la production de Jean-Claude Auvray qui fut créée à l’Opéra Bastille en novembre 2011 : ses inflexions verdiennes restituent les couleurs sanguines que cette œuvre porte en elle, sans qu’il soit pour autant le grand baryton pétrifiant qu’il devrait être.

Young Doo Park est, lui, un magnifique prêtre dont les intonations prennent, parfois, des teintes slaves, et Katrin Wundsam, à la voix très claire et dispersée, est surtout une Preziosilla fantastiquement exubérante.

Burkhard Fritz (Alvaro) et Vladimir Stoyanov (Don Carlo di Vargas)

Burkhard Fritz (Alvaro) et Vladimir Stoyanov (Don Carlo di Vargas)

Chœur fluide et à l’unisson, direction d’orchestre emportée par un chef, Will Humburg, qui ne ménage ni l’énergie ni la fougue des musiciens, la texture orchestrale est d’un esthétisme très allemand, affiné et sensuel, mais qui se dilue sensiblement dans l’acoustique réverbérée de cette salle musicale située en face de la cathédrale, le long du Rhin, et où se déroulent les représentations en attendant la fin de la rénovation de l‘opéra de Cologne.

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Publié le 22 Décembre 2013

Dialogues des Carmélites (Francis Poulenc)
Représentations du 10, 15 et 21 décembre 2013
Théâtre des Champs Elysées

Mère Marie de l’Incarnation Sophie Koch
Blanche de La Force Patricia Petibon
Madame Lidoine Véronique Gens
Sœur Constance Anne-Catherine Gillet / Sabine Devieilhe / Sandrine Piau
Madame de Croissy Rosalind Plowright
Le Chevalier de La Force Topi Lehtipuu
Le Marquis de La Force Philippe Rouillon
Mère Jeanne Annie Vavrille
Sœur Mathilde Sophie Pondjiclis
Le père confesseur François Piolino
Le premier commissaire Jérémie Duffau
Le second commissaire Yuri Kissin
Le geôlier Matthieu Lécroart

Direction musicale Jérémie Rhorer
Mise en scène Olivier Py
Philharmonia Orchestra                                                Patricia Petibon (Blanche de la Force)
Chœur du Théâtre des Champs Elysées

Après deux spectacles parisiens dont l’un,  Aïda, reste encore un sujet de profond désaccord, Olivier Py vient de signer une mise en scène qui restera comme la plus forte et la plus aboutie du Théâtre des Champs Elysées de ces dernières années.
A travers Dialogues des Carmélites il trouve une plénitude à évoquer les symboles inaltérables de sa foi catholique de manière très poétique, à travers quatre tableaux vivants, l’Annonciation, La Nativité, la Cène et la Crucifixion, reconstitués simplement, à des instants bien précis, par les sœurs avec des éléments en bois découpé, jusqu’à la dernière scène d’élévation, une à une, des Carmélites dans un ciel nocturne étoilé, bien loin de l’horreur sanguinaire et voyeuriste de la décapitation finale.

Rosalind Plowright (Madame de Croissy)

Rosalind Plowright (Madame de Croissy)

Le doute, lui, est représenté avec effroi lors de l’agonie de Madame de Croissy dans la cellule de l’infirmerie. La scène est vue de haut, si bien que La prieure se retrouve installée dans un lit vertical, debout, mais ligotée par les draps de son lit, privée fatalement de sa liberté.
Sous les faisceaux lumineux provenant du sous-sol, les ombres déformées de son corps grimacent sur la paroi, vision glaciale qui renforce ce sentiment d’absence de Dieu qu’elle ressent après tant d’années à toujours y avoir cru.
Ici, Olivier Py met en scène la conséquence du doute final en essayant d’être le plus effrayant possible.

Patricia Petibon (Blanche de la Force) et Sophie Koch (Mère Marie)

Patricia Petibon (Blanche de la Force) et Sophie Koch (Mère Marie)

Le décor fait également apparaître, en arrière plan, une forêt d’arbres morts, gris et blancs, un refuge pour le couvent des Carmélites, qui laisse place, au troisième acte, au chaos parisien figuré par des éléments de décors noirs virevoltants dans tous les sens.
Py, s’il n’a pu bénéficier d’un plateau tournant, pousse cependant la machinerie du théâtre à ses limites en imaginant un ensemble de tableaux qui s’articulent avec fluidité et ingéniosité, la croix christique étant cette fois définie à partir de quatre plans frontaux qui s’écartent face au public. Certaines scènes sont magnifiquement éclairées en jouant sur la projection des ombres et des interstices des murs sur le sol.
 

Topi Lehtipuu (Le Chevalier de La Force)

Topi Lehtipuu (Le Chevalier de La Force)

Et l’expressivité théâtrale des artistes est, cette fois, crédible et vivante : les peurs viscérales de Blanche, la sensibilité de son frère qui vient la rechercher, l’inquiétude lisible sur tous les visages, mais aussi la joie dithyrambique de Constance.

Dans ce rôle, le théâtre des Champs Elysées aura accueilli trois chanteuses, chacune avec une personnalité bien distincte : Anne-Catherine Gillet est la plus touchante immédiatement, présente et d’une belle juvénilité, Sabine Devielhe est, elle, débordante de vie avec un timbre plus acidulé, et Sandrine Piau, rétablie pour les deux dernières représentations, joue plus sur la douceur de caractère et l’émotion spirituelle de la jeune sœur tout en étant un peu plus confidentielle.

La Cène

La Cène

Rosalind Plowright, par ses changements brusques d’inflexions et de rythmes déclamatoires, traduit extraordinairement une personnalité en train de se fragmenter, avec un expressionnisme noir qui sacrifie nécessairement à la musicalité.
Son personnage a ainsi un impact assez fort, ce qui n’est cependant pas le cas du Chevalier de La Force de Topi Lehtipuu, sensible, certes, et très bien incarné, mais vocalement gâté par une diction et un timbre qui en réduisent toute tendresse, et c’est bien dommage.

Véronique Gens (Madame Lidoine)

Véronique Gens (Madame Lidoine)

Et Sophie Koch et Véronique Gens portent deux grands personnages, une Mère Marie digne et droite, un peu rêche toutefois, et une Madame Lidoine plus humaine et profonde, dont la tessiture convient bien à la soprano française.

Il y a très souvent, avec Olivier Py, une héroïne romantique, habillée tout en noir. C’est ainsi qu’apparaît Patricia Petibon. Blanche de la Force devient une jeune femme qui extériorise sans retenue ses propres peurs et conflits intérieurs avec un impact vocal saisissant, mais qui pourrait cependant être plus nuancé, comme dans l’échange sensible avec son frère.
On a ainsi l’impression d’assister au passage d’un stade encore adolescent à une maturité accomplie, ce qui correspond bien à l’image que renvoie la jeune chanteuse.

Crucifixion

Crucifixion

Dans la fosse d’orchestre, Jérémie Rhorer imprime une théâtralité un peu brutale qui a le mérite de maintenir un rythme dramatique prenant, réussissant tous les passages nimbés de mystère. Mais il se dégage une froideur moderne de cette texture de cordes qui, à la fois, manque de limpidité, tout en déployant, également, de très belles envolées lyriques. Peu subsiste du pathétisme de la partition.

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Publié le 10 Décembre 2013

La Femme sans ombre (Richard Strauss)
Représentation du 07 décembre 2013
Bayerische Staatsoper (Munich)

Der Kaiser Johan Botha
Die Kaiserin Adrianne Pieczonka
Die Amme Deborah Polaski
Der Geisterbote Sebastian Holecek
Hüter der Schwelle des Tempels Hanna-Elisabeth Müller
Erscheinung eines Jünglings Dean Power
Die Stimme des Falken Eri Nakamura
Eine Stimme von oben Okka von der Damerau
Barak, der Färber Wolfgang Koch
Färberin Elena Pankratova
Der Einarmige Christian Rieger
Der Einäugige Tim Kuypers
Der Bucklige Matthew Peña
Keikobad Renate Jett

Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Bayerisches Staatsorchester
Chor und Kinderchor der Bayerischen Staatsoper

Quand Krzysztof Warlikowski mit en scène Parsifal à l’Opéra Bastille, au printemps 2008, il divisa un public pris entre subjugation et exaspération car, au lieu de simplement représenter le testament chrétien de Richard Wagner, il voulut montrer comment cet ouvrage annonçait, par anticipation, la catastrophe vers laquelle le monde du XXème siècle allait être entraîné. Depuis, sa production a été détruite par l’actuelle direction de l’Opéra National de Paris.

Adrianne Pieczonka (L'Impératrice)

Adrianne Pieczonka (L'Impératrice)

On comprend alors pourquoi Die Frau Ohne Schatten, confiée à son regard toujours aussi acéré, résonne comme une revanche. Il peut à nouveau remettre sur la scène lyrique le thème d‘un monde en perdition, sauf que, cette fois, l’œuvre est directement liée à l’effondrement des Empires. Elle fut créée à Vienne au sortir de la Première Guerre mondiale, en 1919, et elle fit également l’ouverture du Bayerischen Staatsoper, reconstruit après la Seconde Guerre mondiale, en novembre 1963, et dont on célèbre, aujourd‘hui, le cinquantenaire de l’inauguration.

Elena Pankratova (La Teinturière) et le jeune homme

Elena Pankratova (La Teinturière) et le jeune homme

La grande réussite de Krzysztof Warlikowski, pour cette nouvelle production de La Femme sans Ombre, est d’avoir abouti à un spectacle parfaitement en ligne avec le sens premier du texte d’Hugo Hofmannsthal, tout en cherchant à rester le plus proche possible de son propre univers intérieur, et en reprenant, sous une autre forme, des thèmes qu’il avait déjà travaillé dans Parsifal. On peut citer la correspondance entre la tension croissante de la tentation de Parsifal pour les Filles Fleurs et celle de la Teinturière pour le jeune homme, le déclin d’un monde mourant symbolisé, dans ces deux opéras, par un vieillard joué silencieusement par Renate Jett, les destructions de la guerre au début du troisième acte - on se rappelle les réactions hostiles du public face au film de RosselliniAllemagne année zéro’ projeté dans un silence absolu - noyées, ici, dans un fleuve numérique, et une sincère et touchante image du bonheur familial, commune et idéalisée, sans doute, mais inéluctable comme condition de la survie humaine.

Deborah Polaski (La Nourrice)

Deborah Polaski (La Nourrice)

Il y a toujours un film de référence qui se rattache à l’œuvre choisie par Warlikowski. Le destin de l’Impératrice est ainsi présenté comme le prolongement du mystère envoutant lié à la jeune Femme brune du film d’Alain Resnais, ’L’Année dernière à Marienbad’, tourné pour partie dans les jardins du château de Schleissheim, ancienne résidence d’été des rois de Bavière.
 

Ce décor baroque projeté sur toutes les parois de la scène est une magnifique introduction à la musique de Richard Strauss et, surtout, à la plasticité volubile de la direction musicale de Kirill Petrenko.

De bout en bout, le chef d’orchestre russe modèle le son de l’orchestre en dégageant une variété de plans sonores prodigieux comprenant une nappe de cordes souples et extrêmement diffuse et étendue depuis la salle jusque sur la scène, des volumes modelés et colorés, bardés de stries vivantes, s’élevant ou redescendant latéralement avec une saisissante impression de compacité. Les cuivres, disposés de part et d'autre de l’orchestre, coulent le son d’une inaltérable chaleur rougeoyante, toujours en mouvement, si bien que l’on a la sensation de passer d’un monde en fusion aux profondeurs sombres et inquiétantes.

 

Elena Pankratova (La Teinturière)

 

Warlikowski sait jouer de ces atmosphères fantastiques et théâtrales pour insérer des scènes vidéographiques sophistiquées et dynamiques, projetées sur toutes les dimensions de la scène, et qui suggèrent, par exemple, une fuite à travers une forêt fantomatique, la traversée d’un temple irréel, autour d’une toute petite fille perdue, telle une revenante, le visage à peine visible, l’univers mental d’une Impératrice hors du monde.

Johan Botha (L'Empereur)

Johan Botha (L'Empereur)

Et l’ampleur sonore de l’orchestre, dense mais jamais confuse, même dans les moments les plus intenses, surcharge tant d’ornements incroyables, qu’il arrive parfois qu’ils prennent le dessus sur l’espace expressif laissé aux chanteurs. La méditation de l’Impératrice, juste avant l’apparition de l’Empereur pétrifié, est un exemple de passage où l'exubérance des instruments dépasse la présence de l’interprète.

Elena Pankratova (La Teinturière) et les enfants

Elena Pankratova (La Teinturière) et les enfants

L’opposition entre univers symbolique et monde terrestre prend la forme, chez Warlikowski, d’une scène d’intérieur unique représentant, pour moitié, le monde aristocratique de l’Impératrice, pour l’autre moitié, un monde humain où les coucheries l’emportent sur les sentiments, et, en arrière plan, un espace reposant sur un grand miroir qui réfléchit l’illusion d’un monde irréel en suspension.

Dans la fauconnerie, ce sont les enfants qui se déguisent en oiseaux de proies maléfiques, et ils sont rejoints, plus tard, par des adultes, image démultipliée des hommes avec lesquels l’humaine Teinturière rêvera de vivre ses fantasmes révélés insidieusement par la Nourrice. La scène sensuelle de la rencontre avec le jeune homme au corps fin et musclé est amenée jusqu’au début de l’approche sexuelle, avant que la nourrice ne refuse l’acte comme Parsifal repoussa le baiser de Kundry.

Elena Pankratova (La Teinturière) et le jeune homme

Elena Pankratova (La Teinturière) et le jeune homme

Avec un sens de la fidélité littérale qu’on ne lui connaissait pas, Warlikowski aborde le début du troisième acte avec l’ombre d’un cheval, celui de l’Empereur, se noyant dans le fleuve, suivi par les corps d’hommes morts au combat. La pétrification de cet Empereur renvoie l’image d’un homme mourant sur une table d’opération, symbole d’une société malade, notre propre société occidentale

Mais c’est le sort des enfants qui intéresse le metteur en scène, lui qui reconnaît regretter de ne pas en avoir. Ces œuvres, telles Parsifal, ou le Rake's progress, s'achèvent de la même manière, c'est à dire avec une représentation du bonheur conjugal qu'il sait, ou qu'il estime, ne pas être pour lui, mais qui a de la valeur à ses yeux, à n'en pas douter. La Femme sans ombre se conclut donc sur cette même scène réunissant les deux couples, impérial et humain, et leurs enfants autour d‘une table.

Renate Jett (Keikobad)

Renate Jett (Keikobad)

Et les représentations iconographiques du dernier tableau peuvent ainsi se lire sous l'angle de la signature du metteur en scène (c'est à dire 'Warlikowski' en hiéroglyphes modernes), ou bien, plus largement, comme une représentation des mythes que l'homme moderne s'inventera après l'effondrement d'un monde obscur, les héros de cinéma, Marilyn, le bouddhisme ou bien Freud.

Dans cet univers toujours aussi théâtral et détaillé, Elena Pankratova est l’artiste qui se démarque le plus. Non seulement elle dispose de facilités expressives aussi bien dans la noirceur que dans l’exultation d’aigus souvent très pénétrants, et quelques fois un peu couverts, mais, surtout, elle est une interprète profonde et entière de la Teinturière en complète possession de son corps qu’elle assume et embellit de son humanité.
 

Adrianne Pieczonka n’a pas cette même unité, confinée à un rôle de bourgeoise malade repliée sur elle-même, bien qu’elle démontre qu’elle a tous les moyens techniques pour le rôle de l’Impératrice. Mais l’on ressent une absence d’intégration profonde de sa propre douleur, de ce manque qui devrait être sa force, et qui réduit ainsi l’impact de sa personnalité.

Johan Botha n’est pas mieux avantagé, et même s’il dégage une certaine puissance, son chant ne révèle pas un caractère complexe qui pourrait émouvoir.

Wolfgang Koch est, lui, doué d’une présence beaucoup plus forte, les lignes vocales sont fluides et constantes tant qu’elles ne sont pas amenées à changer rapidement de tonalité, et c’est pourquoi le couple qu’il forme avec la teinturière d’Elena Pankratova est si humain dans sa caractérisation.

  Sebastian Holecek (Le Messager) et Deborah Polaski (La Nourrice)

 

En nourrice, Deborah Polaski est avant tout une actrice vive et hallucinée. Son personnage, masculinisé par un costume blanc uni, fait beaucoup penser à la vision tout aussi froide de Despina (Cosi fan tutte) par Michael Haneke. Mais si les déchirements de la voix lui assignent une certaine animalité, ne subsiste plus la moindre rondeur vocale.

Scène finale

Scène finale

Seulement, quand on est pris par un tel spectacle qui unifie les chanteurs dans un drame lyrique aussi fantastique, les réserves tombent naturellement, d’autant plus qu’il règne, dans une ville comme Munich, une atmosphère positive et sereine qui se ressent à  l’intérieur même du théâtre.

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Publié le 23 Novembre 2013

I Puritani (Vincenzo Bellini)
Répétition générale du 22 novembre 2013 et représentation du 25 novembre 2013
Opéra Bastille

Elvira Maria Agresta
Lord Arturo Talbot Dmitri Korchak
Sir Riccardo Forth Mariusz Kwiecien
Sir Giorgio Michele Pertusi
Sir Bruno Roberton Luca Lombardo
Enrichetta di Francia Andreea Soare
Lord Gualtiero Valton Woljtek Smilek

Direction musicale Michele Mariotti
Mise en scène Laurent Pelly

Nouvelle Production

 

                                                                               Maria Agresta (Elvira) et Michele Pertusi (Giorgio)

 

A une époque où la représentation d’opéra a sensiblement évolué pour devenir une expérience autant théâtrale que musicale, la programmation d’une œuvre lyrique telle Les Puritains ne peut que satisfaire entièrement les amoureux du belcanto romantique italien, mais engendrer aussi quelques doutes chez celles et ceux qui veulent vivre une intense expérience dramatique.
 

Pour apprécier le spectacle qui se joue sur la scène de l’Opéra Bastille jusqu’au début de l’hiver, il est nécessaire de laisser tomber toute analyse psychologique des personnages, toute accroche à la logique dramatique, et se laisser prendre uniquement par l’atmosphère d’ensemble.

Le plus souvent, Laurent Pelly est un metteur en scène qui surcharge ses productions d’agitations excessives, pensant ainsi recréer artificiellement le flux de la vie.
Ce n’est pas du tout cet angle d’approche qu’il saisit pour Les Puritains, et son idée est plutôt de construire un visuel fluide, poétique et fin, qui s’allie subtilement à la délicatesse de l’orchestration et du chant.

Sur la scène, la dentelle en fer forgé d’une immense structure dessine les contours des tours, salles et chambres du fort puritain, l’action s’y déroulant à l’intérieur tout en laissant au chant l’ouverture totale sur l’extérieur pour qu’il rayonne dans l’immensité du théâtre.

                                                                                          Marius Kwiecien (Sir Riccardo Forth)

Le mouvement lent et tournoyant du plateau central suit l’évolution de l’action et des changements de tableaux, le chœur apparaît de manière figée et conventionnelle, et les solistes évoluent plutôt librement dans des poses qui les mettent à l’aise.


L’ambiance lumineuse est principalement d’une tonalité bleutée, ou aigue-marine, s’y disséminent des zones d’ombre et d’intenses points focaux sur les chanteurs, et le duo de Sir Riccardo et Sir Giorgio est chanté sur le plateau intégralement vide, sans décor, même latéral.

Dmitri Korchak (Lord Arturo Talbot) et Maria Agresta (Elvira)

Dmitri Korchak (Lord Arturo Talbot) et Maria Agresta (Elvira)

Une fois dépassées quelques imprécisions qui s’évanouiront dans le temps, la lecture orchestrale du jeune chef Michele Mariotti est d’une surprenante fraicheur et s’harmonise idéalement au charme vocal des chanteurs, avec de l‘élégance dans les enchainements, sans noirceur, un anti Evelino Pido en somme. Cette douce majestuosité oublie cependant, à quelques rares moments, la tonicité qui pourrait rendre, par exemple, le grand duo "Suoni la tromba" encore plus enlevé.

Dmitri Korchak (Lord Arturo Talbot) et Andreea Soare (Enrichetta di Francia)

Dmitri Korchak (Lord Arturo Talbot) et Andreea Soare (Enrichetta di Francia)

Les deux principaux interprètes sont magnifiques. Maria Agresta n’est certes pas émouvante en soi, par son caractère trop naïf, mais elle est d’une aisance lumineuse qui se décline en une vaillance qui n’a d’égal que celle de son partenaire, Dmitri Korchak, archange splendide et attendrissant, franc et romantique, d’une tenue hautement fière à laquelle ne manque qu’un soupçon de sensualité vocale.

Tout lui réussit, depuis son serment d’amour « A te, cara, amor talora » phrasé avec grâce même dans le suraigu solaire, jusqu’au duo « Credeasi, misera » qui s’achève sur un alliage vocal parfait et puissamment projeté des deux artistes.

Maria Agresta (Elvira)

Maria Agresta (Elvira)

C’est cette façon qu’ils ont de jeter leur cœur sans retenue dans l’intensité du chant sans rechercher l’effet spectaculaire qui s’admire tant.

Avec son beau timbre brun, Andreea Soare est une Enrichetta di Francia grave et sensuelle, mais les hommes murs de la distribution s’insèrent moins bien dans le style de l’œuvre. Wojtek Smilek est une basse expressive à l’émission rocailleuse, Michele Pertusi se contente de chanter avec de beaux déroulés et un certain détachement le rôle de Sir Giorgio, et le timbre slave impressionnant de Mariusz Kwiecien ne suffit pas tout à fait à rattraper les imperfections, toutes relatives, de sa ligne vocale.

Dmitri Korchak (Lord Arturo Talbot) et Maria Agresta (Elvira)

Dmitri Korchak (Lord Arturo Talbot) et Maria Agresta (Elvira)

Ainsi, il faut véritablement vivre ce grand moment de finesse musicale et de légèreté visuelle, au cours duquel les personnalités se désincarnent pour ne devenir que de pures émanations vocales angéliques, en intériorisant profondément ce sentiment de retour à l’innocence poétique pour une oeuvre lyrique qui porte en elle quelque chose d'inévitablement spirituel dont on a pleinement besoin dans la vie.

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Publié le 12 Novembre 2013

The Indian Queen (Henry Purcell)
Nouvelle version Peter Sellars (durée 3h05)
Représentation du 09 novembre 2013
Teatro Real de Madrid

Hunahpu Vince Yi
Teculihuatzin Julia Bullock
Doña Isabel Nadine Koutcher
Don Pedrarias Davila Markus Brutscher
Don Pedro de Alvarado Noah Stewart
Ixbalanque Christophe Dumaux
Sacerdote maya Luthando Qave
Leonor Maritxell Carrero
Dioses mayas Burr Johnson, Takemi Kitamura,
        Caitlin Scranton, Paul Singh
Tecun Uman Christopher Williams
Leonor Celine Peña

Mise en scène Peter Sellars
Scénographie Gronk
Chorégraphie Christopher Williams

Direction Musicale Teodor Currentzis     

                                                                        Julia Bullock (Teculihuatzin) et Noah Stewart (de Alvarado)
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Perm (MusicaAeterna)
Coproduction Opera de Perm et English National Opera de Londres
 

Ultime opéra dramatique d’Henry Purcell, The Indian Queen conte l’histoire imaginaire de la rencontre entre les Incas, menés par Montezuma, et les Aztèques.
Guerrier habile, Montezuma change de camp à la manière d‘Alcibiade et bat les Incas. Il brise de fait les ambitions de la reine Aztèque Zempoalla, du prince Acacis, son ami, et du général Traxalla. 
Un fil sentimental se dessine progressivement car, parmi les prisonniers Incas, la jeune Orazia aime d’un amour réciproque le brillant vainqueur. Tous deux sont cependant pris au piège des intriques de palais, sont arrêtés, puis libérés par Acacis.
Zempoalla et Traxalla finissent par se suicider, Montezuma se révélant être le descendant des amours entre la reine Aztèque Amexia et un Inca, Garruca.

Julia Bullock (Teculihuatzin), Noah Stewart (de Alvarado) de dos

Julia Bullock (Teculihuatzin), Noah Stewart (de Alvarado) de dos

S’il s’agissait de monter cet ouvrage tel quel, le sujet n’aurait pu intéresser Gerard Mortier pour qui une œuvre vaut la peine d’être représentée que si elle contient en elle quelque chose d’humainement fort lié à notre histoire, d’autant plus que le livret de John Dryden est une totale fantaisie exotique.

Cet univers et la musique peuvent alors devenir plus intelligemment le support d’une reconstruction artistique qui s’inscrit dans la continuité de l’oeuvre présentée le mois dernier, 'La Conquista de Mexico', sur la musique cette fois contemporaine de Wolfgang Rihm. A nouveau il s’agit d’une rencontre entre deux mondes.
 

Peter Sellars et Teodor Currentzis, deux artistes à l’immense talent, ont donc rapproché The Indian Queen d’une nouvelle, ‘La niña blanca y los pajaros sin pies‘, écrite par Rosario Aguilar, une écrivaine nicaraguayenne qui est devenue, en 1999, la première femme membre de l’’Academia Nicaragüense de la Lengua‘, un groupe d’experts qui s’intéresse à l’usage de la langue espagnole au Nicaragua.

Cette nouvelle relie le destin de six femmes, qui accompagnèrent au XVIème siècle les conquistadors dans l’intégration du Nouveau et du Vieux Monde, avec l’histoire d’amour de deux journalistes, une jeune Nicaraguayenne et un reporter espagnol, chargés de couvrir la campagne électorale de 1990 qui verra la défaite du sandiniste Daniel Ortega.

 

                                                                                               Vince Yi (Hunahpu)

 

Et, pour évoquer cette rencontre culturelle d’un point de vue autant politique qu’intime, la dramaturgie se construit sur la musique intégrale de ‘The Indian Queen’ - opéra qui dure une cinquantaine de minutes, sans compter les compléments ajoutés par le frère de Purcell, comme ‘The Joy of wedlock‘, qui ne sont cependant pas repris dans cette production - à laquelle sont liées des pièces de jeunesse ou plus tardives du compositeur, entrecoupées par des extraits de la nouvelle de Rosario Aguilar.

Ces textes, traduits en anglais, sont déclamés par Maritxell Carrero, une jeune actrice portoricaine, fine et dramatique, qui exprime d’un feu intérieur véhément la passion et les tensions de l’histoire, un peu à la manière d’une Cassandre moderne dont l’art narratif tragique et fascinant est raconté par une souple gestuelle expressive.

Maritxell Carrero (Leonor)

Maritxell Carrero (Leonor)

Ce travail de réflexion musicale aboutit à un spectacle de plus de trois heures, hors l’intermittence d’un entracte, dont l’architecture sur cinq actes est introduite par l’ouverture et un prologue.

L’ouverture présente les quatre danseurs, deux hommes et deux femmes, les esprits de la Terre que l’on retrouvera à plusieurs reprises comme les ensorceleurs de l’âme des protagonistes. La chorégraphie de Christopher William est humble et subtile, discrètement fine dans la danse des « jeux de pelotes ».
Pendant l’enchaînement de ces danses, des toiles de Gronk descendent depuis le haut de la scène pour, petit à petit, former une pyramide de motifs abstraits, blancs, noirs et oranges, sur un fond rouge.

Joueur de théorbe

Joueur de théorbe

Des militaires en treillis surgissent alors en portant une autre toile, un véhicule blindé à roues pointant sa mitrailleuse vers l’avant. On reconnait une tête de mort en motif subliminal, alors qu’un prêtre arrive en soutien à cette armée. Ils sont autant les Espagnols d’Hernan Cortes qui découvrent les Tlaxcalans, que les Marines débarquant au Nicaragua dans les années 30 pour lutter contre la guérilla menée par le général Augusto Sandino.

Le prologue, qui correspond au premier acte de l’œuvre d’origine, est une déploration sur l’état de guerre. L’écoute de Vince Yi est la première surprise de la soirée. Ce contre ténor sud-coréen a en effet un timbre féminin très aigu, peu sensuel mais virtuose et vibrant, totalement inhabituel.

Julia Bullock (Teculihuatzin), Celine Pena (La fille) et Noah Stewart (de Alvarado)

Julia Bullock (Teculihuatzin), Celine Pena (La fille) et Noah Stewart (de Alvarado)

Julia Bullock, naturellement métisse, apparaît sous les traits indigènes de Teculihuatzin avec une manière d’être très spontanée. C’est une brillante soprano, en apparence espiègle mais complexe et profonde, dont la chevelure évoque un soleil irisé de torsades noires.

Quand le premier acte débute enfin, nous découvrons alors Nadine Koutcher.
Sous les traits de Doña Isabel, une sœur, elle interprète un ‘O, solitude’ bouleversant de sensibilité, et il en sera ainsi de tous ses airs chantés avec la même pureté spirituelle à en fendre le cœur.

Maritxell Carrero (Leonor)

Maritxell Carrero (Leonor)

Cet acte, intégralement constitué de pièces d’Henry Purcell - ‘O, solitude’ bien sûr, mais également ‘I will sing unto the Lord as long as i live’, ‘Blow up the trumpet’, ‘Sweeter than roses’ - montre comment les Mayas vont être convertis au catholicisme, sous la menace des armes.

Pour favoriser cette conversion, le général favori de Cortes, Don Pedro de Alvarado, est présenté à Teculihuatzin, et il l’épouse. La belle homogénéité fondue et dorée du Chœur de l’Opéra de Perm nous envahit déjà d’une douce chaleur qui sera, plus loin, encore plus magnifiée.

Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Le deuxième acte comprend deux scènes qui reprennent le deuxième acte intégral de ‘The Indian Queen’. La nuit d’amour entre les deux jeunes époux est superbement rendue sur un lit central couvert d’une pénombre pudique, très sensuellement, et les danseurs réapparaissent en songe. La chorégraphie est plus élancée et provocante.

C’est à ce moment que Don Pedro de Alvarado se laisse pervertir par Ixbalanqué, rôle pour lequel Christophe Dumaux joue simplement. Son timbre aérien et maléfique ne rend pas son personnage sympathique, et à raison. Le prêtre maya, lui, est confié au sombre et terrestre Luthando Qave, le deuxième chanteur noir de la distribution dont on mesure la diversité des origines, asiatique, africaine, nord et sud américaine et européenne.

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Cinq autres scènes viennent compléter ce deuxième acte avec des airs tels ’See, even night herself is here‘, ‘Music for a while’, ‘Il love and i must’ et, surtout, l’implorante prière ‘Hear my prayer, O Lord’ seule réponse possible du chœur après le massacre des Mayas perpétré par le conquistador espagnol, massacre aussi sanglant que ceux commis, bien plus tard, par les Marines au Nicaragua.

A ce moment là, Maritxell Carrero, la récitante, se retrouve seule devant une immense toile rouge sang renforcée par les éclairages, au pied de laquelle gisent les couleurs vives d’un peuple abattu. Le final est d’une beauté inouïe car ce chœur achève son dernier souffle dans un diminuendo qui n’en finit pas de tendre vers un calme infini, alors que les lumières s’affaiblissent avec la même extrême sensibilité.

Christophe Dumaux (Ixbalanqué), Nadine Koutcher (Doña Isabel) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Christophe Dumaux (Ixbalanqué), Nadine Koutcher (Doña Isabel) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Après ce massacre, le troisième acte ouvre avec l’air choral le plus extraordinaire de toute la partition. ‘Remember not, Lord, our offences’, écrit par Purcell en 1680.
Les phrasés s’entrelacent avec un art de la modulation inimaginable et s’élèvent au dessus du chœur comme si ses voix ne sortaient plus des lèvres de chaque chanteur, sinon de leur corps tout entier.
 Même certains hommes, habillés en treillis, laissent transparaître une grâce indicible.

C’est tellement surnaturel que la musique atteint ici les limites extrêmes de l’art.

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Deux scènes supplémentaires sont ajoutées pour raconter la naissance de la fille de Doña Luisa, le nouveau nom de Teculihuatzin, et permettre enfin à Noah Stewart d’incarner Don Pedro de Alvarado. L’émission virile, posée et d’une sage autorité, lui donne une stature impressionnante, d’autant plus qu’il est un acteur torturé magnifique, et d’une vérité saisissante.

Après une cérémonie de divination, cet acte s’achève avec le troisième acte complet de l’œuvre d’origine. Don Pedro de Alvarado terrorise le peuple.

Nadine Koutcher, Peter Sellars et Teodor Currentzis

Nadine Koutcher, Peter Sellars et Teodor Currentzis

 Doña Luisa et Doña Isabel se rapprochent alors spirituellement, et, au cours des deux derniers actes, bien plus courts, les deux peuples finissent pas se réconcilier pour marcher ensemble au cours d’une procession religieuse dominée par la présence des femmes.

Cet immense fresque, qui laisse au chœur un important rôle élégiaque, est constamment unifiée par la direction attentive et formidablement concentrée de Teodor Currentzis.
Son orchestre, composé d’une trentaine de cordes, dont deux guitares baroques, de vents et d’une harpe, tous sonnant avec un raffinement merveilleux, accompagne l’ensemble d’un flux sonore enivrant de couleurs chaleureuses.
On entend même des détails orientaux totalement inhabituels, et chaque son semble porter en soi un éclat précieux et éphémère.

Nadine Koutcher, Celine Pena, Peter Sellars et Teodor Currentzis

Nadine Koutcher, Celine Pena, Peter Sellars et Teodor Currentzis

Après près de quatre heures de spectacle, il est impossible de quitter cet univers sans ressentir intérieurement la force d’un travail artistique qui révèle la volonté hors du commun de toute une équipe à atteindre une beauté surhumaine, à la croisée du chant, de la danse, du théâtre, de la musique, de la peinture de l’histoire et de la littérature.
Une volonté de regrouper tous les arts en une seule humanité.

Diffusion en direct, le 19 novembre à 20h, sur Mezzo (TV) et RadioClassica.

Une édition DVD de ce spectacle est prévue également en 2014

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Publié le 2 Novembre 2013

Turandot (Giacomo Puccini)
Représentation du 29 octobre 2013
Teatro dell’Opera di Roma

Turandot Evelyn Herlitzius
Calaf Kamen Chanev
Liù Carmela Remigio
Timur Roberto Tagliavini
Ping Simone Del Savio
Pong Saverio Fiore
Pang Gregory Bonfatti
Altoum Chris Merritt
Mandarino Gianfranco Montresor

Direction musicale Pinchas Steinberg
Mise en scène Roberto De Simone (reprise de Mariano Bauduin)
Orchestre et choeur du Teatro dell’Opera
Chœur de voix blanches du Teatro dell’Opera

 

                                                                                                                 Evelyn Herlitzius (Turandot)

Le reprise de la production de Roberto De Simone par Mariano Bauduin est, avant toute autre raison, une rencontre avec la mémoire de la création de Turandot, car elle est associée à la version de la première représentation du 25 avril 1926 que dirigea Arturo Toscanini à la Scala de Milan.

Ce jour là, l’ultime opéra de Puccini fut joué sans le duo d’amour final, et s’acheva donc sur la mort de Liù.
Le public du attendre la seconde représentation pour découvrir la version complétée par Franco Alfano, un musicien rattaché au mouvement vériste, version qui est celle habituellement jouée depuis.

Kamen Chanev (Calaf) et Carmela Remigio (Liù)

Kamen Chanev (Calaf) et Carmela Remigio (Liù)

Cette première représentation contenait dans son déroulement un symbole fort de résistance au fascisme. Arturo Toscanini avait en effet refusé catégoriquement d’interpréter en introduction l’hymne fasciste Giovinezza, et, dans ces conditions, Mussolini déclina l’invitation de la direction du théâtre à y assister.

Bien que cette version inachevée en réduise le fil dramaturgique, le metteur en scène rattrape cette lacune subtilement en montrant Turandot - Evelyn Herlitzius l’incarne avec une âme farouchement belle - prendre conscience de la force de l’amour de Liù pour le prince en ressentant comme un choc intérieur.
Dans les derniers instants de cette histoire, sur les réminiscences susurrées du chœur, on perçoit alors le visage de cette femme si dure s’ouvrir à son prétendant en lui tendant une fleur blanche, fleur que la petite fille, son aïeule, lui a offerte, en rêve, pour l’annonciation d’une autre vie à venir.

Salle de l'Opéra de Rome

Salle de l'Opéra de Rome

Le décor, qui décrit l’entrée du palais d’où descend un grand escalier vers une estrade sacrificielle, est ainsi le cadre unique d’une vie impériale saturée de costumes, de chapeaux et de voiles aux formes et couleurs débridées, de rites violents et fantaisistes, et de scènes de mimes fantomatiques.
Les enfants sont présents et participent également aux scènes macabres. Et, pour le plaisir esthétique, six serviteurs aux torses nus aussi finement dessinés que ceux des Adonis, Ganymède et autres Apollon des Musées du Vatican, entourent Ping, Pang, Pong de chorégraphies étranges, allongés sur le sol. Leur présence révèle cependant l’esprit souverain des trois maîtres.

Kamen Chanev (Calaf) et la jeune fille

Kamen Chanev (Calaf) et la jeune fille

Ce visuel se reçoit ainsi comme si l’on assistait à un film d’aventure tel Indiana Jones et le Temple Maudit, avec ce chœur grimé en guerriers de terre cuite, mais la musique, elle, dépeint cette légende avec une tension et un raffinement des détails d’une toute autre nature.

Pourtant, Pinchas Steinberg s’attache surtout à impulser de l’intensité et de l’allant au drame, mais semble difficilement contrôler la vitalité passionnée de l’Orchestre de l’Opéra de Rome. Ce caractère bon enfant des musiciens déborde très souvent, mais, en même temps, on ressent une énergie à laquelle on pardonne aisément les imprécisions harmoniques, les mouvements de cordes moins bien sensuellement dessinés, et les cuivres d’argent de temps en temps dissonants.

Evelyn Herlitzius (Turandot)

Evelyn Herlitzius (Turandot)

En revanche, la texture sombre des contrebasses, trombones et cors est, elle, une fusion sonore magnifiquement continue et captivante. Par ailleurs, le chœur, chantant avec finesse et harmonie, ne domine pas suffisamment le volume orchestral.

Sur scène, les artistes offrent une impressionnante interprétation, et montrent une unité dramatique resserrée sur l‘essentiel des liens humains.
Les rôles des deux basses du Mandarin et de Timur sont confiés respectivement à Gianfranco Montresor et Roberto Tagliavini, et leur chant noble, pathétiquement italien, s’écoute avec bonheur.
Les trois ministres, deux ténors, Saverio Fiore et Gregory Bonfatti, et un baryton, Simone Del Savio, forment un trio comique soudé et roublard. Le baryton, le plus musical, est aussi un peu moins sonore. Quant à Chris Meritt, en empereur, le prosaïsme sympathique du timbre de sa voix suffit à le reconnaître.

Roberto Tagliavini (Timur) et Carmela Remigio (Liù)

Roberto Tagliavini (Timur) et Carmela Remigio (Liù)

Ce sont pourtant bien les trois rôles principaux qui forcent la brillance d’un regard admiratif : Kamen Chanev est certes un Calaf au jeu conventionnel, mais il a une fière allure solidement assurée lorsqu’il projette son « Vincerò! » avec une ouverture fantastique vers la salle. Il en recueille une salve d’applaudissements alors que la musique poursuit son déroulement.
Sa voix est d’une belle homogénéité, graduée entre profondeur intériorisée et clarté rayonnante qui irradie d’une énergie également physique toute la puissance de son corps.

Et Carmela Remigio pose à ses genoux une Liù d’une tendresse et d’une expressivité vocale riche en couleurs et formidablement lumineuse, douée d’un souffle inépuisable et d’une caractérisation crédible qui n’ajoutent rien de plus au sentimentalisme de la partition.
C’est grâce à des chanteurs de cette trempe que l’art lyrique peut rendre une vérité humaine qui touche chacun au cœur de ses émotions les plus intimes.

Evelyn Herlitzius (Turandot)

Evelyn Herlitzius (Turandot)

Mais un autre monstre arpente les hauteurs des marches du palais jusqu’à l’avant-scène, une artiste qui laisse nombre de spectateurs incrédules et fascinés par ses incarnations hors du commun : Evelyn Herlitzius, Ortrud à la Scala de Milan l’hiver dernier, Kundry à Vienne, Elektra à Aix-en-Provence et, dans quelques jours, Isolde à Essen, s’empare d’un autre rôle massif du répertoire, amputé cependant de la grande scène finale, avec un aplomb d’une froideur sans crainte, un art de la déclamation imparable et une batterie d’aigus surhumains et spectaculaires à en paralyser l’auditeur d’effroi.
Un tel don de soi, un tel engagement envers son personnage lapidaire, font craindre à chaque fois qu’elle y abime sa voix, et, pourtant, aucune faille ne transparaît, sinon un peu moins d’aisance quand l’écriture vocale devient plus rapide.

Et il y a ce regard de feu, ces expressions du visage déformé, cette mâchoire qui s’ouvre comme un gouffre pour en laisser ressortir une humanité profondément déchirée, cet éblouissement devant la beauté d’une femme qui se consume totalement pour son art.

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Publié le 24 Octobre 2013

Elektra (Richard Strauss)
Répétition générale du 23 octobre 2013
Opéra Bastille

Elektra Irène Theorin
Klytämnestra Waltraud Meier
Chrysothemis  Ricarda Merbeth
Orest Evgeny Nikitin
Aegisth Kim Begley
Der Pfleger des Orest Johannes Schmidt
Ein junger Diener Jörg Schneider
Ein alter Diener Kristof Klorek
Die Aufseherin Miranda Keys
Erste Magd Anja Jung
Zweite Magd Susanna Kreusch
Die Schleppträgerin Corinne Talibart
Dritte Magd Heike Wessels
Vierte Magd Barbara Morihien
Fünfte Magd Eva Oltivanyi

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Robert Carsen
Décor Michael Levine
Chorégraphie Philippe Giraudeau                               Irène Theorin (Elektra)
Production originale de la fondation Teatro del Maggio Musicale Fiorentino

Pour un instant, dans ce grand décor en fond de cuvette recouvert, au sol, d’une terre argileuse piétinée par les servantes d’Elektra, un passionné de Pina Bausch ne pourrait s’empêcher de penser à sa chorégraphie du Sacre du Printemps.

Ces servantes sont présentes en permanence et sont comme les doubles de la fille d’Agamemnon dont elles miment le désespoir contenu dans ses gestes, mais sans l’expressivité aussi profondément douloureuse de la chorégraphe allemande.
 

Les servantes autour du corps d'Elektra

Les servantes autour du corps d'Elektra

Philippe Giraudeau réussit cependant de très belles scènes magnifiées par les funèbres éclairages rasants en clair-obscur, comme l’ouverture éclatante qui disperse les servantes aux quatre coins de la scène, la folie hargneuse avec laquelle elles fouillent le sol pour en déterrer la hache criminelle, la procession qui soulève le lit de Clytemnestre et le corps d’Agamemnon, et le mime du meurtre final autour de la crypte.

Ce travail artistique prodigieux par son unité d’ensemble est cependant totalement dévoué à la musique de Richard Strauss. Quand on connait les qualités hédonistes de la direction de Philippe Jordan, celles-ci pourraient paraître un peu trop léchées pour imprégner à la partition son inhérente énergie volcanique.

Irène Theorin (Elektra) et le corps d'Agamemnon

Irène Theorin (Elektra) et le corps d'Agamemnon

Il n’épargne pourtant aucunement les à-coups convulsifs qui montent crescendo jusqu’à l’arrivée de Clytemnestre, même si, dans cette première partie, la brusquerie est un peu trop caricaturale et ne laisse pas suffisamment l’inquiétante violence occulte et la noirceur des cuivres, et des cors en particulier, mieux emplir l’espace sonore de la salle pour créer un climat totalement envoûtant.

Mais quand l’impressionnante Waltraud Meier surgit du fond de scène au milieu des draps lumineux de son lit conjugal, la musique devient une interprète extrêmement fine qui dit tout de la pensée de la mère d’Elektra. L’impression est la même que celle que l’on pouvait ressentir lorsque Jordan dirigeait, la saison dernière, le monologue de Wotan. On n’écoutait même plus l’interprète mais seulement l’orchestre tant la direction décrivait avec un art du discours clair et enchanteur le récit névrotique du dieu germanique.

Waltraud Meier (Clytemnestre)

Waltraud Meier (Clytemnestre)

La musique se ciselle en de fins motifs qui s’infiltrent à travers le cœur, l’impression de se défilement est fascinante.

En présence de Waltraud Meier, l’expressivité de la musique a d’autant plus d’importance que sa tessiture vocale, des graves jusqu’au médium, est maintenant moins audible dans une salle comme Bastille. L’orchestre prend ainsi le relais du discours vocal.

Mais les aigus sont encore fabuleux, l‘articulation précise, et sa tragique présence donne tout autant le frisson alors qu'il y a une émotion extrême à mesurer la chance d'entendre une telle artiste qui porte l'attachement d'un nombre considérable de passionnés du monde lyrique. Bien que Robert Carsen fasse d’elle une femme presque aussi pieuse, en apparence, que l’Elisabeth de Tannhäuser, elle est pourtant la seule des trois femmes de la pièce à ne pas avoir renoncé à sa sexualité.
 

Avec la sauvagerie éruptive du rôle, Irène Theorin apparaît, dans l’ode à «Agamemnon», en susurrant une plainte à peine perceptible, chantée très finement piano, tout en douceur. Son Elektra primitive déploie progressivement un galbe profond pour mener à une confrontation violente avec sa mère autant par l’agressivité vocale que par l’impulsivité physique. Elle a certes des moments de relâchement comme lorsqu’elle maudit sa sœur sans y jeter toute la noirceur de cœur possible, mais l‘incarnation très classique reste, elle, humaine et infaillible.

Pour Chrysothemis, justement, Ricarda Merbeth réserve une interprétation aux lignes superbement souples, un beau chant à la fois animal et mystérieux qu’elle renforce d’un engagement théâtral qui lui convient très bien.

                                                                                        Irène Theorin (Elektra) et Evgeny Nikitin (Oreste)

 

Son timbre est très proche de celui d’Irène Theorin, mais ses aigus sont plus clairs et embrumés, et son incarnation est une des plus convaincantes que l’on ait entendu de sa part à l’Opéra Bastille.

Elle sait transmettre les sentiments de compassion désespérée et d‘amour inquiet qui se lisent en elle naturellement.
Sa dimension humaine et tragique dépasse même de loin la vision bourgeoise qui lui est souvent attribuée.

Irène Theorin (Elektra), à gauche, et Ricarda Merbeth (Chrysothemis)

Irène Theorin (Elektra), à gauche, et Ricarda Merbeth (Chrysothemis)

Lorsque survient Oreste, Philippe Jordan entraîne alors l’orchestre dans un de ses plus beaux passages. La musique déborde de lyrisme, un bouillonnement glacial et sensuel submerge la rencontre, et les raideurs du début s’estompent. Impressionnant rien que par sa stature renforcée d’un long manteau qui descend jusqu’au sol, Evgeny Nikitin est impassible, plus digne d’une posture d’un Saint-Jean Baptiste monolithique que d’un frère sensible.

Kim Begley, plus couramment distribué dans des rôles majeurs d’opéras du XXème siècle, paraît vocalement surdimensionné dans le rôle d’Egisthe.

Waltraud Meier (Clytemnestre)

Waltraud Meier (Clytemnestre)

A partir du meurtre de Clytemnestre, Philippe Jordan élève d’un cran supplémentaire la tension orchestrale – peut-être en fait-il un peu trop ? – mais c’est d’une intensité telle que cela en devient délirant.

Alors, il est vrai que la mise en scène de Robert Carsen, avec ses éclairages qui défigurent hommes et femmes en jouant avec les ombres, sa chorégraphie dramaturgique, l’image macabre du roi enlacé par Elektra, et la dissimulation des deux meurtres vengeurs forment un visuel fort et prenant, mais, à y réfléchir, n’est-elle pas quelque peu générique en ce sens qu’elle aurait pu aussi bien illustrer d’autres drames comme Macbeth, avec ses sorcières, son roi, les meurtres et le lit ? L’esthétique du geste, très musicale, n’atteint cependant pas la finesse d’un Patrice Chéreau.

Irène Theorin, Philippe Jordan et Ricarda Merbeth

Irène Theorin, Philippe Jordan et Ricarda Merbeth

Véritablement, l’aboutissement de ce spectacle dès la dernière répétition laisse présager de très grandes soirées lyriques dans les jours à venir, Philippe Jordan étant un chef qui se remet constamment en question pour atteindre un lyrisme expressif qui lui corresponde. Le plus extraordinaire est qu’il dirige en parallèle Aïda, révélant ainsi un travail et une maîtrise prodigieux qui réduisent à bien peu de chose notre propre labeur.

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Publié le 22 Octobre 2013

Die Eroberung von Mexico (Wolfgang Rihm)
La Conquête du Mexique
Représentation du 19 octobre 2013
Teatro Real de Madrid

Montezuma Nadja Michael
Cortez Georg Nigl
Un hombre que grita Graham Valentine
Malinche Ryoko Aoki
Soprano Caroline Stein
Contralto Katarina Bradic
Primer actor Stephan Rehm
Segundo actor Peter Pruchniewitz

Direction Musicale Alejo Perez
Chœur et orchestre du Teatro Real

Mise en scène Pierre Audi
Scénographie Alexander Polzin
Costumes Wojciech Dziedzic
Lumière Urs Schönebaum
Vidéo Claudia Rohrmoser                                               Nadja Michael (Montezuma)

Die Eroberung von Mexico est la première des six nouvelles productions programmées par Gerard Mortier pour la saison 2013/2014 du Teatro Real, saison qui devrait être le point culminant de son projet artistique.

L’opéra représenté ce soir est une œuvre que Wolfgang Rihm, un des grands compositeurs contemporains allemands, né à Karlsruhe en 1952, a élaboré entre 1987 et 1991.

Cette œuvre relate la rencontre historique entre le conquistador espagnol Hernán Cortés et l'empereur aztèque Montezuma vécue comme un choc émotionnel aux réactions imprévisibles.

Malgré les contraintes financières sévères, Mortier a fait tout son possible pour mettre en valeur cette pièce peu connue.

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Ainsi, dès l’entrée dans le théâtre, trois panneaux lumineux éclairent le visiteur d’une part sur la biographie du compositeur, d’autre part sur son travail musical qui remonte aux sources antiques, et enfin, sur l’architecture de ‘La conquête du Mexique’.

Ces textes sont signés Jan Vandenhouwe, le jeune dramaturge musical que l’on a connu à Paris avec Mortier - il avait fait une analyse musicale de Parsifal fascinante - et que l’on retrouve dans nombre de spectacles européens aujourd’hui.
Un petit livret d’une trentaine de pages est également offert à tous.

Pintura de Alexander Polzin

Pintura de Alexander Polzin

Une fois dans la salle, chacun peut contempler la répartition spatiale des instruments de musique dans tout le théâtre. Les percussions sont divisées en cinq groupes, deux dans la fosse, un dans la grande loge de face, et deux dans les loges de côté. Hautbois, trompettes et violons sont également disposés dans ces loges, cors, violoncelles, contrebasses et vents, ainsi qu’une harpe, un piano et deux basses électriques composant ainsi la formation principale de l’orchestre.

Quand la lumière s’éteint, les spectateurs se trouvent alors face à l’immense façade multicolore composée des murs et des toits de la ville de Tenochtitlan, qui se lève pour laisser apparaitre Montezuma dans un état de transe, et qui redescend à l’arrivée des Espagnols.

Georg Nigl (Hernan Cortés)

Georg Nigl (Hernan Cortés)

Les conquistadors, dissimulés sous des boucliers, arrivent la peur au ventre en longeant l’intérieur de la salle. Hernán Cortés, lui,  est représenté en tenant une grande croix tendue de la main,  signe d’une foi qui le rassure dans son avancée vers l’inconnu de la vie. Il arrive en traversant l’allée centrale de la salle.
 

On entend les voix des Aztèques, le chœur, derrière le décor, et il en sera ainsi pendant toute la représentation.

 

La musique, elle, est mystérieusement inquiétante, et les battements de percussions évoquent à la fois, au milieu d’éclats de voix étranges, l’ambiance naturelle et sauvage du milieu de vie des Aztèques, et les pulsations à cœur battant des Espagnols qui y pénètrent. 

 

Nadja Michael apparaît alors sous les traits de Montezuma. Elle se plie avec souplesse aux ondoyances de son corps félin, qui est une belle manière d’opposer à Cortés une vision dérangeante, lui qui est empreint d’une religion catholique qui a toujours entretenu de la méfiance vis-à-vis du corps.

 

L’ampleur et le bronze de la voix de cette artiste allemande incontournable dans les rôles de grandes héroïnes païennes (Médée, Salomé, Lady Macbeth) s’épanouissent d’autant mieux que ce chant puissant et parlé laisse le son se déployer somptueusement dans des aigus solides et saillants.

Baryton clair et expressif, Georg Nigl a une voix dont la texture dense se mélange très bien à celle de Nadja Michael, et bien qu’il soit Autrichien, sa technique porte une modernité qui rappelle celle des ténors que l’on entend dans les opéras de Britten, une sorte de juvénilité éperdue.

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Dans le feu de la rencontre, la musique devient plus violente et émotionnellement prenante. L’effet est d’autant plus intense et saisissant, que la dispersion spatiale du son renforce la sensation d’intériorité de ce climat musical.

Survient même un passage où le chœur obsédant et la tension aigüe de la musique évoquent l’atmosphère infinie du Lux Æternam de György Ligeti immortalisée dans « 2001 l’Odyssée de l’Espace », le film culte de Stanley Kubrick.

Pour signifier le rôle d'intermédiaire de Malinche, une actrice et danseuse, Ryoko Aoki, intervient entre les deux protagonistes. Mais cette présence de la sagesse asiatique est vaine à réduire la tension des échanges.

Si la mise en scène rappelle quelques scènes factuelles de cette rencontre, comme la découverte de l’or accumulé par les Aztèques, et la fascination des conquistadors pour cette richesse abondante, l’image la plus troublante s’impose quand les corps des soldats des deux camps apparaissent suspendus sur cet univers sombre. 

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Seules les artères et les veines rouges et bleues qui parcourent tout leurs corps sont visibles, concentrées vers le cœur. Ni le cerveau, ni le système nerveux ne sont représentés, image artistiquement humaine de l'émotion sans contrôle de l'esprit.
Tous ces êtres ne sont en interaction que par leurs pulsions sanguines, la raison n’y a pas sa place. Là sont les germes d'une totale incompréhension.

Cette image est forte, car elle renvoie une vision de la vie inquiétante lorsqu’elle est uniquement guidée par le cœur, un cœur naturellement aimant pouvant devenir profondément noir.

Et lorsque l’on prend conscience de la variété des instruments en jeu, on n’en a que plus d’admiration pour l’exaltation d’Alejo Perez à diriger une telle partition qui, parfois, réserve des moments de scintillements intenses extraordinaires, tout en ne lâchant rien à la violence sous-jacente de la musique.

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Publié le 15 Octobre 2013

La Clémence de Titus (Wolfgang Amédée Mozart)

Représentation du 13 octobre 2013
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Tito Kurt Streit
Vitellia Véronique Gens
Sesto Anna Bonitatibus
Annio Anna Grevelius
Servilia Simona Saturova
Publio Alex Esposito

Direction Musicale Ludovic Morlot
Mise en scène Ivo Van Hove

 

 

                                                                                                     Véronique Gens (Vitellia)

La Clémence de Titus est un opéra sur la désillusion et donc, la maturité. C’est d’ailleurs le dernier opéra de Mozart, et il est extraordinaire d’écouter une telle réflexion humaine sur la musique d’un homme qui n’avait que 35 ans.

Il s’agit d’un conflit entre existence sociale et vie privée, l’histoire de la vie d’un homme qui n’a pas voulu voir son entourage tel qu’il est et qui, pour ne pas se disloquer lui même, doit trouver un point de vue qui lui permette de poursuivre son chemin en se détachant de ses liens affectifs envers ceux qui ont cherché à en profiter, Vitellia et Sesto, pour mieux le trahir.

Véronique Gens (Vitellia) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Véronique Gens (Vitellia) et Anna Bonitatibus (Sesto)

On voit ainsi se dérouler toute la logique qui pousse l’Empereur à renoncer au bonheur privé pour se consacrer aux tâches nécessaires au bon déroulement de la vie de la Cité, et donc œuvrer pour un bonheur collectif.

Dans sa mise en scène, Ivo Van Hove choisit un lieu unique, à la fois chambre privée et bureau de travail d’un homme qui pourrait être une personnalité au train de vie aisé vivant dans les beaux quartiers d’une grande ville. Le mobilier est soigné, et l’on pourrait se croire dans une mise en scène d’André Engel.

Mais l’art de Van Hove est de transformer les chanteurs en personnages totalement incarnés en les faisant vivre comme ils le feraient dans la vie de tous les jours. On a ainsi plus l’impression d’assister à un excellent théâtre en musique qu’à une simple interprétation musicale.
Aucun geste n’est laissé au hasard, les poses font sens et découvrent l’affectivité des rapports humains au-delà des rôles sociaux que chacun des protagonistes tient dans un premier temps.

Simona Saturova (Servilia) et Anna Grevelius (Annio)

Simona Saturova (Servilia) et Anna Grevelius (Annio)

Cette expressivité théâtrale trouve son point d’accomplissement lorsque Titus interroge Sesto afin de connaître son trouble après l’attentat manqué contre l’Empereur. On voit tout, la confiance de Titus en la fidélité de son ami, son désarroi seul sur son lit face à un cameraman qui projette son visage défait sur le grand écran qui domine la scène, puis les pensées qu’il rabâche seul devant son repas pour digérer la trahison en ignorant la présence même de celui qui l’a déçu. Il est un solitaire mal entouré.

Malgré tout, il garde de l’affection pour Sesto, car il en a perçu la faiblesse de caractère.

Cette seconde partie de l’opéra est, d'un point de vue dramaturgique et musical, plus réussie que la première.

Kurt Streit (Titus) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Kurt Streit (Titus) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Dès l’ouverture les sonorités manquent d’harmonie, et Ludovic Morlot se complait dans une direction austère, aride sans raffinement, qui privilégie uniquement l’atmosphère intime de la scène. C’est extrêmement frustrant à entendre d’autant plus que le chef, lui, semble porté par sa musique.

On retrouve heureusement une texture plus dense et un allant après l’entracte, ce qui replace la musique au premier plan du drame.

Toutes les voix, elles, ont une musicalité mozartienne très homogène, mais faiblement ornée, à l’exception, peut être, de Simona Saturova, elle qui fut Violetta en décembre dernier.

Kurt Streit (Titus)

Kurt Streit (Titus)

Véronique Gens est étonnamment décevante, pour ce jour de représentation, les passages intenses et véhéments étant escamotés, ce qui ne peut être du qu’à une faiblesse passagère. Elle n'en est pas moins une fascinante actrice qui fait penser à Madame de Merteuil (Les Liaisons dangereuses).

Anna Bonitatibus (Sexto) et Anna Grevelius (Annio) composent deux personnages touchants qui se correspondent très bien dans cette interprétation, et Alex Esposito est employé dans le rôle d’un Publio qui sur-joue un peu trop.

Kurt Streit, un des chanteurs phares de La Monnaie, porte sur lui un rôle dont, peut-être, d’aucun n’aurait imaginé cette aisance dans l’incarnation. Le Timbre est nasal, très souvent, mais nullement la tension ne se fait sentir dans son chant, et il a une régularité et, surtout, une superbe interprétation théâtrale très crédible, qui en font un magnifique personnage avec lequel on vibre en phase avec son vécu humain.

Anna Grevelius (Annio), Véronique Gens (Vitellia), Anna Bonitatibus (Sesto) et Simona Saturova (Servilia)

Anna Grevelius (Annio), Véronique Gens (Vitellia), Anna Bonitatibus (Sesto) et Simona Saturova (Servilia)

Autour de la scène, des sièges situés derrière les parois semi-réfléchissantes font apparaître le chœur, qui observe en public voyeur le drame et en juge de lui-même.

Son intervention avec l’orchestre, lors de la conclusion finale, est un beau moment d’espoir enjoué qui porte en lui une joie élégiaque.

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