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Publié le 12 Novembre 2013

The Indian Queen (Henry Purcell)
Nouvelle version Peter Sellars (durée 3h05)
Représentation du 09 novembre 2013
Teatro Real de Madrid

Hunahpu Vince Yi
Teculihuatzin Julia Bullock
Doña Isabel Nadine Koutcher
Don Pedrarias Davila Markus Brutscher
Don Pedro de Alvarado Noah Stewart
Ixbalanque Christophe Dumaux
Sacerdote maya Luthando Qave
Leonor Maritxell Carrero
Dioses mayas Burr Johnson, Takemi Kitamura,
        Caitlin Scranton, Paul Singh
Tecun Uman Christopher Williams
Leonor Celine Peña

Mise en scène Peter Sellars
Scénographie Gronk
Chorégraphie Christopher Williams

Direction Musicale Teodor Currentzis     

                                                                        Julia Bullock (Teculihuatzin) et Noah Stewart (de Alvarado)
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Perm (MusicaAeterna)
Coproduction Opera de Perm et English National Opera de Londres
 

Ultime opéra dramatique d’Henry Purcell, The Indian Queen conte l’histoire imaginaire de la rencontre entre les Incas, menés par Montezuma, et les Aztèques.
Guerrier habile, Montezuma change de camp à la manière d‘Alcibiade et bat les Incas. Il brise de fait les ambitions de la reine Aztèque Zempoalla, du prince Acacis, son ami, et du général Traxalla. 
Un fil sentimental se dessine progressivement car, parmi les prisonniers Incas, la jeune Orazia aime d’un amour réciproque le brillant vainqueur. Tous deux sont cependant pris au piège des intriques de palais, sont arrêtés, puis libérés par Acacis.
Zempoalla et Traxalla finissent par se suicider, Montezuma se révélant être le descendant des amours entre la reine Aztèque Amexia et un Inca, Garruca.

Julia Bullock (Teculihuatzin), Noah Stewart (de Alvarado) de dos

Julia Bullock (Teculihuatzin), Noah Stewart (de Alvarado) de dos

S’il s’agissait de monter cet ouvrage tel quel, le sujet n’aurait pu intéresser Gerard Mortier pour qui une œuvre vaut la peine d’être représentée que si elle contient en elle quelque chose d’humainement fort lié à notre histoire, d’autant plus que le livret de John Dryden est une totale fantaisie exotique.

Cet univers et la musique peuvent alors devenir plus intelligemment le support d’une reconstruction artistique qui s’inscrit dans la continuité de l’oeuvre présentée le mois dernier, 'La Conquista de Mexico', sur la musique cette fois contemporaine de Wolfgang Rihm. A nouveau il s’agit d’une rencontre entre deux mondes.
 

Peter Sellars et Teodor Currentzis, deux artistes à l’immense talent, ont donc rapproché The Indian Queen d’une nouvelle, ‘La niña blanca y los pajaros sin pies‘, écrite par Rosario Aguilar, une écrivaine nicaraguayenne qui est devenue, en 1999, la première femme membre de l’’Academia Nicaragüense de la Lengua‘, un groupe d’experts qui s’intéresse à l’usage de la langue espagnole au Nicaragua.

Cette nouvelle relie le destin de six femmes, qui accompagnèrent au XVIème siècle les conquistadors dans l’intégration du Nouveau et du Vieux Monde, avec l’histoire d’amour de deux journalistes, une jeune Nicaraguayenne et un reporter espagnol, chargés de couvrir la campagne électorale de 1990 qui verra la défaite du sandiniste Daniel Ortega.

 

                                                                                               Vince Yi (Hunahpu)

 

Et, pour évoquer cette rencontre culturelle d’un point de vue autant politique qu’intime, la dramaturgie se construit sur la musique intégrale de ‘The Indian Queen’ - opéra qui dure une cinquantaine de minutes, sans compter les compléments ajoutés par le frère de Purcell, comme ‘The Joy of wedlock‘, qui ne sont cependant pas repris dans cette production - à laquelle sont liées des pièces de jeunesse ou plus tardives du compositeur, entrecoupées par des extraits de la nouvelle de Rosario Aguilar.

Ces textes, traduits en anglais, sont déclamés par Maritxell Carrero, une jeune actrice portoricaine, fine et dramatique, qui exprime d’un feu intérieur véhément la passion et les tensions de l’histoire, un peu à la manière d’une Cassandre moderne dont l’art narratif tragique et fascinant est raconté par une souple gestuelle expressive.

Maritxell Carrero (Leonor)

Maritxell Carrero (Leonor)

Ce travail de réflexion musicale aboutit à un spectacle de plus de trois heures, hors l’intermittence d’un entracte, dont l’architecture sur cinq actes est introduite par l’ouverture et un prologue.

L’ouverture présente les quatre danseurs, deux hommes et deux femmes, les esprits de la Terre que l’on retrouvera à plusieurs reprises comme les ensorceleurs de l’âme des protagonistes. La chorégraphie de Christopher William est humble et subtile, discrètement fine dans la danse des « jeux de pelotes ».
Pendant l’enchaînement de ces danses, des toiles de Gronk descendent depuis le haut de la scène pour, petit à petit, former une pyramide de motifs abstraits, blancs, noirs et oranges, sur un fond rouge.

Joueur de théorbe

Joueur de théorbe

Des militaires en treillis surgissent alors en portant une autre toile, un véhicule blindé à roues pointant sa mitrailleuse vers l’avant. On reconnait une tête de mort en motif subliminal, alors qu’un prêtre arrive en soutien à cette armée. Ils sont autant les Espagnols d’Hernan Cortes qui découvrent les Tlaxcalans, que les Marines débarquant au Nicaragua dans les années 30 pour lutter contre la guérilla menée par le général Augusto Sandino.

Le prologue, qui correspond au premier acte de l’œuvre d’origine, est une déploration sur l’état de guerre. L’écoute de Vince Yi est la première surprise de la soirée. Ce contre ténor sud-coréen a en effet un timbre féminin très aigu, peu sensuel mais virtuose et vibrant, totalement inhabituel.

Julia Bullock (Teculihuatzin), Celine Pena (La fille) et Noah Stewart (de Alvarado)

Julia Bullock (Teculihuatzin), Celine Pena (La fille) et Noah Stewart (de Alvarado)

Julia Bullock, naturellement métisse, apparaît sous les traits indigènes de Teculihuatzin avec une manière d’être très spontanée. C’est une brillante soprano, en apparence espiègle mais complexe et profonde, dont la chevelure évoque un soleil irisé de torsades noires.

Quand le premier acte débute enfin, nous découvrons alors Nadine Koutcher.
Sous les traits de Doña Isabel, une sœur, elle interprète un ‘O, solitude’ bouleversant de sensibilité, et il en sera ainsi de tous ses airs chantés avec la même pureté spirituelle à en fendre le cœur.

Maritxell Carrero (Leonor)

Maritxell Carrero (Leonor)

Cet acte, intégralement constitué de pièces d’Henry Purcell - ‘O, solitude’ bien sûr, mais également ‘I will sing unto the Lord as long as i live’, ‘Blow up the trumpet’, ‘Sweeter than roses’ - montre comment les Mayas vont être convertis au catholicisme, sous la menace des armes.

Pour favoriser cette conversion, le général favori de Cortes, Don Pedro de Alvarado, est présenté à Teculihuatzin, et il l’épouse. La belle homogénéité fondue et dorée du Chœur de l’Opéra de Perm nous envahit déjà d’une douce chaleur qui sera, plus loin, encore plus magnifiée.

Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Le deuxième acte comprend deux scènes qui reprennent le deuxième acte intégral de ‘The Indian Queen’. La nuit d’amour entre les deux jeunes époux est superbement rendue sur un lit central couvert d’une pénombre pudique, très sensuellement, et les danseurs réapparaissent en songe. La chorégraphie est plus élancée et provocante.

C’est à ce moment que Don Pedro de Alvarado se laisse pervertir par Ixbalanqué, rôle pour lequel Christophe Dumaux joue simplement. Son timbre aérien et maléfique ne rend pas son personnage sympathique, et à raison. Le prêtre maya, lui, est confié au sombre et terrestre Luthando Qave, le deuxième chanteur noir de la distribution dont on mesure la diversité des origines, asiatique, africaine, nord et sud américaine et européenne.

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Nadine Koutcher (Doña Isabel)

Cinq autres scènes viennent compléter ce deuxième acte avec des airs tels ’See, even night herself is here‘, ‘Music for a while’, ‘Il love and i must’ et, surtout, l’implorante prière ‘Hear my prayer, O Lord’ seule réponse possible du chœur après le massacre des Mayas perpétré par le conquistador espagnol, massacre aussi sanglant que ceux commis, bien plus tard, par les Marines au Nicaragua.

A ce moment là, Maritxell Carrero, la récitante, se retrouve seule devant une immense toile rouge sang renforcée par les éclairages, au pied de laquelle gisent les couleurs vives d’un peuple abattu. Le final est d’une beauté inouïe car ce chœur achève son dernier souffle dans un diminuendo qui n’en finit pas de tendre vers un calme infini, alors que les lumières s’affaiblissent avec la même extrême sensibilité.

Christophe Dumaux (Ixbalanqué), Nadine Koutcher (Doña Isabel) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Christophe Dumaux (Ixbalanqué), Nadine Koutcher (Doña Isabel) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Après ce massacre, le troisième acte ouvre avec l’air choral le plus extraordinaire de toute la partition. ‘Remember not, Lord, our offences’, écrit par Purcell en 1680.
Les phrasés s’entrelacent avec un art de la modulation inimaginable et s’élèvent au dessus du chœur comme si ses voix ne sortaient plus des lèvres de chaque chanteur, sinon de leur corps tout entier.
 Même certains hommes, habillés en treillis, laissent transparaître une grâce indicible.

C’est tellement surnaturel que la musique atteint ici les limites extrêmes de l’art.

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Christophe Dumaux (Ixbalanqué) et Julia Bullock (Teculihuatzin)

Deux scènes supplémentaires sont ajoutées pour raconter la naissance de la fille de Doña Luisa, le nouveau nom de Teculihuatzin, et permettre enfin à Noah Stewart d’incarner Don Pedro de Alvarado. L’émission virile, posée et d’une sage autorité, lui donne une stature impressionnante, d’autant plus qu’il est un acteur torturé magnifique, et d’une vérité saisissante.

Après une cérémonie de divination, cet acte s’achève avec le troisième acte complet de l’œuvre d’origine. Don Pedro de Alvarado terrorise le peuple.

Nadine Koutcher, Peter Sellars et Teodor Currentzis

Nadine Koutcher, Peter Sellars et Teodor Currentzis

 Doña Luisa et Doña Isabel se rapprochent alors spirituellement, et, au cours des deux derniers actes, bien plus courts, les deux peuples finissent pas se réconcilier pour marcher ensemble au cours d’une procession religieuse dominée par la présence des femmes.

Cet immense fresque, qui laisse au chœur un important rôle élégiaque, est constamment unifiée par la direction attentive et formidablement concentrée de Teodor Currentzis.
Son orchestre, composé d’une trentaine de cordes, dont deux guitares baroques, de vents et d’une harpe, tous sonnant avec un raffinement merveilleux, accompagne l’ensemble d’un flux sonore enivrant de couleurs chaleureuses.
On entend même des détails orientaux totalement inhabituels, et chaque son semble porter en soi un éclat précieux et éphémère.

Nadine Koutcher, Celine Pena, Peter Sellars et Teodor Currentzis

Nadine Koutcher, Celine Pena, Peter Sellars et Teodor Currentzis

Après près de quatre heures de spectacle, il est impossible de quitter cet univers sans ressentir intérieurement la force d’un travail artistique qui révèle la volonté hors du commun de toute une équipe à atteindre une beauté surhumaine, à la croisée du chant, de la danse, du théâtre, de la musique, de la peinture de l’histoire et de la littérature.
Une volonté de regrouper tous les arts en une seule humanité.

Diffusion en direct, le 19 novembre à 20h, sur Mezzo (TV) et RadioClassica.

Une édition DVD de ce spectacle est prévue également en 2014

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Publié le 2 Novembre 2013

Turandot (Giacomo Puccini)
Représentation du 29 octobre 2013
Teatro dell’Opera di Roma

Turandot Evelyn Herlitzius
Calaf Kamen Chanev
Liù Carmela Remigio
Timur Roberto Tagliavini
Ping Simone Del Savio
Pong Saverio Fiore
Pang Gregory Bonfatti
Altoum Chris Merritt
Mandarino Gianfranco Montresor

Direction musicale Pinchas Steinberg
Mise en scène Roberto De Simone (reprise de Mariano Bauduin)
Orchestre et choeur du Teatro dell’Opera
Chœur de voix blanches du Teatro dell’Opera

 

                                                                                                                 Evelyn Herlitzius (Turandot)

Le reprise de la production de Roberto De Simone par Mariano Bauduin est, avant toute autre raison, une rencontre avec la mémoire de la création de Turandot, car elle est associée à la version de la première représentation du 25 avril 1926 que dirigea Arturo Toscanini à la Scala de Milan.

Ce jour là, l’ultime opéra de Puccini fut joué sans le duo d’amour final, et s’acheva donc sur la mort de Liù.
Le public du attendre la seconde représentation pour découvrir la version complétée par Franco Alfano, un musicien rattaché au mouvement vériste, version qui est celle habituellement jouée depuis.

Kamen Chanev (Calaf) et Carmela Remigio (Liù)

Kamen Chanev (Calaf) et Carmela Remigio (Liù)

Cette première représentation contenait dans son déroulement un symbole fort de résistance au fascisme. Arturo Toscanini avait en effet refusé catégoriquement d’interpréter en introduction l’hymne fasciste Giovinezza, et, dans ces conditions, Mussolini déclina l’invitation de la direction du théâtre à y assister.

Bien que cette version inachevée en réduise le fil dramaturgique, le metteur en scène rattrape cette lacune subtilement en montrant Turandot - Evelyn Herlitzius l’incarne avec une âme farouchement belle - prendre conscience de la force de l’amour de Liù pour le prince en ressentant comme un choc intérieur.
Dans les derniers instants de cette histoire, sur les réminiscences susurrées du chœur, on perçoit alors le visage de cette femme si dure s’ouvrir à son prétendant en lui tendant une fleur blanche, fleur que la petite fille, son aïeule, lui a offerte, en rêve, pour l’annonciation d’une autre vie à venir.

Salle de l'Opéra de Rome

Salle de l'Opéra de Rome

Le décor, qui décrit l’entrée du palais d’où descend un grand escalier vers une estrade sacrificielle, est ainsi le cadre unique d’une vie impériale saturée de costumes, de chapeaux et de voiles aux formes et couleurs débridées, de rites violents et fantaisistes, et de scènes de mimes fantomatiques.
Les enfants sont présents et participent également aux scènes macabres. Et, pour le plaisir esthétique, six serviteurs aux torses nus aussi finement dessinés que ceux des Adonis, Ganymède et autres Apollon des Musées du Vatican, entourent Ping, Pang, Pong de chorégraphies étranges, allongés sur le sol. Leur présence révèle cependant l’esprit souverain des trois maîtres.

Kamen Chanev (Calaf) et la jeune fille

Kamen Chanev (Calaf) et la jeune fille

Ce visuel se reçoit ainsi comme si l’on assistait à un film d’aventure tel Indiana Jones et le Temple Maudit, avec ce chœur grimé en guerriers de terre cuite, mais la musique, elle, dépeint cette légende avec une tension et un raffinement des détails d’une toute autre nature.

Pourtant, Pinchas Steinberg s’attache surtout à impulser de l’intensité et de l’allant au drame, mais semble difficilement contrôler la vitalité passionnée de l’Orchestre de l’Opéra de Rome. Ce caractère bon enfant des musiciens déborde très souvent, mais, en même temps, on ressent une énergie à laquelle on pardonne aisément les imprécisions harmoniques, les mouvements de cordes moins bien sensuellement dessinés, et les cuivres d’argent de temps en temps dissonants.

Evelyn Herlitzius (Turandot)

Evelyn Herlitzius (Turandot)

En revanche, la texture sombre des contrebasses, trombones et cors est, elle, une fusion sonore magnifiquement continue et captivante. Par ailleurs, le chœur, chantant avec finesse et harmonie, ne domine pas suffisamment le volume orchestral.

Sur scène, les artistes offrent une impressionnante interprétation, et montrent une unité dramatique resserrée sur l‘essentiel des liens humains.
Les rôles des deux basses du Mandarin et de Timur sont confiés respectivement à Gianfranco Montresor et Roberto Tagliavini, et leur chant noble, pathétiquement italien, s’écoute avec bonheur.
Les trois ministres, deux ténors, Saverio Fiore et Gregory Bonfatti, et un baryton, Simone Del Savio, forment un trio comique soudé et roublard. Le baryton, le plus musical, est aussi un peu moins sonore. Quant à Chris Meritt, en empereur, le prosaïsme sympathique du timbre de sa voix suffit à le reconnaître.

Roberto Tagliavini (Timur) et Carmela Remigio (Liù)

Roberto Tagliavini (Timur) et Carmela Remigio (Liù)

Ce sont pourtant bien les trois rôles principaux qui forcent la brillance d’un regard admiratif : Kamen Chanev est certes un Calaf au jeu conventionnel, mais il a une fière allure solidement assurée lorsqu’il projette son « Vincerò! » avec une ouverture fantastique vers la salle. Il en recueille une salve d’applaudissements alors que la musique poursuit son déroulement.
Sa voix est d’une belle homogénéité, graduée entre profondeur intériorisée et clarté rayonnante qui irradie d’une énergie également physique toute la puissance de son corps.

Et Carmela Remigio pose à ses genoux une Liù d’une tendresse et d’une expressivité vocale riche en couleurs et formidablement lumineuse, douée d’un souffle inépuisable et d’une caractérisation crédible qui n’ajoutent rien de plus au sentimentalisme de la partition.
C’est grâce à des chanteurs de cette trempe que l’art lyrique peut rendre une vérité humaine qui touche chacun au cœur de ses émotions les plus intimes.

Evelyn Herlitzius (Turandot)

Evelyn Herlitzius (Turandot)

Mais un autre monstre arpente les hauteurs des marches du palais jusqu’à l’avant-scène, une artiste qui laisse nombre de spectateurs incrédules et fascinés par ses incarnations hors du commun : Evelyn Herlitzius, Ortrud à la Scala de Milan l’hiver dernier, Kundry à Vienne, Elektra à Aix-en-Provence et, dans quelques jours, Isolde à Essen, s’empare d’un autre rôle massif du répertoire, amputé cependant de la grande scène finale, avec un aplomb d’une froideur sans crainte, un art de la déclamation imparable et une batterie d’aigus surhumains et spectaculaires à en paralyser l’auditeur d’effroi.
Un tel don de soi, un tel engagement envers son personnage lapidaire, font craindre à chaque fois qu’elle y abime sa voix, et, pourtant, aucune faille ne transparaît, sinon un peu moins d’aisance quand l’écriture vocale devient plus rapide.

Et il y a ce regard de feu, ces expressions du visage déformé, cette mâchoire qui s’ouvre comme un gouffre pour en laisser ressortir une humanité profondément déchirée, cet éblouissement devant la beauté d’une femme qui se consume totalement pour son art.

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Publié le 24 Octobre 2013

Elektra (Richard Strauss)
Répétition générale du 23 octobre 2013
Opéra Bastille

Elektra Irène Theorin
Klytämnestra Waltraud Meier
Chrysothemis  Ricarda Merbeth
Orest Evgeny Nikitin
Aegisth Kim Begley
Der Pfleger des Orest Johannes Schmidt
Ein junger Diener Jörg Schneider
Ein alter Diener Kristof Klorek
Die Aufseherin Miranda Keys
Erste Magd Anja Jung
Zweite Magd Susanna Kreusch
Die Schleppträgerin Corinne Talibart
Dritte Magd Heike Wessels
Vierte Magd Barbara Morihien
Fünfte Magd Eva Oltivanyi

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Robert Carsen
Décor Michael Levine
Chorégraphie Philippe Giraudeau                               Irène Theorin (Elektra)
Production originale de la fondation Teatro del Maggio Musicale Fiorentino

Pour un instant, dans ce grand décor en fond de cuvette recouvert, au sol, d’une terre argileuse piétinée par les servantes d’Elektra, un passionné de Pina Bausch ne pourrait s’empêcher de penser à sa chorégraphie du Sacre du Printemps.

Ces servantes sont présentes en permanence et sont comme les doubles de la fille d’Agamemnon dont elles miment le désespoir contenu dans ses gestes, mais sans l’expressivité aussi profondément douloureuse de la chorégraphe allemande.
 

Les servantes autour du corps d'Elektra

Les servantes autour du corps d'Elektra

Philippe Giraudeau réussit cependant de très belles scènes magnifiées par les funèbres éclairages rasants en clair-obscur, comme l’ouverture éclatante qui disperse les servantes aux quatre coins de la scène, la folie hargneuse avec laquelle elles fouillent le sol pour en déterrer la hache criminelle, la procession qui soulève le lit de Clytemnestre et le corps d’Agamemnon, et le mime du meurtre final autour de la crypte.

Ce travail artistique prodigieux par son unité d’ensemble est cependant totalement dévoué à la musique de Richard Strauss. Quand on connait les qualités hédonistes de la direction de Philippe Jordan, celles-ci pourraient paraître un peu trop léchées pour imprégner à la partition son inhérente énergie volcanique.

Irène Theorin (Elektra) et le corps d'Agamemnon

Irène Theorin (Elektra) et le corps d'Agamemnon

Il n’épargne pourtant aucunement les à-coups convulsifs qui montent crescendo jusqu’à l’arrivée de Clytemnestre, même si, dans cette première partie, la brusquerie est un peu trop caricaturale et ne laisse pas suffisamment l’inquiétante violence occulte et la noirceur des cuivres, et des cors en particulier, mieux emplir l’espace sonore de la salle pour créer un climat totalement envoûtant.

Mais quand l’impressionnante Waltraud Meier surgit du fond de scène au milieu des draps lumineux de son lit conjugal, la musique devient une interprète extrêmement fine qui dit tout de la pensée de la mère d’Elektra. L’impression est la même que celle que l’on pouvait ressentir lorsque Jordan dirigeait, la saison dernière, le monologue de Wotan. On n’écoutait même plus l’interprète mais seulement l’orchestre tant la direction décrivait avec un art du discours clair et enchanteur le récit névrotique du dieu germanique.

Waltraud Meier (Clytemnestre)

Waltraud Meier (Clytemnestre)

La musique se ciselle en de fins motifs qui s’infiltrent à travers le cœur, l’impression de se défilement est fascinante.

En présence de Waltraud Meier, l’expressivité de la musique a d’autant plus d’importance que sa tessiture vocale, des graves jusqu’au médium, est maintenant moins audible dans une salle comme Bastille. L’orchestre prend ainsi le relais du discours vocal.

Mais les aigus sont encore fabuleux, l‘articulation précise, et sa tragique présence donne tout autant le frisson alors qu'il y a une émotion extrême à mesurer la chance d'entendre une telle artiste qui porte l'attachement d'un nombre considérable de passionnés du monde lyrique. Bien que Robert Carsen fasse d’elle une femme presque aussi pieuse, en apparence, que l’Elisabeth de Tannhäuser, elle est pourtant la seule des trois femmes de la pièce à ne pas avoir renoncé à sa sexualité.
 

Avec la sauvagerie éruptive du rôle, Irène Theorin apparaît, dans l’ode à «Agamemnon», en susurrant une plainte à peine perceptible, chantée très finement piano, tout en douceur. Son Elektra primitive déploie progressivement un galbe profond pour mener à une confrontation violente avec sa mère autant par l’agressivité vocale que par l’impulsivité physique. Elle a certes des moments de relâchement comme lorsqu’elle maudit sa sœur sans y jeter toute la noirceur de cœur possible, mais l‘incarnation très classique reste, elle, humaine et infaillible.

Pour Chrysothemis, justement, Ricarda Merbeth réserve une interprétation aux lignes superbement souples, un beau chant à la fois animal et mystérieux qu’elle renforce d’un engagement théâtral qui lui convient très bien.

                                                                                        Irène Theorin (Elektra) et Evgeny Nikitin (Oreste)

 

Son timbre est très proche de celui d’Irène Theorin, mais ses aigus sont plus clairs et embrumés, et son incarnation est une des plus convaincantes que l’on ait entendu de sa part à l’Opéra Bastille.

Elle sait transmettre les sentiments de compassion désespérée et d‘amour inquiet qui se lisent en elle naturellement.
Sa dimension humaine et tragique dépasse même de loin la vision bourgeoise qui lui est souvent attribuée.

Irène Theorin (Elektra), à gauche, et Ricarda Merbeth (Chrysothemis)

Irène Theorin (Elektra), à gauche, et Ricarda Merbeth (Chrysothemis)

Lorsque survient Oreste, Philippe Jordan entraîne alors l’orchestre dans un de ses plus beaux passages. La musique déborde de lyrisme, un bouillonnement glacial et sensuel submerge la rencontre, et les raideurs du début s’estompent. Impressionnant rien que par sa stature renforcée d’un long manteau qui descend jusqu’au sol, Evgeny Nikitin est impassible, plus digne d’une posture d’un Saint-Jean Baptiste monolithique que d’un frère sensible.

Kim Begley, plus couramment distribué dans des rôles majeurs d’opéras du XXème siècle, paraît vocalement surdimensionné dans le rôle d’Egisthe.

Waltraud Meier (Clytemnestre)

Waltraud Meier (Clytemnestre)

A partir du meurtre de Clytemnestre, Philippe Jordan élève d’un cran supplémentaire la tension orchestrale – peut-être en fait-il un peu trop ? – mais c’est d’une intensité telle que cela en devient délirant.

Alors, il est vrai que la mise en scène de Robert Carsen, avec ses éclairages qui défigurent hommes et femmes en jouant avec les ombres, sa chorégraphie dramaturgique, l’image macabre du roi enlacé par Elektra, et la dissimulation des deux meurtres vengeurs forment un visuel fort et prenant, mais, à y réfléchir, n’est-elle pas quelque peu générique en ce sens qu’elle aurait pu aussi bien illustrer d’autres drames comme Macbeth, avec ses sorcières, son roi, les meurtres et le lit ? L’esthétique du geste, très musicale, n’atteint cependant pas la finesse d’un Patrice Chéreau.

Irène Theorin, Philippe Jordan et Ricarda Merbeth

Irène Theorin, Philippe Jordan et Ricarda Merbeth

Véritablement, l’aboutissement de ce spectacle dès la dernière répétition laisse présager de très grandes soirées lyriques dans les jours à venir, Philippe Jordan étant un chef qui se remet constamment en question pour atteindre un lyrisme expressif qui lui corresponde. Le plus extraordinaire est qu’il dirige en parallèle Aïda, révélant ainsi un travail et une maîtrise prodigieux qui réduisent à bien peu de chose notre propre labeur.

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Publié le 22 Octobre 2013

Die Eroberung von Mexico (Wolfgang Rihm)
La Conquête du Mexique
Représentation du 19 octobre 2013
Teatro Real de Madrid

Montezuma Nadja Michael
Cortez Georg Nigl
Un hombre que grita Graham Valentine
Malinche Ryoko Aoki
Soprano Caroline Stein
Contralto Katarina Bradic
Primer actor Stephan Rehm
Segundo actor Peter Pruchniewitz

Direction Musicale Alejo Perez
Chœur et orchestre du Teatro Real

Mise en scène Pierre Audi
Scénographie Alexander Polzin
Costumes Wojciech Dziedzic
Lumière Urs Schönebaum
Vidéo Claudia Rohrmoser                                               Nadja Michael (Montezuma)

Die Eroberung von Mexico est la première des six nouvelles productions programmées par Gerard Mortier pour la saison 2013/2014 du Teatro Real, saison qui devrait être le point culminant de son projet artistique.

L’opéra représenté ce soir est une œuvre que Wolfgang Rihm, un des grands compositeurs contemporains allemands, né à Karlsruhe en 1952, a élaboré entre 1987 et 1991.

Cette œuvre relate la rencontre historique entre le conquistador espagnol Hernán Cortés et l'empereur aztèque Montezuma vécue comme un choc émotionnel aux réactions imprévisibles.

Malgré les contraintes financières sévères, Mortier a fait tout son possible pour mettre en valeur cette pièce peu connue.

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Ainsi, dès l’entrée dans le théâtre, trois panneaux lumineux éclairent le visiteur d’une part sur la biographie du compositeur, d’autre part sur son travail musical qui remonte aux sources antiques, et enfin, sur l’architecture de ‘La conquête du Mexique’.

Ces textes sont signés Jan Vandenhouwe, le jeune dramaturge musical que l’on a connu à Paris avec Mortier - il avait fait une analyse musicale de Parsifal fascinante - et que l’on retrouve dans nombre de spectacles européens aujourd’hui.
Un petit livret d’une trentaine de pages est également offert à tous.

Pintura de Alexander Polzin

Pintura de Alexander Polzin

Une fois dans la salle, chacun peut contempler la répartition spatiale des instruments de musique dans tout le théâtre. Les percussions sont divisées en cinq groupes, deux dans la fosse, un dans la grande loge de face, et deux dans les loges de côté. Hautbois, trompettes et violons sont également disposés dans ces loges, cors, violoncelles, contrebasses et vents, ainsi qu’une harpe, un piano et deux basses électriques composant ainsi la formation principale de l’orchestre.

Quand la lumière s’éteint, les spectateurs se trouvent alors face à l’immense façade multicolore composée des murs et des toits de la ville de Tenochtitlan, qui se lève pour laisser apparaitre Montezuma dans un état de transe, et qui redescend à l’arrivée des Espagnols.

Georg Nigl (Hernan Cortés)

Georg Nigl (Hernan Cortés)

Les conquistadors, dissimulés sous des boucliers, arrivent la peur au ventre en longeant l’intérieur de la salle. Hernán Cortés, lui,  est représenté en tenant une grande croix tendue de la main,  signe d’une foi qui le rassure dans son avancée vers l’inconnu de la vie. Il arrive en traversant l’allée centrale de la salle.
 

On entend les voix des Aztèques, le chœur, derrière le décor, et il en sera ainsi pendant toute la représentation.

 

La musique, elle, est mystérieusement inquiétante, et les battements de percussions évoquent à la fois, au milieu d’éclats de voix étranges, l’ambiance naturelle et sauvage du milieu de vie des Aztèques, et les pulsations à cœur battant des Espagnols qui y pénètrent. 

 

Nadja Michael apparaît alors sous les traits de Montezuma. Elle se plie avec souplesse aux ondoyances de son corps félin, qui est une belle manière d’opposer à Cortés une vision dérangeante, lui qui est empreint d’une religion catholique qui a toujours entretenu de la méfiance vis-à-vis du corps.

 

L’ampleur et le bronze de la voix de cette artiste allemande incontournable dans les rôles de grandes héroïnes païennes (Médée, Salomé, Lady Macbeth) s’épanouissent d’autant mieux que ce chant puissant et parlé laisse le son se déployer somptueusement dans des aigus solides et saillants.

Baryton clair et expressif, Georg Nigl a une voix dont la texture dense se mélange très bien à celle de Nadja Michael, et bien qu’il soit Autrichien, sa technique porte une modernité qui rappelle celle des ténors que l’on entend dans les opéras de Britten, une sorte de juvénilité éperdue.

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Dans le feu de la rencontre, la musique devient plus violente et émotionnellement prenante. L’effet est d’autant plus intense et saisissant, que la dispersion spatiale du son renforce la sensation d’intériorité de ce climat musical.

Survient même un passage où le chœur obsédant et la tension aigüe de la musique évoquent l’atmosphère infinie du Lux Æternam de György Ligeti immortalisée dans « 2001 l’Odyssée de l’Espace », le film culte de Stanley Kubrick.

Pour signifier le rôle d'intermédiaire de Malinche, une actrice et danseuse, Ryoko Aoki, intervient entre les deux protagonistes. Mais cette présence de la sagesse asiatique est vaine à réduire la tension des échanges.

Si la mise en scène rappelle quelques scènes factuelles de cette rencontre, comme la découverte de l’or accumulé par les Aztèques, et la fascination des conquistadors pour cette richesse abondante, l’image la plus troublante s’impose quand les corps des soldats des deux camps apparaissent suspendus sur cet univers sombre. 

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Nadja Michael (Montezuma) et Georg Nigl (Hernan Cortés)

Seules les artères et les veines rouges et bleues qui parcourent tout leurs corps sont visibles, concentrées vers le cœur. Ni le cerveau, ni le système nerveux ne sont représentés, image artistiquement humaine de l'émotion sans contrôle de l'esprit.
Tous ces êtres ne sont en interaction que par leurs pulsions sanguines, la raison n’y a pas sa place. Là sont les germes d'une totale incompréhension.

Cette image est forte, car elle renvoie une vision de la vie inquiétante lorsqu’elle est uniquement guidée par le cœur, un cœur naturellement aimant pouvant devenir profondément noir.

Et lorsque l’on prend conscience de la variété des instruments en jeu, on n’en a que plus d’admiration pour l’exaltation d’Alejo Perez à diriger une telle partition qui, parfois, réserve des moments de scintillements intenses extraordinaires, tout en ne lâchant rien à la violence sous-jacente de la musique.

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Publié le 15 Octobre 2013

La Clémence de Titus (Wolfgang Amédée Mozart)

Représentation du 13 octobre 2013
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Tito Kurt Streit
Vitellia Véronique Gens
Sesto Anna Bonitatibus
Annio Anna Grevelius
Servilia Simona Saturova
Publio Alex Esposito

Direction Musicale Ludovic Morlot
Mise en scène Ivo Van Hove

 

 

                                                                                                     Véronique Gens (Vitellia)

La Clémence de Titus est un opéra sur la désillusion et donc, la maturité. C’est d’ailleurs le dernier opéra de Mozart, et il est extraordinaire d’écouter une telle réflexion humaine sur la musique d’un homme qui n’avait que 35 ans.

Il s’agit d’un conflit entre existence sociale et vie privée, l’histoire de la vie d’un homme qui n’a pas voulu voir son entourage tel qu’il est et qui, pour ne pas se disloquer lui même, doit trouver un point de vue qui lui permette de poursuivre son chemin en se détachant de ses liens affectifs envers ceux qui ont cherché à en profiter, Vitellia et Sesto, pour mieux le trahir.

Véronique Gens (Vitellia) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Véronique Gens (Vitellia) et Anna Bonitatibus (Sesto)

On voit ainsi se dérouler toute la logique qui pousse l’Empereur à renoncer au bonheur privé pour se consacrer aux tâches nécessaires au bon déroulement de la vie de la Cité, et donc œuvrer pour un bonheur collectif.

Dans sa mise en scène, Ivo Van Hove choisit un lieu unique, à la fois chambre privée et bureau de travail d’un homme qui pourrait être une personnalité au train de vie aisé vivant dans les beaux quartiers d’une grande ville. Le mobilier est soigné, et l’on pourrait se croire dans une mise en scène d’André Engel.

Mais l’art de Van Hove est de transformer les chanteurs en personnages totalement incarnés en les faisant vivre comme ils le feraient dans la vie de tous les jours. On a ainsi plus l’impression d’assister à un excellent théâtre en musique qu’à une simple interprétation musicale.
Aucun geste n’est laissé au hasard, les poses font sens et découvrent l’affectivité des rapports humains au-delà des rôles sociaux que chacun des protagonistes tient dans un premier temps.

Simona Saturova (Servilia) et Anna Grevelius (Annio)

Simona Saturova (Servilia) et Anna Grevelius (Annio)

Cette expressivité théâtrale trouve son point d’accomplissement lorsque Titus interroge Sesto afin de connaître son trouble après l’attentat manqué contre l’Empereur. On voit tout, la confiance de Titus en la fidélité de son ami, son désarroi seul sur son lit face à un cameraman qui projette son visage défait sur le grand écran qui domine la scène, puis les pensées qu’il rabâche seul devant son repas pour digérer la trahison en ignorant la présence même de celui qui l’a déçu. Il est un solitaire mal entouré.

Malgré tout, il garde de l’affection pour Sesto, car il en a perçu la faiblesse de caractère.

Cette seconde partie de l’opéra est, d'un point de vue dramaturgique et musical, plus réussie que la première.

Kurt Streit (Titus) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Kurt Streit (Titus) et Anna Bonitatibus (Sesto)

Dès l’ouverture les sonorités manquent d’harmonie, et Ludovic Morlot se complait dans une direction austère, aride sans raffinement, qui privilégie uniquement l’atmosphère intime de la scène. C’est extrêmement frustrant à entendre d’autant plus que le chef, lui, semble porté par sa musique.

On retrouve heureusement une texture plus dense et un allant après l’entracte, ce qui replace la musique au premier plan du drame.

Toutes les voix, elles, ont une musicalité mozartienne très homogène, mais faiblement ornée, à l’exception, peut être, de Simona Saturova, elle qui fut Violetta en décembre dernier.

Kurt Streit (Titus)

Kurt Streit (Titus)

Véronique Gens est étonnamment décevante, pour ce jour de représentation, les passages intenses et véhéments étant escamotés, ce qui ne peut être du qu’à une faiblesse passagère. Elle n'en est pas moins une fascinante actrice qui fait penser à Madame de Merteuil (Les Liaisons dangereuses).

Anna Bonitatibus (Sexto) et Anna Grevelius (Annio) composent deux personnages touchants qui se correspondent très bien dans cette interprétation, et Alex Esposito est employé dans le rôle d’un Publio qui sur-joue un peu trop.

Kurt Streit, un des chanteurs phares de La Monnaie, porte sur lui un rôle dont, peut-être, d’aucun n’aurait imaginé cette aisance dans l’incarnation. Le Timbre est nasal, très souvent, mais nullement la tension ne se fait sentir dans son chant, et il a une régularité et, surtout, une superbe interprétation théâtrale très crédible, qui en font un magnifique personnage avec lequel on vibre en phase avec son vécu humain.

Anna Grevelius (Annio), Véronique Gens (Vitellia), Anna Bonitatibus (Sesto) et Simona Saturova (Servilia)

Anna Grevelius (Annio), Véronique Gens (Vitellia), Anna Bonitatibus (Sesto) et Simona Saturova (Servilia)

Autour de la scène, des sièges situés derrière les parois semi-réfléchissantes font apparaître le chœur, qui observe en public voyeur le drame et en juge de lui-même.

Son intervention avec l’orchestre, lors de la conclusion finale, est un beau moment d’espoir enjoué qui porte en lui une joie élégiaque.

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Publié le 10 Octobre 2013

Aida (Giuseppe Verdi)
Répétition générale du 07 octobre 2013 &
Représentations du 10 et 12 octobre 2013
Opéra Bastille

Aida Oksana Dyka / Lucrezia Garcia
Amneris Luciana d’Intino / Elena Bocharova
Radamès Marcelo Alvarez / Robert Dean Smith
Il Re Carlo Cigni
Ramfis Roberto Scandiuzzi
Amonasro Sergey Murzaev
Un Messaggero Oleksiy Palchykov
Una Sacerdotessa Elodie Hache

Mise en scène Olivier Py
Direction musicale Philippe Jordan

                                                                                                           Oksana Dyka (Aida) et un rebelle


Aida est le dernier d’une série de quatre opéras fastueux comprenant Le Bal Masqué (1859), La Force du Destin (1862) et Don Carlos (1867) composés par Verdi au cours d’une période où son goût pour les Grands Opéras s’est conjugué aux évènements qu’il avait évoqué dans nombre de ses opéras antérieurs, et qui se sont enfin accomplis.

Lorsque l’Autriche déclare la guerre à la Sardaigne et envahit le Piémont à la fin du mois d’avril 1859, Victor-Emmanuel II, prince de Piémont, duc de Savoie, comte de Nice et roi de Sardaigne, appelle à la lutte pour l’indépendance de la patrie italienne.

Oksana Dyka (Aida)

Oksana Dyka (Aida)

La guerre tourne à l’avantage décisif des Français et des Piémontais (victoire de Solferino le 24 juin), ce qui entraîne le rattachement de la quasi totalité de la Lombardie au Royaume de Sardaigne. Mais l’insurrection des états se poursuit jusqu’au 24 mars 1860, jour où l‘Italie centrale est rattachée au Piémont.

Le 11 mai 1860, Garibaldi débarque alors avec ses « Mille » en Sicile, mate les forces des Bourbons, prend Palerme et entre à Naples en septembre. La prise du port de Gaète, le 13 février 1861 marque la fin du Royaume des Deux-Siciles et de la guerre.

Le premier parlement italien peut ainsi s’ouvrir avec la présence du député Giuseppe Verdi.
Le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II est alors proclamé roi par le parlement italien.

Un garde

Un garde

Mais la réunification italienne n’est pas encore achevée. En avril 1866, l’Italie s’allie à la Prusse qui s’apprête à retirer à l’Autriche l’hégémonie dans la confédération des états germaniques.
Le 3 juillet 1866, les troupes prussiennes écrasent l’Autriche à Sadowa.
La paix de Vienne est signée le 03 octobre 1866, et l’Italie obtient le reste de la province de Lombardie-Vénétie.

C’est alors dans le fracas de la guerre franco-prussienne de 1870 qu’Aida va être composée.
Arrivent les terribles journées de la bataille de Sedan qui voient l’encerclement des troupes françaises. Verdi termine le second acte à ce moment-là, la fameuse marche des trompettes notamment. La chute du Second Empire permet ainsi au Royaume d'Italie de prendre Rome le 20 septembre (Les derniers territoires de Trente et Triestre ne seront intégrés qu'après la dislocation de l'Empire Austro-Hongrois en 1919).

Carlo Cigni (Le Roi)

Carlo Cigni (Le Roi)

Il est cependant impossible de monter Aida en janvier 1871, Paris étant assiégée et les décors et costumes bloqués. C’est seulement la veille de Noël, le 24 décembre 1871, qu’Aida est créée au Caire avec un succès triomphal.

La capitale française doit ainsi attendre le 22 avril 1876 pour découvrir l‘ouvrage au Théâtre Italien. L‘Opéra Garnier l‘accueille quelques années plus tard,  en 1880, dans sa version française. Reprise régulièrement, presque chaque année, jusqu’en 1968, Aida n’a plus été représentée à l’Opéra National de Paris depuis donc 45 ans.

Oksana Dyka (Aida)

Oksana Dyka (Aida)

Son entrée au répertoire de l’Opéra Bastille, le jour et à l’heure même de l’anniversaire des 200 ans de la naissance de Verdi, est bien un événement, et, signe qui ne trompe pas, le public s’est précipité en nombre inhabituel à la dernière répétition.

Alors, ce récapitulatif historique permet de comprendre dans quel contexte de guerre d’indépendance cet opéra a été créé et en quoi l’interprétation d’Olivier Py, si elle éradique toute référence égyptienne contenue dans le texte alors que Verdi s‘était attaché à appréhender cette culture avec les connaissances de l‘époque, reste néanmoins fidèle à son esprit politique tout en le raccrochant à notre histoire la plus proche.

Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre) et Marcelo Alvarez (Radames)

Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre) et Marcelo Alvarez (Radames)

A contrario de sa mise en scène d’Alceste à l’Opéra Garnier, Py s’empare de la machinerie intégrale de l’Opéra Bastille, plateau tournant, vérins hydrauliques, profondeur de la scène, pour créer une superproduction dans la même veine que Mathis der Maler, l’opéra de Paul Hindemith qu’il a créé dans cette même salle en 2010.

L’avant-scène est sertie d’un grand cadre fait de colonnades permettant aux solistes, mais aussi au chœur, de prendre place en frontal avec la salle. Cet encadrement doré est comme l’écrin d’un enchaînement de tableaux spectaculaires en trois dimensions, et ce dispositif, s’il révèle le goût pictural du metteur en scène, permet également de créer un espace musical latéral en hauteur. Les cuivres y seront disposés lors de la marche victorieuse.

Oksana Dyka (Aida)

Oksana Dyka (Aida)

Dès l’ouverture, un drapeau italien déployé par un rebelle flotte au-dessus de l’orchestre. Le roi se présente avec le drapeau autrichien auquel est incorporé le blason apparu seulement après la Première Guerre mondiale, et le temple est surmonté des inscriptions Vittorio Emmanuel Re Di Italia. Sous la pression des militaires, le messager annonce alors à ce roi influençable que son pays est envahi par les étrangers.

Enfin, l’ombre d’une grande fresque d’une ville détruite par des bombardements s’étire en arrière-plan. Elle est reprise du décor de Mathis Le peintre à l’instar du char d’assaut du défilé béni par le Grand Prêtre.


Dans cet univers de palais monumentaux couverts de parois d‘or réfléchissantes, de terrasses et de lustres fastueux, la population oppressée est en fait occupée, et donc menaçante. Olivier Py ne prend aucun gant pour décrire la réaction violemment nationaliste de l’occupant qui brandit des pancartes « Vive les colonies », « Les étrangers dehors! », « A mort les étrangers! » ce qui ne peut qu’échauffer les esprits dans la salle, puisque ces slogans sont dans l’air du temps.

Pourtant, ce mélange historique a un sens.
La haine de l’étranger, de l’existence de celui qui dérange, a toujours été présente dans les civilisations même chez les pays occupés.

                                                                                          Luciana d'Intino (Amneris)

Verdi ne disait-il pas, après les tirs du général Bava Beccaris sur la foule milanaise excédée par la situation économique : à quoi sert le sang versé pour l’unification de la terre italienne, si ses fils sont ennemis entre eux?

Le défilé du retour de campagne, qui commence par la scène – naturellement second degré - des soldats exposant fièrement leurs muscles bien gonflés, un des repères esthétiques favoris du metteur en scène, s’achève alors sur l’apparition d’un arc de triomphe magnifique surplombé d’un soldat glorifiant, qui se soulève petit à petit pour laisser apparaître en sous-sol les cadavres glaçants d’un peuple exterminé.
Py déconstruit également, à sa manière, le machisme des discours guerriers en prétextant du ballet pour faire apparaitre un militaire envouté par la danse d’une ballerine.

L’anticléricalisme de Verdi est bien connu, on le retrouve donc très lisiblement dans la mise en scène, non seulement parce que le clergé est clairement associé aux militaires au point de pousser le père d’Aida, Amonasro, à encourager l’incendie du temple, mais aussi parce que la décision de l’emmurement vivant des deux amants provient de Ramphis lui-même. Cette scène spectaculaire se déroule sous une immense croix en flamme; il en était de même dans Il Trovatore dirigé par Olivier Py à Munich en juin dernier pour l’ouverture du festival.

Oksana Dyka (Aida) et deux gardes

Oksana Dyka (Aida) et deux gardes

A la vision de cette lecture impitoyable, on ne peut que souhaiter voir Stéphane Lissner, prochain directeur de l’Opéra National de Paris, lui confier une nouvelle mise en scène de Don Carlos, si sa disponibilité le permet après ses deux ou trois premières années à la direction du festival d’Avignon.

Mais si le poids écrasant de l’histoire et si la prévalence des symboles guerriers font la force visuelle de ce spectacle, le lien théâtral qui unit les solistes à la musique et à la scénographie, lui, reste faible et conventionnel. On peut le comprendre, certains chanteurs internationaux n’ont pas la même souplesse que des acteurs de théâtre, et le temps a été nécessairement limité.

Sergey Murzaev (Amonasro)

Sergey Murzaev (Amonasro)

De même, si le chœur est superbement employé lorsque l’on entend ses oraisons funèbres et, parfois même, l’accompagnement musical provenir des ombres lointaines de l’arrière scène, certaines entrées sont réalisées entre deux scènes sans musique, rompant ainsi la fluidité dramatique, alors que cette continuité est pourtant bien pensée avec l’utilisation du plateau tournant.

 Ce besoin de parachèvement s’entend aussi dans l’orchestre. Philippe Jordan déploie des couleurs rutilantes et sensationnelles dans certains passages, met toujours bien en valeur la rondeur des sonorités, la netteté et la précision des cuivres, mais la difficulté à construire une trame symphonique qui pourrait apporter un liant d’ensemble se fait encore sentir.

Oksana Dyka (Aida)

Oksana Dyka (Aida)

Plus problématique, il se comporte, lors de cette première représentation, comme un professionnel dépassionné qui débute avec Verdi et tue la théâtralité de la musique en éludant lourdement toutes les attaques saccadées et impulsives qui sont les véritables « coups de sang » du compositeur. Quelque part, il lâche le metteur en scène qui a pourtant besoin de toute l’énergie de cette partition si riche et complexe.

 On retrouve alors le chef subtil et sensuel dans l’intimité de la grande scène entre Aida et son père, quand les réminiscences des archets s’élèvent progressivement pour subjuguer d’émotion le déchirement qui s’installe entre eux.

Comme pour Lucia di Lammermoor, deux distributions sont réunies en alternance pour chanter les rôles principaux et assurer les 12 représentations prévues jusqu’à mi-novembre. Dans un premier temps, seule celle de la première est commentée ci-après.

Oksana Dyka (Aida) et Sergey Murzaev (Amonasro)

Oksana Dyka (Aida) et Sergey Murzaev (Amonasro)

Oksana Dyka est apparue à l’Opéra de Paris en une saisissante Giorgetta (Il Tabarro). Aida est pour elle un rôle qui lui permet de projeter ses aigus métalliques qui ne dépareillent absolument pas avec la tonalité d’ensemble de la production,  mais cette froideur d’Europe centrale est un peu inhabituelle car l’esclave éthiopienne est l’âme de cette histoire. Elle devrait être plus sombre, expressive et souple quand la voix se fait basse. 
En fait, c’est son regard un peu ailleurs, sa belle féminité et sa distance qui la rendent intrigante.

 Toute la passion humaine se trouve alors concentrée dans le personnage d’Amnéris.  Luciana d’Intino est sans doute la seule grande chanteuse verdienne de la soirée, opulente dans les graves et soudainement très focalisée dans ses aigus voilés et satinés, où l‘on perçoit des reflets d‘une très grande clarté. Elle a bien sûr la gestuelle ampoulée des grandes divas classiques, mais sa présence est la seule à dominer la scène.

Marcelo Alvarez (Radames)

Marcelo Alvarez (Radames)

Même Marcelo Alvarez, dépassé par un concept trop peu conventionnel pour qu’il puisse pleinement exister, chante un Radamès un peu sur la réserve. Il s’accommoderait sans doute mieux de metteurs en scène tels Gilbert Deflo ou Giancarlo del Monaco.
Il a un style poétique, mais pas le sens dramatique et la profondeur que vient de révéler Michael Fabiano au cours de sa formidable interprétation romantique d’Edgardo dans Lucia.

Parmi les voix de baryton/basse, Roberto Scandiuzzi est un très beau Ramfis, voix presque de crème qui adoucit fortement les traits pourtant terribles du Grand Prêtre. Carlo Cigni, en roi, est plus neutre dans son interprétation, et Sergey Murzaev, le grand baryton russe que Nicolas Joel distribue régulièrement dans le répertoire italien, a pour lui une noblesse interprétative qu’il tient autant de la dignité de son allure que de la solidité de son timbre chaleureux. La diction, elle, reste peu contrastée.

Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre)

Roberto Scandiuzzi (Le Grand prêtre)

Du début à la fin, les voix du chœur sont d’un magnifique raffinement surtout lors qu’il chante en arrière-scène. L’effet liturgique est saisissant.

De même, le messager d’Oleksiy Palchykov est très bien chanté et la prêtresse d’Elodie Hache est tout autant angélique, bien qu’elle reste dans les coulisses.

Mais tout ceci n’est-il pas vain, quand au salut final on entend des spectateurs huer des figurants, huer Roberto Scandiuzzi simplement parce qu’il est habillé en prêtre, et qu’une dame outrée que je puisse applaudir Olivier Py me demande si j’ai bien mon propre billet? Quel est ce public menaçant fasse à tout ce qui le gène? Il est sans doute nécessaire de rappeler que Py revendique sa foi catholique, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le recul suffisant par rapport au comportement de l'église et de certains de ses fidèles. Si tout le monde avait son intelligence, la vie serait bien meilleure pour tous.

Marcelo Alvarez, Luciana d'Intino et Olivier Py

Marcelo Alvarez, Luciana d'Intino et Olivier Py

Passons sur ce public de première très particulier, pour appréhender la deuxième représentation qui repose sur une distribution des trois rôles principaux différente.

Aida est cette fois interprétée par Lucrezia Garcia, une soprano vénézuélienne régulièrement invitée à Vérone pour y apparaître dans ce rôle et celui d’Abigaille, ou bien à la Scala de Milan pour y être Odabella et Lady Macbeth.

Elle a une émission souple et musicale, un art du chant fin, sombre et aéré et surtout très homogène. Son timbre a quelque chose de surnaturel qui la désincarne un peu, d’autant plus qu’elle ne possède aucun jeu théâtral qui ne lui soit un peu personnel.

Elle est donc uniquement une voix immatérielle fascinante.

Elena Bocharova (Amnéris) et Lucrezia Garcia (Aida)

Elena Bocharova (Amnéris) et Lucrezia Garcia (Aida)

Son partenaire dans Radamès est un chanteur que nous connaissons à Paris depuis l’arrivée de Nicolas Joel, le directeur artistique. Robert Dean Smith fait son apparition en laissant entendre un chant aux lignes fluides et enveloppé d’un timbre doux et pacifiant. Son personnage est peu complexe, naïf et sincère, mais il perd en consistance et en séduction dans les aigus. Son duo final avec Lucrezia Garcia est cependant d’un naturel émouvant.

Quant à Elena Bocharova, son chant voluptueux, du à une noirceur qui fait presque d’elle une contralto, atteint une bien meilleure homogénéité dans les deux derniers actes. Elle aborde le personnage d’Amnéris avec superficialité en la rendant inutilement sympathique. En revanche, elle a des comportements sanguins qui peuvent lui donner une dimension qui impressionne, comme lorsqu’elle renvoie dans sa colère Ramfis et les prêtres pour leur condamnation de Radamès.

Lucrezia Garcia (Aida) et Robert Dean Smith (Radamès)

Lucrezia Garcia (Aida) et Robert Dean Smith (Radamès)

Mais la grande surprise de la soirée est le superbe déploiement orchestral tant attendu de la part de Philippe Jordan, deux jours après une première représentation qu’il avait beaucoup trop tenue sous contrôle.

Ce soir, les tissures orchestrales n'étaient pas à un seul instant noyées dans la fosse, les timbales dévalaient sur toute la longueur de la scène pour entraîner le drame, des ondes noires et fantastiques traversaient la grande scène du jugement qui n’aurait sinon jamais parue aussi forte que celle de l’autodafé de Don Carlos, avec la magnifique croix en flamme imaginée par Olivier Py.

On a entendu des rafales de vents, des flûtes traçant des traits filants, un éclat constant qui s’unissait au brillant du décor, et des alliages de percussions et de cuivres qui en magnifiaient les couleurs. Un grand, très grand Verdi moderne.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

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Publié le 1 Octobre 2013

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 29 septembre 2013
Vlaamse Opera Antwerpen

Isolde Lioba Braun
Tristan Franco Farina
Le Roi Marke Ante Jerkunica
Brangäne Martina Dike
Kurwenal Martin Gantner
Melot Christophe Lemmings
Un jeune marin / un berger Stephan Adriaens
Un pilote Simon Schmidt

Mise en scène Stef Lernous
Direction musicale Dmitri Jurowski
Orchestre et Choeurs du Vlaamse Opera

 

                                                                                                           Lioba Braun (Isolde)

Parfois, il arrive qu’une affiche ne présentant que des célébrités, comme celle de l’Opéra de Munich qui comprenait, en mars dernier, les noms de Meier, Lang, Dean Smith, Nagano, ne soit pas suivie d’une interprétation artistiquement captivante, et sombre dans une routine approximative.

Mais il arrive également qu’une distribution construite sur un ensemble de très bons chanteurs, qui ne soient pas pour autant starisés, réussisse à extraire d’un spectacle une âme qui vous prenne et vous touche en vous rendant heureux d’être là à les entendre.
Et c’est-ce qu’il vient de se produire au Vlaamse Opera d’Anvers avec la nouvelle production de Tristan et Isolde présentée en ouverture de saison.

Stephan Adriaens (Un jeune marin)

Stephan Adriaens (Un jeune marin)

Le metteur en scène Stef Lernous, mieux connu pour être le directeur artistique de l’Abattoir fermé, un théâtre tourné vers les mondes situés en marge de la société, a en effet construit un thriller qui s’appuie sur des éléments d’actions et de lieux qui ne sont généralement pas évoqués, et qu’il transpose dans un univers glauque contemporain.

Le premier acte se déroule à la sortie d’un cinéma, lors de la dernière représentation du soir, devant lequel le corps d’un homme assassiné, le Morold, git sur le sol. Les badauds sont présents, les représentants de l’ordre également, mais Isolde et Brangäne, désemparées, ne dénoncent cependant pas celui qui en est l’auteur, Tristan.

La confrontation entre les deux protagonistes qui s’aiment sans le reconnaître se déroule à l’avant-scène avec une lisibilité naturelle.

Martina Dike (Brangäne) et Lioba Braun (Isolde)

Martina Dike (Brangäne) et Lioba Braun (Isolde)

Dans la seconde partie, les deux amants se retrouvent dans une sorte de vestiaire délabré, un lieu volontairement sale et sordide, dont le visuel rebute et s‘oppose à la plénitude de la musique.
Sur un écran, apparaissent furtivement les regards espions de Marke et Melot, alors que Brangäne met en garde les amants de la traque dont ils sont l’objet.
L’arrivée de Marke en sorte de chef d’organisation criminelle, escorté par des écuyères raides dans leurs bottes et porteuses d’un sceau chevaleresque sur la poitrine, tourne au règlement de compte.

Il s’agit, ici, d’une vision moderne de la transgression des règles dont est coupable Tristan, habillé de vieux vêtements usés.
Le plus extraordinaire, dans cette scène, est que la déliquescence contenue dans la musique de Wagner en renforce le sentiment de décrépitude. Le meurtre de Tristan par Melot, un voyou zélé, a ainsi quelque chose de très réaliste.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Il faut alors un certain temps pour comprendre pourquoi nous nous retrouvons, au dernier acte, dans un restaurant de luxe situé sur les escarpements d’une montagne qui fait penser à la Montagne Magique de Thomas Mann. Cette description fantastique du château de Kurwenal et de ses clients sans âme qui filment l’agonie de Tristan semble être une manière décalée de représenter le monde réel tel que, blessé à mort, il le perçoit.
C’est en tout cas étrange, comme ce gouffre rougeoyant vers lequel se dirige le couple à la fin du Liebestod.

Mais cette conception aurait-elle pu être aussi captivante et sublimer nombre de passages simplement humains, si la direction et l’interprétation musicales n’avaient été aussi fortes et prenantes?
L’Opéra d’Anvers est d’une taille modeste, et ses loges en bois lui donnent un charme british chaleureux et intime, si bien que l’ampleur d’une œuvre comme Tristan & Isolde apparaît bien importante pour un tel lieu.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Seulement, la direction musicale de Dmitri Jurowski est une merveille à la fois de dynamisme, de brillance et d’épaisseur. Les écoulements fluides des cordes et les contrastes des bois lui donnent du corps et du mouvement et, par conséquent, une réalité palpable, changeante avec tous les motifs frémissants et une vie inaltérable.

Ce Tristan profond et terrestre, et qui laisse de côté les évanescences immatérielles, fond l’action scénique en quelque chose qui unit le drame et les chanteurs dans un tout artistiquement magnifique et émouvant.

Parmi ces chanteurs, Franco Farina est une énigme. Ce ténor avait fait les beaux jours des années Gall à l’Opéra de Paris dans les années 90, interprétant des rôles majeurs ou secondaires du répertoire italien, Macduff (Macbeth), Foresto (Attila), Caravadossi (Tosca) ou Calaf (Turandot) sans éclat particulier, mais, avec un grain dans la voix que, personnellement, je n’avais pas oublié.
Et depuis, plus rien. Puis, pour la première fois depuis une décennie, son nom réapparait soudainement en tête d’un des rôles les plus écrasants de l’histoire lyrique, ce qui ne peut qu’engendrer interrogations.

Une garde et Christophe Lemmings (Melot)

Une garde et Christophe Lemmings (Melot)

Alors, sans arriver à expliquer quoi que ce soit, l’interprétation de Tristan qu’il vient de faire à Anvers a de quoi marquer. Son timbre n’a rien de séducteur, certes, mais la solidité du chant, sombre et homogène, est sans faille, et le legato est suffisamment travaillé pour en adoucir l’expressivité.
Et même dans les moments les plus désespérés, il ne cherche pas à forcer l’affectation, ce qui, d’ailleurs, ne détériorerait pas ses expressions quand la souffrance se fait extrême.
Cette impression de chant naturel, sans signe d’essoufflements tout au long du drame, à part, peut être, dans le final du Ier acte, est quand même quelque chose d’assez rare pour ne pas le reconnaître.

Martin Gantner (Kurwenald)

Martin Gantner (Kurwenald)

Et on pourrait dire la même chose de tous ses partenaires, Lioba Braun en premier. Son Isolde a un timbre assez similaire à celui de Waltraud Meier, plus soyeux et harmonieux et aussi un peu plus fragile. Mais son jeu scénique, plus économe, ne lui donne pas le même charisme. Hormis cette réserve, son personnage est passionné, d’un très haut niveau dramatique, d’une surprenante naïveté après l’absorption du filtre d’amour, avec un petit côté « bourgeoise » sans doute du à la mise en scène.

Elle est en permanence soutenue par sa partenaire, Martina Dike, qui compose une Brangäne de grande classe, presque trop incendiaire dans ce théâtre trop petit pour elle. Elle a une manière d’être extrêmement touchante car elle est dans un état d’esprit constamment compassionnel, d’une dignité sans faille, et sa clarté la rapproche fortement d’Isolde.

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Lioba Braun (Isolde) et Franco Farina (Tristan)

Et l’on retrouve cette même solidité chez Ante Jerkunica, le Roi Marke, et Martin Gantner, Kurwenal. Le premier ne cède jamais au pathétique pour tenir son personnage sur une ligne autoritaire qui a du charme, et le second, vêtu aussi sobrement que Tristan, impose un personnage fraternel, fortement présent, d’une stature qui lui est égale.

Et dans les rôles plus secondaires, Christophe Lemmings joue un Melot terriblement crapuleux, à l’opposé de Stephan Adriaens, tendre et léger marin.

Nul doute que l’esthétique de ce spectacle puisse déplaire, mais la dramaturgie et l’interprétation musicale sont, elles, une surprenante réussite.

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Publié le 27 Septembre 2013

Alceste (Christoph Willibald Gluck)
Répétition générale du 09 septembre &
Représentations du 22 et 28 septembre 2013

Admète Yann Beuron
Alceste Sophie Koch
Le Grand Prêtre Jean François Lapointe
Hercule Franck Ferrari
Coryphées Stanilas de Barbeyrac
                 Marie-Adeline Henry
                 Florian Sempey
                 Bertrand Dazin
L’Oracle François Lis

Mise en scène Olivier Py
Direction musicale Marc Minkowski
Chœur et Orchestre des Musiciens du Louvre

                                                                                                        Dionysos

La détermination d’Alceste à rejoindre les enfers pour éviter de vivre avec l’absence de son homme aimé est une force romantique que l’on retrouve dans le personnage de Juliette, l’héroïne de Shakespeare.
Alors, en faisant tant ressembler la femme d’Admète à sa Juliette telle qu’il l’avait représentée à l’Odéon, avec son long manteau noir et sa chevelure si féminine, Olivier Py ne fait que révéler cette similitude entre le compositeur allemand et le dramaturge anglais.

Sophie Koch (Alceste)

Sophie Koch (Alceste)

Pour le spectateur d’opéra curieux de bon théâtre, c’est-à-dire de cet art qui s’intéresse à la vie de l’esprit avec tous ses méandres sombres et inextricables, et accoutumé à l’univers du metteur en scène, la poésie visuelle qui émane de ces décors éphémères dessinés si finement à la craie sur de larges pans noirs devant lesquels les personnages vivent la joie et la douleur du drame dans leur vérité simple et touchante, est une très belle manière de rendre le classicisme de l’œuvre plus proche de lui.

Sophie Koch (Alceste)

Sophie Koch (Alceste)

On se laisse aller à admirer les détails de la façade de l’Opéra Garnier, le temple d‘Apollon, maître de la Poésie et de la Musique, la reconstitution des rues de ce qui semble être Venise, les forêts torturées, la nuit étoilée derrière laquelle le chœur murmure un magnifique chant élégiaque, les symboles évidents du Cœur et de la Mort, et Olivier Py réussit naturellement à saisir l’essence du texte et la transcrire dans une vision qui lui ressemble, jusqu’aux garçons toujours physiquement parfaits, qu’il s’agisse des enfants d’Alceste, ou bien de cet Apollon dansant et solaire que l’on retrouvait dans sa pièce Die Sonne.
Ainsi, s’opposent à travers la sensualité de ce même danseur, les forces tentatrices dionysiaques, lors du banquet que célèbre le peuple à la joie de savoir Admète sauvé, et les forces inspiratrices du lyrisme, Apollon, qui l‘emportent à la fin.

Yann Beuron (Admète)

Yann Beuron (Admète)

Dans le troisième acte, il fait également un très bel usage de l’éclairage néon pour induire une atmosphère crépusculaire dans la salle même, alors qu’Alceste se présente aux portes des enfers, devant l’orchestre, situé sur la scène, laissant ainsi la fosse se transformer en Styx symbolique, embrumé tout en chantant, par l’intermédiaire du chœur, la voix lugubre des morts.

Il saisit ainsi la beauté essentielle de la musique, la délicatesse des sentiments humains, tout en laissant, de ci de là, surgir les thèmes qui lui tiennent à cœur, le désespoir politique que suscite le sort funeste d’Admète, la noirceur romantique d’Alceste, la vitalité insolente d’un éphèbe couvert des lauriers de la poésie et du chant, et, enfin, les symboles chrétiens qui sauvent de tout.

Le Banquet (deuxième acte)

Le Banquet (deuxième acte)

Tout en osmose avec son orchestre, Les Musiciens du Louvre, Marc Minkowski insuffle à la musique de Gluck une tension vivifiante dont il exalte la modernité des couleurs, une grâce éthérée que l’on ne lui connaissait pas, sans accentuer pour autant le pathétisme de la partition.
Et il est au cœur du drame, de la vie intérieure de chaque chanteur, ce qui l’oblige à une attention de toute part, jusqu’aux chœurs, importants acteurs de la pièce, superbes de nuances, de tonalité profonde si changeante, qui peuvent autant exprimer la force de l’espoir que les tristes murmures des adieux.
Tout cela est véritablement très beau à voir et à entendre, austère diront certains, ou terriblement vrai comme le ressentiront bien d'autres.

Sophie Koch (Alceste)

Sophie Koch (Alceste)

Tragédienne classique, Sophie Koch est donc une Alceste faite pour se fondre dans ce théâtre moderne. Elle ne domine pas Yann Beuron, mais se situe dans un échange à part égale, sa voix plutôt claire, révélant des graves magnifiquement dramatiques dans « Divinités du Styx »,  tout en lui permettant de conserver une netteté de diction qu’elle gomme parfois quand les noirceurs lyriques l’emportent.

C’est cependant dans toute la détermination du premier acte qu’elle est la plus impressionnante.

Florian Sempey, Stanilas de Barbeyrac, Bertrand Dazin, Marie-Adeline Henry (les Coryphées)

Florian Sempey, Stanilas de Barbeyrac, Bertrand Dazin, Marie-Adeline Henry (les Coryphées)

Yann Beuron, ténor poétique tel qu’on aurait si bien envie de le décrire, est d’une humaine évidence, un charme vocal sombre qui, lui, reflète le fatalisme de la musique avec un sens de l’intériorité pathétique que peu de chanteurs français peuvent atteindre.

Et de cette distribution entièrement francophone qui intègre les jeunes fleurons de l’Atelier Lyrique, Stanilas de Barbeyrac, Marie-Adeline Henry, Florian Sempey, tous excellents, Jean François Lapointe y trouve, en Grand Prêtre, un rôle dont il soigne la prestance et le langage.

Apollon

Apollon

 Franck Ferrari, lui, se démarque toujours aussi bien dans les opéras de Gluck, doué d’une vérité expressive naturelle à la fois forte et inquiétante qui, même dans des rôles courts, lui donne une présence qui marque bien au-delà de la représentation.

Et se conjuguent ainsi à cet ensemble si homogène, les éclats de voix baroques du contre ténor Bertrand Dazin, et les noirceurs détachées de François Lis.

Alceste (Koch-Beuron-Lapointe-Minkowski-Py) Palais Garnier

A l'entracte, le rideau se baisse sur une reproduction inspirée de La montée des âmes vers l'Empyrée de Jérôme Bosch, chef d'oeuvre de l'Art flamand conservé au Palais des Doges, dont la lumière fait écho aux derniers mots gravés sur le décor : La Mort n'existe pas

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Publié le 15 Septembre 2013

L'Affaire Makropoulos (Leos Janacek)
Répétition générale du 14 septembre 2013 et représentation du 16 septembre 2013
Opéra Bastille

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski

Emilia Marty Ricarda Merbeth
Albert Gregor Attila Kiss-B
Jaroslav Prus Vincent Le Texier
Vítek Andreas Conrad
Krista Andrea Hill
Janek Ladislav Elgr
Maître Kolenaty Jochen Schmeckenbecher
Hauk-Sendorf Ryland Davies

Production créée en avril/mai 2007 à l’Opéra Bastille
Coproduction avec le Teatro Real de Madrid           Marilyn Monroe (ouverture de Věc Makropulos)


Des quatre productions réalisées par Krzysztof Warlikowski sous la direction de Gerard Mortier, l’Affaire Makropoulos est celle qui a obtenu l’unanime reconnaissance de la part du public et de la critique.
Toute sa mise en scène joue sur l’ambivalence des désirs humains et de leurs rapports à l’instinct animal, lorsqu’ils prennent pour objet une artiste mythique. Et l’on retrouve dans tout le livret de cet opéra des allusions à ces émotions fondamentales.

Ricarda Merbeth (Emilia Marty) et Attila Kiss-B (Albert Gregor)

Ricarda Merbeth (Emilia Marty) et Attila Kiss-B (Albert Gregor)

On reconnait ainsi dans le travail de Warlikowski cette formidable capacité à construire un spectacle à partir d’une lecture extrêmement détaillée du texte, et d’une analyse profondément humaine de la nature des personnages.

Ainsi, dès l’ouverture de l’Affaire Makropoulos, la musique de Janacek s’empare d’un univers cinématographique où se mêlent des extraits de films du divorce de Marilyn Monroe avec Joe DiMaggio, de sa rencontre avec ses fans, et de King Kong, symbole animal du désir du mystère

féminin.

Par la suite, les trois actes nous font passer de la Marilyn de « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955) à  Rita Hayworth, quand elle jouait  dans « Gilda » (Charles Vidor 1946), pour conclure sur le dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962), et la scène de la piscine.

Les transitions sont assurées par des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) qui projettent les fascinantes expressions de Gloria Swanson, dans le rôle d’une actrice résolument attachée à vivre éternellement ses heures de gloire.


                                                                                      Andrea Hill (Krista)

 

Ce contexte psychologique, fortement sensuel, est ainsi magnifiquement projeté vers le spectateur, ce qui le rend en prise avec l’oeuvre même s’il ne comprend pas tout de cette intrigue complexe.
Pour la résumer, nous sommes au XXième siècle alors qu’un procès oppose Ferdinand Mc Gregor et Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus, homme qui vécut au début du XIXème siècle.

Vincent Le Texier (Jaroslav Prus)

Vincent Le Texier (Jaroslav Prus)

La célèbre et mystérieuse chanteuse Emilia Marty semble s’intéresser de près à cette affaire, et tout le monde, hommes et femmes, est attiré par elle, même Ferdinand et Krista.

L’histoire va révéler que si cette femme est aussi froide, et pourtant attirante, c’est parce qu’elle a bu un élixir de vie qui l’a rendu immortelle. Elle en a perdu aussi son goût de la vie.

Son intérêt pour ce procès, lui, vient de la liaison qu’elle eut dans le passé avec le baron Prus, quand elle se nommait Elina Makropoulos. Elle recherche les preuves écrites de cette relation pour réparer l‘injustice envers Mc Gregor, mais également pour retrouver le remède qui pourrait la rendre à nouveau mortelle.

Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Depuis la dernière reprise, en 2009, la distribution est presque intégralement renouvelée.
Il n’est évidemment pas facile pour Ricarda Merbeth de succéder à Angela Denoke. Elle n’en a pas le glamour, et elle n’a jamais été une grande actrice.

Mais une fois passées les limites de l’incarnation de Marilyn Monroe, la soprano allemande trouve un moyen d’expression qui dessine d’une voix belle et troublante aux accents acides un portrait d’Emilia Marty hautain et un peu déjanté, ce qui souligne encore plus, par l’attraction que lui vouent les protagonistes, cette faculté que peut avoir l’être humain à s’éprendre d’un personnage qui méprise pourtant cet élan instinctif.

Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Surprenante, elle l'est aussi par la formidable adaptation au rôle qu'elle a acquise depuis la dernière répétition, lapidaire dans le geste et clairement plus spontanée.

Toute la scène finale est un immense chant à la vie, et elle l'offre sans la moindre retenue. Sa voix, resplendissante, résonne toujours dans la tête plusieurs heures après la fin de la représentation.

Scène, orchestre et "Boulevard du Crépuscule" (ouverture du IIIeme acte de l'Affaire Makropoulos)

Scène, orchestre et "Boulevard du Crépuscule" (ouverture du IIIeme acte de l'Affaire Makropoulos)

Attila Kiss-B, en Ferdinand McGregor, paraît dans un premier temps assez banal. Mais, à partir du duo intime avec Emilia, le moment clé où le drame s’humanise, il gagne en force et en intensité pour devenir un personnage dont la présence puisse s’opposer à celle de Vincent Le Texier.
Car ce dernier a l’habitude de travailler avec Krzysztof Warlikowski, et cela se voit. Il joue un extraordinaire Jaroslav Prus, implacable avec ses partenaires, c’est véritablement une très grande incarnation théâtrale. Sa voix est en plus génialement expressive.

Vincent Le Texier (Jaroslav Prus) et Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Vincent Le Texier (Jaroslav Prus) et Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Tous les seconds rôles, sans exception, sont très bien tenus et, comme toujours avec Warlikowski, totalement crédibles scéniquement. Ils sont liés par la force du théâtre.

Ainsi, Andrea Hill est merveilleuse de pétillance, et d'une douceur tout charmante, en Krista. Elle est accompagnée dans son grand air d'entrée par un magnifique ensemble d'entrelacements de cordes qui vise les sentiments les plus nostalgiques du coeur.

Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Ricarda Merbeth (Emilia Marty)

Car la direction musicale est une très grande interprétation de ce chef-d'oeuvre. Susanna Mälkki travaille les couleurs et l’homogénéité d’ensemble en laissant de l’épaisseur et de l’âpreté aux cordes sans négliger pour autant le lyrisme de la musique. Les flûtes jaillissent et surprennent à la manière des jets d’eau des geysers, les cuivres, d’une rondeur chaude, sont fondus dans la masse avec éclat, et, malgré la complexité orchestrale, il règne une harmonie vivante très surprenante à écouter. On dirait que l'énergie de la moindre phrase se communique aux motifs qui lui succèdent comme dans une sorte d'allant sans cesse renouvelé. Il y a de la tension, même dans les moments les plus intimes.

Vincent Le Texier, Susanna Mälkki et Ricarda Merbeth

Vincent Le Texier, Susanna Mälkki et Ricarda Merbeth

Alors, au delà du plaisir que l'on éprouve à retrouver Krzysztof Warlikowski à l'Opéra National de Paris, de nombreux signes laissent penser que cette saison débute sur une voie immuablement mêlée d'excellence, d'intelligence et de profondeur. Et il faut espérer que ce spectacle trouve un public curieux, désireux de sortir du conformisme toujours plus puissant, pour découvrir une oeuvre et une musique qui ne le laisse pas indifférent.

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Publié le 8 Septembre 2013

Lucia di Lammermoor (Gaetano Donizetti)
Répétition générale du 05 septembre &
Représentation du 07 septembre 2013

Opéra Bastille

 
Lucia Sonya Yoncheva / Patrizia Ciofi
Edgardo Michael Fabiano / Vittorio Grigolo
Enrico George Petean / Ludovic Tézier
Arturo Alfredo Nigro
Raimondo Orlin Anastassov
Alise Cornelia Oncioiu
Normanno Eric Huchet

Direction musicale Maurizio Benini
Mise en scène Andrei Serban (1995)

                                                                                                        Michael Fabiano (Edgardo)

 

Depuis sa création en janvier 1995, alors que Roberto Alagna faisait sa première apparition à l’Opéra National de Paris, la mise en scène de Lucia di Lammermoor dirigée par Andreï Serban se redécouvre à chaque reprise, comme si l’expérience de vie orientait, avec le temps, les points de vue que l’on a sur les choses.

Sonya Yoncheva (Lucia di Lammermoor)

Sonya Yoncheva (Lucia di Lammermoor)

En apparence, l’esthétique de cette salle d’armes brutale, dominée par les militaires et les notables, ne peut que dérouter le spectateur, car il s’attend généralement à voir un univers raffiné et romantique comme celui du château Culzean, une ancienne propriété construite face aux vents des côtes de l'Ecosse,   qui avait inspiré Mary Zimmermann pour sa mise en scène au New-York Metropolitan Opera.

Mais, au milieu de ce fatras vulgaire, on peut y voir une Lucia perdue en recherche de tout ce qui lui remémore son univers d’enfance, les ballons qu‘elle adorait pousser vers le ciel, le lit superposé en haut duquel elle pouvait trouver refuge, la paille dans laquelle elle se cachait, et cette balançoire qu’elle est la seule à avoir vu parmi les cordes pour y chanter la cabalette rêveuse « Egli è luce a’ giorni miei ».
 

Elle est un être en réaction face à un monde qui ne lui convient pas, d’autant plus qu’il est violent.

Dans cette vision, Patrizia Ciofi est une tragédienne qui s‘y accorde à merveille, et son chant surnaturel se diffuse uniformément dans toute l’ampleur de la salle avec une finesse qui compense la blancheur du timbre. Son personnage est une petite fille toute fragile et vivante qui accentue le décalage avec son entourage viril et oppressant, et elle joue cela avec un sens de la vitalité adolescente très sensible qui ne vire jamais à la démonstration purement technique. L’interprétation est donc entière.

Les coloratures se délient avec une légèreté charmeuse, quelques piqués se font plus confidentiels et, surtout, elle use de son art de la modulation saisissant quand elle amplifie progressivement le volume de son chant pour envahir les sens de l’auditeur. 

                                                                                             Patrizia Ciofi (Lucia di Lammermoor)

 

Ainsi, au cours de cette première représentation, Patrizia Ciofi a non seulement reçu une très longue ovation, mais celle-ci s’est ensuite poursuivie devant le rideau noir, juste avant la dernière scène, pour reprendre de plus belle au salut final. Elle était dans une joie folle.

Son partenaire, Vittorio Grigolo, campe un Edgar sonore et éclatant, mais à la manière d’un bel Hidalgo qui joue beaucoup trop son personnage. Il n’est alors plus possible d’être touché par ses effets trop affectés. 

Sonya Yoncheva (Lucia di Lammermoor)

Sonya Yoncheva (Lucia di Lammermoor)

Ce n’est pas la seule raison à ce manque d’empathie personnelle. Deux jours avant, lors de la répétition, le public a découvert le ténor américain Michael Fabiano. Ce fut la stupéfaction aussi bien pour l’ensemble de la salle qui a pu apprécier un chanteur impulsif, superbement engagé dans un rôle puissant et sous lequel on ressent la noirceur des blessures qui libèrent l’animalité du chant, que pour le chanteur lui-même qui ne s’attendait peut-être pas à une telle énergie chaleureuse de la part de ce public qui en a été unanimement ébloui.

Ludovic Tézier (Enrico)

Ludovic Tézier (Enrico)

Dans cette deuxième distribution, Sonya Yoncheva est une Lucia rayonnante de couleurs vocales, très en chair, jouant de son corps pour souligner sa tendresse féminine et, quelque part, elle forme avec Michael Fabiano un duo qui approche de beaucoup le couple que forment Carmen et Don José dans l’opéra de Bizet. Ils sont tous les deux pris dans une relation très sensuelle sur un même pied d‘égalité, alors que Grigolo s’impose plus comme une sorte de grand frère de cœur qui domine sa petite sœur fragile et nerveuse.

Sonya Yoncheva est fascinante de vérité, son personnage n’est plus lunaire comme celui de Patrizia Ciofi, et elle se joue avec une facilité incroyable de toutes les difficultés en timbrant magnifiquement les notes aigues au point de faire vibrer très sensiblement les tympans.

Patrizia Ciofi (Lucia di Lammermoor) et Vittorio Grigolo (Edgardo)

Patrizia Ciofi (Lucia di Lammermoor) et Vittorio Grigolo (Edgardo)

Et les deux Enrico sont également très différents. George Petean ne joue pas très bien sur scène, mais il a une présence et un côté méchant assumé qui passe bien.  Ludovic Tézier, lui, est beaucoup plus ambigu. Sa froideur de jeu laisse très souvent transparaître une bonté naturelle que la démarche trahit, ce qui le rend, malgré lui, trop sympathique.
Le chant est cependant stylé, et les duo avec Lucia et Edgar sont très bien réussis.

Parmi les rôles secondaires, Orlin Anastassov interprète un Raimondi aux accents slaves qui font intervenir étrangement les réminiscences de rôles écrits par Tchaïkovski, et Cornelia Oncioiu soutient avec sagesse la jeune Lucia.

Sonya Yoncheva (Lucia di Lammermoor) et Michael Fabiano (Edgardo)

Sonya Yoncheva (Lucia di Lammermoor) et Michael Fabiano (Edgardo)

Pleine de fougue verdienne et excessive lors de la répétition générale, la direction musicale de Maurizio Benini est beaucoup plus contenue lors de la première représentation.

 L’ouverture, tremblante et dramatique, est à l’image d’une vision théâtrale un peu instable qui libère pourtant des lignes sentimentales fortes et laisse la place à la beauté des instruments solo de l’orchestre. C’est un bien luxueux plaisir que de réentendre l’orchestre dans cette salle.

Malheureusement, le Glass Harmonica n’est pas repris dans la scène de folie, et c’est donc la flûte qui répond poétiquement à Lucia. En revanche, la scène et le duo du troisième acte, coupés lors des reprises précédentes, est rétabli avec un ajout de mise en scène, autour de la grande cage centrale, et un travail sur les éclairages qui semble avoir été repris dans les autres scènes également.

Patrizia Ciofi (Lucia di Lammermoor)

Patrizia Ciofi (Lucia di Lammermoor)

Avec un tel début spectaculaire, l’Opéra de Paris redonne un peu de fraîcheur et l’espoir que cette nouvelle saison fasse oublier les nombreux vides de la saison précédente, à peine comblés par le déploiement merveilleux de Philippe Jordan dans la reprise du Ring.  Et pour celles et ceux qui resteront fascinés par Sonya Yoncheva et Michael Fabiano, il sera possible de les retrouver tous les deux à l'Opéra d'Amsterdam en mai 2014 pour une nouvelle production de Faust mise en scène par la Fura Dels Baus.

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