Alcina (Bartoli-Jaroussky-Abrahamyan-Barath-Fuchs-Haïm-Loy) Champs-Elysées
Publié le 19 Mars 2018
Alcina (Georg Friedrich Haendel)
Représentation du 16 mars 2018
Théâtre des Champs-Elysées
Alcina Cecilia Bartoli
Ruggiero Philippe Jaroussky
Morgane Emöke Barath / Julie Fuchs
Bradamante Varduhi Abrahamyan
Oronte Christoph Strehl
Melisso Krzysztof Bączyk
Cupido Barbara Goodman
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Mise en scène Christof Loy (2014)
Orchestre et Chœur du Concert d’Astrée
Production de l'opéra de Zurich Varduhi Abrahamyan (Bradamante)
Œuvre créée au Covent Garden de Londres le 16 avril 1735, Alcina ne fit son entrée au répertoire de l'Opéra National de Paris que le 10 juin 1999 dans la mise en scène bourgeoise et hédoniste de Robert Carsen. Renée Fleming, Susan Graham et Natalie Dessay ont depuis laissé un souvenir immuable de ces soirées, immortalisé par un enregistrement chez Erato devenu incontournable.
En conviant la production de Christof Loy en son théâtre, Michel Franck doit donc se mesurer au souvenir de ces représentations parisiennes de référence, et la distribution qu'il a réuni ce soir entend bien écrire une nouvelle page dans l'interprétation d'un des plus beaux opéras d'Haendel.
Dans cette version qui joue habilement sur le contraste entre l'esthétique artificielle du théâtre XVIIIe siècle et le revers de la vie d'une diva, Alcina, rattrapée par le temps et le vieillissement (Christof Loy oublie tout effet grandiose pour replacer ce drame sur un plan purement humain, et fort émouvant au second acte), est incarnée par une technicienne hors pair, Cecilia Bartoli.
Le raffinement des vibrations du timbre, leur pastel couleur ocre, la véhémence autant que l'extrême retenue qui, dès le premier acte, atteint un premier moment de grâce intemporelle quand Alcina susurre sa fidélité à Ruggiero, s'allie à une présence totalement réelle.
Le personnage est entier, joué avec une spontanéité qui passe par tous les états d'âme possibles, la volonté de front, mais la mélancolie en arrière plan, et il y a ce moment lunaire, quand Cecilia chante seule sous un simple faisceau lumineux, qui nous rappelle une scène identique dans La Traviata mise en scène par Christoph Marthaler et chantée par Christine Schäfer. L'illusion d'exprimer pour un instant qui l'on est sous les regards convergents du monde admiratif n'est qu'un rêve d'adolescente.
Et pour séduire cette magicienne de l'art métaphorique théâtral, la juvénilité androgyne de Philippe Jaroussky lui offre un écho d'une enjôleuse légèreté, inaltérable aurait-on envie de dire, ce qui rend encore plus précieux cette version pour contre-ténor qui préserve le charme ambigu de l'univers haendelien. Mais Christof Loy lui réserve également un instant de fantaisie enjoué déjanté lorsqu'il se joint au ballet amusant des hommes esclaves d'Alcina.
La plus belle des surprises, c'est pourtant Varduhi Abrahamyan qui nous l'offre généreusement. On pouvait y songer depuis son magnifique Othon sombre au Palais Garnier, car émanent d'elle un aplomb et une profondeur sensuelle inhérente à l'univers baroque, et Bradamante en épouse les mêmes charmes et douceurs. A terre, le visage tourné vers le sol, déplorant que Ruggiero la délaisse, voir son corps exprimer les souffrances que son chant abandonne est d'une poignante beauté charnelle.
Il y a cependant une petite déception à voir Julie Fuchs, touchée par un coup de froid, simplement jouer le rôle de Morgana, mais l'interprétation d'Emöke Barath, située au milieu de l'orchestre face à Emmanuelle Haïm, est si fraîche et si lumineuse que la musicalité et le théâtre visuel se rejoignent naturellement.
Et dans le rôle de Melisso, Krzysztof Bączyk, le jeune moine du Don Carlos de Bastille, montre malgré une solide stature impressionnante et des sonorités sérieuses sa capacité à porter un personnage bien plus léger. Christoph Strehl, lui, n'intervient que ponctuellement, et assure à Oronte une expressivité pathétique bien tenue.
Quant au Concert d'Astrée, donc nous connaissons et apprécions la densité sonore et la rythmique parfois fort mathématique, il se révèle ce soir encore plus luxuriant et nuancé. Emmanuelle Haïm travaille la souplesse des mouvements, le dessin des détails, mais n'hésite pas non plus à provoquer un tranchant presque vindicatif sur les accents amers et langoureux d'Alcina pleurant l'abandon de Ruggiero.
Ce spectacle démonstratif et intelligent ne laisse à peu près aucune chance aux indécis d'y assister au dernier moment. Le théâtre musical de l'avenue Montaigne est en effet plein à craquer chaque soir.