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Publié le 3 Août 2019

Tannhäuser (Richard Wagner)
Version de Dresde 1845
Représentation du 28 juillet 2019
Bayreuther Festspiele

Landgraf Hermann Stephen Milling
Tannhäuser Stephen Gould
Wolfram von Eschenbach Markus Eiche
Walther von der Volgelweide Daniel Behle
Biterof Kay Stiefermann
Heinrich der Schreiber Jorge Rodriguez-Norton
Reinmar von Zweter Wilhelm Schwinghammer
Elisabeth Lise Davidsen
Venus Elena Zhidkova
Ein Juger Hirt Katharina Konradi
Le Gâteau Chocolat Le Gâteau Chocolat
Oskar Manni Laudenbach                   
Stephen Gould (Tannhäuser) et Lise Davidsen (Elisabeth)

Direction musicale Valery Gergiev
Mise en scène Tobias Kratzer (2019)

Après l'invraisemblable et si laide production de Sebastian Baumgarten, Katharina Wagner ne devait plus se tromper sur son choix de metteur en scène, afin de diriger la nouvelle production de Tannhäuser au Festival de Bayreuth 2019. 

On savait qu'avec Tobias Kratzer l'impertinence serait au rendez-vous, mais que l'intelligence le serait tout autant. Le régisseur allemand nous entraîne ainsi sur les cimes de la forêt de Thuringe, une fois passée les premières mesures de l'ouverture, lorsque les cordes déploient leur envol majestueux au son épique des cuivres élancés, chemin par là même où arriva Richard Wagner en avril 1842, lorsqu’il découvrit le château haut-perché de la Wartburg qui inspirera dans les mois qui suivront son cinquième opéra, Tannhäuser.

Stephen Gould (Tannhäuser) et Elena Zhidkova (Vénus) - Photo Enrico Nawrath

Stephen Gould (Tannhäuser) et Elena Zhidkova (Vénus) - Photo Enrico Nawrath

Au début, la vidéo occupe entièrement le cadre de scène, et le spectateur se sent littéralement immergé dans l'espace de la nature qui s'étend au sud d'Eisenach, avant que, par effet de transition, n'apparaisse un groupe de voyageurs marginaux et loufoques, un clown (Tannhäuser), une danseuse de cabaret en costume pailleté (Vénus), et deux personnages muets, un nain, Manni Laudenbach, et un drag queen noir, Gâteau Chocolat, habillé en Blanche-Neige.

Sur scène, le décalage avec le sujet apparent est manifeste, mais cela est si bien mis en scène, comme dans un film, au fil de la musique, que l'on en sourit de bon cœur, ne sachant pas à ce stade comment cette situation de départ va rejoindre un des sens symboliques de l'ouvrage.

Et la première sensation de la soirée provient d'Elena Zhidkova, une inhabituelle Vénus, fine physiquement, excellente actrice de caractère, et chantant d'une hardiesse frondeuse tout à fait fantastique, alliée à une profonde clarté. Elle est un plaisir à voir et à entendre de chaque instant, d'autant plus que la version choisie permet de moins s'appesantir sur le versant purement charnel et érotique de la déesse.

Ouverture - Photo Enrico Nawrath

Ouverture - Photo Enrico Nawrath

En effet, la version initiale de Dresde (1845) ne comprend pas la refonte de l'ouverture que fit Wagner afin d'inclure un ballet et étendre la scène du Venusberg pour la création parisienne de 1861, ainsi que pour de la version de Vienne 1875. Tobias Kratzer met en avant cet argument afin d’axer sa dramaturgie sur le conflit artistique entre créativité et arts de la rue, d'une part, et norme artistique, historique et culturelle, d'autre part, plutôt que sur l'opposition entre amours charnel et spirituel.

Ainsi, gagné par la lassitude et la précarité de ses conditions de vie, Tannhäuser abandonne ses amis et se trouve recueilli par le berger, ravivé par les traits doucereusement féminin de Katharina Konradi, sous le regard duquel il assiste à un pèlerinage spirituel non plus vers Rome, mais vers le temple de Wagner, le Palais des Festivals de Bayreuth. A partir de cet instant, le public est averti que c'est sa relation au compositeur et à sa représentation qui devient le sujet du spectacle.

Selon cette approche, Stephen Gould s'intègre particulièrement bien autant au grotesque de situation qu'au faux sérieux du deuxième acte, un chant puissant et massif à l'homogénéité ferme qui préserve une part de souplesse, et qui lui vaut de mettre en scène un dernier acte d'une grande force pathétique, habitué qu'il est au rôle de Tristan qu'il rapproche de celui du Troubadour.

Stephen Gould (Tannhäuser), Elena Zhidkova (Vénus) et Manni Laudenbach - Photo Enrico Nawrath

Stephen Gould (Tannhäuser), Elena Zhidkova (Vénus) et Manni Laudenbach - Photo Enrico Nawrath

Il apparaît en seconde partie endossant un costume d'époque pour participer aux joutes musicales dans une retranscription évocatrice d'une grande salle de fête moyenâgeuse de facture sombre, décorée de grandes statues symboliques, où tous les pèlerins se sont retrouvés autour du Landgrave et d'Elisabeth.

Sur la forme, elle ravirait les tenants d’une forme classique si la scène n’était dominée par un large écran présentant ce qui se passe en temps-réel en coulisses ou à l’extérieur du théâtre.

Un peu à la façon de Katie Mitchell, ce que montrent les caméras inscrit la représentation dans une mise en abyme des anciens schémas conventionnels théâtraux, et fait le choix, au final, de la vie, puisque Tannhäuser revient à son groupe déjanté et vivant d’origine où toutes les libertés d’être sont possibles.

Avec beaucoup d’humour, la scène de scandale est accompagnée par un arsenal répressif de policiers commandé par Katharina Wagner, en personne, dont on voit l’arrivée depuis le bas de la colline jusqu’à la scène. Et Gâteau Chocolat achève cette seconde partie en déposant avec soin le drapeau de la fierté sur la harpe du festival dressée en fond de scène.

Second acte à la Wartburg - Photo Enrico Nawrath

Second acte à la Wartburg - Photo Enrico Nawrath

Mais c’est bien évidemment la présence de Lise Davidsen qui marque d’un coup d’éclat cet acte, où l’on découvre une chanteuse phénoménale de puissance qui enveloppe son souffle d’un métal étincelant, des graves qui assoient une noble volonté à travers tout une palette de nuances, et une majesté qui prend encore le dessus sur la femme sensible.

Par ailleurs, alors que Valery Gergiev avait débuté le premier acte de manière très impressive, sans lourdeur et avec un véritable allant filé de magnifiques détails orchestraux, le second acte se révèle de construction plus chambriste, sans que l’on ne ressente pour autant de façon marquée les défauts qui lui ont été reprochés lors de la première représentation.

Autre impressionnant chanteur de cette solide distribution, le Landgraf de Stephen Milling porte dans la voix la fière allure d’un homme de pouvoir au cœur bienveillant, une résonance saisissante et fort présente qui renvoie également une sensation de plénitude à l’image de l’aisance de son rôle. Quant au Wolfram von Eschenbach de Markus Eiche, interprété avec la délicatesse attachée à sa nature poétique, il reste malgré tout assez terrestre de par son expression, sans la sensation d’apesanteur sombre et rêveuse inhérente au personnage, ce qui finalement s’insère naturellement dans la vision du metteur en scène qui précipite banalement au dernier acte la destinée du poète et d’Elisabeth.

Manni Laudenbach et Lise Davidsen (Elisabeth) - Photo Enrico Nawrath

Manni Laudenbach et Lise Davidsen (Elisabeth) - Photo Enrico Nawrath

Car, par la suite, nous ramenant au monde des exclus retranchés dans un espace misérable, Tobias Kratzer présente Tannhäuser tel un Tristan abandonné et rejeté, rejoint par Wolfram et Elisabeth qui ont été touchés par la sincérité de l’engagement du musicien.

Mais le metteur en scène ne croit pas à l’intégrité des deux fidèles de la Wartburg qui finissent par coucher ensemble, comme s’ils ne supportaient plus les convenances de leur monde.

Et le troubadour devient l’âme véritablement sauvée dans son malheur, une image d’un bonheur simple, lui, s’échappant avec Elisabeth à l’image du final heureux de la première version du film futuriste Blade Runner, révélant ainsi le rêve intime qui vivait au plus profond de lui, à l’inverse de l’étiquette de débauché que la société voulait y voir.

La fin est pessimiste, puisque Elisabeth meurt de sa trahison à son idéal, qui n’était que surface, et Tannhäuser également, victime de l’ordre public et de son rêve intérieur inassouvi, sa véritable profondeur.

Chœur comme toujours élégiaque, surtout dans une telle œuvre d’esprit, et un spectacle qui pose avec le langage d’aujourd’hui des questions artistiques pas spécifiquement allemandes, mais plutôt des conflits d’expressions toujours actuels dans la société européenne contemporaine qui sent son histoire menacée.

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Publié le 27 Juillet 2019

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 24 juillet 2019
NationalTheater Mannheim

Pelléas Raymond Ayers
Mélisande Astrid Kessler
Golaud Joachim Goltz
Arkel Patrick Zielke
Genevieve Kathrin Koch
 Yniold Fridolin Bosse
Un médecin, Un berger Mathias Tönges

Direction musicale Alexander Soddy
Mise en scène Barry Kosky (2017)

Coprodution Komischen Oper Berlin
                                                          Astrid Kessler (Mélisande) et Raymond Ayers (Pelléas)

Pour cette production invitée à l'Opéra National du Rhin à l'automne 2018 avant d'être jouée à l'Opéra de Mannheim qui en est le coproducteur en association avec le Komischen Oper de Berlin, le théâtre de Barry Kosky exacerbe une vision des rapports humains qui resserre les acteurs du drame de Maurice Maeterlinck dans une complexe toile névrotique, dont la cruauté et les cris d'angoisse font songer à la dureté du regard de Michael Haneke au cinéma.

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Les amoureux de la poésie de Maeterlinck regretteront inévitablement la disparition du climat vaporeux si communément mis en scène à l'opéra en écho à l'atmosphère profondément ésotérique du chef-d’œuvre de Claude Debussy, mais aucunement le mystère n'est absent de ce travail sans concession.

La scénographie représente une chambre photographique aux parois gris-noir qui évoque immédiatement la structure froide et géométrique d'une scène lyrique moderne, structure elle même enchâssée dans le cadre d'un rideau d'avant-scène d'un ancien théâtre, dont les replis se devinent à l'ombre des faisceaux de lumière.

Patrick Zielke (Arkel)

Patrick Zielke (Arkel)

Le dispositif au sol repose également sur plusieurs anneaux concentriques qui pivotent en sens inverse de manière à pouvoir faire apparaître et disparaître les personnages sans qu'ils n'aient à bouger, et tout en suivant l'écoulement fluide de la musique.

L'ensemble peut cependant sembler bien confiné sur la scène en format cinémascope du Théâtre de Mannheim, mais c'est l'ampleur de la musique et de l'interprétation orchestrale qui gagne en emphase.

Astrid Kessler (Mélisande)

Astrid Kessler (Mélisande)

Barrie Kosky obtient ainsi de tous les chanteurs un engagement d'un expressionnisme captivant et poignant dont il devient impossible d'être distrait un seul instant, car il entretient chez chacun un mystère psychologique qui interroge et stimule la perception du spectateur.

Mélisande n'a ainsi de cesse de changer d'apparence, comme si nous assistions aux métamorphoses de tous les visages possibles de la femme, depuis l'être léger et brillant à la femme enceinte et prête à devenir mère, en passant par l'être étrange, hybride entre femme et élément naturel, et ces changements d'état se succèdent à un rythme étourdissant.

Kathrin Koch (Genevieve)

Kathrin Koch (Genevieve)

Pelléas apparaît comme un jeune homme un peu gauche, nullement sublimement poétique, fasciné par une personnalité qui a le pouvoir de le faire sortir de sa condition conventionnelle, et Golaud ressemble à un homme mûr, puissant, dont le problème serait plutôt d'arriver à dominer et posséder l'insaisissable étrangeté de Mélisande. Arkel n'est alors plus qu'un vieux patriarche boiteux décadent, dont le traitement libidineux se rapproche de ce que Peter Sellars avait décrit dans sa version semi-scénique à la Philharmonie de Berlin.

Joachim Goltz (Golaud) et Raymond Ayers (Pelléas)

Joachim Goltz (Golaud) et Raymond Ayers (Pelléas)

Les scènes d'une grande force expressive abondent, telle celle effrayante d'Yniold s'agitant comme un pantin sur les épaules de Golaud, et dont les ombres de tous deux prennent une allure fantomatique,ou bien celle décrivant la relation ambiguë teintée d'allusions homosexuelles entre Golaud et Pelléas dans la grotte obscure,  ou bien celle macabre qui évoque le massacre de Mélisande lors de son enfantement et la disparition de son corps comme un simple objet inerte.

Le metteur en scène  réalise un portrait terriblement noir de l'évolution de la masculinité, ses passages ombrageux, et sa dégénérescence violente.

Joachim Goltz (Golaud) et Fridolin Bosse (Yniold)

Joachim Goltz (Golaud) et Fridolin Bosse (Yniold)

Pour soutenir ce spectacle incroyable, le jeune chef d'orchestre Alexander Soddy joue aussi bien sur les variations de textures et de couleurs des cordes, d'une soierie légèrement austère virant de la clarté aiguë et oppressante aux noirceurs sous-jacentes et subconscientes, tout en imprimant de grands mouvements descriptifs qui soulignent les interventions de chaque protagoniste, rappelant la force des motifs théâtraux que Richard Wagner développa dans l'Anneau du Nibelung. Les puristes Debussystes pourraient avec raison reprocher ce retour à Wagner dont le musicien français cherchait à se détacher, mais comment ne pas être séduit par la puissance du monde qui s'en dégage, et ne pas s'en étonner dans un monde musical germanique?

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Par ailleurs, le métal des cuivres sonne toujours avec éclat, miroite sporadiquement dans l'espace de toute la salle, et laisse aux cordes la prévalence des sombres mouvements sourds.

L'ensemble de la distribution, en partie constituée de membres de la troupe de l'opéra de Mannheim, réussit à préserver l'intelligibilité du texte de façon fort appréciable, le meilleur étant sans conteste Joachim Goltz, un baryton clair d'un excellent mordant qui rend à Golaud un tempérament passionnel et menaçant au point que son rôle concentre une tension maximale dans le déroulé de ce drame familial.

Fridolin Bosse, Joachim Goltz, Astrid Kessler,  Alexander Soddy et Raymond Ayers

Fridolin Bosse, Joachim Goltz, Astrid Kessler, Alexander Soddy et Raymond Ayers

Astrid Kessler, qui a des allures de Barbara Hannigan animée par la même folie du jeu de scène, est épatante de spontanéité et de fraicheur, timbre attachant et impressionnante capacité de projection dans les moments de fébrilité, ce portrait réaliste se départit cependant des interprétations habituellement plus mélancoliques et abstraites ce qui connecte totalement Mélisande à la féminité contemporaine.

Et ceci est encore plus vrai pour Raymond Ayers qui, bien moins précis dans sa diction, dépeint un Pelléas encore plus éloigné des interprétations évanescentes et intemporelles, pour au contraire approcher son versant naturaliste qui tranche au départ, mais se fond de mieux en mieux dans l'approche crue du metteur en scène. Le chanteur est par ailleurs très crédible dans sa façon de montrer son désarroi et ses torpeurs.

 Alexander Soddy

Alexander Soddy

Étonnant Arkel de Patrick Zielke, d'une force démonstrative qui révèle également de fins allègements dans ses ports de voix, belle Genevieve de Kathrin Koch, un modèle d'intégrité, et surtout formidable Yniold de Fridolin Bosse, au français impeccable, qui donne au jeune enfant une présence et une vitalité rarement vues sur scène, complètent cet ensemble qui aura permis de vivre cet ouvrage avec une force d'une poignance telle que l'on en accepte l'écart avec l'irréalité et la poésie qui lui est naturellement attachée.

Accueil triomphal de la part du public que l'on sentait attentif et entièrement saisi.

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Publié le 29 Juin 2019

Macbeth (Giuseppe Verdi)
Représentation du 23 juin 2019
Opera Vlaanderen – Anvers

Macbeth Craig Colclough
Lady Macbeth Marina Prudenskaya
Banco Tareq Nazmi 
Macduff Najmiddin Mavlyanov 
Dama di Lady Macbeth Chia Fen Wu 
Malcolm Michael J. Scott 

Directeur musical Paolo Carignani
Mise en scène Michael Thalheimer (2019)

                                                                                             Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)
Coproduction Théâtres de la Ville de Luxembourg, Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf, Grand Théâtre du Luxembourg et Opéra de Gand.

La solitude du couple Macbeth dégénérée en folie meurtrière est une tragédie dont chaque adaptation au théâtre comme à l'opéra revisite les mécanismes des violences totalitaires, de la peur de chuter, et des révoltes des opprimés.
Michael Thalheimer, en n'ayant recours, comme seul décor, qu'à une fosse en forme de vasque aux parois lisses et arrondies, répond à chaque scène par la même sensation de trappe qui piège aussi bien le couple maudit que Banquo et son fils, ou bien Macduff et les siens.

Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Les arrivées des sorcières se font en surplomb, en rampant sous des portes qui enserrent la scène, et l'ambiance lumineuse métallique reste constamment sombre, avec quelques beaux effets de mise en valeur des solistes, comme par une simple lame de lumière pour la Lady Macbeth interprétée par Marina Prudenskaya.

La jeune mezzo-soprano russe aborde un de ses rôles les plus complexes, et se jette avec impudence dans les noirceurs hurlantes de la Lady, alliant graves dé-féminisés et rondeur du galbe vocal qui permettent de donner un profil élancé et héroïque à ses fulgurances, une puissance stupéfiante au regard de sa physionomie fine accentuée par la gestuelle arachnéenne que le metteur en scène lui insuffle.

Par ailleurs, elle conserve une excellente souplesse dans les piqués de la scène du banquet, mais ne se risque pas avec raison au suraigu filé de la scène de somnambulisme.

Craig Colclough (Macbeth) et Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Craig Colclough (Macbeth) et Marina Prudenskaya (Lady Macbeth)

Son partenaire, Craig Colclough, est beaucoup plus brut et sauvage dans son incarnation de Macbeth, en parfaite adéquation avec l'approche primitive du régisseur, développe une véritable personnalité gagnée par la folie, recouverte de sang, cherchant une reconnaissance dérisoire, avec quelque chose d'enfantin dans le regard.

Et le Banco de Tareq Nazmi est lui aussi bardé d'aspérités vocales rocailleuses, encore plus marquées par des intonations d'outre-tombe. Mais il parait défait dès son entrée en scène.

Quant à Najmiddin Mavlyanov, son Macduff s'inscrit dans la même patine rude, solide de timbre, au souffle bien assuré.

Craig Colclough (Macbeth) après le meurtre de Duncan

Craig Colclough (Macbeth) après le meurtre de Duncan

Cependant, si le concept de Michael Thalheimer se défend parfaitement pendant toute la première partie, jusqu'à la scène des apparitions de la seconde partie, rappelant le naturalisme du film de Roman Polanski basé sur la pièce de William Shakespeare, et déroule sans temps morts l'enchaînement de l'action, l'unicité et l'invariance du dispositif finit par atténuer le relief des situations.

Tareq Nazmi (Banco) et le fils de Banco

Tareq Nazmi (Banco) et le fils de Banco

Paolo Carignani qui avait, il y a quelques années, une technique extrêmement fine, et presque féminine, de cisèlement du tissu orchestral, a récemment évolué pour privilégier la violence théâtrale, la fusion avec le drame scénique, comme il l'a valeureusement prouvé dans La Gioconda joué à La Monnaie de Bruxelles récemment.

Mais ici, si la pâte noire aux reflets de bronze est d'emblée travaillée avec force et compacité pour soutenir la fureur de l'entière interprétation - on pense beaucoup à la version, au disque, de Giuseppe Sinopoli et Maria Zampieri -, il aurait sans doute pu ajouter de l'effet en revenant à une sculpture fine des lignes écrites par Verdi, afin de créer une tension avec l'immobilisme qui gagne au final la direction scénique.

Craig Colclough (Macbeth)  et le fantôme de Banco

Craig Colclough (Macbeth) et le fantôme de Banco

Et de la même façon, les chœurs répondent avec volontarisme et cohésion aux ressorts de l'action, sans que pour autant 'Patria oppressa' ne crée un fort sentiment d'affliction.

Il sera ainsi possible de retrouver à Gand et Luxembourg les mêmes artistes de cette production, hormis Marina Prudenskaya qui sera remplacée par Katia Pellegrino, la saison prochaine, ainsi que les seconds rôles qui s'insèrent eux aussi parfaitement dans les coloris de l'interprétation.

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Publié le 23 Juin 2019

Le conte du Tsar Saltan (Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov)
Représentation du 16 juin 2019
Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles

Tsar Saltan Ante Jerkunica
Tsaritsa Militrisa Svetlana Aksenova
Tkatchikha Stine Marie Fischer
Povarikha Bernarda Bobro
Babarikha Carole Wilson
Tsarevitch Gvidon Bogdan Volkov
Tsarevna Swan-Bird / Lyebyed Olga Kuchynska
Old man Vasily Gorshkov
Skomorokh / Shipman Alexander Vassiliev
Messenger / Shipman Nicky Spence
Shipman Alexander Kravets

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)

Art vidéo Gleb Filshtinsky
Coproduction Teatro Real de Madrid          Svetlana Aksenova (Militrisa) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Après Le Coq d'Or en 2016, Le Conte du Tsar Saltan est le second opéra de Nikolaï Rimski Korsakov que dirige Alain Altinoglu à La Monnaie de Bruxelles. Et parmi les 15 opéras du compositeur russe, ces deux ouvrages bénéficient, de surcroît, d'un livret de Vladimir Belsky inspiré d'un poème d'Alexandre Pouchkine.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

C'est dire les affinités d'Alain Altinoglu pour les talents de ce grand orchestrateur dévolu à peindre un style populaire national orné de couleurs chatoyantes, et il n'y a plus belle image de l'influence de Richard Wagner que de voir et entendre le directeur musical du Théâtre Royal jouer cette musique avec un délice onctueux, dans la continuité du Tristan und Isolde interprété en ce même lieu un mois plus tôt.

Car c'est à un véritable épanouissement musical que sont invités les auditeurs au cours de ces représentations. Ampleur, finesse des détails, souplesse du tissu orchestral qui vibre de mille reflets scintillants, de mille touches de bois poétique - le tout allié à un sens de l'action théâtrale qui intègre intelligemment l'ensemble des artistes, y compris le chœur en grande forme que l'on retrouve temporairement disposé en haut des galeries de la salle pour pleurer le sort réservé à la Tsarine et son fils -, tout incline à un splendide enchantement sonore.

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Bernarda Bobro (Povarikha), Carole Wilson (Babarikha), Stine Marie Fischer (Tkatchikha), Svetlana Aksenova (Militrisa), Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Et comme les solistes sont parfaitement rodés au répertoire slave, l'esprit identitaire musical de l’œuvre - au sens esthétique du terme - se ressent profondément.

Svetlana Aksenova, qui avait été une innocente et angélique Fevroniya dans La légende de la ville invisible de Kitège mis en scène par Dmitri Tcherniakov à Amsterdam, incarne cette fois un personnage beaucoup plus mûr où l'expressivité réaliste compte beaucoup plus. Car dans ce spectacle, la Tsarine Militrisa est une femme moderne, une mère qui se bat pour élever son enfant autiste et lui rendre l’espoir.

L'identification de la 'petite créature insolite' du livret avec un tel handicap mental est en effet l'élément clé qui permet de transposer ce conte légendaire en un drame social d'aujourd'hui.

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov (Gvidon)

Bogdan Volkov joue ainsi sans lassitude le comportement pathologique du jeune homme, avec ses tics et secousses imprévisibles, et est parfaitement crédible avec sa coupe lisse et juvénile, et son pull flottant. Ses intonations ombrées et plaintives expriment constamment la mélancolie que l'on associe naturellement à la langue slave.

La mère, Carole Wilson, et les deux sœurs, Bernarda Bobro et Stine Marie Fischer - l'inoubliable Pauline auprès de Lise Davidsen dans La Dame de Pique à l'opéra de Stuttgart -, qui semblent provenir du conte de Cendrillon, forment un trio pervers aux couleurs vocales vives et séduisantes, et c'est avec un immense plaisir que l’on retrouve l'excellent sens de la comédie d'Ante Jerkunica, ainsi que son impressionnante élocution sonore douée d'une noirceur coupante comme l’obsidienne. 

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Olga Kuchynska (Tsarevna Swan-Bird) sur l'Ile de Bouïane

Et il y a également la découverte merveilleuse du Cygne d’Olga Kulchynska, recouverte d’une traîne de plumes blanches, qui offre un chant clair citron et de longues lignes vocales pour enchanter sa splendide mélodie 'Tsarévitch mon sauveur'.

Dmitri Tcherniakov lui a confectionné un magnifique écrin, l'intérieur d'une perle géante où se projettent sous des lumières blanches irréelles de magnifiques animations pour contes d'enfants, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel fleurissent, et c'est dans cette bulle magique que les chanteurs et les dessins des différentes scènes vont se mêler pour le bonheur visuel des spectateurs.

Dans son idée, le conte n'est en fait qu'un prétexte, pour une mère et ses proches, afin de provoquer chez l'enfant une réaction qui le libérerait de son anomalie mentale, mais cette histoire de famille échoue au grand désespoir de tous.

La ville de Tmoutarakane

La ville de Tmoutarakane

Le metteur en scène montre à nouveau, à travers des costumes qui imitent une tradition russe bariolée et fantasmée, avec quel cœur il arrive à relier les apparences et les couleurs de son monde natal à des situations sociétales d'aujourd'hui. Et pour ne pas avoir à recourir à des danses stéréotypées, il substitue à ces scènes folkloriques, de grandes scènes d’animations populaires.

Mais il s’appuie également sur les qualités artistiques de Gleb Filshtinsky pour reconstituer des images oniriques sur les plus beaux passages orchestraux, tel le dramatique souffle marin qui emporte la Tsarine et son fils à travers les mers, où les images ressemblent à ce que l'on pouvait voir dans les productions traditionnelles russes, mais avec un sens du dessin qui évite tout kitsch. Et Alain Altinoglu, sur les plus belles pages orchestrales de la partition, se régale à en exalter les vortex et les méandres sombres, comme pour concourir avec l'art vidéographique.

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ante Jerkunica (Tsar Saltan) et Bogdan Volkov (Gvidon)

Ce spectacle intelligent, qui ramène chacun aux rêves de l'enfance, mais qui devient pessimiste quand il se raccroche au monde adulte, est un extraordinaire travail de cohésion pour toutes les forces du théâtre, et un excellent catalyseur qui donne envie de parcourir les mers, car c’est la rencontre avec des esprits aussi ingénieux qui peut stimuler la créativité de chacun.

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

Svetlana Aksenova, Alain Altinoglu et Bogdan Volkov

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Publié le 15 Juin 2019

La Force du destin (Giuseppe Verdi)
Version de Milan 1869
Représentations du 13 et 25 juin 2019
Opéra Bastille

Il Marchese di Calatrava Carlo Cigni
Leonora Anja Harteros (le 13)
               Elena Stikhina (le 25)
Carlo di Vargas Želijko Lučić
Alvaro Brian Jagde
Preziosilla Varduhi Abrahamyan
Padre Guardiano Rafal Siwek
Fra Melitone Gabriele Viviani
Curra Majdouline Zerari
Mastro Trabuco Rodolphe Briand
Un Alcade Lucio Prete
Un Chirurgo Laurent Laberdesque

Direction musicale Nicola Luisotti
Mise en scène Jean-Claude Auvray (2011)

                                                                                                    Varduhi Abrahamyan (Preziosilla)

C’est à travers la production de Jean-Claude Auvray que La Force du destin est revenue en 2011 au répertoire de l’Opéra de Paris après 30 ans d’absence, dans sa version milanaise légèrement révisée de 1869, mais avec la sinfonia jouée après le prologue pour mieux marquer la séparation temporelle entre les deux premiers épisodes, selon l'usage voulu par Gustav Mahler.

Carlo Cigni (Il Marchese di Calatrava) et Anja Harteros (Leonora)

Carlo Cigni (Il Marchese di Calatrava) et Anja Harteros (Leonora)

Ce spectacle, s’il n’offre qu’une mise en scène illustrative et dépouillée sans jeu acéré ni tentative d’unification de la dramaturgie de l’œuvre, en utilisant par ailleurs des techniques scéniques tout à fait anachroniques (la toile peinte qui suit les déplacements d’Alvaro en est un exemple étonnant), fait beaucoup penser aux représentations des Chorégies d’Orange, et n’est plus représentatif de l’art scénique contemporain.

Une exquise de contexte historique situe non pas l’œuvre à l’époque de l’action, c'est-à-dire la Guerre de succession d’Autriche, dont l’un des fronts ravageait le nord de l’Italie alors que l’Espagne tenait le sud, mais au moment où Verdi vient de faire son entrée au parlement italien et commence sa transcription en opéra du « Don Alvar » de don Angelo di Saavedra.

La Force du destin (Harteros-Stikhina-Jagde-Lučić-Luisotti-Auvray) Bastille

C’est donc vaguement l’âme du compositeur, animée d’un sincère sentiment chrétien horrifié par la guerre, qui est représentée ici, avec ce grand Christ pesant qui finit, au dernier acte, par reposer sur un sol courbe usé et peint des coulées de sang de la guerre. Cependant, en 1869, cette version de La Force du destin Verdi a supprimé tous les meurtres de la version de Saint-Pétersbourg, hormis celui de Leonora, et revu le final et la musique du 3e acte, n’est plus tout à fait guidée par son élan premier.

Mais vivifiée par une excellente distribution et un chef visionnaire, ces tableaux désuets peuvent permettre d’appréhender l’œuvre avec plaisir et sensations.

Želijko Lučić (Carlo di Vargas)

Želijko Lučić (Carlo di Vargas)

Nicola Luisotti, directeur musical enthousiaste voué quasi-exclusivement au répertoire romantique italien du XIXe siècle, aime exalter l’énergie de la partition, ses éclats populaires et son entrain bon-enfant, tout en mettant en valeur les couleurs rutilantes de l’orchestre de l’Opéra, mais il pourrait induire un feu encore plus brut, trancher de façon plus nette les attaques, rendre le matériau musical plus ferme, quitte à jouer avec les fautes de goût, pour définitivement transformer ce drame en une inexorable course à travers le non-sens du destin.

Et comme il a à sa disposition des artistes puissants, il peut déployer l’ampleur orchestrale et en soigner la fusion avec les ensembles choraux, fort beau tissage de tessitures harmonieusement entremêlées, sans que cela ne constitue un obstacle pour les chanteurs.

Brian Jagde (Alvaro)

Brian Jagde (Alvaro)

Anja Harteros est impériale quand elle se retrouve seule sur scène, que ce soit dans son costume androgyne noir, où sa robe de chambre qui annonce le virage vers la folie, une aisance dans ses longs aigus vibrants et déchirants qui éprouvent les cœurs, des couleurs mâtes quand le trouble fait tressaillir sa voix, et c’est d’ailleurs cette solitude renforcée par le vide scénique qui rend encore plus poignante sa présence si affirmée par l’expression de sentiments extériorisés avec une telle maîtrise.

Brian Jagde (Alvaro) et Anja Harteros (Leonora)

Brian Jagde (Alvaro) et Anja Harteros (Leonora)

Brian Jagde est un impressionnant amant passionné, galbe vocal solide d’une puissance sombre qui rappelle beaucoup la violence animale de Vladimir Galouzine, un véritable héro dramatique qui privilégie le plaisir torrentiel des décibels, et c’est avec Želijko Lučić que l’on retrouve le style le plus naturel, une forme de douceur malgré la violence du personnage, l’écriture verdienne lui donnant plus d’épaisseur que l’écriture puccinienne, car son timbre a quelque chose d’un peu trouble qui lui permet de retrouver de la subtilité en contrepoint du caractère névrosé qu’il incarne sans réserve.

Anja Harteros (Leonora)

Anja Harteros (Leonora)

Et si Preziosilla paraît bien sage sous les noirceurs coquettes de Varduhi Abrahamyan, et si Rafal Siwek fait vibrer les entrailles caverneuses de Padre Guardiano tout en le rendant sympathique, Gabriele Viviani dédie à Fra Melitone des ornements superbes qui traduisent la fougue de la jeunesse.

La Force du destin est un drame dont l’ardeur est faite pour galvaniser les passions populaires, mais c’est le luxe de sa Léonore qui est véritablement le foyer émotionnel de ces représentations parisiennes.

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Publié le 11 Juin 2019

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition générale du 06 juin 2019 et représentation du 21 juin 2019.
Palais Garnier

Don Giovanni Étienne Dupuis
Il Commendatore Ain Anger
Donna Anna Jacquelyn Wagner
Don Ottavio Stanislas de Barbeyrac
Donna Elvira Nicole Car
Leporello Philippe Sly
Masetto Mikhail Timoshenko
Zerlina Elsa Dreisig

Direction musicale Philippe Jordan 
Mise en scène Ivo Van Hove (2019)
Dramaturgie Jan Vandenhouve

Coproduction Metropolitan Opera, New-York
                                                                        Mikhail Timoshenko (Masetto) et Elsa Dreisig (Zerlina)
Diffusion en direct sur Culturebox (France Télévisions) et au cinéma le vendredi 21 juin 2019.

Depuis la production d’August Everding qui, dans les années 70, accueillit Ruggero Raimondi, José Van Dam, Kiri Te Kanawa, Gabriel Bacquier, Edda Moser et Margaret Price, aucune production de Don Giovanni ne s’est installée définitivement au Palais Garnier, la précédente mise en scène de Michael Haneke n’ayant connu les ors de ce théâtre que l’année de sa création, le 27 janvier 2006, à l’occasion des 250 ans de la naissance de Mozart.

Puis, elle poursuivit sa destinée à l'Opéra Bastille pour 44 représentations supplémentaires pendant une décennie.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Etienne Dupuis (Don Giovanni)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Etienne Dupuis (Don Giovanni)

Mais ce soir, c’est à nouveau un impressionnant décor recréant d'étroites ruelles d'une vieille ville européenne, et qui convergent vers une petite place située en milieu de scène, qui s'offre à la vue du spectateur dès l'ouverture. Un dédale d'escaliers permet à chacun de s'évader de toute part, des anfractuosités laissent deviner des coins secrets cachés derrière les murs gris, et un simple filet de brume bleuté se faufile sous une arche lugubre par là même où arrivera et repartira Don Giovanni.

Nul doute qu'à la vue de son charme froid, et de l'accumulation du temps passé qu'il représente, naîtra chez l'auditeur américain - il s'agit d'une coproduction avec Le Metropolitan Opera, New-York -, un désir d'Europe de la Culture, chargée de son Histoire.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio) et Le commandeur (Ain Anger)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio) et Le commandeur (Ain Anger)

Une fois passée l'admiration pour une telle reconstitution réaliste, la scène prend vie à l'arrivée de Leporello ruminant dans l'ombre, et à la sortie brutale de Donna Anna qui se débat avec Don Giovanni. On aurait envie de dire que c’est ‘sans surprise', quand on connait bien cet ouvrage, mais sous le regard d’Ivo van Hove, le relief de chaque personnage est remodelé par une direction d’acteur exceptionnelle qui extériorise les effets des blessures infligées par la relation de chacun à un homme particulièrement antipathique.

Nicola Car (Donna Elvira)

Nicola Car (Donna Elvira)

Car Etienne Dupuis est totalement métamorphosé par l’allure fière et dominante que le lui fait tenir le metteur en scène, le menton en avant, la démarche assurée et décontractée, mais qui peut soudainement se tendre violemment quand une proie lui résiste, il dégage une force mâle absolument fascinante à contempler. Noirceur vocale et mordant incisif renforcent son essence démoniaque, le goût pour le mal prend franchement le dessus sur d’autres traits de caractère que l’on associe aussi à Don Giovanni, comme les manières affables et la douceur enjôleuse, et tout dans l’interprétation le ramène à l’incarnation d’un véritable tueur de la mafia.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna)

La profondeur avec laquelle le personnage de Donna Anna est dépeint sous les traits de Jacquelyn Wagner est également d’une saisissante vérité, surtout que le metteur en scène réalise pour elle un très beau travail de poses magnifié par les jeux d’ombres et de lumières qui esthétisent ses expressions traumatiques de douleur, ainsi que sa prestance physique et les proportions de ses épaules qui montrent une femme forte dont la personnalité est brutalement ébranlée. Son chant est nuancé, très clair et iridescent, sans surligner les graves, et s’imprègne d’une tension vibrante fort touchante car elle traduit un trouble impalpable constamment présent.

Elle est ainsi soutenue par un Stanislas de Barbeyrac qui incarne un Don Ottavio puissant au timbre d’or ombré que l’on entend rarement avec une telle densité sur scène. Comme tous les personnages principaux, hormis Leporello, il est lui aussi sous pression permanente car il représente l’impuissance face à une situation qu’il ne peut inverser. 

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

On trouve cependant un peu plus d’espoir en Donna Elvira que Nicole Car joue avec une finesse de geste, d’urgence et de spontanéité qui soutiennent totalement le sentiment de révolte qui la traverse en permanence. Inévitablement, la pensée que l’on a sur scène un véritable couple à la ville s’impose naturellement, puisque la jeune mezzo-soprano vit avec Etienne Dupuis, ce qui ajoute au réalisme des scènes qui opposent Don Giovanni à son ancienne conquête.

Les expressions sincères de son regard tout à la fois mélancolique et brillant, et les couleurs mâtes et ambrées de sa voix qui lui donnent un charme ravissant, que n’a-t-elle de raisons de défendre avec un tel cœur une femme qui cherche à rendre leur dignité à tous.

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Elsa Dreisig (Zerlina)

Et même le timbre charnu et satiné d’Elsa Dreisig, pour les gourmands de sensualité vocale, qui dessine une Zerlina optimiste et gorgée de joie de vivre, n’empêche pas l’inquiétude et le doute de couvrir l’assurance première avec laquelle la jeune paysanne s’impose dans les scènes festives.

Rien chez elle non plus ne cède à la facilité de la comédie légère, et l’on a ici une Zerlina séduisante, intelligente, solide mentalement, à côté de laquelle le très jeune Masetto de Mikhail Timoshenko, chanteur de l’Académie de l’Opéra de Paris, tempère son personnage en lui apportant une touche de raffinement qui découle de sa tonalité slave.

Double opportuniste de son maître, le Leporello de Philippe Sly se glisse habilement dans ce rôle alerte plus léger que celui de Don Giovanni, joue lui aussi le jeu de la séduction subtile, et est le rôle masculin qui révèle la plus grande diversité de facettes dans cette production, ce qui rend encore plus insaisissable ce personnage composite qui change en permanence d’attitude.

Philippe Sly (Leporello)

Philippe Sly (Leporello)

Si Ivo van Hove ne cherche ni à réinterpréter l’intrigue, ni à ajouter des personnages secondaires qui feraient vivre un monde adjacent aux protagonistes principaux, il réussit pourtant à donner à chacun un caractère marqué par une ligne de vie forte, tout en asseyant la carrure massive de Don Giovanni comme un pivot central de leur vie. 

Le sentiment d’oppression et de vide est bien entendu volontairement renforcé par le décor et l’absence de divertissement scénique – même le bal masqué prend une tournure mortifère lorsque des mannequins inertes apparaissent aux balcons des maisons qui entourent la place dans de beaux costumes d’époque -, mais les trois scènes de rencontre avec le Commandeur sont traitées dans toute la puissance de l’affrontement.

Ain Anger y gagne une stature formidablement humaine, surtout lors de la scène du cimetière qui le fait jouer pleinement.

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio)

Jacquelyn Wagner (Donna Anna) et Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio)

Ce décor complexe, qui comprend plusieurs éléments pivotants, permet non seulement de varier les configurations des ruelles, mais également de refermer un piège soudain sur Don Giovanni, et d’offrir une implacable scène finale dantesque, dramatisée par la direction théâtrale au son léché de Philippe Jordan.

Mozart à Garnier lui réussit décidément très bien, on y entend le son splendidement lustré des cordes, la vitalité des bois et des éclats des vents, un discours élancé et racé, un sens de l’énergie musicale tout en souplesse, et un dévouement et un encouragement à la théâtralité des chanteurs dont tous tirent un grand bénéfice. 

Jacquelyn Wagner et Philippe Jordan

Jacquelyn Wagner et Philippe Jordan

Don Giovanni était la prison mentale de chacun, Ivo van Hove offre au final une image belle et spirituelle qui symbolise simplement le retour à la vie.

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Publié le 5 Juin 2019

Der Junge Lord (Hans Werner Henze)
Livret d’Ingebord Bachmann d’après une parabole tirée du conte Der Scheik von Alessandria und seine Sklaven de Wilhelm Hauff.
Représentation du 30 mai 2019
Staatstheater am Gärtnerplatz (Munich)

Sir Edgar Dieter Fernengel
Sir Edgars Sekretär Christoph Filler
Lord Barrat Brett Sprague
Begonia Bonita Hyman
Der Bürgermeister Levente Páll
Oberjustizrat Hasentreffer Liviu Holender
Ökonomierat Scharf Holger Ohlmann
Professor von Mucker Juan Carlos Falcón
Wilhelm, Student Lucian Krasznec
Baronin Grünwiesel Ann-Katrin Naidu
Luise, ihr Mündel Mária Celeng
Frau Oberjustizrat Hasentreffer Jennifer O'Loughlin
Ida, ihre Tochter Ilia Staple
Frau von Hufnagel Anna-Katharina Tonauer
Amintore La Rocca Alexandros Tsilogiannis

Direction musicale Anthony Bramall
Mise en scène Brigitte Fassbaender (2019)

Théâtre musical à vocation populaire, le Staatstheater am Gärtnerplatz de Munich obtint de la part de Louis II de Bavière l’autorisation d’exister le 10 mai 1864, six jours après que le roi ait rencontré pour la première fois Richard Wagner au Palais de la Résidence. Il n’avait pas encore dix-neuf ans, alors que le compositeur de plus de trente ans son aîné n’était rentré de son long exil d’Allemagne que depuis seulement trois ans.  

Alexandros Tsilogiannis (Amintore La Rocca)

Alexandros Tsilogiannis (Amintore La Rocca)

Théâtre Royal sous Ludwig II, et temple de l’opérette pendant plus d’un demi-siècle, l’opéra et la comédie musicale y ont trouvé un lieu d’expression depuis les années 1950, et, en admirant la forme de sa salle, la sobriété néo-classique de ses apparats et les drapés rouges de son rideau de scène, l’on ne peut s’empêcher de penser à son grand frère, le Bayerische Staatsoper, dont on croirait une réplique aux dimensions plus réduites.

Et après cinq ans de travaux, cette maison au caractère intime et familial est ré-ouverte depuis le 15 octobre 2017, affichant une diversité de répertoire surprenante où La Flûte Enchantée côtoie Priscilla-folle du désert et The Chocolate Soldier.

Der Junge Lord (Filler-Hyman-Sprague-Naidu-Celeng-Bramall-Fassbaender) Staatstheater am Gärtnerplatz

A l’instar de Dantons Tod (Gottfried Von Einem) joué en ce lieu en début de saison, la nouvelle production de Der Junge Lord est un événement, puisque qu’elle porte sur la scène un opéra aussi peu représenté dans le monde que le Falstaff de Salieri, par exemple, et qui n’a connu que trois productions en 15 ans (Klagenfurt 2005, Dortmund 2009, Hanovre 2017).

Du livret inspiré de ‘Singe pour homme’, un conte de Wilhelm Hauff issu de son ouvrage ‘Le Cheik d’Alexandrie et ses esclaves’ (1826), Hans Werner Henze invente une musique qui entraîne l’auditeur dans une action théâtrale trépidante, une griserie instrumentale qui fond nombre d’ornements de bois aux traits impertinents à la chaleur intimiste des éclats cristallins de pianos et aux sonorités merveilleuses du célesta.

On pense beaucoup aux descriptions de la vie si fines chez Mozart, et au mystère des interludes de Benjamin Britten, et l’immédiateté de l’art descriptif et mélodique de Hans Werner Henze surprend au premier abord lorsque l’on sait qu’il représenta la génération qui suivit Paul Hindemith et Ernst Krenek.

Christoph Filler (Sir Edgars Sekretär)

Christoph Filler (Sir Edgars Sekretär)

Mais lorsque l’on prend conscience des agacements et des intrigues sociales qui se nouent autour de ce jeune lord totalement libre, Sir Edgar, qui se fiche pas mal de ce que pense cette société qui prend comme un affront son absence d’intérêt pour ses événements mondains, on peut penser que Brigitte Fassbaender n’a pas souhaiter viser directement le public d’aujourd’hui, et laisser à chacun le choix de s’identifier ou pas.

Et l’on admire tout au long du spectacle le naturel et l’excellent sens de la comédie de l’ensemble des artistes qui ont chacun l’occasion de mettre en avant leur présence et leur aisance vocale.

Bonita Hyman (Begonia)

Bonita Hyman (Begonia)

En osmose complète avec les musiciens du Staatstheater am Gärtnerplatz, l’énergie et l’incisivité ludique d’Anthony Bramall s’immergent à merveille dans le jeu scénique alertement mené par la direction scénique Brigitte Fassbaender, tout en conservant l’épaisseur nécessaire lorsqu’il s’agit de souligner les noirceurs du drame. 

Bien que ne prenant pas trop de risques en construisant une scénographie haut en couleur au charme fin XIXe siècle, la principale originalité de la mise en scène repose sur l’utilisation d’une immense maquette de la ville à travers les rues de laquelle une caméra nous fait déambuler pour suggérer, lors des transitions, un cloisonnement urbain qui est aussi celui des mentalités de ses habitants.

Ann-Katrin Naidu (Baronin Grünwiesel)

Ann-Katrin Naidu (Baronin Grünwiesel)

Avec son allure de Dandy gothique étincelant, Christoph Filler est un splendide secrétaire qui chante avec une fraîcheur de timbre mâtinée d’une suavité au charme fou, une manière d’incarner un fascinant détachement ironique qui rend sa présence magique. Autre bijou vocal, le beau galbe noir profond aux aigus glorieux d’Ann-Katrin Naidu porte au premier plan le personnage de la Barone Grünwiesel dont l’éminence aristocratique au regard dangereux évoque le tempérament d’une Turandot prête à tuer.

Autour de ces deux personnalités centrales, la jovialité et le panache d’Alexandros Tsilogiannis vibrent de joie de vivre, l’outrecuidance d’Ilia Staple recherche l’effet perçant, la bonhommie de Bonita Hyman, qui incarnait aussi Begonia à Hanovre en 2017, évoque l’allure d’un chanteuse de gospel, et la sincérité s’incarne en Maria Celeng, Louise transformée au final en Sophie du Chevalier à La Rose recevant la fleur d’argent des mains de Brett Sprague, le singe déguisé pour l’occasion en Octavian.

Christoph Filler (Sir Edgars Sekretär)

Christoph Filler (Sir Edgars Sekretär)

Brigitte Fassbaender voulait-elle faire un clin d’œil aux amateurs d’opéras dont la passion peut sublimer leur regard sur la réalité ? Quoi qu’il en soit, cette histoire d’un petit monde qui se laisse abuser par un singe, ce qui pointe cruellement la faculté de ces individualités à mimer des personnalités artificielles au lieu d’être pleinement elles-mêmes dans l’expression de leur amour pour la vie, est véritablement universelle, et peut ainsi réunir autour d’elle tous les publics, toutes les familles, par le simple plaisir visuel, sensoriel et satirique qu’il a à offrir.

Et le chœur d’enfants du théâtre fortement associé aux scènes de vie de la cité est admirable de cohésion et de spontanéité.

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Publié le 23 Mai 2019

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 17 mai 2019
Théâtre de la Monnaie (Bruxelles)

Tristan Bryan Register
King Marke Franz-Josef Selig
Isolde Ann Petersen
Kurwenal Andrea Foster Williams
Melot Wiard Witholt
Brangäne Nora Gubisch
Stimme eines jungen Seemanns Ed Lyon

Direction musicale Alain Altinoglu
Concept artistique Ralf Pleger & Alexander Polzin (2019)

Coproduction Teatro Communale di Bologna

                                                                                                    Bryan Register (Tristan)

Dans la continuité de sa vibrante interprétation de Lohengrin mis en scène par Olivier Py la saison dernière, Alain Altinoglu se mesure dorénavant à l'ouvrage le plus fantasmé des amoureux de la musique de Richard Wagner, Tristan und Isolde, dans une scénographie confiée à Ralf Pleger et Alexander Polzin.

Ann Petersen (Isolde)

Ann Petersen (Isolde)

Au cours de ces vingt dernières années, ces deux artistes allemands se sont principalement illustrés, pour le premier, dans la réalisation de portraits de compositeurs ou d’interprètes (Simone Young, Joyce DiDonato, Anne-Sophie Mutter), et, pour le second, dans la conception de sculptures et de décors pour des opéras et des événements musicaux.

Ainsi, lors de son passage fécond au Teatro Real de Madrid, Gerard Mortier fit régulièrement appel à Alexander Polzin pour imaginer les décors de plusieurs de ses nouvelles productions telles La Pagina en blanco, La Conquista de México, Lohengrin ou bien, peu après sa disparition, El Publico.

Leur approche du poème de Tristan et Isolde se révèle, ce soir, esthétique et fortement contemplative, et s’ils délaissent totalement l’analyse psychologique et le sens théâtral, les deux concepteurs concentrent exclusivement leur attention sur l’intemporalité de la musique en lui attachant, à chaque acte, une image de la nature qui caractérise le mieux l’infini de la vie.

Bryan Register (Tristan)

Bryan Register (Tristan)

Dans cet esprit, la première partie se déroule dans une grotte dont les stalactites se reflètent sur les miroirs du sol et de l’arrière scène, si bien que, avec un peu de hauteur, le spectateur peut admirer tout un jeu de reflets qui démultiplient non seulement les formes des structures calcaires, mais également les chanteurs, le chef d’orchestre, et même le public. Le volume de l’espace scénique s’élargit considérablement, et l’imperceptible évolution des concrétions tombant vers les sous-sols de la Terre renvoie à un irrésistible sentiment de lenteur.

Le lien avec le long voyage marin d’Irlande vers les Cornouailles n'appairait pas plus évident, mais l’on perçoit une tentative d’illustration de la difficulté de deux êtres à se rejoindre.

Ann Petersen (Isolde), Alain Altinoglu et Nora Gubisch (Brangäne)

Ann Petersen (Isolde), Alain Altinoglu et Nora Gubisch (Brangäne)

Le second acte est par la suite aggloméré autour d’un immense récif corallien blanc ouaté aux branches torturées, comme s’il s’agissait d’une forêt impénétrable où, en effet trompe-l’œil, s’animent les corps de danseurs se fondant avec le squelette de calcite. A nouveau, l’on éprouve une inévitable sensation de pétrification de la vie.

Enfin, au cours de  la dernière partie, les souffrances de Tristan s’exacerbent sur un fond d’univers où des silhouettes obscures et dorées d’étoiles et de planètes font apparaître des structures tubulaires et transparentes créées par des faisceaux lumineux, laissant à l’imagination la possibilité d’y voir des espace-temps parallèles, et donc l’espoir de croire à des passages inconnus pour voyager à travers l’univers.

La poétique de l’amour absolu et de la mort inhérent à Tristan und Isolde prend forme dans une réflexion visuelle sur la faculté de l’univers à déjouer le long écoulement du temps. A charge de l’audience d’y trouver une inspiration pour sa propre conscience, ou d’en rester à l’admiration artistique du travail de la matière et de la lumière.

L'espace temps (3eme acte)

L'espace temps (3eme acte)

En choisissant une lecture fine et évanescente, chambriste par sa faculté à laisser aux chanteurs leur plein impact vocal, Alain Altinoglu s’adapte habilement au thème désincarné du temps absolu que véhicule la scénographie, et l’orchestre symphonique de la Monnaie fait honneur à cette souplesse d’approche. Les passionnés de remous noirs et violents ne s’y retrouveront pas, les oreilles sensibles aux délicatesses bien plus. Certes, quelques sonorités de vents pourraient se dissoudre plus subtilement dans le flux sonore, et la tonicité du tissu musical gagnerait à s’affermir d’avantage, mais les miroitements et les caresses orchestrales ont leur charme qui incite constamment au rêve.

Franz-Josef Selig (King Marke) et Nora Gubisch (Brangäne)

Franz-Josef Selig (King Marke) et Nora Gubisch (Brangäne)

Et l’unité qui lie les solistes, comme s’ils représentaient une humanité un peu perdue dans un univers qui les dépasse, se ressent à chaque instant. Ann Petersen, le pivot central de la distribution, ne semble aucunement affectée par l’importance du rôle d’Isolde, et son chant teinté de pathétisme, reposant sur un médium complexe qui mêle sonorités graves et poitrinées, se libère soudainement dans un élan de vaillance d’une magnifique clarté satinée dans les aigus, clarté d’une couleur de timbre fort semblable à celle de Ricarda Merbeth qui alterne avec elle dans cette production..

Toute la scène finale d’ « Ich bin’s, ich bin’s » à la mort d’Isolde est par ailleurs interprétée avec une sensibilité et une plénitude qui emplissent le cœur de grâce.

Bryan Register (Tristan)  et Ann Petersen (Isolde)

Bryan Register (Tristan) et Ann Petersen (Isolde)

Bryan Register est une agréable découverte, un grain vocal mûr qui conserve sa riche texture quelles que soient les tensions du chant, ni Tristan joueur et idéaliste, ni Tristan profondément névrosé, il incarne une constance de sentiment en toutes circonstances. On ne ressent que dans les dernières minutes un certain essoufflement.

Nora Gubisch porte Brangäne au même niveau qu’Isolde pendant la première partie, que ce soit par son caractère ou son étoffe vocale, mais soutient moins sa dimension élégiaque lors de l’appel à la Lune, et Franz-Josef Selig, dont on connait le potentiel tragiquement expressif qu’il peut donner à Marke, est simplement maintenu dans une posture plus solennelle qui permet uniquement de profiter de la magnanimité de son chant si bien posé.

Ann Petersen (Isolde)

Ann Petersen (Isolde)

Quant à Andrea Foster-Williams, entier dans son incarnation, il rend à Kurnewal tout son volontarisme, et parait être le seul à se départir du statisme du jeu scénique, alors que le Melot de Wiard Witholt semble en revanche délaissé par la direction d’acteur.

Et la belle présence d'Ed Lyon, surlignée par la plénitude de son chant d'ébène, fait intensément passer au premier plan un marin habituellement mis en retrait.

Au sein de ce spectacle à la fois déroutant et prégnant, ce sont donc l’inédit du travail artistique sur les formes et la suavité interprétative de la direction orchestrale qui s’imposent sur le destin des êtres.

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Publié le 19 Mai 2019

Tosca (Giacomo Puccini)
Représentation du 16 mai 2019 
Opéra Bastille

Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Vittorio Grigolo (16 mai)
                                Jonas Kaufmann (5 juin)
Il Barone Scarpia Željko Lučić
Cesare Angelotti Sava Vemić
Il Sagrestano Nicolas Cavallier
Spoletta Rodolphe Briand
Un prisonnier Christian Rodrigue Moungoungou 

Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger

2 ans et demi après la première Tosca d’Anja Harteros à l’opéra Bastille sous la direction de Dan Ettinger et dans la mise en scène de Pierre Audi, une nouvelle série de représentations est jouée cette saison avec ces mêmes artistes, auxquels se joignent Vittorio Grigolo, pour la première, et Željko Lučić dans les rôles respectifs de Cavaradossi et Scarpia.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

3e opéra le plus interprété au monde après La Traviata et La Bohème, œuvres de Verdi et Puccini qui évoquent toutes deux le Paris post-révolutionnaire, Tosca révèle également un lien avec la France, puisque l’intrigue se déroule à Rome peu après son détachement de la République française par les Napolitains, marquée par la bataille de Marengo qui permettra à Napoléon Bonaparte de porter un coup décisif lors de sa campagne d’Italie, et de reprendre quelques années plus tard la ville.

Et en confiant cette nouvelle première représentation de Tosca à un ténor toscan ayant vécu toute son enfance à Rome, l’Opéra de Paris ne pouvait trouver meilleur remplaçant de Jonas Kaufmann que Vittorio Grigolo, qui incarne la fougue de la jeunesse romaine avec un splendide impact vocal solaire dont, probablement, seul Roberto Alagna pourrait atteindre la même franchise de rayonnement.

Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Cet artiste exceptionnel se montre en fait irradiant, comme s’il cherchait à se consumer lui-même face à un public sidéré par l’animal qui se comporte comme un monstre de sentiments exubérants qu’aucun des spectateurs ne sera capable d’être dans sa vie.  En exprimant ainsi un désir aussi ardent, Vittorio Grigolo fait alors resurgir la mémoire des Cavaradossi de légende, Carlo Bergonzi et Luciano Pavarotti en tête, et atteint un summum d’intensité lorsqu’il se débat pour défendre ses idéaux de liberté universelle sous la menace des sbires du chef de la police, Scarpia.

On peut trouver cette générosité excessive, mais, dans une salle telle Bastille, cet engagement hors mesure est l’essence même de l’art vivant de l’opéra, une exaltation des plus pures et des plus extrêmes de l’extraversion des idéaux humains. Et pourtant, E Lucevan le Stelle semble sortir d’outre-tombe, enseveli sous l’accablement, coupant le souffle de l’audience qui se demande ce qui va émerger d’une telle force éruptive entièrement sous contrôle. 

Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Vittorio Grigolo (Cavaradossi)

Željko Lučić n’a sans doute pas la même prégnance, mais son approche, directe à sa manière, exempte de toute caricature manichéenne, habite le baron Scarpia d’une forme de cynisme désinvolte pour lequel la violence est inhérente. Son timbre sibyllin contribue au manque de netteté de caractère qu’il dessine avec aisance non sans ironie, comme s’il ne prenait pas au sérieux sa propre présence.  Ses désirs sont entièrement assumés, nimbés d’un voile fumé dans la voix qui ne diminue pourtant pas la présence sourde et venimeuse de son personnage.

Željko Lučić (Scarpia)

Željko Lučić (Scarpia)

Entourée ainsi de la plus belle expression du désir brûlant de la part de son amant et des désirs sournois de son tortionnaire, Anja Harteros offre à Bastille une Tosca passionnante de subtilité, acharnée dans la violence, et élégiaque dans ses soupirs. Son jeu scénique recherche les poses expressives, se départit des mouvements tournoyants un peu inutiles que l’on avait remarqué à l’automne 2016, et l’impulsivité ne prend jamais le dessus sur l’élégance aristocratique qui la dépeint si finement. L’incarnation est approfondie dans les moindres détails, tels ces spasmes d’excitation qui la saisissent à la découverte du sauf-conduit qui les libéreront, elle et Mario, de l’enfer romain, et sa fluidité de geste est un plaisir à suivre de chaque instant.

Anja Harteros (Tosca)

Anja Harteros (Tosca)

L’acharnement sauvage avec lequel elle achève Scarpia n’en est que plus stupéfiant. Et ses couleurs de voix, noires et anguleuses dans le médium, parcellées d’éclats enfantins dans les aigus, qui enveloppent les lignes d’un galbe vocal profilé avec grâce, définissent le mieux une inflexible personnalité au cœur discret mais vibrant de fulgurance.

Au dernier acte, elle rend avec une simplicité dénuée de tout artifice le portrait d'une femme qui mime les gestes d'un être que l'on a vu emporté par la panique et l'instinct de survie à la scène précédente.

On ne peut ainsi trouver, au rideau final, de plus fort contraste entre le comportement ému et réservé d’Anja Harteros et celui absolument cabotin de Vittorio Grigolo, cherchant et réussissant à entraîner l’enthousiasme de la salle, mais il en est ainsi de ces soirées de grand répertoire assorties d’artistes d’exception, dont l’engagement personnel dépasse les enjeux même de l’œuvre qu’ils défendent.  

Vittorio Grigolo et Anja Harteros

Vittorio Grigolo et Anja Harteros

Et tout au long de la soirée, Dan Ettinger entretient une flamme et une atmosphère obsédantes, un tissu orchestral immersif et des cordes sublimes qui allient majesté à théâtralité tonnante du début à la fin, rendant ainsi au chef-d’œuvre de Puccini une grandeur qui dépasse le simple statut de référence du répertoire auquel l’histoire a tendance à l’attacher.

Paris attend maintenant de savoir si elle aura la chance de comparer cette interprétation à celle du couple que Jonas Kaufmann et Anja Harteros forment régulièrement à Munich dans les œuvres romantiques italiennes du XIXe siècle.

Anja Harteros et Vittorio Grigolo

Anja Harteros et Vittorio Grigolo

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Publié le 8 Avril 2019

Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch - 1934)
Répétition générale du 31 mars 2019 et représentations du 06, 09 13 et 16 avril 2019

Opéra Bastille

Katerina Ismaïlova Aušrinė Stundytė
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Dmitry Ulyanov
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov John Daszak
Sergueï Pavel Černoch
Le Pope Krzysztof Baczyk
Le Chef de la police Alexander Tsymbalyuk
Un maître d'école Andrei Popov
Le Balourd miteux Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke
Sonietka Oksana Volkova
Aksinya Sofija Petrovic
La bagnarde Marianne Croux
Danseuse Danièle Gabou
Circassiens Victoria Bouglione, Tiago Eusébio

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors, costumes Małgorzata Szczęśniak 
Lumières Felice Ross 
Vidéo Denis Guéguin
Animation vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil 
Dramaturgie Christian Longchamp 

                                Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Reconnu comme un artiste capable de bouleverser l’interprétation d’ouvrages lyriques à partir de sa propre culture personnelle, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou bien cinématographique, ré-humanisant ainsi les héroïnes mythiques (Iphigénie, Médée, Lulu), croisant les destins de femmes célèbres (L’Affaire Makropoulos, Alceste), analysant la lente déstructuration des hommes (Macbeth, Le Roi Roger, Don Giovanni), questionnant l’identité sexuelle en filigrane de façon parfois inattendue (Eugène Onéguine), et affrontant même les périodes les plus sombres de l’Histoire (Parsifal), Krzysztof Warlikowski s’est également imposé comme l’un des grands directeurs scéniques des œuvres du XXe siècle. 

En effet, sur les 25 opéras qu’il a mis en scène à ce jour sur près de 20 ans, 15 sont issus du siècle de de Debussy, Szymanowski, Schreker et Penderecki.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et après lui avoir confié, en 2017, une nouvelle mise en scène de Don Carlos, une œuvre créée pour l’Opéra de Paris il y a plus de 150 ans, Stéphane Lissner ne pouvait que lui donner crédit pour réinterpréter l’ouvrage que Pierre Berger annonçait, le 25 mai 1989, comme la nouvelle production qui devait inaugurer l’opéra Bastille dès janvier 1990, suivie par une autre nouvelle production, Macbeth de Giuseppe Verdi

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Les difficultés budgétaires ne permirent cependant pas de tenir cet engagement, mais Lady Macbeth de Mzensk fit son entrée au répertoire sur la grande scène Bastille le 04 février 1992, sous la baguette de Myung-Whun Chung, dans une mise en scène d’André Engel, et avec Mary Jane Johnson comme interprète principale, trois ans après la création française jouée le 26 mai 1989 au Grand Théâtre de Nancy dans la mise en scène d’un comédien français, Antoine Bourseiller.

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Œuvre dont les rythmes musicaux empreints de violence représentent les pulsions qui animent le quotidien de la vie de chacun, Lady Macbeth de Mzensk est issue de l’esprit d’un jeune compositeur de 26 ans pour qui les principes de libération sexuelle et de résistance aux conceptions du pouvoir soviétique s’imposaient dans une société étouffée par les préjugés.

La force d’expression hors du commun de cette musique signifiante, aussi bien de l’action présente que des pressentiments angoissants, est ainsi un formidable atout pour la précision théâtrale de Krzysztof Warlikowski, qui choisit de ne pas souligner le contexte russe mais plutôt de caractériser le contraste entre une femme extraordinairement vivante et un environnement social machinal et glacial. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Le décor élaboré par Małgorzata Szczęśniak est constitué d’une vaste salle parallélépipédique recouverte de carrelage blanc qui évoque un environnement clinique, au milieu duquel les scènes intimes se déroulent sur une chambre mobile surélevée et allongée pouvant pivoter sur elle-même et se retirer en arrière de la scène principale. A la fois salon, chambre, église, puis prison, les possibilités de scénographie deviennent infinies et permettent de rendre perceptibles sur cette scène dans la scène les moindres frémissements et désirs humains face à une salle de plus de 2700 spectateurs. 

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Et l'agencement des lumières (Felice Ross) achève d'isoler la chambre en assombrissant tout ce qui l’environne, et projette les ombres des protagonistes sur les flancs du décor démultipliant autrement la présence et l’expression de leurs corps. Ce visuel est absolument fascinant, d’autant plus qu’une grille située au-dessus de la chambre permet de créer un effet de maille sur les visages, suggérant l’enfermement de la prison sociale, tout en embellissant de façon orientalisante le mélange de teintes bleue, vert et magenta, associées à la féminité, qui décore le sol de la pièce.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ainsi, le spectateur est d’emblée happé par l’esseulement de Katerina Ismaïlova qu’Aušrinė Stundytė dépeint avec une voix d’une noirceur farouche fortement impressive, qui se prolonge vers des aigus en détresse créant une sorte de sentiment d’urgence saisissant. 

Le public parisien la découvre pour la première fois, mais cette chanteuse lituanienne athlétique, entièrement imprégnée par son incarnation, est familière de la Lady de Mzensk qu’elle a incarné à l’Opéra des Flandres sous la direction de Calixto Bieito, et à Lyon sous celle de Dmitri Tcherniakov

Sofija Petrovic (Aksinya)

Sofija Petrovic (Aksinya)

Car qu’Aušrinė Stundytė est véritablement plus qu’une chanteuse, mais une artiste accomplie capable de nous entrainer dans la vie d’un personnage avec un réalisme captivant. Les scènes de lutte et les scènes lascives d’effleurements corporels sont splendidement rendues, et ce qu’elle dit avec le corps est tout aussi important que ce qu’elle dit par son chant qui exprime ses déchirements intérieurs.

Et quand défilent les cadavres d’animaux prêts à la consommation, l’apparition d’une salle d’abattage révèle un entourage où le dégoût de la chair et la prégnance de la mort sont le commun de la société laborieuse dans laquelle vit Katerina. 

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Survient le formidable Boris de Dmitry Ulyanov, d’un impact vocal éclatant, autoritaire et débonnaire à la fois, que l’on découvre accompagné d’Aksinya, chantée par Sofija Petrovic, une jeune soprano de l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris au galbe vocal généreux et riche en couleurs, très fine physiquement. 

L’une des lignes de force de la dramaturgie de Krzysztof Warlikowski est de donner un rôle majeur à ce personnage qui n’intervient habituellement que dans la scène de viol initiale pour disparaitre par la suite. Il fait d’elle une femme opportuniste, absolument pas victime, prête à coucher avec qui l’aidera à survivre et avancer dans la société.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

On comprend qu’elle a une liaison avec Boris, puis elle subit, non sans se défendre, l’agression sexuelle de Sergueï, exulte et participe à sa punition quand il est surpris avec Katerina, et sera même l’amante du chef de la police une fois Boris tué. La mise en scène laisse imaginer qu’elle aurait pu elle-même dénoncer le couple assassin par vengeance envers Sergueï. Et tout ceci est montré en la faisant exister sans qu’elle n’ait besoin de chanter. 

Dans la peau du minable mari, John Daszak, lui qui fut Sergueï de sa voix claquante aux accents chantants dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, dessine un fils d’industriel pas si faible que cela, mais plutôt uniquement absorbé par ses affaires. 

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Par comparaison, Pavel Černoch a un timbre plus sombre qui le rend très touchant dans les grands personnages romantiques, mais comme il doit faire vivre un personnage plus antipathique que Laca (Jenůfa), accoutré en cow-boy vaguement séducteur, il s’impose par les résonances d’un médium noir qui fait son effet, et un engagement scénique qui ne le ménage pas, notamment lorsqu’il doit assumer des actes sexuels les fesses exposées à l’air libre.

Lui qui incarnait récemment un Don Carlos dépressif, le changement de caractère est saillant parce qu’il s’y engage avec un tempérament aussi passionné qu’excentrique, et, bien qu’il incarne un salaud, il lui attache pourtant une touche sympathique totalement naturelle.

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Au cours du déroulement dramatique, si Krzysztof Warlikowski traite les scènes de sexe avec la plus banale des trivialités, le plus crûment possible, la vidéographie de Denis Guéguin vient par la suite, lorsqu’elles se prolongent en arrière-plan, les fondre dans une évocation de la nature excellemment esthétisée. La vidéo est également utilisée pour montrer ce qui se passe en coulisse, notamment pour révéler le vrai visage en joie de Katerina Ismaïlova au moment de l’enterrement de Boris.

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et c’est une autre grande force du metteur en scène polonais que de savoir utiliser les interludes musicaux pour imaginer des scènes qui ne sont pas clairement décrites. Lui qui avait refusé de représenter le défilé lors de la scène d’autodafé de Don Carlos, il profite cette fois avantageusement de la transition qui mène de l’intervention du Pope facétieux et enjoué de Krzysztof Baczyk vers la chambre des amants, pour faire intervenir une procession mortuaire parfaitement en phase avec la musique de Chostakovitch, un des grands moments de ce spectacle. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Tous sont vêtus de noirs, y compris Katerina, et l’on découvre à l’une des extrémités une autre veuve qui n’est autre qu’Aksinya. Quant à Aušrinė Stundytė, elle se livre au jeu de la veuve éplorée, adaptation nécessaire à des conventions hypocrites et inévitables dans une société bourgeoise faussement croyante.

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Après le meurtre du fils, Zinovy, la seconde partie ouvre directement sur la salle aux murs rouge-sang où l’on célèbre le mariage de Katerina et Sergueï, non pas que Warlikowski ait supprimé les scènes du cadavre et des policiers, mais il les a incorporés à la cérémonie festive. Le balourd miteux devient un chanteur de show-biz extravagant qui sied parfaitement au naturel scénique déjanté de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke, et les policiers, menés par un Alexander Tsymbalyuk drôle et dont on reconnait les couleurs de voix pathétiques particulières, font également partie du divertissement, car la musique suggère une forme de légèreté. 

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ces deux premiers tableaux ne sont donc pas pris au sérieux, malgré les propos inquiétants, et sont suivis de numéros de cirque et de danse rythmés par les mesures endiablées de la transe orchestrale. Danielle Gabou, danseuse, chorégraphe et comédienne passionnée par le corps, le mouvement et le mot, s’est récemment associée au travail de Krzysztof Warlikowki et de Claude Bardouil, et réalise ce soir un formidable jeu d’excitation devant Sergueï. Toute cette scène qui enchante d’abord les mariés, puis les spectateurs, bascule finalement au retour de la police et d’Aksinya, à la découverte du corps de Zinovy pendu à un croc de boucher.

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Puis survient un autre moment magnifique, l’insertion dans l’opéra du premier mouvement du quatuor n°8 en ut mineur que le violoniste et chef d’orchestre russe, naturalisé israélien, Rudolf Barshaï, ami de Chostakovitch, avait réarrangé pour être interprété par un orchestre de chambre. Sur cette musique méditative gorgée de chaleur et traversée de sarments sombres, une vidéographie de Kamil Polak recrée poétiquement le corps d’Aušrinė Stundytė nageant dans une prison noyée sous un lac afin d’en trouver l’issue.

Ce désir d’évasion qui inscite au rêve est cependant soudainement suivi par l’ouverture sur la scène de la prison, disposée telle un wagon allongé d’où sortent les prisonniers et le chœur absolument évocateur des grands ensembles russes par ses accents mélancoliques si spirituels.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Warlikowki insiste sur la dimension affective en jeu, et Katerina Ismaïlova n’est plus qu’une petite fille qui a régressé, une femme qui a besoin d’amour, ce qu’elle démontre par ses gestes d’attachement envers son amant qui ne la désire plus. La Sonietka insolente et pragmatique d’Oksana Volkova la domine, et lorsque Katerina comprend qu’elle est abandonnée, elle n’a plus qu’un seau froid et vide à tenir dans les bras absolument seule sous un fracas orchestral monumental. Cette scène, par la naïveté avec laquelle Katerina croit encore en Sergueï, reste absolument insoutenable.

La noyade dans le lac, esthétisée par une dernière vidéographie, qui reprend celle projetée au début de l’œuvre, n’est plus qu’une échappatoire salutaire.

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Ce monde entraîné sur scène dans une aventure réaliste, mais aussi onirique et fantasmatique, l’est tout autant par la luxuriance qui émane de l’orchestre de l’Opéra de Paris porté par la direction merveilleuse d’Ingo Metzmacher. Ce chef d’orchestre a l’habitude de travailler avec Krzysztof Warlikowki et sa chaleureuse équipe (The Rake's Progress, Le Château de Barbe-Bleue/La Voix Humaine, Les Stigmatisés), et fait émerger un univers sonore semblable à une nébuleuse riche en matière et en couleurs délicates, donne de la profondeur et révéle la complexité des structures qui l’animent, insuffle des cadences sans exagérer la violence que l’ouvrage autorise, exaltant ainsi un bouillonnement instrumental fabuleusement étincelant.

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Et à grand renfort de cuivres disposés dans deux galeries latérales à une dizaine de mètres au-dessus de l’orchestre, l’expérience sensorielle pour l’auditeur devient entière, d’une plénitude galvanisante sans pour autant que les instruments ne sonnent trop agressifs.

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Nous savons tous qu’il est rare dans la vie de trouver des équipes multidisciplinaires qui s’entendent suffisamment bien sur le long terme, tout en sachant croiser leurs talents artistiques, afin d’aboutir à une œuvre unique qui mérite d’être admirer. C’est ce qui fait la valeur de ce Lady Macbeth de Mzensk qui en dit beaucoup par son sujet mais aussi sur les qualités qu’il faut avoir pour pouvoir le créer avec un tel niveau d’achèvement.

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

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