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Publié le 4 Décembre 2022

Carmen (Georges Bizet – 1875)
Représentation du 30 novembre 2022
Opéra Bastille

Don José Michael Spyres
Escamillo Lucas Meachem
Le Dancaïre Marc Labonnette
Le Remendado Loïc Félix
Zuniga Alejandro Baliñas Vieites
Morales Tomasz Kumiega
Carmen Gaëlle Arquez
Micaela Adriana Gonzalez
Frasquita Andrea Cueva Molnar
Mercedes Adèle Charvet
Lillas Pastia Karim Belkhadra

Direction musicale Fabien Gabel
Mise en scène Calixto Bieito

Production du Festival Castell de Peralada (1999)

 

                                          Gaëlle Arquez (Carmen)

 

Seul opéra français à se glisser parmi les cinq œuvres les plus jouées de l’Opéra national de Paris depuis un demi-siècle, ‘Carmen’ est de retour sur la scène de l’opéra Bastille dans la production de Calixto Bieito avec laquelle le metteur en scène catalan se fit connaître au Festival Castell de Peralada en 1999. 

Gaëlle Arquez (Carmen)

Gaëlle Arquez (Carmen)

Ce spectacle est devenu une référence dans plusieurs grandes maisons lyriques, malgré la nature dépouillée du décor, de par la grande force théâtrale qu’il tire des différents caractères, présentés sans fard et animés dans une Espagne plus proche de nous où les hommes considèrent les femmes comme un enjeu de possession sexuelle, et de l’utilisation de multiples éclairages qui créent des atmosphères fortes en relation avec la rudesse des scènes. 

Dans les ambiances nocturnes règnent les brigands, s’y révèle parfois un peu de poésie, et la scène finale se déroule dans une aridité de sentiments désolante, très bien rendue par des lumières qui écrasent tout.

Scène des contrebandiers dans la montagne

Scène des contrebandiers dans la montagne

On retrouve avec joie l’allant des grands ensembles de chœur, et particulièrement ceux des enfants en début et fin d’ouvrage, bariolés de couleurs et électrisés par la musique. Le naturel laissé à cette vitalité bondissante est suffisant pour ravir les spectateurs, mais sert aussi à créer un fort contraste entre ce monde enfantin joyeux et celui des adultes contraint à la survie et soucieux du jeu social.

Michael Spyres (Don José)

Michael Spyres (Don José)

Pour cette reprise, c’est l’actuel directeur musical de l’Orchestre symphonique de Québec, Fabien Gabel, qui fait ses débuts dans la fosse comme chef d’orchestre. Il ne vient pas en terrain inconnu, puisqu’il y a joué à de nombreuses reprises en tant que musicien surnuméraire depuis l’âge de 16 ans, dans les pas de son père et de son grand-père qui y furent respectivement trompettiste et violoniste. Et il connaît la production, puisqu’il l’a déjà dirigé en mars 2015 à l’Opéra d’Oslo

Chœur d'enfants

Chœur d'enfants

Totalement engagée dans l'action dramatique, sa direction très inspirée et très bien rythmée exhale nombre de détails instrumentaux, fait briller les ensembles de cordes d’un splendide effet iridescent qui ajoute un supplément d’âme aux airs, duos et ensembles. Les noirceurs de la musique se gorgent aussi de vibrations profondes qui donnent de l’envergure aux passions humaines qu’elles soulignent.

Ce jeux d’équilibre entre ampleur orchestrale, maîtrise des nuances, soutien des solistes et coordination des jeunes choristes semble parfois proche du débordement, mais cela participe à la sensation d’extrême vitalité qui règne sur le plateau pour le plaisir de tous.

Gaëlle Arquez (Carmen)

Gaëlle Arquez (Carmen)

Avec une telle trame musicale que l’on n’entend pas toujours avec un tel lustre, les chanteurs sont portés au meilleur d’eux-mêmes, à commencer par Gaëlle Arquez. Sa Carmen est idéale de féminité indomptable, avec ce timbre chaud et brun sombre ennobli par la brillance des aigus, et elle développe une qualité de jeu très crédible qui montre l’essence dangereuse de la cigarière. 

C’est tout un art de la précision de diction, de subtiles nuances et de changements de coloration de voix qui est ainsi offert, ce qui permet d’entendre un portrait pénétrant qui s’épanouit avec un équilibre parfait sur cette grande scène Bastille.

Gaëlle Arquez (Carmen) et Michael Spyres (Don José)

Gaëlle Arquez (Carmen) et Michael Spyres (Don José)

Michael Spyres surprend par son approche qui ne place jamais Don José en situation d’homme sûr de lui, mais d’emblée en homme sensible et poétique qui va se trouver entraîné dans une passion qui finit par le disloquer. Il met en valeur la nature ouatée de sa voix pour faire ressentir la douceur d’âme initiale de son personnage, et il conduit cet anti-héros progressivement vers un état dépressif d’un pathétisme profondément poignant à la scène finale. A ce moment-là, il décrit un homme plus bas que terre.

Michael Spyres (Don José) et Adriana Gonzalez (Micaela)

Michael Spyres (Don José) et Adriana Gonzalez (Micaela)

C’est d’ailleurs dans les bras de Micaela que cette poésie atteint son paroxysme car il forme un duo magnifiquement allié avec Adriana Gonzalez, artiste lyrique qui est passée par l’Académie de l’Opéra national de Paris de 2014 à 2017. Dans la scène de la lettre, au premier acte, ils atteignent ensemble une niveau d’élégie sublime lorsqu’ils se souviennent de leur enfance, et lorsque la jeune navarraise intervient au camp des contrebandiers, la richesse et la vibrance du timbre de la mezzo-soprano sont totalement vouées à fortement romantiser le sentiment de désespérance avec un élan exalté saisissant.

L’effet est tel que le public lui en témoigne chaleureusement son émotion, car il y a aussi une expression de la foi très forte dans l’air ‘Je dis que rien ne m’épouvante’.

Lucas Meachem (Escamillo)

Lucas Meachem (Escamillo)

On se souvient de Lucas Meachem pour sa grande incarnation de ‘Billy Budd’ sur cette même scène au printemps 2010. Plus de 12 ans après, il y avait donc une certaine attente à le découvrir dans un rôle qui en est le parfait contraire. L’entrée de son Escamillo se révèle ainsi flamboyante, avec une belle prestance dans les aigus et une sensualité de timbre virile, même si parfois les intonations plus basses se discernent avec moins de netteté. Il donne une carrure, mais aussi une belle allure, à ce toréador très sûr de lui et sans muflerie.

Andrea Cueva Molnar (Frasquita)

Andrea Cueva Molnar (Frasquita)

Et tous les rôles secondaires ont quelque chose à dire et une personnalité à faire valoir. Les bohémiennes Mercedes et Frasquita sont très bien incarnées par Adèle Charvet et Andrea Cueva Molnar, et cette dernière, qui sort de l’Académie, ne manque pas de déployer toute l’intensité de sa voix de manière très démonstrative.

Et c’est encore un autre artiste en résidence à l’Académie, Alejandro Baliñas Vieites, qui se distingue dans le rôle de Zuniga par la qualité du timbre et son éloquence d’une très grande présence. Marc Labonnette (Le Dancaire) , Loïc Félix (Le Remendado) et Tomasz Kumiega (Morales) complètent heureusement la distribution, toujours dans un esprit de complicité exigeante avec leurs partenaires.

Les amateurs habitués des scènes lyriques pouvaient être tentés de penser qu’une reprise de ‘Carmen’ dévoilerait peu de surprises, l’excellent niveau interprétatif de ce spectacle démontre le contraire et il faut s’en réjouir.

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Publié le 22 Novembre 2022

Stiffelio (Giuseppe Verdi – 1850)
Edition critique de Kathleen Kuzmick Hansell (2003)
Représentation du 20 novembre 2022
Opéra de Dijon - Auditorium Robert Poujade

Stiffelio Stefano Secco
Lina Erika Beretti
Stankar Dario Solari
Raffaele Raffaele Abete
Jorg Önay Köse
Dorotea Julie Dey
Federico Jonas Yajure
Figurants  :
Fritz Jean-Christophe Sandmeier
Dame Véronique Rouge

Direction musicale Debora Waldman                            Raffaele Abete (Raffaele)
Mise en scène Bruno Ravella (2022)
Orchestre Dijon Bourgogne
Chœur de l’Opéra de Dijon

Coproduction Opéra national du Rhin

16e opéra du compositeur, 'Stiffelio' est aussi le premier opéra de Giuseppe Verdi qui soit en phase avec son temps. Il survient après 'La battaglia di Legnano', son plus puissant opéra patriotique créé le 27 janvier 1849 à Rome, quelques mois avant l'arrivée des Français venus contrer l'avancée des Autrichiens, ce qui aboutira au retour de Pie IX et au rétablissement des anciennes institutions, et après 'Luisa Miller', créé à Naples le 08 décembre 1849, avec lequel il abandonne les grands sujets historiques et héroïques pour se concentrer sur un portrait intimiste.

Erika Beretti (Lina) et Stefano Secco (Stiffelio)

Erika Beretti (Lina) et Stefano Secco (Stiffelio)

'Stiffelio' s'inscrit ainsi dans la continuité de 'Luisa Miller', tout en étant emblématique des dernières années du pouvoir temporel de l'église catholique par la manière dont l'ouvrage sera défiguré, dans le texte autant que dans la mise en scène, pour ses références à la religion, même si l’intrigue se situe dans une communauté allemande protestante du début du XIXe siècle.

Plusieurs années après la création inévitablement décevante le 16 novembre 1850 à Trieste, Giuseppe Verdi entreprendra de remanier ‘Stiffelio’ en transposant l’action au retour de la troisième croisade et en faisant du prêtre un guerrier. Cette nouvelle version s’intitulera ‘Aroldo’ et sera créée sans succès à Rimini le 16 août 1857.

Stefano Secco (Stiffelio)

Stefano Secco (Stiffelio)

Redécouvrir ‘Stiffelio’ sur scène est donc un véritable évènement – il n’est programmé cette saison qu’à Dijon et Aix-la-Chapelle – qui permet d’entendre un chaînon signifiant de l’histoire créative du musicien. Et lorsque l’on connaît les ouvrages qui suivirent, on se prend à identifier de façon très touchante les prémisses d’airs et de caractères qui seront ultérieurement développés -  on peut par ailleurs remarquer que l’Opéra national de Paris n’a joué depuis les 10 dernières années que les 12 grands titres de Giuseppe Verdi créés après ‘Stiffelio’ -.

Dario Solari (Stankar)

Dario Solari (Stankar)

La production de Bruno Ravella présentée à l’Opéra de Dijon dans le grand Auditorium a été jouée à Strasbourg en octobre 2021. Elle repose sur un décor centré sur une petite église en bois surmontée d’une croix à son entrée avec, en arrière-plan, une projection vidéographique d’un ciel sombre et orageux.

Le jeu d’acteur, de facture conventionnelle, suit l’intrigue naturellement, et la scénographie fait appel à des images religieuses immédiatement saisissantes telles celle de la Cène, ou bien, ce qui est plus inattendu, à celle du déluge final et à la marche de Jésus sur l’eau – la scène est totalement recouverte d’eau au final -.

Raffaele Abete (Raffaele) et Erika Beretti (Lina)

Raffaele Abete (Raffaele) et Erika Beretti (Lina)

Mais seuls deux portraits sont significativement dépeints, celui de Stiffelio, pasteur d’une secte protestante trompé par sa femme, qui est en lutte avec sa difficulté de voir la réalité et avec sa volonté de s’accrocher à un idéal spirituel, et Stankar, le père de Lina, qui est beaucoup plus soucieux de son image sociale au point de ne plus maîtriser ses impulsions violentes. Il annonce, par son esprit de manigance hypocrite, le futur Germont de ‘La Traviata’.

Dario Solari fait de ce personnage peu sympathique une authentique figure verdienne avec son chant d’une superbe ligne, quasiment sans altération. La longueur de souffle, l’homogène tessiture aux teintes fumées et sa stature fière et austère apportent à son chant une grande intensité qui crée une attachante résonance avec un imaginaire pittoresque nostalgique.

Dario Solari (Stankar)

Dario Solari (Stankar)

Autre grand interprète qui fut un habitué des rôles verdiens de l’Opéra Bastille pendant une décennie, Stefano Secco trouve en Stiffelio une personnalité d’envergure qui lui donne l’occasion de fouiller avec une grande force théâtrale les ressorts d’une âme solide mais torturée par la situation qu’il vit. Le ténor italien dispose d’une médium riche et chantant et d’une belle vaillance dans les aigus, certes à l’éclat plus mat qu’il y a quelques années, mais toujours avec style, et la profondeur de son incarnation traduit une grande maturité interprétative. Le public ne s’y est pas trompé et a salué justement un tel engagement.

Önay Köse (Jorg), Stefano Secco (Stiffelio) et Dario Solari (Stankar)

Önay Köse (Jorg), Stefano Secco (Stiffelio) et Dario Solari (Stankar)

A ses côtés, Önay Köse fait vivre un Jorg jeune, sérieux et bienveillant d’une sombre douceur, et Erika Beretti subit de manière très mélodramatique la situation, en décrivant Lina comme une femme encore un peu adolescente, une sorte de Gilda, la fille du futur ‘Rigoletto’, dont on peine à croire qu’elle se soit vouée à l’adultère. Voix claire, corsée et agile, elle exprime fragilité et détresse, et reste mesurée dans son jeu. 

Son amant, Raffaele, est incarné par Raffaele Abete, ténor napolitain au doux médium légèrement introverti, dont on peut trouver un peu étrange le flegmatisme dont il imprègne son caractère.

Les autres partenaires, Julie Dey, en Dorotea, et Jonas Yajure, en Federico, se glissent aisément dans le fil de l’action, et contribuent au charme de cette peinture d’un milieu où tout doit être précisément à sa place.

Stefano Secco

Stefano Secco

Le chœur de l’Opéra de Dijon brille par sa force déclamatoire et sa chaleur d’ensemble, et Debora Waldman conduit l’Orchestre Dijon Bourgogne dans un discours ample et vivant où les cuivres au son policé se détachent très nettement.

La souplesse du geste préserve un ressenti couvert dans les passages où l’orchestration s’emballe, les détails fins des cordes s’inscrivent plus en filigrane, mais l’acoustique généreuse de l’auditorium avantage le rayonnement des chanteurs et la nature immersive de l’interprétation musicale.

Pour celles et ceux qui affectionnent la personnalité entière de Giuseppe Verdi et l’évolution de sa démarche créative tout au long de sa vie, entendre cette œuvre dans des conditions qui lui font honneur procure la joie d’avoir ressenti et apprécié une facette peu dévoilée du compositeur autour de ses questionnements sur la foi. 

Erika Beretti, Stefano Secco et Dario Solari

Erika Beretti, Stefano Secco et Dario Solari

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Publié le 13 Novembre 2022

Ariodante (Georg Friedrich Haendel – 1735)
Version de concert du 07 novembre 2022
Théâtre des Champs-Élysées

Ariodante Franco Fagioli
Ginevra Melissa Petit
Dalinda Sarah Gilford
Polinesso Luciana Mancini
Lurcanio Nicholas Phan
Le Roi d’Ecosse Alex Rosen

Direction musicale George Petrou
Il Pomo d’Oro

                                                  Melissa Petit (Ginevra)

 

Après ‘Giulio Cesare’ et ‘Alcina’, ‘Ariodante’ est l’opéra de Georg Friedrich Haendel le plus interprété depuis la production de Pier Luigi Pizzi créée à la Scala de Milan le 24 mars 1981, qui circula à Édimbourg (septembre 1982), Nancy (octobre 1983) et même Genève (février 1986).

Melissa Petit (Ginevra) et Franco Fagioli (Ariodante)

Melissa Petit (Ginevra) et Franco Fagioli (Ariodante)

Comme il s’agissait d’une coproduction de l’Opéra de Paris, Pierre Bergé et du Théâtre des Champs-Élysées, ce spectacle fit son entrée sur la scène parisienne de l’avenue Montaigne le 25 mars 1985, pour 5 représentations, sous la direction de Jean-Claude Malgoire.

Dès lors, le Théâtre des Champs-Élysées a accueilli une seconde production par Lukas Hemleb en mars 2007, avec Angelika Kirchschlager dans le rôle-titre et Christophe Rousset à la direction musicale, et pas moins de deux versions de concert données en mai 2011, avec Joyce DiDonato sous la direction d’Alan Curtis, puis en mai 2017 avec Alice Coote sous la direction d’Harry Bicket qui le dirigera également à l'Opéra de Paris en avril 2023.

Sarah Gilford (Dalinda)

Sarah Gilford (Dalinda)

La version de concert dirigée ce soir est cette fois confiée à George Petrou, directeur artistique du Festival Haendel International de Göttingen, qui a débuté cette tournée ‘Ariodante’ à Barcelone pour se poursuivre à Essen, Paris et La Coruña. 

Il est associé à dix-neuf musiciens de l’ensemble Il Pomo d’Oro qui jouent sur instruments d’époque avec une ravissante habileté à distiller des sonorités brillantes et raffinées sur un tempo qui engage à l’allégresse, malgré les noirceurs et tristesses de ce drame sentimental. 

Les musiciens d'Il Pomo d’Oro

Les musiciens d'Il Pomo d’Oro

Profiter de cette clarté musicale permet d’apprécier la délicatesse et la volupté de chaque instrument, tel le magnifique lamento sombre et mélancolique du basson (Katrin Lazar), et de créer une impression de sérénité qui saisit l’audience d’autant plus que la distribution réunie fait honneur à la nature belcantiste du chant haendélien.

Le chef d'orchestre veille ainsi à assurer la cohésion entre solistes et instrumentistes tout en insufflant tension, théâtralité et nuances dans un esprit de symbiose très réussi.

Luciana Mancini (Polinesso) et Sarah Gilford (Dalinda)

Luciana Mancini (Polinesso) et Sarah Gilford (Dalinda)

C’est dans une version pour contre-ténor que le second opéra d’Haendel inspiré par l’’Orlando Furioso’ de l’Arioste – le premier était ‘Orlando’ en 1733 – est chanté, et Franco Fagioli est éblouissant de virtuosité dans les airs purement dédiés à des exercices de grande agilité dont il préserve avec talent la suavité vocale qui naturellement se magnifie dans l’air central ‘Scherza infida’.

Se perd toutefois le charme trouble qui se manifeste lorsque ce rôle est confié à une mezzo-soprano, effet que l’on pourra cependant retrouver dans la prochaine production du Palais Garnier prévue au printemps prochain.

Melissa Petit, qui incarne la fille du Roi d’Écosse, se révèle être une partenaire parfaite de par sa dignité classique un peu austère dont le chant aux teintes ambrées prend aussi des accents d’urgence dramatique qui en font un grand personnage de tragédie. 

Nicholas Phan (Lurcanio)

Nicholas Phan (Lurcanio)

Sarah Gilford, elle, offre un portrait de Dalinda riant, lumineux et juvénile qui a énormément de fraîcheur, pouvant compter sur la pureté de sa voix aux lignes courbes et légères, comme une fleur s'épanouissant, ce qui crée un contraste saisissant avec le Polinesso intrigant et manipulateur que Luciana Mancini fait vivre avec un esprit acéré et charismatique, tout en affichant une aisance à traverser des airs véloces sans que cela ne dénature la texture brune, condensée et très homogène de son timbre de voix. 

Nicholas Phan, Alex Rosen, George Petrou et Franco Fagioli

Nicholas Phan, Alex Rosen, George Petrou et Franco Fagioli

Déjà présent en mai 2011 dans le rôle de Lurcanio, le frère d’Ariodante, Nicholas Phan est un très élégant interprète qui exprime les sentiments avec une subtile profondeur. C’est un ténor qui mêle clarté, maturité des couleurs et très grande souplesse qui lui permettent d’exprimer des élans passionnés très assurés dans les aigus, alliés à une langueur sensiblement mozartienne.

Enfin, Alex Rosen brosse un portrait du Le Roi d’Ecosse posé et réservé avec une belle tessiture qui dépeint gravité, noblesse et jeunesse, ce qui parachève avantageusement ce grand tableau de valeur, défendu par des artistes qui sont une découverte pour beaucoup de spectateurs comblés en ce lundi soir.

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Publié le 16 Octobre 2022

Salomé (Richard Strauss – 1905)
Prégénérale du 10 octobre et représentations du 15, 27 octobre et 05 novembre 2022
Opéra Bastille

Salomé Elza van den Heever
Herodes John Daszak
Herodias Karita Mattila
Jochanaan Iain Paterson
Narraboth Tansel Akzeybek
Page der Herodias Katharina Magiera
Erster Jude Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude Éric Huchet
Dritter Jude Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude Mathias Vidal
Fünfter Jude Sava Vemić
Erster Nazarener Luke Stoker
Zweiter Nazarener Yiorgo Ioannou
Erster Soldat Dominic Barberi
Zweiter Soldat Bastian Thomas Kohl
Cappadocier Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave Marion Grange

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Lydia Steier (2022)
Nouvelle production

Diffusion en direct sur L’Opéra chez soi et medici.tv le jeudi 27 octobre 2022
Diffusion sur France Musique le samedi 19 novembre 2022 à 20h

Bien qu’écrite en 1891, en langue originale française, la pièce ‘Salomé’ d’Oscar Wilde dut affronter la censure lors des premières répétitions londoniennes, si bien qu’elle ne fut créée que cinq ans plus tard au Théâtre de la Comédie-Parisienne, l’actuel Théâtre de l’Athénée, le 11 février 1896.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

Fasciné par ‘Salomé’, Richard Strauss composa parallèlement deux versions lyriques musicalement très différentes, l’une authentiquement française dans le style debussyste qu’il acheva le 13 septembre 1905 et qui sera créée à Bruxelles le 25 mars 1907, avant d’être oubliée jusqu’à ce que l’Institut Richard Strauss de Munich ne reconstitue la partition en 1990, et l’une en allemand qui connaîtra sa première à Dresde le 09 décembre 1905.

Par la suite, la création française aura lieu au Théâtre du Châtelet le 08 mai 1907, en langue originale allemande sous la direction de Richard Strauss, et la création à l’Opéra de Paris se déroulera trois ans plus tard, le 06 mai 1910, dans une adaptation française de Jean de Marliave, sous la direction d’André Messager.

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Bastian Thomas Kohl (2d soldat), Tansel Akzeybek (Narraboth), Katharina Magiera (Le page) et Dominic Barberi (1er soldat)

Il faudra finalement attendre le 26 octobre 1951 pour que ‘Salomé’ connaisse sa première au Palais Garnier en langue originale allemande. Et depuis l’ouverture de l’Opéra Bastille, tous les directeurs de l’Opéra de Paris ont programmé les deux premiers chefs-d’œuvre de Richard Strauss, ‘Salomé’ et ‘Elektra’, au cours de leur mandat, à l’exception notable de Stéphane Lissner.

Ainsi, après ‘Elektra’ repris au printemps dernier, Alexander Neef offre à ‘Salomé’ la première nouvelle production de sa seconde saison qu’il confie à Lydia Steier, metteuse en scène américaine qui travaille principalement en Allemagne et en Autriche depuis 20 ans, et qui fait ses débuts au sein de l’institution parisienne.

L’enjeu de cette réalisation est important, car le niveau de violence qui est montré est supérieur à ce qui est généralement accepté sur une scène connue pour être habituellement très consensuelle. 

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

Iain Paterson (Jochanaan) et Elza van den Heever (Salomé)

La cour d’Hérode Antipas est ainsi dépeinte dans tout ce qu’elle pouvait avoir de sordide et de dépravé au sein d’un imposant décor, unique, qui représente une cour de palais profonde dominée par une large baie laissant entrevoir une salle où le tétrarque et son épouse, Hérodias, se livrent avec leur cour à des scènes de débauche d’un malsain extrême. 

Un simple escalier latéral permet de passer de la cour extérieure à cette salle, et Jokanaan se trouve enfermé dans une cage enfoncée dans le sous-sol de cette cour, seule convention en apparence respectée.

Le spectacle du défilé des corps des jeunes hommes et jeunes femmes violés et assassinés au sein du palais, pour ensuite être jetés dans une fosse commune, se développe de manière répétitive. Et au fur et à mesure que le temps s'écoule, ce qui se déroule en hauteur se trouve relégué au second plan, l’attention se recentrant dorénavant sur l’action menée à l’avant-scène.

Il faut dire que ce décor massif d’apparence minérale, illuminé par des éclairages bleu-vert, est fort beau.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Dans cet univers qui reconstitue une époque romaine décadente, mais dans des costumes tout à fait fantaisistes et délirants, et avec une maitrise des éclairages qui peuvent tout autant suggérer la présence de la lune glaciale que cerner les personnages dans leur solitude, on pense beaucoup à la cruauté de l’Empereur Caligula, même s’il on reste bien loin de l’horreur du célèbre film baroque et sulfureux de Tinto Brass.

Cheveux longs et noirs, habits blancs, allure terne, Salomé ressemble beaucoup plus à Elektra. Il s’agit d’une jeune femme vierge qui ne s’est pas compromise. Parfaitement représenté comme le livret le décrit, sale et souillé - les soldats carapacés en noir lui infligent des coups de décharges électriques blessants -, Jokanaan est effrayant et plus menaçant que moralisateur.

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

John Daszak (Hérode) et Katharina Magiera (Le page)

Ensuite, Salomé découvre le pouvoir de la sexualité, non comme une fin mais comme un moyen, d’abord à travers une scène masturbatoire jouée au moment où le prophète retourne dans les entrailles souterraines – le rapport à la musique est assez convaincant et fait écho aux allusions érotiques que Chostakovitch décrira plus tard avec force dans ‘Lady Macbeth de Mzensk’ -, puis lors de la danse des sept voiles où elle offre délibérément son corps d’abord à Hérode puis à toute sa cour, non par plaisir – elle n’y accorde aucune importance en soi -, mais parce qu’elle a compris que c’est par le sexe qu’elle pourra obtenir ce qu’elle souhaite de la part de ceux qui en dépendent.

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

John Daszak (Hérode) et la cour décadente du Palais

Mais quel magnifique coup de théâtre lors de la scène finale où émerge d'abord la crainte, lorsque le bourreau se présente en contrejour dans l’interstice d’une porte, qu’elle soit jouée classiquement !

Pourtant, dans un effet de surprise saisissant, Salomé disparaît subitement avec lui et réapparaît en un double qui se dissocie entre une actrice rampant au sol tout en protégeant progressivement la tête de Jokanaan, alors qu’Elza van den Heever reste dans l’ombre avant de rejoindre le prophète dans la cage et s’élever dans une étreinte amoureuse splendide.

Karita Mattila (Hérodias)

Karita Mattila (Hérodias)

La force théâtrale de ce moment est de distinguer d’un côté l’acte écœurant, et de l’autre l’illusion que vit Salomé qui souffrait tant de ne pouvoir embrasser cette figure emblématique, ce qui permet d’avoir accès à l’âme de l’héroïne.

Aller au-delà des apparences est l’une des forces de l’opéra en tant que forme artistique, et la luxuriance finale de la musique trouve dans cette représentation d’une élévation, une concordance, voir une justification, qui n’était pas évidente à priori.

Hérode, horrifié par le massacre d’un homme qu’il sait adulé par un peuple qu’il craint, comprend que pour lui-même tout est fini.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On aperçoit ainsi, au début de cette scène, le page se précipiter vers les marches du palais, armé pour détruire la cour royale et Hérode en personne. Ce page, incarné avec force par le timbre puissamment noir de Katharina Magiera, est omniprésent et très bien mis en valeur, d’autant plus que cela permet de donner aux femmes, dans ce monde masculin cruel et finissant, une fonction déterminante, même si elles n’évitent pas la catastrophe finale.

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Elza van den Heever (Salomé) et Iain Paterson (Jochanaan)

Face à une telle dramaturgie, Simone Young tire de l’orchestre de l’Opéra de Paris une interprétation tout aussi abrupte et alignée sur la direction de la mise en scène. Déluge sonore exacerbé, cuivres agressifs et éclatants, la musique de Richard Strauss est entraînée dans une outrance démonstrative comme s’il s’agissait de suggérer une situation de guerre. Ce choix tranché est à apprécier par chaque auditeur, mais quand un parti pris choisit une voix radicale, il semble opportun de l’assumer totalement - ce qui est le cas ici - et de ne pas l’affadir par un esprit de contre-pied ou de compris. 

La sensualité orientalisante de la musique n’est donc pas l’élément fondamental qui est développé, et il règne un esprit de décision, voir de prise de liberté sans état d’âme qui a de quoi impressionner. L’orchestre est somptueux, mais peu invité à la nuance, et sans discours instrumental sous-jacent (Harmut Haenchen, en 2006, avait mieux dessiné des ondes insidieuses incrustées dans la luxuriance orchestrale).

Et rarement aura-t-on ressenti à quel point cette représentation, dans son ensemble, symbolise à tous les niveaux la prise en main par les femmes d’une histoire dont elles entendent maîtriser le langage.

Elza van den Heever (Salomé)

Elza van den Heever (Salomé)

On ne peut ainsi qu’admirer d’avantage les solistes qui sont fatalement repoussés dans leur absolus retranchements. Elza van den Heever, pour qui il s’agit d’une prise de rôle ardue, s’en tire remarquablement. De ses moirures fantomatiques, elle laisse surgir une vaillance expressive sensationnelle qui atteint son paroxysme à la scène finale vécue comme un grand réveil qui va tout bouleverser.

John Daszak s’affiche également dans une forme éblouissante. Sous ses traits, Hérode ne déroge pas à l’esprit d’abus exubérant qui parcoure la représentation, son style de déclamation retentissant lui donnant une présence implacable. Karita Mattila, elle qui fut Salomé sur cette même scène 19 ans plus tôt, se régale à jouer dans une mise en scène qui la maintient présente en permanence. Elle en fait des tonnes sans limites pour montrer l’esprit de jouissance d’Hérodias, et sa voix est un univers de chaleur feutrée inimitable.

Simone Young

Simone Young

S’il est physiquement fort marquant, le Jochanaan de Iain Paterson affiche un mordant et une rudesse expressive engagés qui, toutefois, pourraient être portés par une plus grande ampleur afin de surpasser la galvanisation orchestrale.

Le très bon Narraboth de Tansel Akzeybek, entendu dans ‘Wozzeck’ la saison dernière, excelle par sa viscéralité dramatique, et l’on ne peut que rappeler à quel point Katharina Magiera fait forte impression dans le rôle du page, de par sa noirceur et son appropriation de l’espace sonore.

Lydia Steier et son équipe artistique

Lydia Steier et son équipe artistique

Il ne faut pas s’y tromper, l’approche de cette production, que Lydia Steier a fortement enrichi d'une foule d'acteurs aux costumes bigarrés, est de s’élever contre la violence du monde sans lui chercher la moindre indulgence. Mais il y a un fatalisme très clair : cette violence ne peut être annihilée que par la violence.

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić, John Daszak, Elza van den Heever, Iain Paterson, Karita Mattila et Tansel Akzeybek

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Publié le 10 Octobre 2022

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Kurt Weill – 1930)
Représentation du 08 octobre 2022
Opera Ballet Vlaanderen – Gand 

Jim Mahoney Leonardo Capalbo
Jenny Hill Katharina Persicke
Leokadja Begbick Maria Riccarda Wesseling
Dreieinigkeitsmose Zachary Altman
Fatty der prokurisk James Kryshak
Sparbüchsenbill Thomas Oliemans
Jack O'Brien / Tobby Higgins Frédérick Ballentine
Alaskawolf Joe Marcel Brunner

Direction musicale Alejo Pérez
Mise en scène Ivo van Hove (2019)
Orchestra Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen & Chorus Koor Opera Vlaanderen 

Coproduction Festival d'Aix-en-Provence, Metropolitain Opera, Dutch National Opera, Les Théâtres de la ville de Luxembourg

La reprise de la production de 'Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny' créée lors de l’édition 2019 du Festival d'Aix-en-Provence permet de profiter de ce spectacle dans une salle bien mieux taillée à son propos, l'Opéra Royal de Gand.

Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose), Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et James Kryshak (Fatty der prokurisk)

Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose), Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et James Kryshak (Fatty der prokurisk)

Car on pourrait croire qu’Ivo van Hove a lu et pris en compte les recommandations de mise en scène de Kurt Weill parues le 12 janvier 1930 sous le titre « Vorwort zum Regiebuch der Oper Mahagonny » dans le journal musical autrichien ‘Anbruch’ édité par Paul Stéphane, le biographe de Gustav Mahler (la traduction française est consultable sous le lien suivant : Remarques à propos de mon opéra Mahagonny).

Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose)

Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick) et Zachary Altman (Dreieinigkeitsmose)

Economie de moyens scéniques, structure simple de la scène pour faciliter sa transplantation, naturel et simplicité des gestes des acteurs et chanteurs, réalisme, projections qui illustrent l’évolution de la ville, on retrouve tous ces éléments dans cette production, à la nuance près que le système de projection est basé sur une technologie moderne qui permet de créer, à partir d’un fond vert disposé côté jardin, des incrustations vidéos plaquées en temps-réel sur des scènes de vie mimées par les chanteurs. 

Scène de maquillage chez Jenny Hill

Scène de maquillage chez Jenny Hill

L’anecdotique est évité – pas de camion en panne présent à l’arrivée de Leokadja Begbick et ses acolytes - , et il s’agit ici de gens d’aujourd’hui, sans distinction de classes sociales, habillés de manière tout à fait triviale, qui évoluent sur scène. Les six filles de Jenny sont par ailleurs rejointes pas un jeune travesti, rôle purement d’acteur, qui ajoute un élément de diversité de genre naturellement intégré à la société dépeinte, et une forme d'innocence pure qui a du charme.

Leonardo Capalbo (Jim Mahoney) et Katharina Persicke (Jenny Hill)

Leonardo Capalbo (Jim Mahoney) et Katharina Persicke (Jenny Hill)

Les deux points essentiels de cette mise en scène reposent ainsi sur l’imagerie parfois poétique qui est reconstituée sur l’écran – mais qui s’avère aussi un peu lourde lors de la scène répétitive au bordel de Mandeley -, sur l’humanité qui est montrée de l’ensemble des artistes, solistes, acteurs et choristes, appuyée par la vidéo – le parcours des visages de la population craignant l’arrivée de l’ouragan est saisissante -, une humanité qui est prise au piège – et c’est d’abord cette absence d’horizon possible qui est saillante –, qui se laisse parfois aller à une dérisoire rêverie, et qui est valorisée par la proximité avec les spectateurs.

Ensemble

Ensemble

Par ailleurs, sous la direction musicale d’Alejo Pérez, l’orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres restitue non seulement la vitalité éclatante de l’écriture de Kurt Weill, mais lie également cet ensemble par un très beau continuo musical, souple et profond, sans sonorités trop austères et avec la tonicité nécessaire à son entrain.

A ces très grandes qualités orchestrales s’ajoute la présence presque animale du chœur dont la diversité des timbres se perçoit fort bien, tout en constituant une grande force populaire qui vient chercher l’auditeur au fond des tripes.

Leonardo Capalbo (Jim), Thomas Oliemans (Bill), Frédérick Ballentine (Jack) et Marcel Brunner (Joe)

Leonardo Capalbo (Jim), Thomas Oliemans (Bill), Frédérick Ballentine (Jack) et Marcel Brunner (Joe)

Dans un esprit d’expression viscérale et de caractérisation forte, la distribution réunie met en avant les qualités théâtrales de chacun des solistes. Ainsi, Maria Riccarda Wesseling, dont on ne peut oublier l’Iphigénie si sensible qu’elle composa au Palais Garnier lors de la première d’’Iphigénie en Tauride’ donnée au Palais Garnier le 08 juin 2006 dans la production de Krzysztof Warlikowski, montre une excellente présence dans les passages déclamés, assombrit peu son timbre, et donne une image très assurée de Leokadja Begbick sur laquelle le temps a pourtant passé.

Katharina Persicke (Jenny Hill)

Katharina Persicke (Jenny Hill)

Actrice très expressive, Katharina Persicke fait vivre Jenny Hill avec beaucoup d’impertinence et de coloris printaniers dans la voix, plutôt légère mais très malléable, et Leonardo Capalbo trouve ici un très beau rôle pour mettre en valeur un tempérament écorché, des variations d’intonations scandées qui expriment la sincérité acharnée, et plutôt héroïque, de Jim.

Cortège du corps de Jim

Cortège du corps de Jim

Mais les seconds rôles ont aussi leurs personnalités propres et un fort impact, comme le Dreieinigkeitsmose de Zachary Altman, baryton-basse au cuir ductile, ou bien le Jack O'Brien épanoui de Frédérick Ballentine.

On ressort ainsi de ce spectacle porté par son énergie vitale, malgré la fin sans espoir au moment du transport du corps de Jim, qui montre tout de même que cette humanité ne peut échapper à une unité de par le sort qui lui est dévolu.

Salle de l'Opéra Royal de Gand

Salle de l'Opéra Royal de Gand

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Publié le 25 Septembre 2022

Les Troyens (Hector Berlioz - Karlsruhe 1890 / Rouen 1920)
Représentation du 24 septembre 2022
Opéra de Cologne - Staatshaus am Rheinpark

Cassandre Isabelle Druet
Didon Veronica Simeoni
Chorèbe Insik Choi
Énée Enea Scala
Panthée Lucas Singer
Anna Adriana Bastidas-Gamboa
Ascagne Giulia Montanari
Narbal Nicolas Cavallier
Iopas Dmitry Ivanchey
Hylas Young Woo Kim
Priam Matthias Hoffmann
Hécube Dalia Schaechter
Helenus Seung-Jick Kim
L'ombre d'Hector Sung Jun Cho
Sentinelles David Howes et Christoph Seidl

Direction musicale François-Xavier Roth
Mise en scène Johannes Erath (2022)
Gürzenich-Orchester Köln & Chor der Oper Köln

                                                         Enea Scala (Énée)

 

Après 'Benvenuto Cellini', interprété en novembre 2015 lors de sa prise de fonction en tant que Generalmusikdirektor de la ville de Cologne, puis 'Béatrice et Bénédict', donné très récemment en mai 2022, François-Xavier Roth poursuit un ambitieux cycle Berlioz en portant à l'affiche son opéra le plus monumental, 'Les Troyens'.

Et en attendant la réouverture du bâtiment historique prévue dorénavant en 2024, les représentations de l'Opéra sont montées dans la salle principale du Staatshaus am Rheinpark que l'on rejoint depuis la cathédrale en suivant le pont Hohenzollern, recouvert de centaines de milliers de cadenas d'amour, qui mène sur l’autre rive du Rhin.

Enea Scala (Énée) et Veronica Simeoni (Didon)

Enea Scala (Énée) et Veronica Simeoni (Didon)

Une fois parvenus dans la salle, la vision du dispositif scénique est insolite, car l'orchestre est disposé de manière circulaire au centre de la scène afin de faire jouer les artistes tout autour des musiciens jusqu'à l'avant-scène, tandis que les harpistes sont, elles, situées latéralement et légèrement en surplomb.

Ne disposant pas de moyens scéniques aussi importants que dans les grandes maisons de répertoire, Johannes Erath n’axe pas sa mise en scène sur des éléments de décors impressionnants, et n’utilise qu’une seule pièce de grande dimension qui nous ramène à l’antiquité, un visage blanc de déesse tombé au sol qui progressivement se dévoile.

En revanche, il travaille profondément le jeu d’acteur des solistes, et aussi celui des choristes, afin de débarrasser le drame de sa lourdeur tragique et en alléger le ton. La vitalité expressive des peuples Troyens et Carthaginois ressort au point de capter très souvent l’attention, et ce peuple devient un véritable personnage en soi, considéré avec une rigoureuse minutie.

Insik Choi (Chorèbe) et le Gürzenich-Orchester Köln

Insik Choi (Chorèbe) et le Gürzenich-Orchester Köln

Dans la première partie, le noir funèbre domine mais aussi le blanc lorsqu’il s’agit de statufier un monde prêt à disparaître. Les poses des Troyens, portées par l’anneau circulaire coulissant qui permet de conduire les entrées et les sorties avec une fluidité parfaitement contrôlée, ne sont donc pas sans ironie, comme si une forme de beauté se figeait. Seul objet moderne mis en avant, une baignoire sert de lieu de refuge intime successivement pour Cassandre et Didon.

Et lors de la scène de suicide des Troyennes, le cheval apparaît sous la forme d’un être humain au corps très élancé mais masqué d’une tête de destrier noir, ce qui en fait le symbole d’une virilité sexuellement puissante et menaçante à l’arrivée des Grecs.

François-Xavier Roth et le cheval de Troie

François-Xavier Roth et le cheval de Troie

Mais c’est en fait dans la second partie à Carthage que le style et la logique de Johannes Erath se développent le plus, au point qu’il réussit à donner un constant intérêt dramaturgique à un volet où la plupart des metteurs en scène s’essoufflent, ou bien, pire, dégénèrent comme l’on a pu le voir récemment à Munich.

Le plus saisissant est la façon donc il donne aux trois derniers actes une vitalité et des couleurs qui les rapprochent de l’atmosphère de comédies fantastiques telles ‘Les Contes d’Hoffmann’, comme si Didon était une sorte de Giulietta qui fascinerait Enée. Des personnages muets agissent même pour montrer l’intervention des Dieux, comme Cupidon qui instille des sentiments amoureux.

Isabelle Druet (Cassandre)

Isabelle Druet (Cassandre)

On ne comprend pas toujours ce que mime le chœur, même si l’on sent qu’il est là pour créer un climat qui va prendre au piège le chef troyen. Mais le clou de ce spectacle se réalise dans le duo d’amour où l’orchestre se met à tourner sur lui-même en sens rétrograde alors que l’anneau scénique tourne en sens inverse, comme si les musiciens étaient au centre d’un système solaire, alors qu’une sphère de discothèque rayonne de ses éclats argentés dans toute la salle. Les musiciens et le chef d'orchestre sont alors mis en perspective de façon tout à fait inédite.

La façon dont Enée efface de sa mémoire les Troyens est au même moment très habilement signifiée, en les dissimulant derrière le visage de la statue antique, et l’arrivée de Priam et Hécube qui, simplement en s’appuyant sur la même sphère, font comprendre à Enée que sa destinée est de conquérir le monde et non de sombrer dans des rêveries ridicules, est très finement percutante.

Et toutes ces scènes sont magnifiées par des jeux de lumières raffinés et des effets vidéos subtiles qui s’allient fort bien à la magie de la musique.

Gürzenich-Orchester Köln

Gürzenich-Orchester Köln

Car François-Xavier Roth fait entendre la musique de Berlioz avec un travail splendide sur les couleurs orchestrales, l’allant rythmique, la finesse sculpturale des motifs mélodiques, la luxueuse patine qui les drape, et une tonicité dramatique qui préserve la polychromie musicale. Le Gürzenich-Orchester Köln, orchestre jeune et doué de clarté, est porté à son meilleur.

‘Les Troyens’ est ainsi interprété dans sa version intégrale avec toutes les musiques de ballet sur lesquelles, d’ailleurs, Johannes Erath reste scéniquement très discret en évitant le piège usuel qui consiste à les charger de chorégraphies indigentes. Il leur donne une signifiance uniquement grâce au chœur qu’il anime de petits courants de vie au cours de ces passages anodins.

Veronica Simeoni (Didon)

Veronica Simeoni (Didon)

Le résultat est que la beauté de la musique n’est jamais relayée au second plan, que l’on peut suivre  avec quel art et conscience des artistes François-Xavier Roth fédère un tel ensemble et en module les lignes musicales, d’autant plus que c’est dans cette seconde partie que les effets de spatialisation des chœurs, superbes de clarté, sont les plus complexes entre ceux qui sont sur scène, en arrière coulisse, sur les côtés, auxquels s’ajoutent des musiciens placés derrière les spectateurs, un univers multidimensionnel qui est un véritable enchantement à entendre.

Troyen endormi

Troyen endormi

La direction d’acteur de Johannes Erath a donc un impact décisif dans le rendu psychologique des personnages, et montre qu’elle prend en compte les traits de caractères que les solistes sauront le mieux défendre.

Isabelle Druet, qui incarnait déjà Cassandre auprès de François-Xavier Roth au Festival Berlioz 2019 de la Côte-Saint-André, dessine un portrait principalement mélodramatique et humain de la fille de Priam. Elle passe d’inflexions torturées à un art déclamatoire éloquent qu’elle charge d’affectations graves avec, de-ci de-là, des effets de clarté qui donnent du relief au texte.

Gürzenich-Orchester Köln & Chor der Oper Köln

Gürzenich-Orchester Köln & Chor der Oper Köln

Si les qualités de diction sont naturelles pour la mezzo-soprano française, elles sont aussi appréciables chez Veronica Simeoni dont le timbre préserve ses belles propriétés de souplesse et de justesse même dans les aigus saillants. Sa Didon dépeinte comme une femme émancipée des années 1930 a tout pour cristalliser les désirs fantasmatiques d’Enée avec un jeu très réaliste. 

Il est d’ailleurs très étonnant de voir comment Enea Scala donne vie à Enée avec sa propre personnalité en faisant vibrer un cœur chargé d’idéal et une tension vocale assurée et très bien canalisée. Il a de l’endurance et une volonté démonstrative qui accroissent chez l’auditeur un irrésistible sentiment de sympathie, d’autant plus qu’il est un acteur également très fortement impliqué.

François-Xavier Roth (en arrière-plan) et Veronica Simeoni (Didon)

François-Xavier Roth (en arrière-plan) et Veronica Simeoni (Didon)

La distribution comprend pas moins de quatre chanteurs sud-coréens. Le rôle le plus important, Chorèbe, est interprété par Insik Choi qui pare le jeune prince d’un velours noble, celui plus court d’Hélénus bénéficie de la finesse de Seung-Jick Kim, alors que Young Woo Kim fait merveille en Hylas. L’ombre d’Hector sera enfin portée en coulisse par la voix sombre et ample de Sung Jun Cho. Tous révèlent comme caractéristique commune une résonance de timbre généreuse.

Johannes Erath met aussi en valeur la relation entre Anna et Narbal qui se déploie sous une forme d’amour stable et robuste. Adriana Bastidas-Gamboa et Nicolas Cavallier leur apportent une profondeur d’une très haute dignité, mais d’autres rôles secondaires se font joliment remarqués comme le très facétieux Christoph Seidl ou l’Ascagne ardent de Giulia Montanari.

Adriana Bastidas-Gamboa (Anna) et Nicolas Cavallier (Narbal)

Adriana Bastidas-Gamboa (Anna) et Nicolas Cavallier (Narbal)

Ce spectacle monté dans un espace à l'acoustique fort agréable démontre qu’il est possible de rendre toute la force et la démesure d’un opéra comme ‘Les Troyens’ avec, évidemment, une excellente équipe artistique, mais aussi avec des moyens tout à fait raisonnables et un concept dramaturgique astucieux. 

L’ouverture de la saison 2022/2023 de l’opéra de Cologne est de fait une réussite incontestable, et la joie qu’elle procure est une récompense pour tous, des artistes aux spectateurs.

François-Xavier Roth et Veronica Simeoni

François-Xavier Roth et Veronica Simeoni

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Publié le 21 Septembre 2022

I Capuleti e i Montecchi
(Vincenzo Bellini – La Fenice de Venise 1830)
Répétition générale du 19 septembre 2022 et

représentation du 01 octobre 2022
Opéra Bastille

Capellio Jean Teitgen
Giulietta Julie Fuchs (le 19) / Ruth Iniesta (le 01)
Romeo Anna Goryachova
Tebaldo Francesco Demuro
Lorenzo Krzysztof Bączyk

Direction musicale Speranza Scappucci
Mise en scène Robert Carsen

(1990 Genève / 1996 Paris)

Diffusion en direct sur https://www.france.tv/spectacles-et-culture/ le jeudi 29 septembre 2022

 

La production d’’I Capuleti e i Montecchi’ par Robert Carsen présentée pour la sixième fois à l’Opéra Bastille est la plus ancienne que possède encore aujourd’hui la maison, car elle fut créée il y a 32 ans au Grand Théâtre de Genève, le 02 novembre 1990, lorsqu’Hugues Gall en était encore le directeur. Marine Dupuy et Cecilia Gasdia incarnaient respectivement Roméo et Juliette.

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Elle aurait dû faire son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en juin 1994, mais les grèves déclenchées à ce moment là, suite à l’annonce d’un plan social pour redresser la situation de l’institution, reportèrent cet évènement au 06 novembre 1996.

Francesco Demuro (Tebaldo)

Francesco Demuro (Tebaldo)

Depuis, des interprètes aussi reconnues que Jennifer Larmore, Vesselina Kasarova, Laura Claycomb, Cristina Gallardo-Domas, Joyce DiDonato, Patricia Ciofi ou Anna Netrebko ont servi cette œuvre belcantiste sur la scène européenne qui la représente le plus au monde (44 représentations à Bastille contre seulement 26 représentations à la Scala de Milan ces 50 dernières années), alors qu’à ce jour elle n’est toujours pas inscrite au répertoire du Metropolitan Opera de New-York.

L’épure en rouge et noir de cette scénographie qui délimite l’avant-scène à l’aide de quelques plans démesurés pour recréer les divers espaces du palais, salle de réception, chambre où se projette sur un mur l’ombre de Juliette, chapelle et cour extérieure, suffisent à mettre en valeur les belles lignes vocales et orchestrales de ce genre lyrique peu théâtral qu’Hugues Gall a le mieux défendu jusqu’à présent.

Julie Fuchs (Giulietta)

Julie Fuchs (Giulietta)

Et ce sont des débuts éclatants qu’accomplit Speranza Scappucci dans la fosse de la scène Bastille dès l’ouverture qu’elle mène avec une maestria martiale qui exacerbe la vivacité de l’orchestre dont les motifs fusent avec un délié harmonique splendide.

Elle obtient un son généreux et bien galbé enrichi du métal des cordes, développe de très beaux volumes orchestraux magnifiquement colorés avec un sensible contrôle des nuances, mais obtient également une concordance parfaite avec les chœurs d’une présence percutante et affiche un soutien sans faille aux solistes qu’elle entraîne avec une très grande précision.

Jean Teitgen (Capellio)

Jean Teitgen (Capellio)

Anna Goryachova n’est pas inconnue du public parisien puisqu’elle incarna l’Alcina d’’Orlando Paladino’ de Haydn au Théâtre du Châtelet en mars 2012, puis Ruggiero dans l’’Alcina’ de Haendel au Palais Garnier en janvier 2014.

La mezzo-soprano russe fait vivre un Roméo d’une noirceur profondément mélancolique qui annonce d’emblée une issue fatale. Tout évoque la nuit chez elle, son timbre d’ébène d’une superbe vibrance élancée, l’assombrissement prononcé de ses graves bien marqués, et son allure un peu farouche qui lui donne une stature de jeune adolescent au tempéramment noble et ombreux.

Anna Goryachova (Romeo)

Anna Goryachova (Romeo)

En Juliette, Julie Fuchs définit une personnalité innocente qui maintient une fraîche luminosité avec les mêmes qualités d’ondoyance et de souffle que celles de sa partenaire. Des teintes ivoirines de sa voix émergent autant ses facultés à piquer spontanément les notes les plus aigües qu’à charmer l’audience par de très jolies vocalises descendantes, ce qui mène à un alliage de timbres très réussi avec Anna Goryachova, d’autant plus que les deux artistes dévoilent une affectivité commune troublante qui ajoute énormément d’âme à ce spectacle.

Julie Fuchs (Giulietta)

Julie Fuchs (Giulietta)

Absolument remarquable dans la première partie qui valorise le plus Tebaldo, Francesco Demuro a une présence vocale plutôt retenue dans les récitatifs, mais lorsqu’il s’agit d’aborder les grands airs déclamatoires, son émission gagne soudainement en résilience et panache et se libère avec un aplomb brillant. Il offre également une très belle scène de désespoir avec Anna Goryachova au moment de la mort présumée de Juliette.

Enfin, Jean Teitgen dote Capellio d’une solide ampleur vocale aux reflets de bronze, alors que Krzysztof Bączyk définit une ligne plus complexe pour Lorenzo, très grave avec beaucoup de corps.

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Anna Goryachova (Romeo) et Julie Fuchs (Giulietta)

Lors de la dernière reprise d’‘I Capuleti e i Montecchi’ en avril 2014, 20 650 spectateurs avaient assisté à l’une des 9 représentations programmées. Ce très beau spectacle aussi bien interprété mérite de réunir au moins autant de spectateurs, d’autant plus qu’il est le reflet d’une autre version du drame shakespearien qui sera donnée en fin de saison, le ‘Roméo et Juliette’ de Charles Gounod prévu à l’été 2023 sur la même scène.

Anna Goryachova, Ching-Lien Wu, Speranza Scappucci et Julie Fuchs (Répétition générale)

Anna Goryachova, Ching-Lien Wu, Speranza Scappucci et Julie Fuchs (Répétition générale)

Représentation du 01 octobre : annoncée souffrante, Julie Fuchs n'a pu assurer la soirée du 01 octobre, si bien que c'est la soprano espagnole Ruth Iniesta qui l'a remplacée auprès d'Anna Goryachova. Ruth Iniesta venait justement d'incarner Giulietta - c'était une prise de rôle -au Teatro Massimo di Bellini de Catane quelques jours auparavant.

Voix un peu plus ambrée et corsée, elle se montre en fine technicienne et d'une vaillance à tout rompre dans les suraigus qui ne lui posent aucune difficulté. Elle a par ailleurs la même tendresse juvénile que Julie Fuchs et forme un duo tout aussi crédible avec la mezzo-soprano russe. 

Et à nouveau, la splendide et vive direction de Speranza Scappucci, très attentive aux artistes, et le panache aguerri de Francesco Demuro ne font qu'entraîner les spectateurs dans un enthousiasme qui a baigné le grand vaisseau Bastille tout au long de la soirée.

Anna Goryachova (Romeo) et Ruth Iniesta (Giulietta)

Anna Goryachova (Romeo) et Ruth Iniesta (Giulietta)

Et l'on pouvait même lire sur la petite note de programme, mention très rare, que l'ensemble des décors et costumes de la production a été réalisée par les ateliers de l'Opéra national de Paris.

Car même si la mise en scène a été créée à Genève, les éléments de la production ont été refaits pour les dimensions de la scène parisienne et avec les savoir-faire de la maison.

Francesco Demuro, Anna Goryachova, Ruth Iniesta, et en arrière-plan, Ching-Lien Wu

Francesco Demuro, Anna Goryachova, Ruth Iniesta, et en arrière-plan, Ching-Lien Wu

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Publié le 12 Septembre 2022

Pikovaïa dama (Piotr Ilitch Tchaïkovski - 1890)
Représentation du 11 septembre 2022
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Hermann Dmitry Golovnin
Count Tomsky / Zlatogor Laurent Naouri
Prince Yeletsky Jacques Imbrailo
Countess Anne Sofie von Otter
Lisa Anna Nechaeva
Polina / Milovzor Charlotte Hellekant
Chekalinsky Alexander Kravets
Surin Mischa Schelomianski
Chaplitsky / Master of Ceremony Maxime Melnik
Narumov Justin Hopkins
Governess Mireille Capelle
Masha / Prilepa Emma Posman

Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène David Marton (2022)
Pianiste sur scène Alfredo Abbati
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie                
Nathalie Stutzmann
Académie des chœurs & Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie

Si, plus que d’autres grandes institutions internationales, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles met en avant régulièrement des compositeurs tels Leos Janácek et Igor Stravinsky, les opéras de Piotr Ilitch Tchaïkovski y apparaissent beaucoup plus rarement à l’affiche.

La saison 2022/2023 fait donc honneur au compositeur russe en lui consacrant deux nouvelles productions de ses deux opéras les plus célèbres, ‘Eugène Onéguine’, prévue à l’hiver prochain, et ‘La Dame de Pique’ qui n’a bénéficié depuis le demi-siècle écoulé que d’une seule série de représentations dans une coproduction mis en scène par Richard Jones en 2005.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Il s’agit cette fois d’une production maison, et la vision que donne David Marton de l’ouvrage élabore tout un contexte qui communique à la fois un sentiment de désespoir latent et un sens de la dérision qui apparaît comme une échappatoire afin de survivre. 

Le livret de Modest Ilitch Tchaïkovski n’est certes pas fidèle à la nouvelle d’Alexandre Pouchkine, puisque que, notamment, le frère du musicien imagine une passion sombrement romantique entre Hermann et Lisa, mais les traits qu’il décrit d’une société russe finissante peuvent très bien se transformer aujourd’hui en une conscience d’un passé grandiose qui survit au milieu d’une réalité désenchantée.

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Mischa Schelomianski (Sourine) et Laurent Naouri (Le Comte Tomsky)

Le décor de Christian Friedländer représente un enchevêtrement de passerelles de béton telles qu’elles étaient conçues dans les années 70, ensemble mobile qui peut changer de configuration afin de créer toutes sortes de ruelles aux façades tristes et défraichies, des cours sombres ou des passages surélevés.  

A cette dimension dure et concrète, d’autres éléments de décor viennent s’ajouter pour traduire les déformations induites par le regard illusoire d’Hermann. Les vagues en noir et blanc dessinent au sol de fausses impressions de relief, et cet effet est ensuite accentué dans la chambre de la comtesse lorsque les murs se recouvrent de motifs géométriques à base de losanges agencés en formes d’étoiles subliminales, également en noir et blanc, les couleurs mortelles de la Dame de Pique.

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Alfredo Abbati (Le pianiste), Anna Nechaeva (Lisa) et Charlotte Hellekant (Pauline)

Et à ce travail visuel fort impressif se combine une intrigante dramaturgie fort bien dirigée par David Marton qui crée un univers de personnages liés entre eux par une inertie sociale mystérieuse et parfois absurde comme dans les films surréalistes de Buñuel

La scène la plus emblématique se déroule lors du bal déguisé qui suit le moment où Lisa tombe dans les bras d’Hermann. Tout un jeu de transmission d’une couronne entre les invités défile de façon à la fois loufoque – Laurent Naouri est impayable en chevalier à l’armure dorée qui cherche à séduire un Daphnis métamorphosé en une possible Lady Macbeth sous les traits de Charlotte Hellekant – qu'interrogative pour finir, de la main d’un prêtre orthodoxe, sur la tête de la Comtesse. 

On ne peut s’empêcher d’y voir, sous couvert de légèreté, une obsession religieuse du pouvoir et une nostalgie de la Russie de Catherine II qui, comme nous pouvons encore le constater aujourd’hui de façon dramatique, est un moteur puissant d'une partie de la société russe qui vit dans le passé sans se soucier de l'avenir de sa jeunesse.

Anna Nechaeva (Lisa)

Anna Nechaeva (Lisa)

Dans cet univers décrépi, Hermann et Lisa sont atteints du même mal. Ils sont sensibles et manipulés par un entourage fou, et David Marton fait revenir à deux reprises la bande de fêtards du bal masqué pour emporter les âmes de la Comtesse et de Lisa au moment de leur disparition. La vie est bien peu de chose.

Il s’agit d’une société qui se masque et veut même masquer les morts qu’elle engendre.
Entre chaque changement de décor conséquent, de petits sketchs sont joués devant le rideau, ce qui est rendu possible par l’esprit loufoque qui imprègne les différents tableaux, et la scène finale où le piano, présent depuis le début, se transforme en tapis de jeu est un concentré de vie renforcé par l’impression confinée que les éclairages produisent.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse), Dmitry Golovnin (Hermann) et Anna Nechaeva (Lisa)

Pour que cet univers soit intéressant, il est nécessaire que les chanteurs jouent le jeu, et c’est assurément le cas, car tous développent un excellent sens de l’interaction avec leurs protagonistes, à commencer par Dmitry Golovnin qui s’est montré fort sonné par l’accueil chaleureux du public au rideau final.  

Le ténor russe, qui fréquente tous les scènes du monde de l’Opéra de Paris au Metropolitan Opera, possède une voix endurante qui exprime les déchirements intérieurs, une détresse aiguë sans fard, si bien que le rendu dépressif d’Hermann chevillé au corps dont il nourrit au fil de la représentation la tension intérieure finit par le dépasser. Réussir cela c’est donner à l’Art ses plus belles lettres.

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Anna Nechaeva (Lisa), Jacques Imbrailo (Prince Yeletsky) et Anne Sofie von Otter (La Comtesse)

Sa principale partenaire, Anna Nechaeva, s’inscrit dans la même texture de voix, tendue mais vibrante, ce qui lui permet de miser aussi sur un dramatisme viscéral marqué par de subtiles noirceurs. Lisa paraît ainsi comme une jeune femme moderne qui est victime de l’insensé et de l’indifférence tout autour d’elle.

Le Prince Yeletsky, son promis au début de l’histoire, n’est d’ailleurs pas présenté comme un homme d’une stature fiable. C’est plutôt un jeune homme complice de ceux qui jouent la vie avec légèreté, et Jacques Imbrailo, la voix la plus souple de la distribution avec celle d’Emma Posman, charmante et enjoleuse, l’incarne avec beaucoup de naturel dans une tessiture plus claire que d’autres interprètes du même rôle.

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Dmitry Golovnin (Hermann)

Par contraste, Charlotte Hellekant fait vivre la complainte de Pauline avec un bariolé de couleurs et une complexité harmonique assez déroutante, tout en lui donnant, grâce à un jeu d’une fascinante fluidité et d’une grande précision, une forte personnalité à l’opposé d’autres interprétations au galbe noir et taciturne. 

Laurent Naouri, parfaitement identifiable à sa noirceur joyeuse et facétieuse, est comme toujours doté d’une excellente présence scénique, et c’est avec beaucoup d’émotion que l’on retrouve Anne Sofie von Otter, avec son art de l’élocution, son intériorité âcre et tourmentée et toute la charge affective qu’elle induit naturellement chez ceux qui la connaissent depuis si longtemps, engagée à développer un portrait profondément attachant de la Comtesse qui semble s’accrocher à Hermann comme pour y chercher les derniers souffles de la vie.

Les autres seconds rôles sont scéniquement très bien tenus, même si certains timbres tendent surtout  à peindre avec un fort effet naturaliste le petit milieu où se déroule le drame.

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Anne Sofie von Otter, Dmitry Golovnin, Nathalie Stutzmann, Anna Nechaeva et Laurent Naouri

Enfin, les chœurs, des enfants aux grands ensembles, font briller leur plénitude avec une belle unité , et c’est avec une grande impatience que Nathalie Stutzmann était attendue pour ses débuts à la Monnaie en tant que chef d’orchestre, elle qui achèvera cette saison 2022/2023 à Bayreuth en reprenant la production de ‘Tannhaüser’ mis en scène par Tobias Kratzer.

Elle démontre, cet après-midi, une excellente capacité à théâtraliser tout en maintenant la cohésion d’ensemble des musiciens. Le son gagne en chaleur et fluidité sans verser dans la noirceur mate, les pulsations ont de la légèreté et se révèlent même diaphanes, et si l’orchestre ne peut créer la même sensation nostalgique que les cordes des grands orchestres russes, la verve d’ensemble, rythmiquement bien assurée, emporte aisément l'auditeur dans l’action scénique. 

Cette ouverture de saison réussie fait chaud au cœur pour cette institution si ouverte au monde qu’est le Théâtre Royal de La Monnaie.

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Publié le 4 Septembre 2022

Tosca (Giacomo Puccini – 1900)
Répétition générale du 31 août 2022 et représentation du 03 septembre 2022
Opéra Bastille

Floria Tosca Saioa Hernández
Mario Cavaradossi Joseph Calleja
Il Barone Scarpia Bryn Terfel
Cesare Angelotti Sava Vemić
Spoletta Michael Colvin
Il Sagrestano Renato Girolami
Sciarrone Philippe Rouillon
Un carceriere Christian Rodrigue Moungoungou

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Pierre Audi (2014)

Pour la première fois depuis le début de l’ère Rolf Liebermann en 1973, les cinq titres les plus joués de l’Opéra de Paris (plus de 200 fois chacun depuis les 50 dernières années) vont être repris au cours de la même saison.

Ainsi, avant de retrouver ‘La Flûte enchantée’, ‘Carmen’, ‘Les Noces de Figaro’ et ‘La Bohème’, ‘Tosca’ fait l’ouverture de la saison 2022/2023 selon la vision de Pierre Audi bien connue depuis 2014, dont l’originalité principale réside dans la représentation du basculement soudain de Tosca dans un autre monde lors de son suicide final.

Saioa Hernández (Tosca) et Joseph Calleja (Cavaradossi)

Saioa Hernández (Tosca) et Joseph Calleja (Cavaradossi)

Et après ‘La Bohème’ en 2017 et ‘Turandot’ en 2021, Gustavo Dudamel aborde son troisième opéra de Puccini sur la scène Bastille où, dès les premières notes, le ton est donné : une théâtralité implacable, une opulence sonore généreuse et une cohésion instrumentale accomplie qui créent une tension d’une grande efficacité. 

A la fluidité cristalline qui se dégage du mélange souple et savant des ombres des cordes et de la lumière des bois, se combine un élan sans état d’âme d’une incomparable rigueur dont l’esprit est moins d’enrober l’auditeur par un mélo-dramatisme chaleureux que de magnifier les nuances d’une musique tout en l’engageant sur une ligne dramatique d’une intense tonicité.

Les timbres des cuivres, par exemple, prennent ainsi, au second acte, d’inhabituelles teintes acérées menaçantes, des pulsations subliminales émergent également de toute part, ce qui montre à quel point la musique du compositeur toscan peut devenir un splendide objet vivant minutieusement ciselé à l’or fin. 

Bryn Terfel (Scarpia)

Bryn Terfel (Scarpia)

Une seule réserve toutefois, cette conception d’ensemble entretient des moments d’une très forte densité mais ne libère pas suffisamment l’onirisme de la scène d’ouverture du dernier acte où l’on pourrait s’attendre à un envahissement et une plénitude sonore envoûtants, d’autant plus que les lumières restent assez prosaïques au lever du soleil sur le champ de bataille qui est représenté sur scène.

Joseph Calleja (Cavaradossi) et Christian Rodrigue Moungoungou (Le geôlier)

Joseph Calleja (Cavaradossi) et Christian Rodrigue Moungoungou (Le geôlier)

La distribution réunie ce soir signe les débuts sur la scène de l’Opéra Bastille de Saioa Hernández, soprano bien connue des scènes allemandes, italiennes et espagnoles. Il s’agit d’une Tosca très fière au galbe vocal souple et d’une solide unité de timbre dont elle obtient de soyeuses vibrations dans les longs aigus projetés, mais également des fulgurances toujours très bien canalisées dans une tonalité plus fauve et austère. Son 'Vissi d'Arte' est un modèle d'expression épuré dont le public reconnaitra sans retenue la valeur artistique.

Elle dote ainsi son personnage d’une esthétique néoclassique qui s’allie plutôt bien à la rigueur d’ensemble tenue par Gustavo Dudamel.

Saioa Hernández (Tosca)

Saioa Hernández (Tosca)

Loin d’être un Mario Cavaradossi exubérant au sang révolutionnaire bouillonnant, Joseph Calleja incarne beaucoup plus une forme de force tranquille et bienveillante qui ne néglige pas pour autant la relation affective à sa cantatrice préférée. Le charme crépusculaire de sa voix ample évoque un rayonnement sombre, mais aussi un certain renoncement qui ne fait que rendre la tâche de Scarpia plus facile. Le point culminant de la soirée est bien entendu ‘E Lucevan le stelle’ chanté avec une magnifique retenue au point que l’engouement qu’il engendre dans la salle oblige le chef d’orchestre à interrompre brièvement le fil musical couvert par les applaudissements, alors que selon sa vision il serait préférable de maintenir l’enchaînement dramatique. 

Cela traduit une des lignes de tension qui parcoure cette soirée prise entre la volonté théâtrale de Gustavo Dudamel et l’attente spontanée et chaleureusement latine d’une partie de l’audience.

Joseph Calleja, Saioa Hernández et Bryn Terfel (répétition générale)

Joseph Calleja, Saioa Hernández et Bryn Terfel (répétition générale)

Quant à Bryn Terfel, lui qui fut déjà Scarpia en 2016 sur cette même scène, son impact vocal paraît sensiblement atténué, ou en tout cas plus irrégulier, mais il compense cela par sa connaissance fine du caractère qu’il rend compte de manière très vivante au moyen d’un langage corporel très clair et direct. 

Tous les rôles secondaires sont très bien tenus, en premier lieu le noble Angelotti de Sava Vemić dont la peinture vocale semble inspirée des grands tableaux de Moussorgsky, le Sacristain sévère de Renato Girolami, ou bien le Spoletta ferme et présent de Michael Colvin.

Enfin, le chœur est d’une vigueur éclatante au premier acte, y compris celui des enfants, en parfaite cohésion avec la plastique orchestrale.

Joseph Calleja, Gustavo Dudamel et Saioa Hernández (ouverture de saison)

Joseph Calleja, Gustavo Dudamel et Saioa Hernández (ouverture de saison)

Mais cette ouverture de saison comportait un évènement inattendu en la venue du couple présidentiel, Brigitte et Emmanuel Macron, accompagné par le directeur, Alexander Neef, et la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, qui a pu prendre plaisir à la plénitude orchestrale déployée par Gustavo Dudamel devant une salle pleine, pas toujours disciplinée, ce qui n’a rendu que plus de valeur à l’expérience théâtrale de ce soir. Un moment qui compte, d'autant plus qu'à l'issue de la représentation, Emmanuel Macron a remis les insignes d'officier des arts et des lettres au directeur musical !

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Publié le 17 Août 2022

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2022
10 août - Das Rheingold
11 août - Die Walküre
13 août - Siegfried
15 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Cornelius Meister
Mise en scène Valentin Schwarz,  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan (Rheingold) Egils Silins                      Wotan / Der Wanderer Tomasz Konieczny
Siegmund Klaus Florian Vogt                         Sieglinde Lise Davidsen
Waltraute / Wellgunde Stephanie Houtzeel     Freia / Gutrune Elisabeth Teige
Fricka / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Helmwige / Brünnhilde (Siegfried) Daniela Köhler 
Brünnhilde Iréne Theorin                               Erda / 1.Norn Okka von der Damerau
2. Norn Stéphanie Müther                             3. Norn / Gerhilde Kelly God
Loge Daniel Kirch                                         Alberich Olafur Sigurdarson
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Arnold Bezuyen
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Wilhelm Schwinghammer
Siegrune Nana Dzidziguri                             Grimgerde Marie Henriette Reinhold
Rossweisse / Flosshilde Katie Stevenson      Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Woglinde Lea-ann Dunbar                            Waldvogel Alexandra Steiner
Froh Attilio Glaser                                        Gunther Michael Kupfer-Radecky    
Siegfried Andreas Schager                           Siegfried (Götterdämmerung) Stephen Gould
Hagen Albert Dohmen                                  Donner Raimund Nolte                          

Après la production du 'Ring' imaginée en 2013 par Frank Castorf qui décrivait de façon sombre et flamboyante la chute d’un monde violent et capitaliste en usant de grands symboles du pouvoir au XXe siècle – cette production atteindra un niveau interprétatif grandiose en 2014 sous la direction de Kirill Petrenko -, le Festival de Bayreuth découvre la nouvelle vision que propose Valentin Schwarz pour le 'Ring' de 2022, initialement programmée à l’été 2020.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Le metteur en scène autrichien, qui a travaillé avec des régisseurs tels Jossi Wieler & Sergio Morabito ou bien Kirill Serebrennikov, a une approche totalement différente, car il choisit de raconter cette histoire à travers le prisme d’une grande saga familiale à la manière des ‘soap operas’ américains des années 1980 tels ‘Dynasty’, où de puissants clans s’opposent et cherchent à faire perdurer leurs lignées avec une grande perversité.

L’idée est séduisante, mais pour développer son concept il est amené à fortement se détacher des symboles de la Tétralogie wagnérienne (Notung prend la forme de divers objets plus ou moins létaux sans aucun lien entre eux, l’Or du Rhin et l’Anneau se matérialisent en enfants et en un trophée pyramidal symbole d’immortalité), et à altérer les faits mêmes de l’histoire (Sieglinde semble être enceinte de Wotan).

La principale qualité de son travail réside, et il faut le reconnaître, dans la capacité à lier les quatre volets du 'Ring' en incluant des éléments qui les font se correspondre, et en insérant des personnages muets que l’on voit évoluer au cours des épisodes, le plus marquant étant le petit garçon qu’enlève Alberich au cours du prologue et qui deviendra plus tard Hagen. A charge du spectateur de lever ses propres interrogations tout au long du cycle, interrogations qui sont cependant artificielles car elles ne lui apprennent rien de profond sur le contenu de l’œuvre.

Christa Mayer (Fricka)

Christa Mayer (Fricka)

Das Rheingold

‘L’Or du Rhin’ s’ouvre sur une très poétique vidéo de deux enfants jumeaux nus et stylisés en position fœtale qui baignent en lévitation sur le motif de l’origine du Rhin, avant que cette belle image ne dégénère en gestes d’agressivité, l’un perçant l’œil de son frère alors que l’autre l’émascule, point de départ de la malédiction familiale qui va rejaillir sur la descendance.

Il s’agit d’un détournement car, selon la légende, Wotan et Alberich sont bien apparentés aux Albes, c’est à dire à des créatures originelles, le premier ayant perdu son œil en contrepartie du pouvoir qu’il a acquis, et le second ayant engendré un enfant de la reine Grimhilde, Hagen.

Ce film introductif signe donc également le début d’une distorsion de l’intrigue par Valentin Schwarz qui va perdurer tout au long des quatre épisodes.

Le prologue débute au bord d’une piscine où Alberich enlève l’un des enfants que surveillent les filles du Rhin, puis se poursuit dans une grande demeure d’une riche famille qui comprend chambre d’enfant, salon et autres pièces, et aussi un garage où attendent deux truands, Fasolt et Fafner. Loge est une sorte d’avocat de famille, et Fricka ressemble à une femme d’affaire qui manigance.

L’animation de ce petit monde est fort réaliste et se veut comme le reflet de la société d’aujourd’hui.

Mais la descente au Nibelheim est plus déconcertante puisque l’on y retrouve Alberich et son frère, Mime, encadrant des fillettes qui fabriquent des jouets. Le jeune garçon enlevé y est odieux, et c’est tout le thème de la perversion de l’enfance qui est ainsi développé dans ce premier volet, enfant qui est perçu comme un enjeu de réussite totale dans la société contemporaine et comme une projection du désir des adultes.

Au retour de Wotan en sa demeure, avec l’enfant, on assiste à un jeu d’échanges avec les géants entre lui, Freia et une autre fillette qu’Erda viendra protéger, sans doute Brünnhilde. 

L’exposition de la pyramide translucide préfigure au final l’élévation sociale que va atteindre cette famille à l’achèvement du Walhalla.

Il est cependant impossible d’avoir la moindre sympathie pour ce monde nettement malsain, malgré les nombreux traits d’humour qu’immisce Valentin Schwarz.

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Musicalement, ‘L’Or du Rhin’ souffre d’un manque d’épanouissement du son depuis l’orchestre vers la salle qui est probablement dû au retrait du chef d’orchestre finlandais Pietari Inkinen, deux semaines avant la première représentation, qui n’a pas laissé suffisamment de temps à Cornelius Meister pour prendre pleinement possession du volume sonore.

L’ouverture est pourtant magnifiquement coulée dans une tonalité ouatée qui s’ouvre très progressivement, mais si les coloris de l’orchestre sont raffinés, le manque de contraste et de tension se fait souvent sentir ce qui prive le récit d’allant et d’impact dramatique.

Comme très souvent à Bayreuth, les solistes sont engagés dans un jeu scénique très fouillé auquel ils se livrent pleinement de bon cœur. Se distinguent Olafur Sigurdarson, qui incarne un Alberich doué de clartés franches et d’un mordant d’une grande intensité, notamment au moment de la malédiction de l’anneau, ainsi qu’Okka von der Damerau qui dépeint une somptueuse Erda tout aussi expressive au rayonnement chaleureux.

Le Wotan d’Egils Silins est correctement chanté mais est plus mat de timbre et moins charismatique, et Christa Mayer impose une Fricka humaine aux couleurs de voix changeantes.

En Loge, Daniel Kirch fait aussi montre d’un grand impact scénique sans être pour autant aussi vocalement acéré que d’autres interprètes du rôle, Jens-Erik Aasbø rend à Fasolt une certaine langueur mélancolique, et Wilhelm Schwinghammer annonce un grand Fafner pour ‘Siegfried’.

Enfin, dans le rôle d’une Freia dépressive, Elisabeth Teige, voix large et ondulante, fait un peu trop mûre pour incarner la voix de la jeunesse éternelle qu’adule cette famille, ce sont donc les trois filles du Rhin,  Lea-ann Dunbar, Stephanie Houtzeel et Katie Stevenson qui évoquent le mieux la chatoyance de la vie.

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Die Walküre

Le premier acte qui ouvre ‘La Walkyrie’ se révèle par la suite moins surprenant puisque l’on se retrouve dans la maison sombre de Hunding, tapissée de souvenirs familiaux comme s’il avait perdu son bonheur conjugal, alors qu’un arbre s’est écroulé sur une partie des murs, signe possible d’une catastrophe personnelle. Il est l’un des gardes de la maison de Wotan.

Siegmund et Sieglinde s’y rencontrent, mais la jeune femme est déjà enceinte. Notung n’est qu’un simple revolver, et au moment de la reconnaissance entre les deux êtres, la maison du garde s’efface  pour faire apparaître deux chambres semblables à celles du palais de Wotan. Le guerrier et la prisonnière se rappellent leur enfance heureuse avec nostalgie, et deux enfants recouverts de paillettes et sans regards – il semble que ce soit une technique de Valentin Schwarz pour représenter sur scène les souvenirs et l’imaginaire – miment leurs jeux innocents. 

Lise Davidsen (Sieglinde)

Lise Davidsen (Sieglinde)

Le second acte découvre ensuite le palais de Wotan recouvert latéralement d’une façade pyramidale pour montrer qu’il a atteint son rêve de grandeur. Un enterrement en grande pompe a lieu, scène impressionnante. Freia s’est suicidée, probablement lasse de toutes les manigances dont elle a été victime, et l’entourage réagit de façon très vive et humaine. 

L’allure de Tomasz Konieczny évoque étonnamment celle de John Forsythe incarnant Blake Carrington dans ‘Dynasty’,  celle d’Iréne Theorin, d’abord rebelle, devient plus conventionnelle au moment de l’arrivée de Siegmund et Sieglinde au palais pour y retrouver peut-être une certaine bienveillance.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Sieglinde souffre à l’approche de son accouchement. Elle est disposée à avorter de l’enfant et repousse Siegmund, qui ne peut l’aider, puis Wotan dont les gestes ambigus laisse supposer que l’arrivée de cet enfant est une porte de salut pour lui, maintenant que Freia n’est plus là pour garantir l’immortalité. Mais l’on a vu Fricka ordonner en présence d’Hunding la mort de Siegmund, et, au moment de la confrontation, c’est Wotan qui abat son propre fils.

Le dernier acte n’a dorénavant plus rien d’épique, et les Walkyries sont devenues d’horribles bourgeoises réparant leur visage dans un salon de soin pour échapper au vieillissement, placage d’une réalité sociale plus absurde qu’autre chose. Sieglinde arrive à s’échapper de ce lieu hideux, mais c’est tout de même un beau tableau final qui est offert au moment où Wotan s’effondre sur une scène largement vide alors que Brünnhilde se dirige au loin vers une petite pyramide sombre percée d’un trait de lumière.

Etrangement, Fricka célèbre au champagne sa victoire, alors que Freia est morte et que Sieglinde a disparu avec l’enfant à naître.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Cette première journée est marquée par la grande prestance de Tomasz Konieczny et son imposant timbre fauve caverneux qui exprime une animalité en conflit avec ses troubles intérieurs, mais aussi par la ferveur de deux splendides artistes dramatiquement puissants, Lise Davidsen, à l’aigu de métal ardent, et Klaus Florian Vogt, à la clarté de bronze impériale, deux voix exceptionnelles et si émouvantes par leur magnificence.

Par ailleurs, l’humaine maturité empreinte de douceur de Georg Zeppenfeld est presque trop belle pour Hunding, et Christa Mayer est toujours une Fricka de belle tenue, avec des inflexions sombres et complexes.

Seule Iréne Theorin, pourtant douée d’un bel abattage, va petit à petit perdre en congruence, les variations de teintes et de reflets vocaux finissant par nuire à sa musicalité.

En comparaison avec ‘L’Or du Rhin’, Cornelius Meister donne plus de volume à l’orchestre, mais il en garde encore sous le pied, si bien que les grands moments emphatiques sont d’une riche élégance ornementale, sans toutefois le déferlement de fougue que l’on pourrait attendre.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Siegfried

Ce troisième volet est celui qui montre les limites de l’imagination prolifique de Valentin Schwarz qui jonche la scène de toutes sortes d’objets et de détails que seuls les spectateurs des premiers rangs du Palais des Festivals peuvent percevoir, à moins de disposer de jumelles.

La maison de Mime ressemble à celle de Hunding, et le nain, grimé en magicien, a organisé une grande journée d’anniversaire pour Siegfried, théâtre de marionnettes à l’appui, pour répondre aux questions du jeune homme sur ses origines. La scène est peu lisible et il est assez difficile de suivre dans le détail ce qu’il se joue, mais l’on comprend que ce premier acte dédié à la forge de l’épée met surtout en scène la crise d’émancipation de Siegfried de manière pas toujours très fine, comme lorsqu’un poster de femme nue est brandi. 

Le second acte se déroule dans une nouvelle pièce du Walhalla où le suspens est habilement tenu pour révéler que la personne alitée, en fin de vie, autour de laquelle attendent Albérich et Wotan, est Fafner. A nouveau, de petits gestes malsains à l’égard d’une des soignantes, qui se révèlera être l’oiseau, montrent un monde tombant en décrépitude.

Fafner, bien qu’ayant réussi à se lever, s’écroule finalement sans que Siegfried n’y soit pour grand-chose. Mais c’est un autre jeune homme, Hagen, qui s’empare de ses bijoux, le rôle étant à ce stade là joué par un acteur plus adulte que dans ‘Rheingold’.

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

En quête de Brünnhilde que la mort du vieux voyou a révélé, Siegfried est aux abords du Walhalla et délivre la Walkyrie où la confusion entre mère et femme amante est entretenue dans un décor où, enfin, un véritable moment de poésie s’installe à partir de la scène du réveil pour se poursuivre par un duo hypnotisant sous les lumières crépusculaires qui traversent les grandes parois de verre du palais.

Un nouveau personnage qui représente le fidèle Grane – on le comprendra au dernier épisode – intervient afin de créer une tension autour de Brünnhilde qui hésite à faire confiance à son libérateur. Une petite scène humoristique signe enfin la décision de suivre Siegfried.

Pour cette seconde journée, Tomasz Konieczny poursuit sa prestigieuse personnification du Wanderer avec une assise formidable et une force féroce, et Arnold Bezuyen fait sensiblement ressentir les faiblesses humaines de Mime qui résonnent fort bien avec sa personnalité incapable d’agir

Andreas Schager (Siegfried)

Andreas Schager (Siegfried)

Splendide par son abattage déluré avec lequel il défigure la maison de Mime et s’impose face à Fafner, Andreas Schager est pour beaucoup dans l’intérêt qui est porté à cette soirée, car sa vitalité éclatante arrive à transcender les trivialités visuelles. Il s’épuise néanmoins à la toute fin, mais personne ne lui en veut car le geste de cet artiste est irradiant.

Et excellent Fafner, Wilhelm Schwinghammer pourrait réveiller les morts tant la noirceur de son timbre est plaintive et insondable, alors que la rondeur profonde mais lumineuse d' Okka von der Damerau mériterait encore plus d’obscurité mortifère pour rendre la dernière intervention d’Erda absolument désespérée.

Enfin, lumineuse et touchante, Daniela Köhler offre un beau portrait classique d’une Brünnhilde rajeunie, mais qui n’aurait pas les graves suffisants si elle devait l’interpréter dans ‘Götterdämmerung’, et Cornelius Meister devient absolument merveilleux dans le grand tableau final où les cordes prédominent dans des nuances mahlériennes de toute beauté, sans faire oublier qu'il a tendance à retenir les cuivres nécessaires à l’élan et au tranchant musical dans certains passages antérieurs.

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Götterdämmerung

Après la disparition des voyous, ‘Le Crépuscule des Dieux’ ouvre le champ aux exécutants d’Alberich. 
Dans la chambre où dort l’enfant de Siegfried, qui est devenu un homme bien installé issu d’une grande famille bourgeoise, apparaissent en songe les trois nornes, recouvertes de paillettes au regard dissimulé, ainsi qu’Alberich qui arrive à se saisir de l’arme-jouet de l’enfant. 

Cette arme réapparaitra au second acte sans qu’elle paraisse jouer un rôle fondamental.

Une fois que s’achève ce prologue sur la scène d’exaltation entre Siegfried et Brünnhilde, un nouvel appartement en cours d’aménagement se déploie sur toute sa longueur, et le couple formé par Gunther et Gutrune auquel est lié Hagen se présente comme une famille de nouveaux riches sadiques – un tableau les montre tous trois chassant le zèbre en Afrique – sans colonne vertébrale morale et prête à tout pour détruire les puissants.

Gunther porte un pull où est inscrit ‘Who the fuck is grane ?’ en lettres luminescentes, et Gutrune est affublée d’une superbe robe vert-fluo.

Et une fois le sang du fidèle serviteur versé dans la coupe qui va servir à faire perdre la mémoire à Siegfried, le malheureux Grane est lacéré de coups, torturé et découpé sans aucune raison et dans l’indifférence générale.

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Le jeu d’acteurs de cette séquence est particulièrement bien affuté pour Gunther qui dégage une épaisseur délirante et vicieuse, et même Gutrune apparaît comme véritablement complice et non comme une femme effacée. Hagen est, lui, plus introverti.

Retour dans la chambre de l’enfant de Siegfried où Brünnhilde assiste à l’arrivée de sa sœur Waltraute qui, terrorisée et ayant envie d’en finir avec la vie, vient lui annoncer que le Walhalla n’est plus qu’un palais de fantômes, ce que Wotan avait déjà constaté lorsqu’il y avait retrouvé Erda au dernier acte de ‘Siegfried’

La scène est d’une grande puissance dramatique, mais une fois Waltraute partie, c’est Gunther qui baillonne l’enfant et tente d’abuser de la Walkyrie. Siegfried est complice.

La solitude moribonde de Hagen est ensuite présentée dans une grande salle uniquement occupée par un punching-ball sous des éclairages froids et lugubres très réussis. Avec Alberich, tous deux paraissent ne posséder qu’un grand vide, et l’instant de basculement de la malédiction est marqué par l’arrivée du chœur habillé de noir et affublé de masques rouges de mythologie nordique aux mêmes dessins que ceux que l’on voyait régulièrement dans les mains des enfants depuis ‘Rheingold’, sans que l’on ne sache auparavant ce que traduisaient ces petits indices annonciateurs, c'est à dire le sceau du destin qui pèse sur les clans de Wotan et Alberich. 

Elisabeth Teige  (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Elisabeth Teige (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Et si ‘La Walkyrie’ et ‘Siegfried’ s’achevaient sur les deux plus belles images de cette Tétralogie, c’est la fin du deuxième acte de ‘Götterdämmerung’ qui offre la troisième belle image lorsque Brünnhilde contemple en contre-jour, impuissante, le duo formé au loin par Siegfried et Gutrune.

Car le dernier acte de cette dernière journée s’achève sur la sordide vision d’un large conteneur, qui pourrait représenter les profondeurs du Rhin asséché, où l’on voit Siegfried apprendre à son enfant à pêcher à la ligne, instant de bonheur dérisoire au fond d’un triste puit. C’est là que Hagen tue banalement le héros alors que Gunther descend pour y jeter la tête de Grane, avant de s’enfuir sous l’effet de la panique. Les Gibichungen, tous saouls, viennent entourer la fosse, puis surgit Brünnhilde qui entame une danse à la Salomé avec la tête de Grane et finit par se coucher près de Siegfried, une image du néant absolu, alors qu'en filigrane une icône des frères jumeaux originels enlacés et, cette fois, réconciliés apparait.

C’est très pesant à voir et n’a aucun sens, et il faut véritablement la détermination d’Iréne Theorin, plus intègre vocalement que dans ‘La Walkyrie’, pour donner un intérêt à cet acte où Michael Kupfer-Radecky réalise une incarnation sauvage et forte de Gunther comme rarement il est possible de le voir. 

Sur ce plan, la réussite du portrait psychologique de ce personnage totalement détraqué est à mettre au crédit de Valentin Schwarz et du baryton allemand.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Christa Mayer est elle aussi fascinante en Waltraute aux aigus bien dardés et dotée de couleurs vocales altérées qui lui donnent un caractère enténébré, ainsi qu’Elisabeth Teige en Gutrune, vibrante d’une noirceur toute charnelle. Quant à Albert Dohmen, il décrit un Hagen dépressif avec une intériorité sombre mais pas abyssale pour autant.

Et depuis le début, Olafur Sigurdarson porte la voix d’Alberich avec une éloquence très assurée, alors que Stephen Gould se charge de contenir Siegfried dans une tonalité désabusée, plus monotone qu’Andreas Schager, ce qui, dans le cadre de cette mise en scène qui espace chaque épisode d’une génération à chaque fois, a plutôt du sens.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Il faut un certain temps pour apprivoiser la fosse de Bayreuth, mais ‘Götterdämmerung’ se présente comme le volet le plus abouti par Cornelius Meister qui œuvre avec un geste éthéré et luxuriant – il faut entendre ces agrégats de cuivres argentés, de bois chauds et de cordes filées qui se mêlent magnifiquement au sein d’une respiration ample -, et qui estompe aussi les noirceurs pour leur donner une valeur plus subtile et subconsciente.

Il est indéniable qu’une partie du public a apprécié cette démarche dramaturgique qui tire son intérêt de tous les éléments introduits qui posent des dizaines questions, mais si dans une approche de divertissement cela peut se comprendre, il reste que l’auditeur qui veut mieux appréhender les vérités contenues dans cet ouvrage monumental, et apprécier une meilleure concordance avec les mouvements de la musique, sera tenté d’aller découvrir les prochains ‘Ring’ par Dmitri Tcherniakov à Berlin (2022/2023),  Calixto Bieito à Paris (2024/2026) ou bien Tobias Kratzer à Munich (2024/2026).

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

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