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Publié le 11 Mars 2022

Wozzeck (Alban Berg – 1925)
Répétition générale du 05 mars et représentation du 10 mars 2022
Opéra Bastille

Wozzeck Johan Reuter
Tambourmajor John Daszak
Andres Tansel Akzeybek
Hauptmann Gerhard Siegel
Doktor Falk Struckmann
Erster Handwerksbursch Mikhail Timoshenko
Zweiter Handwerksbursch Tobias Westman
Der Narr Heinz Göhrig
Marie Eva‑Maria Westbroek
Margret Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Ein Soldat Vincent Morell
Solo chœur Luca Sannai

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène William Kentridge (2017)

Coproduction Festival de Salzbourg, New York Metropolitan Opera, Canadian Opera Company, Opera Australia

Partie de Salzbourg en août 2017 pour Sydney en 2019 puis New-York en janvier 2020 – un compte-rendu d'une des représentations américaines peut être consulté sous le lien suivant Wozzeck dirigé par Yannick Nezet-Séguin au MET – la production de ‘Wozzeck’ par William Kentridge arrive sur le plateau Bastille pour se substituer à celle de Christoph Marthaler reprise une dernière fois il y a 5 ans.

Falk Struckmann (Doktor) et Gerhard Siegel (Hauptmann)

Falk Struckmann (Doktor) et Gerhard Siegel (Hauptmann)

La vision du metteur en scène sud-africain se distancie du drame de Georg Büchner, ‘Woyzech’, qui avait fortement impressionné Alban Berg, pour replacer ce drame social au cours de la Première Guerre mondiale afin de restituer avec la plus grande force possible les horreurs des conflits armés et leurs traumatismes indélébiles sur les hommes.

Dans le contexte international actuel de guerre en Europe, ce spectacle se charge d’un contenu émotionnel puissant qui est amplifié par l’extraordinaire direction musicale de Susanna Mälkki aux reflets sombres, épiques et expressionnistes. 

Eva‑Maria Westbroek (Marie)

Eva‑Maria Westbroek (Marie)

Elle fait de l’orchestre de l’Opéra de Paris un être vivant à part entière qui respire avec l’action théâtrale et semble même manipuler les gestes des différents caractères. Il faut voir et entendre à quel point la musique peut faire ressentir le souffle de la victime quand, par exemple, le Tambour Major chanté par un John Daszak brusque et éclatant s’en prend à Wozzeck jeté à terre.

La tension sans relâche du drame est toujours parcourue de scintillements étoilés ou de poétiques flottements de harpe, le tissu orchestral peut se faire d’une infime épaisseur pour décrire des brumes qui s’évaporent irrésistiblement, le délié des bois peut se faire symphonie hypnotique, et il y a ce moment conclusif saisissant quand l’orchestre explose dans les dernières minutes sur des images de bombardements glaçantes, même si elles sont artistiquement stylisées.

Rien que pour connaitre cette grande interprétation orchestrale moderne de 'Wozzeck', vous devez venir éprouver ce choc inoubliable entre notre temps et une telle splendeur.

John Daszak (Tambourmajor) et Johan Reuter (Wozzeck)

John Daszak (Tambourmajor) et Johan Reuter (Wozzeck)

Au creux de ces images d’une beauté imparable qui jouent sur des illusions de profondeurs de champs variables, et qui font également tourner la tête par tout ce qu’elles suggèrent des désaxements dus à la guerre, les chanteurs ne sont pas pour autant relayés au second plan. Johan Reuter dépeint un Wozzeck d’un excellent impact théâtral, humain et paumé, clairement habité par le ressentiment, qui s’appuie sur une une diction mordante, mais avec une palette de couleurs peu étendue. 

Mikhail Timoshenko (Erster Handwerksbursch)

Mikhail Timoshenko (Erster Handwerksbursch)

Eva-Maria Westbroek, d’une ampleur vocale généreuse, brosse le portrait d’une Marie forte et présente, mais comme Kentridge ne l’aide pas à valoriser les nuances de sentiments, son personnage  reste assez monolithique tout au long de cette histoire où Gerhard Siegel domine incontestablement en capitaine très sûr de lui avec des éclats vocaux audacieux et implacables.

Le docteur de Falk Struckmann a encore des choses à dire mais sa prestance est relativement atténuée, et Tansel Akzeybek induit chez Andres un tempérament volontaire et bien affirmé qui s’impose sans que sa voix ne soit des plus puissantes. Il a surtout du souffle et des aigus filés très agréables malgré la tension qu’il doit affronter.

Wozzeck (Westbroek - Reuter - Siegel - Mälkki - Kentridge) Opéra de Paris

Parmi les petits rôles, c’est Mikhail Timoshenko qui tire le mieux son épingle du jeu à travers une caractérisation particulièrement aboutie d’un des deux artisans, que ce soit pour ses nuances et sa brillance vocale ou bien sa fermeté et son solide jeu d’une grande vivacité. Ce jeune chanteur en veut et prouve qu’il peut se donner à fond même pour un rôle assez bref. 

Quant à Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, elle se révèle très à l’aise scéniquement, mais sa Margret manque encore un peu de projection vocale pour Bastille pour être totalement prégnante. 

Falk Struckmann, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Falk Struckmann, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Enfin, le chœur, superbement préparé par Ching-Lien Wu, offre une démonstration d’unité et de vigueur marquante d’autant plus qu’il est disposé en avant scène et de manière étagée, si bien qu’il agit comme une véritable batterie vocale chargée de tétaniser le public. En bref, un ‘Wozzeck’ brillamment porté par ses ensembles vocaux et orchestraux qui subliment une production très grave par le sujet qu'elle aborde.

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Publié le 10 Mars 2022

A Quiet Place (Leonard Bernstein – 1983)
Livret Stephen Wadsworth - adaptation de 2013
Création mondiale de la nouvelle orchestration pour grand orchestre
Répétition générale du 04 mars et représentation du 09 mars 2022
Palais Garnier

Dede Claudia Boyle
François Frédéric Antoun
Junior Gordon Bintner
Sam Russell Braun
Funeral director Colin Judson
Bill Régis Mengus
Susie Hélène Schneiderman
Analyst Loïc Félix
Doc Jean-Luc Ballestra
Mrs Doc Emanuela Pascu
Mourners Soprano Marianne Croux
Mourners Alto Ramya Roy
Mourners Tenor Kiup Lee
Mourners Bass Niall Anderson
Dinah Johanna Wokalek

Direction musicale Kent Nagano                                 Johanna Wokalek (Dinah)
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2022)
Décors, Costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Collaboration artistique Claude Bardouil
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Diffusion sur France Musique le 23 avril 2022 à 20h

L’entrée au répertoire de ‘A Quiet Place’, le dernier opéra de Leonard Bernstein, est un évènement pour l’Opéra national de Paris pour plusieurs raisons :

Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François) et Gordon Bintner (Junior)

Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François) et Gordon Bintner (Junior)

Premièrement, il s’agit du premier opéra d’un compositeur d’origine américaine qui soit joué sur la scène du Palais Garnier depuis son ouverture le 05 janvier 1875, et il s’agit du second opéra d’un compositeur d’origine américaine qu’ait accueilli l’institution au cours de son histoire depuis ’Porgy and Bess’ de Georg Gershwin donné sur la scène Bastille en décembre 1996 dans une production du Houston Grand Opera.

A Quiet Place (Boyle - Bintner -Nagano - Warlikowski) Opéra de Paris

Secondement, il s’agit d’une première en France. ‘A Quiet Place’ fut créé, fort à propos, au Houston Grand Opera le 17 juin 1983 dans une version en un acte, en seconde partie de son premier opéra ‘Trouble in Tahiti’ créé en 1952. 

Loïc Félix (Analyst) et Emanuela Pascu (Mrs Doc)

Loïc Félix (Analyst) et Emanuela Pascu (Mrs Doc)

Puis, Leonard Bernstein arrangea en 1984 une nouvelle version en trois actes de son opéra pour la Scala de Milan et Washington, moyennant quelques coupures et la suppression des personnages secondaires après la scène de l’enterrement, en y fondant sous forme de flash-back ‘Trouble in Tahiti’. Il l’améliora et le dirigea en 1986 à l’Opéra de Vienne. Un enregistrement de cette version est disponible aujourd’hui chez DG.

Claudia Boyle (Dede) et Danielle Gabou

Claudia Boyle (Dede) et Danielle Gabou

Kent Nagano collaborait déjà avec le compositeur à cette époque et trouvait, lui aussi, qu’une version de chambre de cet opéra correspondrait mieux à l’intimisme de la pièce. En 2013, le chef d’orchestre américain présenta au Konzerthaus de Berlin une version de chambre de ‘A Quiet Place’ orchestrée par Garth Edwin Sunderland pour 18 musiciens, qui revenait à la partition originale, sans l’insert de ‘Trouble in Tahiti’, et réintégrait les passages coupés en 1984, mais pas les personnages secondaires aux deux derniers actes. Cette version fut enregistrée pour Decca en 2018.

Et pour le Palais Garnier, Kent Nagano propose de faire découvrir au public parisien, en création mondiale, une nouvelle orchestration pour grand orchestre de cette version de 2013 afin de s’adapter aux dimensions de la salle de style Second Empire.

Colin Judson (Funeral director)

Colin Judson (Funeral director)

Enfin, troisièmement, Kent Nagano fait son grand retour sur la scène de l’Opéra national de Paris, 13 ans après avoir dirigé ‘Werther’ à l’Opéra Bastille. Il est l’un des chefs d’orchestre américains que Gerard Mortier avait pour habitude d’inviter régulièrement tout au long de son mandat de 2004 à 2009.

Hélène Schneiderman (Susie), Régis Mengus (Bill) et Claudia Boyle (Dede)

Hélène Schneiderman (Susie), Régis Mengus (Bill) et Claudia Boyle (Dede)

Et à grand chef d’orchestre grand metteur en scène, puisque c’est à Krzysztof Warlikowski qu’Alexander Neef a proposé de réaliser l’interprétation théâtrale de cet ouvrage qui traite de relations familiales abîmées, de non-dits, de la question de la bisexualité et du suicide qui éloignent cette famille des normes de bonheur bien établies de la société américaine des années 50-60.

Kent Nagano et Krzysztof Warlikowski se connaissent bien puisqu’ils ont collaboré ensemble en 2018 à Salzbourg pour la nouvelle production de ‘The Bassarids’ de Henze. Ils partagent le même goût pour les œuvres musicalement riches aux thèmes complexes, avec une véritable appétence pour la recherche et la réflexion sur leurs sens.

Johanna Wokalek (Dinah) et Gordon Bintner (Junior)

Johanna Wokalek (Dinah) et Gordon Bintner (Junior)

‘A Quiet Place’ débute par une superbe vidéographie en images de synthèse de Kamil Polak où l’on assiste aux dernières minutes de la vie de Dinah, perdue dans ses pensées au volant de son véhicule dont elle va perdre le contrôle. Malgré la violence de l’accident, le vidéaste préserve la grâce et la beauté de la victime pour faire de la mort un moment d’apaisement, comme l’évoquera Junior dans les dernières minutes de l’opéra.

La scène s’ouvre sur les funérailles qui se déroulent dans une sorte de salle de conférence aux teintes bleu-vert, une trentaine de sièges étant tournés vers la salle du Palais Garnier, un bar rose-fluo se tenant en arrière plan, avec le cercueil de Dinah disposé en position centrale.

Gordon Bintner (Junior)

Gordon Bintner (Junior)

Krzysztof Warlikowski rend extrêmement vivants tous les personnages secondaires qui animent de manière assez futile cette cérémonie. Colin Judson, le croque-mort au timbre clair et réaliste, Hélène Schneiderman, Susie pétillante aux couleurs vocales fantaisistes, Loïc Félix, psychiatre d’allure rigoriste, la somptueuse Emanuela Pascu associée à Jean-Luc Ballestra en couple Doc, et les pleureurs, installés côté cour, Marianne Croux, Ramya Roy, Kiup Lee et Niall Anderson, tous issus de l’Académie de l’Opéra.

Ce premier acte introduit, non sans violence dans les ragots que colportent cette petite communauté, la famille de Dinah. Des acteurs noirs, parmi lesquels la comédienne et chorégraphe Danielle Gabou qui tient le portrait de la victime comme pour rappeler aux invités pour qui ils sont présents, illustrent le positionnement des noirs dans cette société qui ne s’est pas encore totalement émancipée.

Gordon Bintner (Junior)

Gordon Bintner (Junior)

Kent Nagano se régale à induire dans la vivacité des interjections musicales et ses réminiscences mélodiques attendrissantes l’humanité piquante de cette grande scène sociale et chaotique qui frise l’hystérie.
Il y a même une grande similarité de texture vocale entre Frédéric Antoun (François) et Régis Mengus (Bill), dans des tons mats et austères bien que le premier soit ténor et le second baryton, et ce premier tableau révèle ceux qui étaient attachés à Dinah par un amour inabouti.

Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Deux chanteurs principaux présents ce soir, Claudia Boyle et Gordon Bintner, ont participé à l’enregistrement de 2018 et font, à cette occasion, leurs débuts à l’Opéra national de Paris. La soprano irlandaise est réjouissante de par son expressivité naturellement souple et sympathique qui respire l’optimisme, et de par la facilité avec laquelle elle parle en chantant avec un brillant qui fuse avec une grande netteté. 

Le baryton canadien est quant à lui absolument géant. Gordon Bintner est non seulement un immense acteur par la façon dont il s’approprie un personnage lunatique, drôle et irrévérencieux, mais aussi par sa grande largeur de voix, ferme et adaptable, et une chaleur doucereuse qui imposent un charisme éblouissant.

Gordon Bintner (Junior), Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Gordon Bintner (Junior), Russell Braun (Sam) et Claudia Boyle (Dede)

Dans le second acte, Krzysztof Warlikowski met en scène de manière très directe, côté jardin, la vie homosexuelle de Junior et sa relation en ménage par le passé avec François, tandis que côté cour, c’est l’intérieur aux couleurs vert malachite de l’appartement de ses parents qui est représenté où Sam, incarné par un Russell Braun désabusé, et Dede, cherchent à résoudre leurs problèmes en fouillant dans le passé des souvenirs de Dinah.

Claudia Boyle (Dede), Russell Braun (Sam) et Frédéric Antoun (François)

Claudia Boyle (Dede), Russell Braun (Sam) et Frédéric Antoun (François)

Comme un fantôme qui erre parmi eux, l’actrice allemande Johanna Wokalek joue avec nonchalance et mélancolie l’âme de Dinah en observant en silence comment son monde affectif réagit après sa disparition. Sa présence permet au spectateur de s’identifier aux sentiments d’un personnage disparu et de renforcer le lien émotionnel à cette histoire familiale.

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Le troisième acte est véritablement le moment psychothérapeutique de cette histoire, et la résolution se joue à travers le jeu de tague que Krzysztof Warlikowski illustre par l’emploi d‘un revolver en plastique. Il s’agit de désamorcer les haines latentes. Malgré l’imbroglio émotionnel, le fait de voir que les liens entre le père et le fils, qui ne s’étaient plus vus pendant 20 ans, n’ont point perdu de force montre aussi ce qu’est la valeur de la vie, et en quoi il ne faut jamais perdre espoir dans les rapports humains.

Très belle idée aussi que de faire apparaître un petit garçon, Junior dans son enfance, qui regarde l’émission de Leonard Bernstein ‘Young People’s Concerts’ en 1958 à travers laquelle le compositeur explique aux téléspectateurs comment Tchaikovski réussit à transmettre ses émotions dans sa quatrième symphonie.

Kent Nagano

Kent Nagano

On comprend l’attachement de Kent Nagano à cette partition. Elle lui permet autant d’entrer dans un univers intimiste dynamisant en jouant sur la fragilité des sonorités ténues avec quelques instrumentistes, que de caresser des mélodies immédiatement tendres et harmonieuses, pour déployer aussi de grands ensembles richement orchestrés et luxuriants comme dans les grands opéras de Richard Strauss. Cet amour de magicien méticuleux pour l’orchestration est une autre dimension profonde de cette création française.

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Publié le 6 Mars 2022

Le Crépuscule des Dieux (Richard Wagner – 1876)
Représentation du 27 février 2022
Teatro Real de Madrid

Siegfried Andreas Schager 
Gunther Lauri Vasar
Alberich Martin Winkler
Hagen Stephen Milling
Brünnhilde Ricarda Merbeth
Gutrune Amanda Majeski
Waltraute Michaela Schuster
Les trois Nornes Claudia Huckle, Kai Rüütel, Amanda Majeski
Woglinde Elizabeth Bailey
Wellgunde Maria Miró 
Flosshilde Claudia Huckle

Direction musicale Pablo Heras-Casado
Mise en scène Robert Carsen (2002)                            
Claudia Huckle (Une Norne)
Chœur et Orchestre du Teatro Real de Madrid

Créé à Cologne de 2000 à 2002 où il sera repris intégralement en 2007 après un passage à Venise ('La Walkyrie' joué à la Sérénissime en 2006 avait été commenté ci-après - La Walkyrie à la Fenice), le Ring mis en scène par Robert Carsen a ensuite voyagé au Liceu de Barcelone de 2013 à 2016 pour être finalement monté au Teatro Real de Madrid à partir de 2019.

Andreas Schager (Siegfried) et Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Andreas Schager (Siegfried) et Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

La soirée du 27 février 2022 clôt ainsi la reprise de ce cycle dans des conditions bien particulières, trois jours après le début de l’attaque Russe en Ukraine.

La scénographie de Robert Carsen se limite à seulement trois unités de lieu avec une économie de moyens qui explique la facilité à la déployer de théâtres en théâtres. 

Andreas Schager (Siegfried)

Andreas Schager (Siegfried)

Ainsi, le prologue se déroule dans une pièce désertée d’un palais où les Nornes scellent le vieux mobilier entassé au centre de la pièce principale sous une lumière orangée crépusculaire tout en prédisant l’incendie prochain du Walhalla.

Quant aux trois actes qui suivent, ils alternent entre un champ de bataille dévasté jonché des restes vestimentaires de soldats morts au combat, auxquels s’ajouteront ultérieurement des débris de bombardements, et le palais des Gibichungen transformé en état major militaire d’une nation dictatoriale où trône, en arrière plan, deux cartes du Rhin qui s'étendent respectivement au nord et au sud de Cologne, le lieu de création de la production.

Stephen Milling (Hagen) et Lauri Vasar (Gunther)

Stephen Milling (Hagen) et Lauri Vasar (Gunther)

Incarnant les trois filles d’Erda, Claudia Huckle, Kai Rüütel, Amanda Majeski forment un groupe de femmes visionnaires et soudées aux timbres bien distincts et complémentaires, avec une certaine âpreté dans leur brillance, et quand apparaissent Andreas Schager et Ricarda Merbeth, la scène s’enflamme une première fois de par le rayonnement héroïque avec lequel ils confrontent Siegfried et Brünnhilde à la salle dans une exaltation vocale et orchestrale formidablement galvanisante.

Andreas Schager (Siegfried) et Lauri Vasar (Gunther)

Andreas Schager (Siegfried) et Lauri Vasar (Gunther)

Le ténor autrichien s'avère d’une solidité à toute épreuve, d’une grande clarté légèrement ombrée et un soupçon de tendresse qu’il détourne progressivement pour jouer un personnage sûr de lui et plaisantant de manière fort drôle, même avec ses ennemis, tant il est inconscient de la situation. Probablement est-il toujours aujourd’hui le Siegfried le plus complet de sa génération qui allie générosité et innocence adolescente attachante.

Stephen Milling (Hagen)

Stephen Milling (Hagen)

Depuis le temps qu’elle apparaît sur toutes les scènes wagnériennes, Ricarda Merbeth tient toujours fièrement une vaillance chevillée au corps, sa voix peu colorée dans les graves se déployant largement dans l’aigu en vibrations soyeuses aux teintes d’ivoire, comme si une joie transcendante irradiait en permanence son chant.

Quand on la retrouve plus loin avec Michaela Schuster qui apporte à Waltraute un sens de l’urgence dramatique dans une tessiture médium grave à l’homogénéité assez bien maîtrisée, la soprano allemande renvoie aussi une image de grande force intérieure naturellement poignante.

Ricarda Merbeth (Brünnhilde) et Michaela Schuster (Waltraute)

Ricarda Merbeth (Brünnhilde) et Michaela Schuster (Waltraute)

Dans la famille des Gibichungen et affiliés, Amanda Majeski dépeint une Gutrune noble et attendrissante, telle une Lady Diana œuvrant pour la paix, et Lauri Vasar, au spectre vocal nettement focalisé, incarne un Gunther empreint de fulgurances et de détermination, mais qui apparait aussi comme quelqu’un de facilement manipulable.

Amanda Majeski (Gutrune)

Amanda Majeski (Gutrune)

Stephen Milling est évidemment un impressionnant Hagen aux belles résonances inquiétantes, un peu atténuées toutefois par la grandeur de l’espace scénique, et ressemble fortement à une sorte d’apparatchik qui contrôle les leaders militaires, Gunther compris, pour arriver à ses fins.

Et si 'Le Crépuscule des Dieux' n’est pas le volet qui met le mieux en valeur le rôle d’Alberich, Martin Winkler investit cependant excellemment chaque instant à faire vivre la nervosité vociférante de son personnage.

Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Ricarda Merbeth (Brünnhilde)

Maîtrisant un ensemble de musiciens devenus une redoutable phalange depuis le travail de rénovation entrepris par Gerard Mortier 12 ans plus tôt, Pablo Heras-Casado emporte le flot musical en déroulant de splendides volutes aux colorations de fer forgé par des cuivres rougeoyants, une fusion de timbres où des tissures de lumières d’or se faufilent au milieu de cette lave vivante souple et majestueuse. 

Côté cour, s’admire une batterie de cuivres chauds disposés dans les premières loges, et côté jardin, une autre batterie de harpes induit une limpide poésie aux sonorités moirées de l’orchestre central, et nous avons donc là un récit fluide noir et crépusculaire, amplifié par de très belles images désolées et des contre-jours de brumes ou de feux.

Andreas Schager (Siegfried)

Andreas Schager (Siegfried)

Et soudain, survient un moment politique fort quand apparaît le corps de Siegfried enveloppé du drapeau Ukrainien après son lâche assassinat par Hagen. L’attitude digne et le regard en veille désespérée de Ricarda Merbeth à ce moment là resteront à jamais gravés dans les mémoires de chacun. 

Ricarda Merbeth (Brünnhilde) et Andreas Schager (Siegfried)

Ricarda Merbeth (Brünnhilde) et Andreas Schager (Siegfried)

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Publié le 5 Mars 2022

El Abrecartas (Luis de Pablo – 2015)
Livret de Vicente Molina Foix, basé sur la nouvelle éponyme (2006)
Représentation du 26 février 2022

Federico García Lorca Airam Hernández
Vicente Aleixandre Borja Quiza
Miguel Hernández José Antonio López
Rafael José Manuel Montero
Alfonso Mikeldi Atxalandabaso
Andrés Acero Jorge Rodríguez-Norton
Salvador / Setefilla Ana Ibarra
Ramiro Vicenç Esteve
Comisario Gabriel Díaz
Eugenio d’Ors David Sánchez
Sombra Laura Vila

Direction musicale Fabián Panisello
Mise en scène Xavier Albertí (2022)
Chœur et orchestre titulaires du Teatro Real de Madrid 
          
Vicenç Esteve (Ramiro)
Petits Chanteurs de la JORCAM

La création mondiale d’'El Abrecartas' parachève le legs important de Gerard Mortier à la rénovation musicale du Teatro Real de Madrid entrepris dès 2009. Joan Matabosch, le directeur actuel de l’institution madrilène, aura ainsi tenu jusqu’au bout ses engagements envers son prédécesseur, 8 ans après sa disparition.

Jorge Rodríguez-Norton (Andrés Acero)

Jorge Rodríguez-Norton (Andrés Acero)

C’est en effet en 2010 que Gerard Mortier passa commande d’’El Abrecartas’ à Luis de Pablo (Bilbao, 1930 – Madrid, 2021) qui eut le projet d’adapter la nouvelle éponyme de Vicente Molina Foix récompensée en 2007 ‘Premio Nacional de Literatura en la modalitad de Narrativa’

Il s’agit de la troisième coopération entre les deux créateurs dans le domaine du théâtre musical après ‘El viajero indiscreto’ (Madrid, Teatro de la Zarzuela - 1990) et ‘La madre invite a comer’ (Biennale de Venise, Théâtre Goldoni - 1993).

Mais après plusieurs reports, il aura fallu attendre le 16 février 2022 pour que cette nouvelle création puisse avoir lieu, un an après la disparition du compositeur.

Airam Hernández (Federico García Lorca)

Airam Hernández (Federico García Lorca)

L’opéra adapte les 220 premières pages de ce roman (450 pages au total) à travers la représentation de six scènes qui se déroulent de 1932 à 1956, de la Seconde République qui précéda la Guerre d’Espagne jusqu’aux années les plus dures du régime de Franco.

Il s’agit moins d’une histoire qui est racontée que d’un assemblage de souvenirs qui permettent de donner une prégnance visuelle et auditive à des sensations intérieures accumulées au cours du temps.

La scénographie est ainsi à la fois épurée avec des éléments de décors simples, lits, armoires, tableaux, aux contours lissés et subtilement éclairés par des lumières changeantes en fonction des atmosphères et des jeux d’ombres savamment calculés. Et même de simples parallélépipèdes peuvent évoquer, selon leur orientation, des bureaux ou, plus loin, des pierres tombales au cours de la guerre.

Rues de Madrid (1932)

Rues de Madrid (1932)

Le chant, monotone et parfois lugubre, est surtout l’expression de lamentations et de souffrances exaltées qui montrent un désir de vivre qui se heurte au monde existant. Toutes les tessitures de voix sont représentées dans des couleurs bien timbrées qu’elles soient rossinienne, comme celle d’Airam Hernández qui incarne Federico Garcia Lorca évoquant son enfance, écorchée, quand José Antonio Lopez pleure la perte du poète sous les traits de Miguel Hernandez, ambrée et intense pour la nature révoltée d’Andres Acero portée par Jorge Rodríguez-Norton, plus mate et oscillante sous les lèvres de Borja Quiza qui joue ici Vicente Aleixandre, l’ami et poète homosexuel de Federico.

L’informateur Ramiro est la figure la plus forte et la mieux dessinée aussi bien dramatiquement qu'en terme d’interprétation par Vicenç Esteve, charismatique et tout autant diabolique.

José Manuel Montero (Rafael) - Au théâtre à Grenade (1932)

José Manuel Montero (Rafael) - Au théâtre à Grenade (1932)

Mais c’est véritablement la musique qui fait le prix de cet ouvrage car elle est employée comme une peinture raffinée des différents climats des lieux et des époques, toujours changeants, pouvant autant comprendre uniquement des ornements à base de bois solo pour accompagner le chant mélancolique, que s’enrichir de tous les timbres, cuivres racés et cordes en tissus vibrionnants inclus, pour dépeindre des atmosphères amusantes, mystérieuses, inquiétantes, voir stressantes, avec une originalité telle qu’il paraît difficile d’en comprendre toute la logique en une seule écoute.

On pourrait y voir un croisement entre l’écriture de Berg, Britten et Webern, mais cela n’en est que réducteur. Luis de Pablo introduit aussi des motifs populaires de la musique espagnole réarrangés, sans que cela ne soit qu’une simple imitation, pour rester dans l’esprit d’ensemble de sa composition.

Pour Fabián Panisello, le chef d’orchestre, il s’agit d’un plaisir de tous les instants à tisser la structure complexe d’une œuvre vivante aux multiples convulsions, une musique qui serpente en permanence avec un vrai sens des atmosphères.

Scène 5 : écrivains, auteurs et personnalités anonymes sous le Franquisme

Scène 5 : écrivains, auteurs et personnalités anonymes sous le Franquisme

Les impressions qui dominent ce voyage de 30 ans à travers l’Espagne du milieu du XXe siècle mêlent des images du désir, qu’il soit homosexuel ou somptueusement sensualisé par ‘La Vénus d’Urbin’, de l’inspiration religieuse et de sa compromission avec le régime, de la folklorisation factice de l’art, ainsi que des portraits d’intellectuels mêlés à des personnalités anonymes.

Xavier Albertí, le metteur en scène, se révèle habile peintre, économe, et en osmose avec la musique.
Et si les Petits Chanteurs de la JORCAM décrivent des chants fins et estompés par les souvenirs du temps au début de l’ouvrage, le chœur féminin, lui, fait entendre un magnifique chant liturgique au charme fleuri dans la dernière partie, une splendide trouvaille du compositeur.

Vicenç Esteve (Ramiro)

Vicenç Esteve (Ramiro)

Pour la dernière des six représentations, le Teatro Real était bien rempli. Et même si une partie du public s’est vite levée au final, la grande majorité est restée à saluer sincèrement et chaleureusement, ce qui montre qu’il y a dans cet ouvrage une force, ou une incompréhension, qui peut diviser le public madrilène de manière assez nette. 

Mikeldi Atxalandabaso (Alfonso)

Mikeldi Atxalandabaso (Alfonso)

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Publié le 1 Février 2022

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – Prague 29 octobre 1787 – Vienne 07 mai 1788)
Version de Vienne
Répétition générale du 29 janvier et représentation du 16 février 2022
Opéra Bastille

Don Giovanni Christian Van Horn
Il Commendatore Alexander Tsymbalyuk
Donna Anna Adela Zaharia
Don Ottavio Pavel Petrov
Donna Elvira Nicole Car
Leporello Krzysztof Bączyk
Masetto Mikhail Timoshenko
Zerlina Christina Gansch

Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Ivo Van Hove (2019)
Dramaturgie Jan Vandenhouve                                       
    Nicole Car (Donna Elvira)
Coproduction Metropolitan Opera, New-York

La nouvelle production de ‘Don Giovanni’ qui fut intégrée au Palais Garnier en juin 2019, dans un très impressionnant décor de ruelles et escaliers tortueux construit comme un abîme, se substitue à celle de Michael Haneke (2006) qui ciblait  le milieu de l’entreprise avec une acuité redoutable. Ses lignes de forces reposent sur un pressentiment d’inéluctable qui couve sous les pas de Don Giovanni, et sur une mise en valeur très esthétique des héroïnes et de leurs sentiments.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Mais pour son transfert à la scène Bastille, la dramaturgie du chef-d’œuvre de Mozart a été retravaillée en s’appuyant exclusivement sur la seule version de Vienne au lieu de la version habituellement jouée qui mixe les versions de Prague et Vienne. Et le fait que Bertrand de Billy soit à la direction musicale a certainement du influer sur ce choix, lui qui a si souvent interprété la seconde version de cet opéra au Theater an der Wien ou au Wiener Staatsoper.

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Alexander Tsymbalyuk (Il Commendatore)

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Alexander Tsymbalyuk (Il Commendatore)

Ce passage de la version mixte à la version purement viennoise a en effet pour conséquence de substituer au récitatif et à l’air de Don Ottavio ‘Il mio tesoro’ une scène et un duo entre Leporello et Zerlina ‘Per queste tue manime’ qui voit Zerline se déchaîner sur le valet de Don Giovanni. La détermination de Zerline est ainsi amplifiée, alors que la faiblesse de Don Ottavio et la lâcheté de Leporello sont mis en exergue.

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Adela Zaharia (Donna Anna), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Christian Van Horn (Don Giovanni)

Or, Ivo Van Hove et Jan Vandenhouve ont visiblement repris certains détails dans la direction d’acteurs qui renforcent l’impression qu’ils mettent en scène des femmes qui se révoltent contre un monde d’hommes. Et cela se voit dès la première séquence quand Donna Anna poursuit Don Giovanni et le saisit à la gorge, effet plus saisissant qu’à la création peut-être du aussi à l’interprète.

Christian Van Horn (Don Giovanni) et Mikhail Timoshenko (Masetto)

Christian Van Horn (Don Giovanni) et Mikhail Timoshenko (Masetto)

Cette violence intérieure se lit dans l’incarnation d’Adela Zaharia, dont on avait bien senti en septembre dans ‘Seven deaths of Maria Callas qu’elle serait vocalement à la hauteur du rôle mais sans que l’on ne sache quel rendu psychologique elle saurait dépeindre. Sa Donna Anna est en fait très impressionnante, d’une part car elle a dans la voix un dramatisme fort avec un mélange d’aigus prégnants et de couleurs en clair-obscur chargés d’émotions renforcés par une diction acérée, et d’autre part car elle ne joue pas en position de victime mais avec une prestance moderne bien affirmée et une élégance magnifique. Nul doute qu’elle sera amenée à personnifier d’autres grands rôles tragiques mais non défaitistes au cours des prochaines saisons.

Adela Zaharia (Donna Anna)

Adela Zaharia (Donna Anna)

Nicole Car, qui interprétait déjà Donna Elvira lors de la première de cette production, est toujours aussi ravissante avec ce timbre de voix brun dans le médium qui gagne en puissance, et étincelance tout en transmettant comme un trouble d’urgence au cœur qui la rend poignante. Elle se départit de toute surcharge pathétique et prend même une dimension qui tend au tragique dans ‘Mi tradi’ qu’elle chante au pied du décor monumental qui, par une mise en relief de ses ombres et anfractuosités grâce à une mise en œuvre plus saisissante des éclairages de la scène Bastille, évoque spectaculairement le gouffre fatal dont elle semble être l’annonciatrice impuissante, telle une Cassandre. Plus globalement, ce renforcement des contrastes et de la puissance du décor est un des points forts de cette reprise.

Nicole Car (Donna Elvira)

Nicole Car (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve en Christina Gansch une épatante artiste capable de lui donner du corps avec son timbre pulpeux mais aussi un peu corsé qui forge un tempérament de femme sensible douée d’une forte personnalité dominatrice. Et évidemment, comme souligné un peu plus haut, la scène supplémentaire que lui dédit la version de Vienne ne fait qu’accroître cette impression de hardiesse et de détermination qu’elle inspire, une fois passée la tentative d’emprise du manipulateur sur elle. 

Christina Gansch (Zerlina)

Christina Gansch (Zerlina)

Ces trois personnages féminins doivent cependant composer avec un Leporello et un Don Giovanni d’une sévère noirceur au point que le premier semble être le double de son maître qu’il s’apprête à dépasser. Krzysztof Bączyk offre en effet un portrait contrasté entre sa jeunesse séduisante et les accents sombres inhérents à sa tessiture basse qui expriment une personnalité bien plus sournoise que narquoise. Il est d’ailleurs étonnant de le voir révéler les immaturités de Leporello dans le même temps qu’il fait entendre des résonances de monarque.

Mikhail Timoshenko (Masetto), Krzysztof Bączyk  (Leporello), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Adela Zaharia (Donna Anna)

Mikhail Timoshenko (Masetto), Krzysztof Bączyk (Leporello), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Adela Zaharia (Donna Anna)

Et Christian Van Horn est absolument redoutable dans le costume de Don Giovanni dont plus aucun trait d’humour ne fait sourire. On sent si souvent poindre chez lui l’ombre de Méphistophélès qu’il évoque le danger permanent, ce que d’aucun pourrait trouver trop radical. L’image de séducteur s’efface, même dans la sérénade ‘Deh, vieni alla finestra’, et c’est toujours avec un mordant farouche qu’il s’adresse à tout son monde. 

Nicole Car (Donna Elvira)

Nicole Car (Donna Elvira)

Cette violence est renforcée par le traitement de Masetto – interprété avec mesure et authenticité par Mikhail Timoshenko - qui se trouve encore plus ensanglanté pour cette reprise après qu'il soit agressé par Don Giovanni. On peut contester ce parti pris trop obscur dans le choix des tessitures, mais il faut reconnaître qu’il y a là une vision d’une grande force lorsque tout l’aspect badin de la pièce est gommé pour véritablement raconter un roman noir. Mis en scène comme un homme déchu se confrontant par sa simple présence humaine à la conscience de son assassin et de son complice, le commandeur d' Alexander Tsymbalyuk est absolument somptueux, et Pavel Petrov, bien que privé de ‘Il mio tesoro’, est attachant  par son souffle infiniment homogène, toutefois moins puissant que ses partenaires, qui dépeint un cœur pur et chaleureux mais impuissant à agir.

Christian Van Horn, Bertrand de Billy et Nicole Car

Christian Van Horn, Bertrand de Billy et Nicole Car

Complètement dans son élément lorsqu’il a en main l’esprit de Mozart,  Bertrand de Billy conduit cette histoire avec un sens des lignes de vie d’une captivante finesse tout en maintenant un rythme délié qui porte les artistes avec beaucoup de naturel. Il cherche à faire vivre un tissu fluide, nimbé des colorations chaudes et mélancoliques des bois, qui imprègne l’auditeur sans qu'il ne rompe cette emprise par des effets théâtraux trop appuyés. Il est ainsi le contraire d’un Teodor Currentzis et de tous ses effets baroques et survoltés, ce qui n’empêche pas sa proposition d’être investie d’une présence bienveillante comme si elle invitait à garder sa sérénité face à l’inacceptable qui se joue sous nos yeux.

Ce spectacle retravaillé et renforcé dans sa noirceur, en partie grâce aux solistes, a donc gagné en intensité mais aussi en traits d’espoir.

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Publié le 27 Janvier 2022

La Khovantchina (Modest Moussorgski – 1886)
Orchestration de Dmitri Chostakovitch (1959)
Représentations du 26 janvier et 09 février 2022
Opéra Bastille

Prince Ivan Khovanski Dimitry Ivashchenko
Prince Andrei Khovanski Sergei Skorokhodov
Prince Vassili Golitsine John Daszak
Chakloviti Evgeny Nikitin
Dosifei Dmitry Belosselskiy
Marfa Anita Rachvelishvili
Susanna Carole Wilson
Le Clerc Gerhard Siegel
Emma Anush Hovhannisyan
Varsonofiev Wojtek Smilek
Kouzka Vasily Efimov
Strechniev Tomasz Kumiega
Premier Strelets Volodymyr Tyshkov
Deuxième Strelets Alexander Milev
Un confident de Golitsine Fernando Velasquez

Direction musicale Harmut Haenchen
Mise en scène Andrei Șerban (2001)

 

             Dimitry Ivashchenko (Prince Ivan Khovanski)

 

Voir et entendre 'La Khovantchina' est toujours un privilège car cet opéra de Modest Moussorgski est bien moins souvent donné que 'Boris Godounov'. Et à l’occasion de cette reprise, il fait pour la première fois son apparition parmi les 100 premiers titres joués au sein de l’institution, c’est dire que c’est une chance!

Dimitry Ivashchenko (Prince Ivan Khovanski)

Dimitry Ivashchenko (Prince Ivan Khovanski)

L’intrigue se déroule entre 1682 et 1689 au moment où Sophie de Russie assure la régence après la mort de Féodor III, car Pierre, son demi-frère encore adolescent, est bien trop jeune pour régner. 

Aidée par les Streltsy, un corps militaire affecté à la surveillance du Kremlin de Moscou mené par Ivan Khovanski, elle cherche à éliminer les partisans de Pierre. L’opéra présente cependant ce dernier comme le manipulateur qui agit dans l’ombre, ce qui est prématuré vis à vis du sens de l’ Histoire.

Evgeny Nikitin (Chakloviti) et Gerhard Siegel (Le Clerc)

Evgeny Nikitin (Chakloviti) et Gerhard Siegel (Le Clerc)

Mais les ambitions d’Ivan Khovanski et son fils, Andrei, menacent aussi la stabilité de la Russie, ce que les Streltsy et Chakloviti, chef du département intérieur, ont bien compris. Les Vieux Croyants menés par Dosifei entendent également défendre la foi orthodoxe menacée par les réformes du patriarche Nikon – ces réformes visaient à revenir aux traditions byzantines, ce que les Vieux Croyants considéraient comme un des facteurs ayant conduit à la chute de Constantinople -, et se rapprochent ainsi de Khovanski et des Streltsy, puis du Prince Golitsine présenté ici comme un novateur admirateur des européens qui intrigue pour le pouvoir alors qu’il était dans les faits l’amant de Sophie.

On assiste au fil des tableaux à la chute des Khovanski et de Golitsine, à l’accession au pouvoir de Chakloviti, pour un temps seulement, mais qui semble sincèrement inquiet de l’avenir de la Russie dans son grand monologue du 3e acte, et enfin à la fin des Vieux Croyants au moment où Pierre Ier apparaît et annonce un autre monde.

Dmitry Belosselskiy (Dosifei)

Dmitry Belosselskiy (Dosifei)

La production d’ Andrei Șerban, qui a dorénavant plus de 20 ans, présente une fresque austère dans son contexte historique mais sans surcharger ni les décors, ni les costumes. Il y a bien sûr les dômes dorés des édifices religieux et les icônes religieuses peintes sur bois doré, mais dans l’ensemble, c’est un esprit d’épure qui domine. Le travail sur la direction d’acteurs est par ailleurs très naturel et contribue à la crédibilité des personnages. 

John Daszak (Prince Vassili Golitsine)

John Daszak (Prince Vassili Golitsine)

Cependant, il est vrai que l’on retrouve des thèmes qui restent toujours d’actualité comme ce décor du cabinet de Golitsine qui évoque la fracture qui entaille la société russe, avec en son centre le ‘Portrait d’une jeune femme inconnue en costume russe’ d’Ivan Argounov qui peut refléter Sophie Alexeïevna, et donc représenter un symbole d’un changement de mentalité avec l’accession d’une femme au pouvoir. Ce tableau reste anachronique par rapport à cette période, car il fut peint un siècle plus tard.

Et quand on sait que c’est Golitsine qui signa un traité de « paix perpétuelle » avec la Pologne, traité qui entérina les acquisitions russes en Ukraine, on se retrouve au plus proche d’évènements historiques qui ont encore une résonance aujourd’hui et qui constituèrent un tournant majeur pour l’avenir de la Russie.

Anita Rachvelishvili (Marfa)

Anita Rachvelishvili (Marfa)

Pour la partie musicale de cette reprise, la fosse d’orchestre voit le retour d’Harmut Haenchen qui ne s’y était plus produit depuis la fin du mandat de Gerard Mortier à l’automne 2009. 

S'il doit malheureusement composer avec un effectif de musiciens et de choristes réduit à cause des circonstances connues de tous lors de la première, il retrouve un effectif intègre le 09 février. Sa lecture est d’emblée solennelle avec des traits expressionnistes bien sentis, des moments d’une grande finesse, comme lors du tableau très coloré des jeunes serves dans la demeure de Khovanski, ou bien des déploiements de luxe sonore merveilleux dans les scènes avec les Vieux Croyants. Il dépeint au premier acte cette histoire avec mesure et soucis de transparence, puis obtient de l'orchestre une ampleur, un relief et des teintes rutilantes d'un splendide impact qui racontent comment ce drame prend une dimension épique inéluctable.

Vasily Efimov (Kouzka) et les Chœurs

Vasily Efimov (Kouzka) et les Chœurs

C’est toujours un bonheur que d’entendre les chœurs si souvent sollicités dans ce répertoire qui symbolise le mieux leur unité, même si les tissus des masques ne leur permettent pas de créer un impact aussi puissant qu’à l’accoutumée. Le souffle de leur humanité est très bien mis en valeur dans les grands moments de déploration, avec un déploiement progressif de leur élan vocal.

La distribution est de grande qualité, avec d’abord la Marfa d’Anita Rachvelishvili qui met la salle à genoux par le volume généreux de sa voix, avec des accents graves naturellement beaux et rayonnants dont la rondeur du galbe, noir et profond, fait écho à la perfection religieuse des orbes royales.

Dimitry Ivashchenko, en Ivan Khovanski, et Dmitry Belosselskiy, en Dosifei, forment deux solides figures autoritaires, d’autant plus qu’elles sont alliées, le premier ayant un surplus de douceur feutrée alors que le second creuse un peu plus ses souterrains intérieurs.

Evgeny Nikitin (Chakloviti)

Evgeny Nikitin (Chakloviti)

Et face à eux, Evgeny Nikitin incarne avec une hauteur d’intention splendide la voix des vérités éternelles sur un souffle d’une spiritualité fascinante, lui qui chante si souvent le Klingsor de 'Parsifal', et est ainsi magnifié par le rôle de Chakloviti comme rarement il est donné de l’entendre.

John Daszak est tout aussi impressionnant par l’éclat phénoménal de son timbre d’étain pur – il a d’ailleurs quelque chose de familier dans ses accents qui permet de le reconnaître immédiatement – et donne de la consistance à Golitsine et une touche de sensibilité qui n’en fait pas un personnage trop monolithique.

Anita Rachvelishvili (Marfa)

Anita Rachvelishvili (Marfa)

Parmi les rôles secondaires, Vasily Efimov est toujours aussi éblouissant d’expressivité dans ses personnages marginaux qui émaillent les opéras romantiques russes qu’il joue très souvent, l’Emma d'Anush Hovhannisya, remplaçante d’Olga Busuioc, n’impose aucune censure à ses plaintes de désarroi, et Sergei Skorokhodov rend à Andrei Khovanski un tempérament rude avec des couleurs plutôt claires.

Anita Rachvelishvili (Marfa) et Sergei Skorokhodov( Andrei Khovanski)

Anita Rachvelishvili (Marfa) et Sergei Skorokhodov( Andrei Khovanski)

Le très bon Clerc de Gerhard Siegel et la Susanna trop naturaliste de Carole Wilson complètent cette galerie de portraits qui se confrontent en permanence et qui font la richesse d’une humanité qui s'évertue à échapper à un piège inexorablement tendu sans qu’elle s'en rende compte.

Avènement de Pierre Le Grand

Avènement de Pierre Le Grand

Très grande ovation au final, ce qui a ému les artistes.

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Publié le 25 Janvier 2022

Hamlet (Ambroise Thomas – 1868)
Représentation du 24 janvier 2022
Opéra Comique – Salle Favart

Hamlet Stéphane Degout
Ophélie Sabine Devieilhe
Claudius Laurent Alvaro
Gertrude Géraldine Chauvet
Laërte Pierre Derhet
Le Spectre Jérôme Varnier
Marcellus, 2ème Fossoyeur Yu Shao
Horatio, 1er Fossoyeur Geoffroy Buffière
Polonius Nicolas Legoux

Direction musicale Louis Langrée
Mise en scène Cyril Teste (2018)
Orchestre des Champs-Élysées & Chœur Les Eléments

AvecRoméo et Juliette’ de Charles Gounod puis, ce soir, ‘Hamlet’ d’Ambroise Thomas,  l’Opéra Comique présente en moins de deux mois deux opéras français en cinq actes créés à Paris à moins d’un an d’intervalle, respectivement en avril 1867 et en mai 1868, au crépuscule de l’ère du Grand opéra. Cette conjonction est d’autant plus remarquable que ces deux ouvrages sont inspirés de deux tragédies shakespeariennes qui feront les belles soirées du Théâtre national de l’Opéra jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avant de décliner durablement.

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Mais si ‘Roméo et Juliette’ fut souvent représenté à la Salle Favart, ce ne fut pas le cas d’’Hamlet‘ qui ne fit son entrée au répertoire de cette salle qu’en 2018, dans la production de Cyril Teste qui est reprise en ce début d’année 2022.

‘Hamlet’ n’était en effet réapparu sur la scène parisienne qu’en l’an 2000 au Théâtre du Châtelet dans la production du Capitole de Nicolas Joel, avec Thomas Hampson, Natalie Dessay et José van Dam, à un moment où ce grand théâtre parisien rouvrait pour concurrencer l’Opéra national de Paris.

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

La scénographie de Cyril Teste inscrit les errances d’Hamlet dans l’univers mondain d’une grande famille d’aujourd’hui à partir d’un décor facilement modulable et épuré, éclairé avec un goût raffiné et légèrement glacé, qui représente les différents lieux d’un grand appartement bourgeois avec chambres et salle de réception qui se succèdent. 

Le sol et l’arrière-scène noirs semble isoler cet espace du reste du monde, et la direction d’acteur privilégie la lenteur comme si Hamlet vivait dans un temps décalé par rapport à un milieu qui ne lui convient pas. 

L’emploi de vidéographies permet sur toute la hauteur du cadre de scène de projeter les visages sévères, éperdus ou dépressifs des différents protagonistes avec une grande force expressive. 

Après une succession d’horizons pastels, de gris océaniques et une plongée calme dans des eaux abyssales, la mort d’Ophélie constitue le climax de ce travail de vidéaste qui n’est pas sans rappeler les réflexions de Bill Viola sur la mort de Tristan.

Stéphane Degout (Hamlet) et Géraldine Chauvet (Gertrude)

Stéphane Degout (Hamlet) et Géraldine Chauvet (Gertrude)

L’utilisation des espaces entourant la salle de l’Opéra-Comique, et le suivi filmé en direct du Roi ou du chœur avant qu'ils ne pénètrent au niveau du parterre, contribuent à l’immersion de l’auditeur, avec toutefois une réserve sur le spectre du père d’Hamlet – chanté par Jérôme Varnier avec une présence vocale d’outre-tombe saisissante, légèrement grisaillante et fortement impressive – qui s’extrait des rangs des spectateurs en tant qu’observateur, ce qui ne permet plus de l’associer à une conscience immatérielle.

Ce beau travail visuel, dont la complexité est savamment masquée, prend cependant le dessus sur l’envie d’enrichir le livret par une relecture forte des symboles contenus dans l’œuvre shakespearienne. En 2012, au Theater an der Wien, Olivier Py avait brillamment analysé les aspects œdipiens du drame, par exemple.

Fureur d'Hamlet après la pièce du Meurtre de Gonzague

Fureur d'Hamlet après la pièce du Meurtre de Gonzague

10 ans après ses débuts en Hamlet, justement dans la production d’Olivier Py, Stéphane Degout est au summum de sa maturité vocale et dramatique. Grande force éruptive, désarroi poétique, chant et déclamation superbement liés et d’une grande netteté, il s’impose aujourd'hui comme l’un des interprètes majeurs du prince danois, lucide et torturé, et surtout moderne. Et pourtant, n’y a-t-il pas des sentiments encore plus noirs et encore plus profonds qui pourraient être montrés?

Auprès de lui, Sabine Devieilhe trouve ici probablement son rôle le plus abouti et le plus complet à la scène jusqu’à présent, car il met à l’épreuve sa virtuosité - dans son grand air final intime et si purement aérien, évidemment -, et il fait également exprimer les couleurs joliment teintées et les accents les plus touchants que l’on puisse entendre de sa part. Son regard sur Hamlet est d’une totale sollicitude, et quel malheur que ce soit le personnage le plus équilibré de l’histoire qui finisse par disparaître ! Cyril Teste cherche probablement à créer une connivence forte entre le public féminin et Ophélie.

Sabine Devieilhe (Ophélie)

Sabine Devieilhe (Ophélie)

D’une solide homogénéité de timbre, Laurent Alvaro dépeint un Claudius robuste avec une excellente assise, mais son personnage ne sort pas beaucoup d’un certain monolithisme. Géraldine Chauvet connaît bien le personnage de Gertrude depuis son incarnation au Grand Opéra d’Avignon en 2015, et offre ainsi un beau portrait de la mère d’Hamlet, sensible et réservé, sans aucun trait excessif, avec un timbre de voix ambré peu altéré qui contribue à la dignité de son caractère. 

Et par ailleurs, l’excellent Laërte de Pierre Derhet, avec un véritable sens de l’urgence et un impact vocal poignant, ne fait que donner envie de l’entendre dans des rôles bien plus consistants.

Enfin, la magie du chœur des Eléments opère formidablement dans cette salle qui permet d’en apprécier l’unité élégiaque et le raffinement jusque dans les murmures, et même si la salle Favart parait un peu restreinte pour déployer toute l’étendue du tissu orchestral d’'Hamlet', Louis Langrée lui apporte du nerf, attache une grande attention à la poésie des motifs des instruments en solo, bien mis en valeur ici, et la scène du meurtre de Gonzague est véritablement le confluent des forces instrumentales qu’il conduit sur une ligne théâtrale d’une grande efficacité.

Pierre Derhet (Laërte) et Sabine Devieilhe (Ophélie)

Pierre Derhet (Laërte) et Sabine Devieilhe (Ophélie)

Le final est celui de la création, c’est-à-dire l’avènement d’ Hamlet au trône du Danemark - mais Cyril Teste nous montre en ultime image le visage d’un Hamlet intérieurement ravagé, et c’est avec grande impatience que l’on attend de savoir si c’est cette version d’'Hamlet' que l’Opéra de Paris présentera au cours des prochaines saisons, ou bien si ce sera celle modifiée par Ambroise Thomas pour Londres (1869) qui s’achève sur la mort de l’anti-héros afin de rapprocher un peu plus son œuvre lyrique de l’esprit de la pièce de Shakespeare.

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Publié le 23 Janvier 2022

Les Noces de Figaro (Wolfgang Amadé Mozart – 1786)
Représentations du 21 et 23 janvier 2022
Palais Garnier

Il conte di Almaviva Peter Mattei
La contessa di Almaviva Maria Bengtsson
Susanna Anna El-Khashem
Figaro Luca Pisaroni
Cherubino Lea Desandre*
Marcellina Dorothea Röschmann
Bartolo James Creswell
Don Basilio Michael Colvin
Don Curzio Christophe Mortagne
Barbarina Kseniia Proshina
Antonio Marc Labonnette

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Netia Jones (2022)

Nouvelle production
* Lea Desandre, souffrante le 23 janvier 2022, était doublée par Chloé Briot
                                                                       Netia Jones
Diffusion en direct sur France.tv/Culturebox le 03 février 2022 à 19h30

Après 9 ans d’absence, Les Noces de Figaro fait un retour très attendu au répertoire dans une nouvelle mise en scène qui vient se substituer aux deux seules productions du chef-d’œuvre de Mozart qu’ait connu l’Opéra de Paris depuis le début de l’ère Rolf Liebermann en 1973, celle de Giorgio Strehler (1973 – 2012) et celle de Christoph Marthaler (2006-2008).

C’est un évènement structurant pour l’institution qui se dote d’une pièce majeure facilement reprenable tous les 2 ou 3 ans, et en plus cela maintient Les Noces de Figaro en tête des ouvrages les plus joués de la maison avec, à l’issue de cette nouvelle série, 216 représentations au compteur depuis les 50 dernières années, tout juste talonné par La Bohème de Giacomo Puccini.

Maria Bengtsson (La Comtesse) et Peter Mattei (Le Comte)

Maria Bengtsson (La Comtesse) et Peter Mattei (Le Comte)

Principalement connue dans les pays anglophones, Netia Jones fait ses débuts à l’Opéra de Paris et offre au public une production qui se passe au sein même du Palais Garnier. L’intrigue sociale est ainsi ramenée à une époque plus proche de nous que la Révolution française, si bien qu'elle pourrait se dérouler aujourd’hui même dans les loges de l’Opéra.

Dans cette vision, le Comte et la Comtesse deviennent de grands acteurs de théâtre invités à jouer dans un spectacle où participent choristes et corps du ballet de la Maison. Suzanne est une assistante à l’habillage, Figaro probablement un chef de service, Bartolo et Marcelline des administrateurs de l’établissement, Don Basilio le maître de chant, Don Curzio le concierge, Chérubin un adolescent branché qui porte sa casquette à l’envers, et Barberine une danseuse. Les rôles sociaux sont donc tout à fait respectés.

Anna El-Khashem (Susanna)

Anna El-Khashem (Susanna)

Les deux premiers actes se déroulent à travers 4 loges contiguës - mais seules trois sont présentées au même moment -, et par un très beau trucage les façades des immeubles haussmanniens se perçoivent derrière les vitres. Le jeu de cache-cache entre le Comte, la Comtesse, Suzanne et Chérubin se déroule dans cet espace restreint, et dès l’ouverture on voit les danseuses se méfier du Comte, sauf une, bêtement fascinée, qui le suit dans sa loge. Plus loin, on l’apercevra rôder également dans celle du chef de chant où passent les choristes.

Le jeu d’acteur sobre et lisible de tous les artistes rend très naturelle la dimension vaudevillesque de cette première partie, sans caricature forcée, qui est très agréable à suivre.  La vidéographie est utilisée pour montrer sous forme de jeux d’ombres le ressentiment entre Suzanne et Marcelline, ou bien pour suggérer le raz-le-bol de Bartolo à gérer un tel ensemble.

Luca Pisaroni (Figaro)

Luca Pisaroni (Figaro)

Adorable est le clin d’œil plus ou moins volontaire à Marthaler – il y en aura un autre en seconde partie – quand Netia Jones reprend la scène du Comte équipé de la perceuse pour forcer le cabinet de Suzanne, et Chérubin ne part plus à la guerre mais est embauché par Figaro au sein de la troupe où il jouera le rôle d’un garde. Chérubin n’est finalement qu’un enfant qui a besoin d’être guidé et un peu mieux structuré dans sa vie.

Le mouvement de protestation de certains choristes – dans la pièce - pendant un passage chanté dans la loge de Don Basilio pour signaler des faits de harcèlement sexuel situe bien la problématique centrale de la lecture de Netia Jones. Et le geste du Comte déchirant les tracts montre bien ce qu’il en pense également.

Maria Bengtsson (La Comtesse)

Maria Bengtsson (La Comtesse)

Le dispositif scénique ne comporte qu’un défaut à travers les deux cloisons centrales qui ont tendance à parfois atténuer la portée des voix pour le public situer dans les loges de côté, et peuvent aussi masquer certaines saynètes.

En seconde partie, l’action se déroule au sein des ateliers de costumes, où le Comte comprendra que Suzanne le dupe, puis dans la loge des choristes avec son alignement de pupitres et de lampes chaleureuses, et enfin sur la scène, au moment de la dernière répétition avec les danseuses – Barberine y laissera sa vertu -.  Puis, quand tout est éteint, le jeu de confusion entre les identités de la Comtesse et de Suzanne peut se déployer. 

Anna El-Khashem (Susanna) et Lea Desandre (Cherubino)

Anna El-Khashem (Susanna) et Lea Desandre (Cherubino)

L’espace se vide au fur et à mesure, et Netia Jones a recours à une très grande économie de moyens pour montrer comment Figaro est reconnu par ses parents, les administrateurs, à travers une portraitisation de toute la famille. On voit aussi Suzanne se prendre pour une artiste en chantant sous le halo d’une simple lampe « Giunse alfin il momento » – autre clin d’œil plus ou moins volontaire à La Traviata par Marthaler -, et quand le Comte est enfin démasqué, l’arrière scène s’ouvre pour dévoiler le Foyer de la danse d’où les danseuses accourent en joie vers l’orchestre, avant qu’un autre acteur ne se présente en costume pour signifier à Almaviva qu’il est viré et remplacé.

Peter Mattei (Le Comte) et Anna El-Khashem (Susanna)

Peter Mattei (Le Comte) et Anna El-Khashem (Susanna)

Le mérite de cette production est donc d’attacher Les Noces de Figaro à un des deux théâtres de l’Opéra de Paris, comme l’avait fait Robert Carsen avec Capriccio, de mettre en valeur le lieu de vie de ses équipes, de développer un message social en lequel ils se reconnaissent et qui est contenu dans l’ouvrage présenté, et donc d’ancrer durablement ce spectacle sur la scène Garnier. Il est un peu trop tôt pour le dire, mais le pari semble réussi.

Maria Bengtsson (La Comtesse)

Maria Bengtsson (La Comtesse)

La distribution réunie pour ce grand retour fait en partie ressurgir les souvenirs des soirées mozartiennes pendant le mandat de Gerard Mortier, puisque l’on retrouve Maria Bengtsson qui avait fait vivre avec une inoubliable sensibilité Pamina dans la production de La Flûte enchantée par la Fura dels Baus donnée à Bastille en 2008, et de retrouver également le duo Peter Mattei / Luca Pisaroni qui avait formé un splendide couple jumeaux Don Giovanni / Leporello,  il y a exactement seize ans, dans la production de Don Giovanni par Michael Haneke jouée à Garnier.

Tous trois ont conservé de très belles qualités vocales et une très belle manière d’être sur scène. Maria Bengtsson est une comtesse qui chante comme sur du velours, une douceur ouatée qui laisse éclore des éclats de lumière magnifiques, et elle a de la classe, du charme et de la retenue dans ses expressions. Elle est touchante sans jamais versé dans le tragique.

Michael Colvin (Don Basilio) et le chœur

Michael Colvin (Don Basilio) et le chœur

Luca Pisaroni est sans surprise un Figaro accompli, un peu rustaud dans les parties déclamatoires, d’une grande netteté de chant qui lui donne une présence évidente, et Peter Mattei fait encore entendre des intonations enjôleuses, un timbre seigneurial qui pourrait faire croire qu’il interprète un être hors de tout soupçon. Il est tellement bellissime qu’il ne peut rendre antipathique le Comte, un comble !

Dorothea Röschmann (Marcellina)

Dorothea Röschmann (Marcellina)

Remplaçant pour les deux premiers soirs Ying Fang, Anna El-Khashem fait ses débuts à l’Opéra de Paris en faisant vivre une Suzanna d’une très grande justesse. Voix vibrante, plus confidentielle que celle de ses partenaires et d’une fine musicalité sans noirceur, elle maintient la ligne d’un personnage qui ne surjoue pas et qui offre une fusion très poétique de son timbre délicat avec celui de la Comtesse dans le duettino « Sull’aria … che soave zeffiretto ».

Le Chérubin de Lea Desandre, qui fait elle aussi ses débuts à l’Opéra de Paris, est d’une souplesse enjôleuse, un chant clair-ambré de crème qui se coule avec aisance dans la manière d’être nonchalante de ce jeune adolescent pas dangereux pour un sou, une suavité chaleureuse qui participe à la juvénilité d'ensemble de ce Mozart

Maria Bengtsson (La Comtesse)

Maria Bengtsson (La Comtesse)

Et quel aplomb généreux chez Dorothea Röschmann qui campe une Marcelline avec beaucoup d’opulence vocale et d’incisivité auprès d’un James Creswell qui induit en Bartolo une autorité mature et bien affirmée ! Excellents comédiens, Michael Colvin et Christophe Mortagne s’adonnent à cœurs-joie aux rôles piquants et sarcastiques de Don Basilio et Don Curzio.

Dans ce tumulte, la Barberine de Kseniia Proshina est d’une tendre sensibilité qui suspend le temps pour un air qui prend dans un tel contexte une importance clé.

Si la direction d’acteur imprimée par Netia Jones est efficace, elle ne cherche pas non plus à combler le vide ou à ajouter des petites scènes de vie périphériques, et reste donc très mesurée.

Luca Pisaroni, Anna El-Khashem, Gustavo Dudamel et Peter Mattei

Luca Pisaroni, Anna El-Khashem, Gustavo Dudamel et Peter Mattei

On retrouve cela dans la direction musicale de Gustavo Dudamel qui se concentre sur une ligne très fluide qui fait la part belle à la finesse du tissu des cordes et ses ornementations ainsi qu’à la clarté poétique des motifs musicaux des bois. Les effets de percussions sont discrets, et sa lecture porte en elle même une lumière crépusculaire subliminale très homogène, drainée par des courants vifs et des effets mouchetés, des variations de dynamiques chaloupés inédits dans les ensembles de cordes.

Surtout rien de débridé ou d’excessif, mais un travail de broderie fine parfois à la limite du perceptible qui en devient saisissant pour l’oreille.

Le chœur, masqué, présent surtout de côté, se fond très bien dans cette approche raffinée vouée à un spectacle d’une facture parfaitement classique-moderne.

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Publié le 12 Janvier 2022

Circé (Henry Desmarest – 1694)
Version de concert du 11 janvier 2022
Opéra royal du Château de Versailles

Circé Véronique Gens
Astérie Caroline Mutel
Eolie Cécile Achille
Polite Romain Bockler
Ulysse Mathias Vidal
Elphénor Nicolas Courjal

Direction musicale Sébastien d’Hérin
Ensemble Les Nouveaux Caractères

                                              Sébastien d’Hérin

Initialement programmé le 28 mars 2020 avec Gaëlle Arquez et Sébastien Droy dans les deux rôles principaux, ‘Circé’, le second opéra d’Henry Desmarest, est finalement joué à l’Opéra royal du Château de Versailles près de deux ans plus tard, ce qui est l’occasion de découvrir une œuvre créée à la première salle du Palais Royal de l’Académie royale de Musique (le 01 octobre ou le 01 novembre 1694, selon les différentes sources), en plein milieu de la crise de l’après Lully, et qui ne fut plus reprise par la suite au sein de l’institution.

Caroline Mutel (Astérie) et Véronique Gens (Circé)

Caroline Mutel (Astérie) et Véronique Gens (Circé)

Le livret de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge comprend un prologue, véritable ode à Louis XIV, garant du ‘bonheur de la France’ dont les terres du bords de la Seine sont le plus heureux asile pour ceux qui fuient la guerre, et cinq actes qui mettent en scène les mouvements d’âmes des protagonistes dans un huis-clos surnaturel. 

L'ensemble des Nouveaux Caractères

L'ensemble des Nouveaux Caractères

Sur l’île d’Ææa, la magicienne Circé est amoureuse d’Ulysse, qui en a aimé une autre par le passé, Eolie, mais jalouse de ses compagnons grecs qui le pressent de reprendre la mer pour rejoindre la Grèce, elle les transforme en monstres, sauf un, resté à l’écart, Elphénor.

Ce dernier, amoureux de la servante de Circé, Astérie, est méprisé par cette dernière, à la fois parce que sous l’emprise de sa passion il oublie ses amis malheureux, mais aussi parce qu’elle est elle-même amoureuse de l’un d’entre-eux, Polite.

Mathias Vidal (Ulysse)

Mathias Vidal (Ulysse)

L’intrigue s’enflamme lorsqu’Ulysse convainc Circé de libérer les guerriers, ce qui attise la haine d’ Elphénor qui comprend qu’Astérie et Polite vont pouvoir être réunis. Entre temps, Eolie est déterminée à reconquérir Ulysse, et Athéna intervient pour suggérer en songe à Ulysse de quitter l’île. Les deux amants se retrouvent, et Elphénor, pensant obtenir de Circé la main d’Astérie en lui dévoilant qu’Ulysse en aime une autre, inspire un tel rejet de la part de la servante qu’il finit par se suicider.

Déterminée à tuer sa rivale, la magicienne lui envoie des démons transformés en nymphes, mais c’est cette fois Hermès, dieu de l’intelligence et de l’esprit, qui aide Ulysse en faisant fuir ces créatures, ce qui permet au roi d’Ithaque de retrouver Eolie. Circé se mure dans sa haine.

Circé - Desmarest (Gens - Mutel - Vidal - d'Hérin) Opéra de Versailles

L’interprétation qui est donnée ce soir fait la part belle à l’orchestre des Nouveaux Caractères qui est étoffé d’une trentaine de musiciens, dont les trois quarts jouent d'instruments à cordes, entraînés par Sébastien d’Hérin dans un envol d’une très grande intensité. Les basses de violons soulignent les accents des chanteurs lors des récitatifs, le foisonnement harmonique irrigue l’espace sonore d’un flux dense aux formes d’ondes dont on s’imprègne naturellement, avec toutefois peu de diversité dans la création d’atmosphères, et de rares moments de poésie fine au temps suspendu.

Cette musique et en fait idéale pour mettre en mouvement nos propres fluctuations émotionnelles.

Marie Picaut (Soprano)

Marie Picaut (Soprano)

Un bel exemple de l'inspiration préromantique de la partition peut s’entendre juste après l’entracte, au début du IIIe acte, lorsque Eolie se lamente et craint de perdre définitivement Ulysse. Tous les instruments se rejoignent pour traduire l’éveil des sentiments de la jeune nymphe avec une sensualité profonde magnifique.

Mathias Vidal (Ulysse) et Véronique Gens (Circé)

Mathias Vidal (Ulysse) et Véronique Gens (Circé)

Les deux clavecins franco-flamands à deux claviers insérés dans l’ensemble occupent une position centrale sur scène mais aussi dans la restitution sonore. Loin de ne dispenser qu’un moirage discret et enjôleur, ils propagent un déferlement de résonances vibrantes et fortement présentes au point de concurrencer l’expressivité vocale des solistes, du moins dans la première partie.

C’est particulièrement vrai pour Véronique Gens qui, bien que souffrante, a accepté de maintenir sa participation malgré tout, l’occasion étant unique. D’une allure très droite et sévère dans sa longue robe rouge qui lui donne une allure de diva iconique, elle soigne les nuances, exulte avec parcimonie, privilégie la musicalité - et l’on a envie de dire la douceur mélodique -, alors que son personnage de Circé pourrait être plus enflammé, car il y a aussi à la clé un enregistrement de cette œuvre rare.

Clavecin franco-flamand à deux claviers d'après le Ruckers-Taskin du Musée de la Musique de Marc Ducornet et Emmanuel Danset (Paris)

Clavecin franco-flamand à deux claviers d'après le Ruckers-Taskin du Musée de la Musique de Marc Ducornet et Emmanuel Danset (Paris)

Caroline Mutel, en Astérie, cariatide de caractère, possède le timbre le plus corsé de la distribution et une voix au verni d’émail qui lui permettent d’incarner une femme d’une grande maturité qui a la stature de Circé mais aussi des contours plus nets, sans le mystère qui semble ouater la présence de Véronique Gens.

Et Mathias Vidal se départit de son pur charme poétique un peu éthéré qu’on lui connaît pour faire vivre un Ulysse viril et volontaire, avec un superbe matériau vocal clair et boisé qui lui donne une carrure sensible, forte, et toujours attachante. Et le contraste avec l’attitude réservée qu’il retrouve quand il se met à l’écart de la scène, une fois son intervention achevée, est surprenante. Se mesure alors la soudaineté de l’investissement spirituel qu’il engage à chaque fois.

Caroline Mutel (Astérie) et Nicolas Courjal (Elphénor)

Caroline Mutel (Astérie) et Nicolas Courjal (Elphénor)

L’Elphénor de Nicolas Courjal est également taillé aux dimensions de ce guerrier puissant et d’une ample noirceur impressionnante qui prend presque une forme méphistophélique tant il semble être le mal absolu. Il incarne en fait un être d’une grande intériorité dont la douleur est le véritable moteur, tout en cherchant une échappatoire par l’intrigue, mais qui, dans un sursaut de désespoir, préfère en finir avec lui-même, comme une force obscure qui s’effondre finalement sur elle-même. Et pourtant, il paraît si jeune.

Cécile Achille (Eolie)

Cécile Achille (Eolie)

D’une fraîcheur un peu espiègle, charmante par ses inflexions brillantes au timbre vivant, Cécile Achille fait vivre l’innocence un peu enfantine d’Eolie avec beaucoup de sincérité, et représente le caractère le plus optimiste de la distribution. Là aussi, l’incarnation est très humaine et mozartienne par le réalisme de sa spontanéité.

Enfin, très discret au départ, Romain Bockler, baryton clair, chante Polite et de petits rôles tels ‘un songe agréable’ dans un esprit juvénile qui s’intègre aisément à la vitalité de l’ensemble.

Romain Blocker (Un songe agréable), Mathieu Montagne (Phantase) et Arnaud Richard (Phaebetor)

Romain Blocker (Un songe agréable), Mathieu Montagne (Phantase) et Arnaud Richard (Phaebetor)

Quant au chœur, sa belle cohésion prend une teinte légèrement mate de par l’effet d’atténuation des masques que les chanteurs doivent porter, mais c’est lorsque plusieurs de ses solistes s’en détachent pour incarner à l’avant scène certains des personnages secondaires que leurs particularités se révèlent et s’épanouissent.

Il en est ainsi du superbe chant épuré et mélancolique du contre ténor Mathieu Montagne, un véritable bonheur à chacune de ses interventions, de l’autorité bien affirmée du baryton Arnaud Richard, et de la somptuosité recueillie de Cécile Granger et Marie Picaut.

Cécile Granger (soprano)

Cécile Granger (soprano)

Le 04 avril prochain, le Théâtre des Champs-Élysées présentera un autre ouvrage emblématique de la crise de l’après Lully, qui fut créé sans succès à l’Académie royale de musique 16 mois après 'Circé', le 08 mars 1696 : ‘Ariane et Bacchus’ de Marin Marais

A nouveau, Véronique Gens et Mathias Vidal défendront un ouvrage rare auprès de Judith van Wanroij, sous la direction d’Hervé Niquet.

A la sortie de l'Opéra royal de Versailles dans une brume d'hiver.

A la sortie de l'Opéra royal de Versailles dans une brume d'hiver.

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Publié le 15 Décembre 2021

Roméo et Juliette (Charles Gounod – 1867)
Représentation du 13 décembre 2021
Opéra Comique – Salle Favart

Roméo Pene Pati
Juliette Perrine Madoeuf
Frère Laurent Patrick Bolleire
Mercutio Philippe-Nicolas Martin
Tybalt Yu Shao
Stéphano Adèle Charvet
Pâris Yoann Dubruque
Le Duc Geoffroy Buffière
Gertrude Marie Lenormand
Capulet Jérôme Boutillier

Direction musicale Laurent Campellone
Mise en scène Eric Ruf
Chœur Accentus - Orchestre de l'Opéra de Rouen-Normandie

C’est une soirée de tous les dangers comme on les aime à l’opéra que vient d’offrir Louis Langrée au public de l’Opéra Comique en convoquant deux artistes venus remplacer au pied levé les protagonistes des deux rôles titres que devaient incarner Jean-François Borras et Julie Fuchs, tous deux testés positifs au covid-19 à quelques heures de la première représentation de Roméo et Juliette. Impossible de ne pas penser à cette inoubliable matinée du 10 juillet 2005 où Inva Mula vint de la même manière se substituer à Angela Gheorghiu au Théâtre du Châtelet dans la Rondine, alors qu’elle chantait dans Les Contes d’Hoffmann à Orange la veille.

Perrine Madoeuf (Juliette) et Pene Pati (Roméo)

Perrine Madoeuf (Juliette) et Pene Pati (Roméo)

Ainsi, Pene Pati, qui chantait la veille Alfredo dans La Traviata à l’opéra d’Amsterdam, est arrivé à Paris le matin même pour répéter le rôle de Roméo, rejoint par Perrine Madoeuf qui venait de chanter le rôle de Juliette à l’opéra d’Estonie quatre jours auparavant.

Ce genre d’aléa met évidemment tout le monde sous tension, artistes, équipes de l’opéra, mais aussi les spectateurs qui se trouvent face à l’imprévu.

Extrait du programme de Roméo et Juliette lors de son retour à l'Opéra Comique le 10 septembre 1959

Extrait du programme de Roméo et Juliette lors de son retour à l'Opéra Comique le 10 septembre 1959

Roméo et Juliette fut créé au Théâtre Lyrique le 27 avril 1867, place du Châtelet, et remporta un immense succès (102 représentations en 8 mois). Puis, le 20 janvier 1873, il fit son entrée à l’Opéra Comique où il y sera joué pour 291 représentations avant qu’il n’entre au répertoire de l’Opéra de Paris dans une version remaniée avec ballet, le 28 novembre 1888, un peu plus d’un an après l’incendie de la seconde salle Favart.

Le Palais Garnier lui consacra plus de 600 représentations, puis Roméo et Juliette revint à l’Opéra Comique en septembre 1959 jusqu’en juillet 1994 (avec Roberto Alagna et Nucia Focile dans la production du Théâtre du Capitole). L’Opéra de Paris n’a plus joué ce titre depuis le 22 décembre 1985.

Pene Pati (Roméo)

Pene Pati (Roméo)

Cette nouvelle production n’en est pas tout à fait une car elle reprend les décors qu’avait conçu Eric Ruf pour le Roméo et Juliette de Shakespeare joué à la Comédie Française en 2015.

Dans un univers de vieux palais Renaissance blanc décrépi où murs et colonnes aux corniches effritées sont réagencés au fil des scènes, les éclairages créent des ombres (magnifique vision de Roméo se tenant dans l’ombre au moment de chanter «Ah !, Lève-toi soleil !») et des ambiances chaleureuses (la chambre de Juliette) ou froides (le tombeau dont les momies rappellent la scène finale d'Aida), ce qui brosse une histoire photosensible rien que par la scénographie.

Ce monde semble toutefois bien à l’étroit dans un tel espace restreint, mais la direction d’acteur classique est suffisamment expressive pour donner beaucoup de vérité à la relation entre les êtres, Roméo et Juliette en premier, mais aussi Mercutio et Roméo (bien que la version opératique la réduise fortement). Il y a aussi cette présence périlleuse et suicidaire de Juliette s’agrippant en haut d’une colonne lors de la scène du balcon, comme depuis la tour de Pelléas et Mélisande.

Perrine Madoeuf (Juliette)

Perrine Madoeuf (Juliette)

L’interprétation que fait Pene Pati de Roméo est de bout en bout phénoménale. Il a une fraîcheur de timbre éclatante et un souffle qui lui permet d’exprimer mille nuances. Cette clarté chantante si immédiatement séductrice par son naturel apparent a aussi ses reflets plus sombres et introvertis, et quand il ouvre sa voix progressivement puissante et enjôleuse, on ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’émerveillement face à une telle expression de grâce humaine. Son phrasé est par ailleurs d’une parfaite limpidité.

Et son personnage est complexe, pas seulement rêveur, mais aussi joueur et manipulateur par des petits accents sauvages pour tenir Juliette, et sa rage intérieure lors du combat avec Tybalt est suffisamment saisissante malgré l’exiguïté de l’espace scénique.

Philippe-Nicolas Martin (Mercutio) et Pene Pati (Roméo)

Philippe-Nicolas Martin (Mercutio) et Pene Pati (Roméo)

Perrine Madoeuf est auprès de lui une Juliette de caractère, dramatique et sanguine, avec des aigus qui sont parfois un peu trop jetés soudainement. Sa voix ambrée dépeint une jeune femme au cœur intense et fortement volontaire, et cela se ressent au moment de la scène du poison.

De plus, la relation avec Roméo fonctionne très bien de par les jeux de regards et l’attention des gestes, et on peut même se demander si la situation exceptionnelle dans laquelle les deux artistes sont plongés ne rend pas leur jeu encore plus instinctif. 

Yu Shao (Tybalt) et Perrine Madoeuf (Juliette)

Yu Shao (Tybalt) et Perrine Madoeuf (Juliette)

Le Tybalt de Yu Shao est brillamment stylé. Timbre doux, diction impeccable, il rend le cousin de Juliette sensuellement fort agréable, mais on ressent aussi qu’il donne une image trop parfaite d’un être qui est quand même provocateur et noir intérieurement. A l’inverse, Philippe-Nicolas Martin brosse un portrait vif, précis et moderne de Mercutio, une maturité qui est ici renforcée chez un être qui a l’inconscience de la jeunesse. 

Et l’équipe artistique est riche d’un Frère Laurent débonnaire sous les traits de Patrick Bolleire, un Stéphano d’Adèle Charvet qui joue crânement et habilement de façon très assurée, une Gertrude bienveillante et lumineuse aux couleurs claires dans la voix de Marie Lenormand, un Capulet moins figé dans ses conventions quand il est incarné par Jérôme Boutillier, et un Duc tressaillant de Geoffroy Buffière.

Adèle Charvet (Stéphano)

Adèle Charvet (Stéphano)

Laurent Campellone, actuellement directeur général de l’Opéra de Tours, est à la tête des musiciens de l'Opéra de Rouen-Normandie et imprime d’emblée une grande célérité à l’orchestration, trépidante au point de ne pas laisser suffisamment de temps à l’épanouissement du son, ce qui évite clairement tout effet pompeux, tout en lui donnant beaucoup de moelleux. On sent là aussi que la musique de Gounod aurait besoin d’un espace plus large pour étendre sa majesté, mais c’est ici le sens du drame qui l’emporte où dominent la brillance, la densité orchestrale, les élans romantiques des cuivres qui sonnent magnifiquement dans la salle, et une puissance qui permet d’apprécier l’orfèvrerie musicale tout autant que les très belles qualités d’alliage de couleurs et de matières. Berlioz n'est plus très loin.

Pene Pati (Roméo) et Perrine Madoeuf (Juliette)

Pene Pati (Roméo) et Perrine Madoeuf (Juliette)

Le chœur Accentus, bien que masqué, forme une âme vitale qui s’interpénètre tout au long de l’intrigue de façon très étroite aux solistes, et après cette version qui revient à l’esprit de la création à l'Opéra Comique, la présence parmi le public de plusieurs grandes personnalités managériales de l’Opéra de Paris telles Alexander Neef, Martin Ajdari ou Brigitte Lefèvre, pourrait être vue comme un présage que la version grand opéra du drame shakespearien de Gounod fera peut-être bientôt son entrée sur la scène Bastille.

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