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Publié le 5 Décembre 2021

Turandot (Giacomo Puccini - 1926)
Pré-générale du 29 novembre et représentations du 04 et 19 décembre 2021
Opéra Bastille

Turandot Elena Pankratova
Liu Guanqun Yu
Calaf Gwyn Hughes Jones
Timur Vitalij Kowaljow
L’Empereur Altoum Carlo Bossi
Ping Alessio Arduini
Pang Jinxu Xiahou
Pong Matthew Newlin
Un Mandarin Bogdan Talos

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Robert Wilson (2018)

Coproduction Canadian Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie, Houston Grand Opera, Teatro Real de Madrid

Dernier opéra de Giacomo Puccini, Turandot connut 36 représentations à l’opéra Bastille entre le 22 septembre 1997 et le 30 décembre 2002, puis disparut durablement pendant près de 20 ans.

L’œuvre est un pilier du répertoire des plusieurs grandes institutions internationales, le MET de New-York, le Royal Opera House Covent-Garden de Londres, La Scala de Milan, où elle fait partie des 10 titres les plus joués au point d’être considérée comme un symbole de l’opéra traditionnel pour grandes stars, tout en constituant une transition vers la musique du XXe siècle.

Turandot (Pankratova - Yu - Jones - Kowaljow - Dudamel - Wilson) Opéra de Paris

Avec la reprise de la production que Robert Wilson présenta au Teatro Real de Madrid en décembre 2018, puis à Vilnius et à la Canadian Opera Company de Toronto en 2019, Turandot revient au répertoire de l’Opéra de Paris parmi les 50 ouvrages les plus représentés depuis l’ère Liebermann, et trouve sur la scène Bastille un vaste espace et une qualité de profondeur des effets lumineux, un élément si important du travail du metteur en scène américain, qui renforcent la beauté de l’alliage de la scénographie aux lumières de l’orchestre.

Bogdan Talos (Un Mandarin)

Bogdan Talos (Un Mandarin)

Très peu d’éléments de décors interviennent, sinon quelques panneaux coulissants sombres en ouverture pour imager les remparts de la cité et le tumulte intérieur et extérieur de la foule, quelques arbres stylisés un peu plus loin, et un promontoire où apparaît Turandot sous un éclairage intensifiant les teintes rougeoyantes de son costume au moment du sacrifice d’un de ses prétendants. Tout est dans la valeur impressive de l’univers visuel bleu, de ses changements de contrastes, du sentiment de lire dans une forme lumineuse centrale qui s’élargit ou s’atténue les contractions du cœur des protagonistes. La vidéo est utilisée au second acte pour faire disparaître l’horizon et resserrer l’ambiance sur la toile venimeuse qui risque de s’abattre sur Calaf s’il ne résout pas les énigmes.

Guanqun Yu (Liu) et Vitalij Kowaljow (Timur)

Guanqun Yu (Liu) et Vitalij Kowaljow (Timur)

Il y a une beauté glacée magnifique dans ce spectacle qui s’appuie sur des postures statiques et qui expriment en même temps une grande force. Robert Wilson montre ainsi comment on peut transmettre de l’énergie par des poses expressives très bien calculées. A cela s’ajoutent des costumes noir et blanc aux coupes saillantes – les gardes accompagnant le prince condamné profilés par leurs arcs sont absolument splendides -, des maquillages élaborés, et le refus de tout orientalisme surchargé de mauvais goût comme dans les productions inutilement lourdes du MET ou des Arènes de Vérone. 

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Par ailleurs, tout mélo-dramatisme larmoyant facile est évité, et la dignité de l’ensemble des personnages, principaux ou secondaires, est ainsi magnifiée.

Une véritable mise en valeur de la musique de Puccini s’opère d’emblée, et la rencontre avec la direction de Gustavo Dudamel est fascinante à entendre. Le nouveau directeur musical de l’Opéra de Paris crée une tension inflexible striée d’un tranchant incisif qui ne cherche pas à amortir doucereusement le caractère minéral de la partition, et en même temps dépeint des étendues irrésistiblement célestes avec un déploiement d’illuminations intenses qui évoquent un infini inaccessible (à l'image de ce trait de flûte sidéral qu'il fait entendre si mystérieusement).

Il nous fait ainsi voyager dans un univers sonore qui tisse par moment des liens avec les grandes orchestrations de Richard Strauss (impossible de ne pas songer à la La femme sans ombre) ou de Richard Wagner et son Ring

Elena Pankratova (Turandot)

Elena Pankratova (Turandot)

Ce travail sur l’exacerbation du métal des cordes, la dynamique serrée des percussions et la fusion des timbres d’où émane une grande clarté avec une précision d’orfèvre, pousse très loin un travail esthétisant doué d’une implacable subtilité dans le geste théâtral. Et la modernité de cette lecture réserve aussi des images tellement fortes par la célérité des défilements de couleurs que l’on pourrait se croire porté dans un film d’anticipation.

La variété des ensembles de chœurs est un autre élément important de l’ouvrage, et cette production fait vivre des résonances très différentes, chœur d’enfants invisible qui s’exprime de manière feutrée en marge de la scène, chœur adulte impactant en ligne frontale, chœur relégué en coulisse pour créer un effet spatialisant éthéré et diffus, tout en respectant l’équilibre avec le tissu orchestral.

Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong) et Gwyn Hughes Jones (Calaf)

Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong) et Gwyn Hughes Jones (Calaf)

Pour interpréter ce drame, les solistes réunis forment des portraits incarnés qui servent une histoire très bien racontée car elle montre intérieurement ce qui se produit entre eux.

Gwyn Hughes Jones n’est pas un inconnu à l’opéra Bastille, car il y interprétait en mai 1997 le rôle d’Ismaël dans Nabucco, un autre grand standard italien absent de cette scène depuis 20 ans.

Il n’a pas du tout la massivité d’un Eyvazov, Berti ou Alvarez, mais il a une excellente tenue de souffle, une projection très focalisée, un timbre coloré dans le médium mais qui s’affine sensiblement dans les aigus, qui dépeignent un Calaf anti-héros, humble, humain et serein à la fois, qui vient résoudre avec son intelligence les énigmes de Turandot. Et une fois ces épreuves résolues et un « Nessun dorma » chanté très naturellement, il peut alors se retirer en ayant fendu l’armure de la princesse que symbolise cette incision de lumière dans un ciel rouge sang, de cœur et de violence, à la toute fin.

L’histoire racontée ainsi s’achève sur l’image d’une Turandot vaincue de l’intérieur et pétrifiée.

Guanqun Yu (Liu)

Guanqun Yu (Liu)

Elena Pankratova, une habituée des scènes berlinoise, munichoise et de Bayreuth, fait enfin ses débuts à l’Opéra de Paris. Parfaitement de glace, les traits de sa Turandot sévère ont des qualités de souplesse et des couleurs de crème plutôt claires, et si certains aigus peuvent tressaillir, d’autres se libèrent avec éclat. Le portrait reste tout de même assez anguleux mais bien vaillant.

Comme très souvent, c’est le personnage attachant de Liu qui emporte les cœurs, et Guanqun Yu lui offre un chant d’un très beau rayonnement, soutenu avec une finesse extrême, parfaitement à l’aise avec la gestuelle de Robert Wilson.

Une joie évidente émane de son visage ce qui change des Liu trop affligées, ce qui sera parfaitement reconnu au rideau final, de la même manière que l’humaine stature et l’harmonie solide et autoritaire de Vitalij Kowaljow valent à Timur et son allure mortifère une dimension d’une impressionnante profondeur.

Gustavo Dudamel, Gwyn Hughes Jones, Guanqun Yu et Vitalij Kowaljow

Gustavo Dudamel, Gwyn Hughes Jones, Guanqun Yu et Vitalij Kowaljow

Le Mandarin de Bogdan Talos ne manque pas, lui aussi, de noblesse et de droiture, et Carlo Bossi a toujours le don de donner beaucoup d’impact impartial à ses incarnations, et à l’empereur en particulier ce soir.

Enfin, le trio Ping, Pang et Pong a été révisé par rapport aux représentations de Madrid, car leurs costumes exotiques ont été troqués avec des complets sombres qui les transforment en croque-morts fervents adeptes de l’humour noir. Alessio Arduini, Jinxu Xiahou, Matthew Newlin se sortent remarquablement bien du jeu loufoque et bondissant que leur imposent nombre de dodelinements comiques, le premier ayant un volume vocal un peu plus confidentiel mais un timbre fumé très agréable, le second se révélant le plus percutant, et le troisième doué de la meilleure agilité physique.

Elena Pankratova, Robert Wilson et Ching-Lien Wu

Elena Pankratova, Robert Wilson et Ching-Lien Wu

A peine les lumières finales éteintes, une clameur suivie d’une standing ovation au parterre s’élève, ce qui traduit la force de la prégnance musicale et visuelle de ce spectacle, d'un niveau très supérieur aux productions kitsch toujours en vigueur à travers le monde, qui repose sur un socle orchestral et scénique fort, auxquelles les voix lyriques apportent une crédibilité dramaturgique attachante.

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Publié le 26 Novembre 2021

Alcina (Georg Friedrich Haendel – 1735)
Répétition générale du 22 novembre et représentations du 25 novembre et 21 décembre 2021
Palais Garnier

Alcina Jeanine De Bique
Ruggiero Gaëlle Arquez
Morgana Sabine Devieilhe (le 25/11)
                Elsa Benoit (le 21/12)
Bradamante Roxana Constantinescu
Oronte Rupert Charlesworth
Melisso Nicolas Courjal

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Robert Carsen (1999)
Balthasar Neumann Ensemble & Chœurs de l’Opéra national de Paris

 

                                      Jeanine De Bique (Alcina)

 

La quatrième reprise d’Alcina – ce chef-d’œuvre de Haendel est entré au répertoire de l’Opéra de Paris le 7 juin 1999 dans l’incarnation inoubliablement charmeuse de Renée Fleming – consacre le Palais Garnier comme le théâtre privilégié pour entendre cet ouvrage, puisqu’à l’issue de cette nouvelle série de soirées ce dernier aura atteint sa cinquantième représentation, ce qu’aucun autre grand théâtre du monde n’a réalisé jusqu’à aujourd’hui.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

Après avoir été portée par Les Arts Florissants, l’Orchestre de Chambre de Paris, l’Ensemble Matheus et l’Orchestre de l’Opéra de Paris, c’est au tour du Balthasar Neumann Ensemble, actuellement en résidence au Château de Fontainebleau, de faire revivre cette partition sous la direction de son chef fondateur, Thomas Hengelbrock.

Le tempo allègre et la patine allégée subtilement mâtinée des scintillations du clavecin s’exaltent en vibrations teintées de charme antique, et évoquent de prime abord une humeur heureuse – c’est dans cette production, en juin 1999, qu’Emmanuelle Haim fit ses débuts à l’Opéra de Paris en tant que claveciniste de l’orchestre de William Christie -. 

Jeanine De Bique (Alcina) et Gaëlle Arquez (Ruggiero)

Jeanine De Bique (Alcina) et Gaëlle Arquez (Ruggiero)

La musique virtuose d’Alcina est ainsi parcourue d’une vitalité juvénile, un souffle caressant, presque éthéré, dont le caractère le plus poignant provient de la manière dont elle ouvre un univers intime sur les désarrois intérieurs des personnages de l’histoire. Il y a alors une concordance merveilleuse entre les lumières lunaires ou crépusculaires qui accompagnent la mise en scène de Robert Carsen et les obscurcissements de l’orchestre dont les cordes sombres frémissent dramatiquement. Les sonorités douces et chaleureuses d’un orgue s’entendent pour donner une ambiance encore plus feutrée.

Sabine Devieilhe (Morgana), Roxana Constantinescu (Bradamante) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Sabine Devieilhe (Morgana), Roxana Constantinescu (Bradamante) et Rupert Charlesworth (Oronte)

L’harmonie entre les chanteurs et l’ensemble orchestral est naturellement fluide et bienveillante, et Thomas Hengelbrock veille à la prestesse du geste. Un magnifique exemple de cette concordance entre l’expression du chant et la précision de la lecture musicale peut s’entendre quand Alcina reproche à Ruggiero sa dureté à la fin du premier acte dans « Si, son quella, non piu bella ».  Et les chœurs se joignent à l’unisson à l’élégie de la musique.

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Roxana Constantinescu (Bradamante)

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Roxana Constantinescu (Bradamante)

L’allure fine et sophistiquée et les nuances brunes du timbre de sa voix qui fluctuent avec une grande célérité dessinent de façon fort saisissante, dès son apparition sur fond de forêt luxuriante, la nature fauve et mystérieuse d’Alcina.

Jeanine De Bique a probablement conscience de ce qui rend son incarnation inédite, la beauté mordorée des reflets sur ses bras, le boisé chatoyant de son chant délié, et son portrait de femme féline insaisissable qui donne énormément de crédibilité à la personnalité charnelle de la magicienne. Le basculement vers son humanisation quand elle prend conscience du désenvoûtement de Ruggiero se réalise dans l’ombre, mais conserve toujours quelque chose d’inquiétant.

C’est surtout à travers ses inflexions nuancées avec délicatesse, quand elle s’adresse à celui qu’elle aime, que son portrait de femme s’attendrit le plus.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

Auprès d’elle, deux interprètes sont travesties en homme. La première, Gaëlle Arquez, est fort présente à Paris cette saison, puisqu’après Alcina elle reviendra au Théâtre des Champs-Élysées pour Cosi fan tutte, en mars 2022, et pour un autre grand opéra de Haendel, Giulio Cesare, deux mois plus tard. Son Ruggiero, ce soir, est empreint d’une gravité désespérée. Souplesse du timbre et clarté du voile vocal, justesse dans l’expression des sentiments et les variations de couleurs, le tout lié par une excellente diction tout en maintenant la constance du souffle, elle offre un naturel solide et intègre à son personnage.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

La seconde, Roxana Constantinescu, a la même homogénéité de timbre et des sonorités un peu mates, et vocalise avec énormément de raffinement et de stabilité vocale. Elle a de plus une très forte expressivité théâtrale et un enthousiasme qui s’extériorise avec évidence pour mettre en valeur la fidélité optimiste de Bradamante.

Chaleureusement accueillie, Sabine Devieilhe met beaucoup de cœur et d’esprit vif dans son jeu énergique dévolu à Morgana. Les aigus sont très fins et très purs à la fois, le rythme d’élocution endiablé avec des traits de vaillances qui peuvent se transformer en suavité taquine quand elle se retrouve avec Oronte, auquel Rupert Charlesworth rend une très forte personnalité avec une vérité de geste et un chant très bien caractérisé qui hybride de splendides nuances aiguës tout en incarnant une virilité très sincère. 

Elsa Benoit (Morgana)

Elsa Benoit (Morgana)

Et pour les dernières représentations, Elsa Benoit reprend le personnage de Morgana en lui apportant un caractère plus mélancolique, délaissant les effets piquants des suraigus de Sabine Devieilhe pour accentuer une nature plus dramatique avec un timbre vibrant plus sombre dans le médium tout en jouant avec beaucoup de finesse et d'aisance. 

Sabine Devieilhe (Morgana) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Sabine Devieilhe (Morgana) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Quant à Nicolas Courjal, méconnaissable physiquement avec ce maquillage qui le vieillit fortement, il arbore une texture de timbre qui a la richesse des teintes du granit. Et la jeunesse qui transparaît de la malléabilité de son chant crée un sentiment de sympathie et de proximité avec Melisso.

Thomas Hengelbrock

Thomas Hengelbrock

Et revoir vingt-deux ans plus tard ce spectacle qui se déroule dans ce décor bourgeois couleur blanc cassé défraîchi où est mis en scène de manière très lisible les illusions amoureuses confrontées à la nature fortement sexuelle et animale d’Alcina par l’utilisation de figurants partiellement ou totalement dénudés, où alternent images de faux paradis perdus et scènes obscures, tout en mettant en valeur avec beaucoup d'humour le couple formé par Morgana et Oronte qui rétablit à travers une scène amusante une vision dépoussiérée de l’amour tendre et sexualisé, montre qu’il existe des formes modernes de représentations qui, lorsqu’elles sont basées sur quelque chose de fort et vital, peuvent conserver dans la durée un apport réflexif et fort pour les spectateurs.

Nicolas Courjal, Roxana Constantinescu, Gaëlle Arquez, Jeanine De Bique, Sabine Devieilhe et Rupert Charlesworth

Nicolas Courjal, Roxana Constantinescu, Gaëlle Arquez, Jeanine De Bique, Sabine Devieilhe et Rupert Charlesworth

Les passages ajoutés sur le tard par Haendel pour introduire le personnage d’Oberto sont coupés pour cette reprise mais sont conservés dans le livret, ce qui ne gênera que les puristes.

Une très belle version à redécouvrir au Palais Garnier jusqu'à fin décembre.

Sapin de Noël du Grand Foyer du Palais Garnier

Sapin de Noël du Grand Foyer du Palais Garnier

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Publié le 13 Novembre 2021

Rigoletto (Giuseppe Verdi – 1851)
Représentations du 08 et 17 novembre 2021
Opéra Bastille

Rigoletto Željko Lučić
Gilda Irina Lungu
Il Duca di Mantova Joseph Calleja
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Justina Gringyté
Il Conte di Monterone Bogdan Talos
Giovanna Cassandre Berthon
Marullo Jean-Luc Ballestra
Matteo Borsa Maciej Kwaśnikowski
Il Conte di Ceprano Florent Mbia
La Contessa Izabella Wnorowska-Pluchart
Paggio della Duchessa Marine Chagnon

Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Claus Guth (2016)

                                                     Irina Lungu (Gilda)

Seul opéra de Guiseppe Verdi programmé cette saison, la reprise de Rigoletto dans la mise en scène de Claus Guth permet de revenir sur un spectacle qui a dérouté une partie des spectateurs de par la présence d’une maquette gigantesque et impressionnante d’une boite en carton qui est utilisée pour accentuer le sentiment traumatique de cette histoire qui est racontée comme un souvenir mortifère qui hante la mémoire du vieil homme.

Ce décor est ici indissociable de l’acteur qui revit, en double de Rigoletto, tous les tourments intérieurs de ce père malheureux.

Joseph Calleja (Le duc de Mantoue)

Joseph Calleja (Le duc de Mantoue)

Le choix de cette esthétique évacue l’attente du merveilleux et du rêve, et le duc est ici présenté comme un directeur de troupe qui va fasciner Gilda. Les costumes évoluent donc de l’univers de la Renaissance jusqu’au cabaret de L’Ange Bleu dans l’entre deux-guerres. Maddalena est assimilée au personnage de Lola-Lola, et la mise en correspondance entre le film de Josef von Stenberg et le livret de Rigoletto fonctionne dans une certaine mesure car ils sont tous les deux traversés par des symboles communs, l’attraction pour un monde de l’illusion comme échappatoire à une vie étriquée, sa frivolité, et la montée de la passion vengeresse au point d’en perdre la tête.

Gilda vit dans son rêve de pureté et se voit exister un jour comme une artiste de grand ballet classique, mais elle se laisse attirer, aveuglée par son regard erroné sur le monde, par un homme qui brise son rêve sur une revue de cabaret dont le caractère glauque est renforcé par le décor lui même. On peut remarquer que contrairement à la production de Lulu par Krzysztof Warlikowski qui a lieu au même moment à Bruxelles et qui met en scène le rêve de danseuse de la jeune femme, ici cette allégorie n'est aucunement évoquée dans le livret.

Bogdan Talos (Monterone) et Željko Lučić (Rigoletto)

Bogdan Talos (Monterone) et Željko Lučić (Rigoletto)

Le chœur des courtisans, accompagné par des danseurs aux masques morbides et angoissants qui dessinent une pantomime grotesque sur les marches du music hall, marque clairement le passage à un point de non retour, et quand le rideau bleu, symbole des faux espoirs, s'effondre avec la mort de la jeune fille, celle ci réapparait une dernière fois sous forme d'une âme blanche et pure.

Comme tout se déroule dans ce décor unique qui se reconfigure habilement en fonction des scènes, cela exige une excellente implication théâtrale de la part des chanteurs pour faire vivre le drame.

Irina Lungu (Gilda)

Irina Lungu (Gilda)

C’est à l’occasion de cette reprise que Joseph Calleja fait ses débuts à l’Opéra de Paris, et il incarne un duc d’une splendide noirceur impériale, un souffle souverain au grain ombré mais brillant dans ses aigus, un beau volume sonore qui lui donne une teinte moins superficielle que ce que l’on voit habituellement chez son personnage, ce qui ne va pas sans poser la question de la défense de cet homme qui se croit tout permis. Le chanteur insuffle en lui une telle teinte mélancolique qu’il donne l’impression de vouloir l’éloigner de toute caricature facile, mais également il ne le joue pas avec une totale conviction, et le maintient dans une pose un peu distanciée.

Et même si le soir du 17 novembre il est annoncé souffrant, Joseph Calleja montre une volonté et une application à tenir son rôle jusqu'à la dernière note filée en coulisse avec un sens de la finition magnifique, malgré les conditions difficiles.

Željko Lučić (Rigoletto) et Goderdzi Janelidze (Sparafucile)

Željko Lučić (Rigoletto) et Goderdzi Janelidze (Sparafucile)

 Željko Lučić, grand habitué du rôle, a toute la palette vocale verdienne que l’on attend dans le rôle de Rigoletto, des accents paternalistes, un chant incisif qui touche par son langage émotionnel direct, une ampleur de timbre grisaillante et une homogénéité de couleur jusque dans les aigus même si ce grand artiste ne les pousse pas hors de leur écriture initiale. On ne ressent toutefois pas le même dramatisme noir et autodestructeur que celui d’un Quinn Kelsey, par exemple.

Par conséquent, Irina Lungu est excellemment mise en valeur car elle compose une Gilda très sûre d’elle même, pas véritablement éthérée, le timbre étant lumineux et subtilement corsé ce qui lui donne de la maturité. Elle rayonne ainsi d’une brillante, et parfois démonstrative, espérance pour la vie, s’empare magnifiquement de l’espace sonore, surtout que la configuration du décor favorise fortement la réflexion des ondes musicales vers la salle. 

Justina Gringyté (Maddalena)

Justina Gringyté (Maddalena)

Et les musiciens en bénéficient eux aussi. Giacomo Sagripanti soulève en effet de l’orchestre une masse organique somptueuse, une patine métallique et colorée auxquelles les cordes apportent une mise en mouvement souple et profonde qui crée un relief mouvant excitant. Et les chœurs masculins ont une véritable personnalité retentissante, avec une ornementation musicale enlevée et rémanente qui dessine de cette cour une figure dominante et plus inquiétante que celle du duc même.

Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)

Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)

Parmi les seconds rôles, Bogdan Talos personnifie solidement l’esprit imprécateur de Monterone, Goderdzi Janelidze apporte de la noblesse à Sparafucile, plus que ne mérite le personnage en soi, Justina Gringyté se prête avec beaucoup d’aisance à une interprétation perçante du personnage de Maddalena, comme si elle était elle même l’arme du crime, et Cassandre Berthon s’applique à un jeu très naturel avec Irina Lungu, même si les coloris de la voix restent très acidulés.

On reconnait également, lors de la scène d'introduction, un artiste de l'atelier lyrique, Maciej Kwaśnikowski, qui incarne un beau Matteo Borsa au timbre chaleureux avec une fière allure.

Une réflexion sur les ravages du pouvoir des illusions qui est enflammée par une des grandes interprétations musicales entendues en ce théâtre, où ne manque qu’une emprise dramatique encore plus poignante dans le jeu d'acteurs.

Le compte rendu de la représentation du 11 avril 2016 : Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth) Bastille

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Publié le 5 Novembre 2021

Lulu (Alban Berg - 1937)
Représentation du 02 novembre 2021
Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Lulu Barbara Hannigan
Gräfin Geschwitz Natascha Petrinsky
Eine Theatergarderobiere, Ein Gymnasiast, Ein Groom Lilly Jorstad
Der Medizinalrat, Der Professor Gerard Lavalle
Der Maler, Der Neger Rainer Trost
Dr Schön, Jack Bo Skovhus
Alwa Toby Spence
Der Tierbändiger, Ein Athlet Martin Winkler
Schigolch Pavlo Hunka
Der Prinz, Der Kammerdiener, Der Marquis Florian Hoffmann
Der Theaterdirektor, Der Bankier Georg Festl
Eine Fünfzehnjährige Julie Mathevet
Ihre Mutter Mireille Capelle
Die Kunstgewerblerin Beata Morawska
Der Journalist Lucas Cortoos
Ein Diener Kris Belligh
Danseuse Rosalba Torres Guerrero
Danseur Claude Bardouil

Direction Musicale Alain Altinoglu                                           Claude Bardouil
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2012)
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Dramaturgie Christian Longchamp
Chorégraphe Claude Bardouil
Vidéo Denis Guéguin

Diffusion en streaming sur https://www.lamonnaie.be du 30 novembre 2021 au 10 janvier 2022
Le DVD de la production de Krzysztof Warlikowski est édité chez Bel Air classiques depuis 2014.

En reprenant la production de Lulu créée ici même par Krzysztof Warlikowski en octobre 2012, le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles devient probablement le seul opéra au monde à inscrire les deux opéras d’Alban Berg parmi les 50 ouvrages les plus joués de son répertoire au cours des 50 dernières années (Wozzeck fait même partie des 30 premiers titres de l’institution).

Etonnamment, Vienne accorde une moindre importance au compositeur autrichien sur sa propre scène nationale.

Barbara Hannigan (Lulu)

Barbara Hannigan (Lulu)

Mais revoir, et réentendre, cette lecture de Lulu c’est aussi la confronter 9 ans plus tard à l’état de notre monde, et de notre conscience, et de constater que son sens a gagné en résonance.

Et cela commence avec le texte introductif ajouté par le metteur en scène et déclamé par un double du dompteur, masqué et recouvert d’un costume nocturne étoilé de paillettes, qui présente aux spectateurs une femme qui n’apparaît qu’à un seul endroit dans la bible hébraïque, Lilith.

Lilith – si proche de Lulu - serait ainsi la première femme d’Adam, avant Eve, qui, refusant la position soumise imposée par l’homme, préféra sa liberté quitte à vivre dans un désert hostile.

Mais elle revint au monde, à l’appel insistant d’Adam et des anges, sous l’apparence d’une femme de la nuit vouée à séduire les hommes.

Toby Spence (Alwa), Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Toby Spence (Alwa), Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Rien que cette introduction fait s’entrechoquer deux thèmes que l’on retrouve dans plusieurs productions de Krzysztof Warlikowski : l’inspiration féministe et la malédiction de Judas.

Et à ce prologue parlé succède le prologue musical où le dompteur présente à son tour, sous forme de métaphores animales, différentes natures d’hommes et de leurs destins. On retrouve ainsi disséminées dans le décor plusieurs représentations de ces animaux, dont un crocodile. Sa mâchoire reptilienne est même filmée en noir et blanc, grande ouverte sur une petite danseuse virginale, comme une allégorie de la société masculine prête à broyer les rêves d’une enfant pour assouvir ses propres fantasmes.

Rainer Trost (Der Maler) et Barbara Hannigan (Lulu)

Rainer Trost (Der Maler) et Barbara Hannigan (Lulu)

Le destin de Lulu, lui, est représenté ici par ce dompteur qui est à la fois chanté par Martin Winkler, que l’on retrouvera plus loin en fabuleux athlète, et par un rôle mimé et dansé par le chorégraphe Claude Bardouil. Et ce destin maléfique, omniprésent sur scène, agit exactement comme Rothbart, le démon du Lac des Cygnes, le ferait avec le cygne noir, Odette, pour perdre le Prince.

Et la beauté de cette production est de transcender la danseuse de revue qu’est initialement Lulu en danseuse de grand ballet classique.

Lulu est une femme qui aurait pu atteindre à une forme de pureté, et tout cela est symbolisé par de magnifiques jeunes danseurs et danseuses adolescents qui, en contrepoint de ce drame, irradient l’audience par la gestuelle de leurs bras et corps si fins, élégants et légers, mais aussi par le charme de leurs regards juvéniles. La fonction de l’art dans un environnement sordide est posée, ainsi que son pouvoir psychique tout au long du spectacle.

Barbara Hannigan (Lulu) et Toby Spence (Alwa)

Barbara Hannigan (Lulu) et Toby Spence (Alwa)

Barbara Hannigan incarne à nouveau Lulu, et ce qu’elle réalise est un prodige de précision, de liberté physique exacerbée et de brillance vocale. Dans cette vision qui souligne moins le pouvoir de l’argent comme moteur de l’action que la puissance attractive du corps féminin, elle se voue entièrement à un jeu à la fois moqueur, provocant, fortement sexualisé, mozartien par son piquant musical et moderne par ses couleurs gris-argentées.

Parfois au bord du dérapage tant elle pousse la comédie à son paroxysme, nous avons là une splendide image de l’insaisissable dont le sens est de questionner l’autre sur son rapport à la réalité.

Rosalba Torres Guerrero

Rosalba Torres Guerrero

Cette force centrale est irrésistible d’autant plus qu’en artiste incomparable elle se livre aussi à des pas de danse sur pointes, probablement épuisants, ce qui favorise l’alchimie visuelle avec ses doubles présents sur scène qui sont comme des reflets diffractés de son âme, telle Rosalba Torres Guerrero qui apparait en rêve de Cygne noir à la fin du premier acte et se métamorphose en femme totalement érotisée, où bien tels ces jeunes danseurs talentueux qui renvoient l’image d’une inconscience rêveuse dorénavant évanouie.

Hormis quatre autres chanteurs, Natascha Petrinsky - qui évoque la personnalité sombre, séduisante et fascinée de la comtesse Geschwitz en dépeignant des accents fauves et vibrants –,  Gerard Lavalle (Der Medizinalrat), Mireille Capelle (Ihre Mutter) et le très marthalérien Pavlo Hunka, l’ensemble de la distribution est renouvelé par rapport à 2012.

Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

Barbara Hannigan (Lulu) et Bo Skovhus (Dr Schön)

La très agréable souplesse de timbre de Rainer Trost est une première surprise. Il insuffle au peintre, devenu ici un  photographe professionnel, une âme véritablement mozartienne. Puis, Bo Skovhus empreint Dr Schön d’une superbe stature qui rend encore plus saisissante sa lente destruction intérieure figurée par son travestissement en meurtrier qui le fait ressembler au Joker.

Sa voix est un mélange de maturité et d’inflexions désespérées. Grand acteur - il avait précédemment formé avec Barbara Hannigan un couple frôlant l’hystérie dans « Bérénice » de Michael Jarrell, qui fut joué au Palais Garnier en septembre 2018 -, il excelle dans l’interprétation d’hommes atteints en plein cœur qui se battent d’abord avec eux-mêmes afin de ne pas succomber à leurs propres violences internes.

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz) et Barbara Hannigan (Lulu)

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz) et Barbara Hannigan (Lulu)

Et un autre chanteur éblouit tant par sa présence que par son impact vocal monstrueux, Martin Winkler. Il fut un Alberich hallucinant lors de la création du Ring de Frank Castorf en 2013 au Festival de Bayreuth, et depuis, rien ne lui fait peur, comme déformer son visage à outrance, ou paraitre le plus vulgaire possible tout en offrant une aisance qui pourrait rendre sympathique l’Athlète par cette façon décomplexée d’en imposer sur scène.

Ces trois artistes masculins sont bien aguerris à cet univers cru, puisqu’ils étaient déjà réunis lors de la production de Lulu créée au Bayerische Staatsoper de Munich en 2015 sous la direction de Dmitri Tcherniakov.

Martin Winkler (Ein Athlet)

Martin Winkler (Ein Athlet)

Alwa est en revanche une prise de rôle pour Toby Spence. Il succède ainsi à la personnalité si lunaire et attachante de Charles Workman. Son personnage est de fait plus contemporain et plus conventionnel dans son rapport à Lulu. Voix droite, complexe en couleurs, non sans tension, son portrait humble éclate à la fin du second acte lorsqu’il cède aux tentations de Lulu dans une pose sexuelle osée et assombrie par la musique et par les lumières.

Tous les seconds rôles sont d’ailleurs très bien joués et chantés dans la tonalité surréaliste du drame, et ils donnent même l’impression d’être imprégnés d’un meilleur moelleux qu’en 2012. C’est le cas de Rainer Trost, mais aussi celui de Florian Hoffmann qui compose un prince expressif et très touchant.

Barbara Hannigan (Lulu)

Barbara Hannigan (Lulu)

Le décor est unique. Au fond à gauche, un escalier monte vers l’arrière scène, flanqué de deux larges bordures qui peuvent servir de toboggans et de lieu d’acrobaties. Au fond à droite, une cage transparente, mobile, permet, par exemple, de faire un focus sur le comportement autodestructeur du peintre-photographe esclave des technologies modernes (il met en scène devant les caméras son propre suicide), ou d’ouvrir sur les multiples facettes de Lulu, son image fantasmée comme ses rêves.

La vidéographie joue également un rôle déterminant pour augmenter des champs de vue sur l’héroïne, différents écrans représentant en noir et blanc sa personnalité même lorsqu’elle devient insaisissable. C’est le cas notamment au moment où Alwa est en passe de devenir fou face à Lulu. A ce moment-là, le visage cinématographique de Lulu se brouille comme pour poser la question des illusions dont le jeune homme est victime.

Lulu (Hannigan – Skovhus – Spence – Warlikowski - Altinoglu) La Monnaie 2021

Enfin, les costumes choisis permettent d’opposer un monde d’hommes d’allure conformiste, c’est-à-dire la bourgeoisie ici dénoncée, et un monde de travestis et de fantasmes (les marginaux sont aussi une figure de l’art qui vit une vie autonome en parallèle de la société bourgeoise).

Et au troisième acte, celui qui se présente comme le créateur de Lulu, le destin – ou mauvais génie - incarné par Claude Bardouil, revient avec le crocodile tenu en laisse -  c’est-à-dire la société prise au piège par le spectacle –, pour assister à la chute de Lulu. Ce retour du crocodile est un ajout par rapport à 2012.

Krzysztof Warlikowski sauve son héroïne en lui rendant sa pureté lorsqu’elle meurt sous les coups de Jack l'éventreur dans son costume blanc de danseuse portée par les bras de sa malédiction.

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz), Bo Skovhus (Jack l'éventreur), Barbara Hannigan (Lulu), Claude Bardouil

Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz), Bo Skovhus (Jack l'éventreur), Barbara Hannigan (Lulu), Claude Bardouil

Dans la fosse, la fusion qu’exerce Alain Altinoglu entre l’orchestre de la Monnaie et la puissance de la mise en scène est accomplie. Au premier acte, l’interprétation musicale est dominée par l’action scénique, mais l'harmonie musicale restituée, aux timbres boisés, est sensiblement pittoresque et ornée de multiples traits et éclats discrets.

La caractérisation charnelle des motifs mélodieux est privilégiée à l’aura diaphane, et au second acte, l’orchestre augmente en présence et en tension comme si une force latente sous-jacente gagnait progressivement en emprise et en noirceur.

Florian Hoffmann, Krzysztof Warlikowski, Martin Winkler, Natascha Petrinsky

Florian Hoffmann, Krzysztof Warlikowski, Martin Winkler, Natascha Petrinsky

La réussite de ce spectacle réside dans ce miracle de la recréation qui s’opère sous nos yeux, et par la faculté de Barbara Hannigan à fondre sa personnalité délirante au point de devenir le lien humain de chacun des êtres présents sur scène. C’est bien la fonction de l’art qui est ici magnifiée.

 

Lire également le compte-rendu de la création le 14 octobre 2012 : Lulu (Hannigan-Workman-Daniel-Warlikowski) La Monnaie

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Publié le 25 Octobre 2021

L’Elixir d’Amour (Gaetano Donizetti - 1832)
Représentations du 24 et 27 octobre 2021
Opéra Bastille

Adina Pretty Yende (le 24)
           Aleksandra Kurzak (le 27)
Nemorino Pene Pati
Belcore Simone Del Savio
Il Dottor Dulcamara Ambrogio Maestri
Giannetta Lucrezia Drei

Direction musicale Giampaolo Bisanti
Mise en scène Laurent Pelly (2006)

Coproduction Royal Opera House, Covent Garden, Londres

 

                                                            Pretty Yende (Adina)

 

 

Depuis son arrivée sur la scène de l’opéra Bastille le 30 mai 2006 à l'initiative de Gerard Mortier, la production de L’Élixir d’Amour par Laurent Pelly s’est hissée parmi les 10 opéras les plus représentés à l’Opéra de Paris depuis les 15 dernières années avec plus de 60 soirées programmées sur cette période. 

Il est difficile de prédire si elle conservera le même rythme à l’avenir car elle a sans doute profité de l’absence de production des Noces de Figaro de Mozart pendant tout ce temps là, lacune qui sera heureusement comblée cette saison par la production de Netia Jones.

Pene Pati (Nemorino)

Pene Pati (Nemorino)

Cette reprise comporte plusieurs distributions, et la seconde série permet de découvrir pour la première fois le ténor Pene Pati originaire des Îles Samoa de Polynésie. Et la qualité de timbre qu’il révèle dans l’immensité de Bastille est impressionnante. 

Dans cette production relocalisée dans l’Italie des années 50, il incarne un Nemorino habillé de manière très simple comme s’il n’avait aucun sou, et il se glisse dans la peau de ce jeune homme maladroit avec une aisance qui paraît sans limite. Gesticulations mécaniques mais avec une très agréable souplesse de corps, mimiques expressives même quand il ne chante pas, il joue la carte du grand benêt bondissant en manque affectif avec une facilité qui lui vaut un répondant enchanté de la part du public, mais aussi parce que sa voix est d’une suavité savoureuse, une italianité aux clartés chantantes mêlée à une tessiture de crème ambrée profondément enjôleuse.

Sa complainte «Una furtiva lagrima» devient inévitablement le point culminant du spectacle car il déploie à ce moment là une amplitude poétique hypnotique et merveilleuse.

Pretty Yende (Adina) - le 24 octobre

Pretty Yende (Adina) - le 24 octobre

Pour un soir, c’est Pretty Yende qui incarne Adina auprès de lui. La soprano sud-africaine prend beaucoup de plaisir à jouer la comédie de cette jeune femme sûre d’elle-même avec nombre de petits rires moqueurs de ci de là, et se permet parfois des variations coloratures qui démontrent son agilité vocale et le tempérament coquet de son personnage.

Son chant médium se fond un peu trop dans les sonorités de l’orchestre et de l’ouverture de la salle, mais ses aigus s’épanouissent dans un souffle vainqueur qu’elle aime fièrement brandir.

Aleksandra Kurzak (Adina) - le 27 octobre

Aleksandra Kurzak (Adina) - le 27 octobre

Et pour un autre soir, le mercredi 27 octobre, c’est Aleksandra Kurzak qui fait vivre Adina auprès de Pene Pati, et la personnalité qu'elle découvre se révèle bien plus charnelle. Elle joue en effet sur une très belle association entre son timbre riche dans le médium, joliment chaloupé, qui la sensualise énormément, et son corps dont elle assume le pouvoir charmeur.

La projection de la voix est très homogène - alors que cette artiste sur-dynamitée bouge dans tous les sens - sans aller toutefois aussi loin que Pretty Yende dans le plaisir ornemental démonstratif, mais il en résulte un fort tempérament vivant et instinctivement très humain qui lui donne l'impression d'être encore plus spontanée et naturellement vraie.

Aleksandra Kurzak (Adina) - le 27 octobre

Aleksandra Kurzak (Adina) - le 27 octobre

Lui aussi bon comédien, mais sans verser dans l’exagération clownesque, Simone Del Savio offre à Belcore une très belle tenue vocale, légère et homogène mais avec de l’impact, et son personnage gagne en ambiguïté avec des parts d’ombre qui font qu’il peut être pris au sérieux, alors qu’à l’opposé, Ambrogio Maestri impose une présence vocale écrasante en faisant du Dottor Dulcamara un charlatan d’une très grande sagesse.

Il a en effet dans son comportement une attitude en apparence loufoque qui le rend tout à fait crédible par cette sorte de clairvoyance masquée qu’il a sur les illusions du monde qui l’entoure. Cet aspect là est remarquablement bien joué!  

Simone Del Savio (Belcore)

Simone Del Savio (Belcore)

Son rôle est discret, mais Lucrezia Drei fait ressortir tout le naturel pétillant de Giannetta dans la seconde partie où les bottes de foin se sont ouvertes pour créer un espace plus intime autour de la fête de mariage.

Rideau de scène à la fin de l'acte I de l'Elixir d'amour

Rideau de scène à la fin de l'acte I de l'Elixir d'amour

Pour animer tout ce petit monde d’un instant, Giampaolo Bisanti joue la carte des couleurs orchestrales gorgées d’un son dense, tenues par un bon rythme sans qu'il ne cherche la vivacité à tout prix, sans doute pour préserver une ambiance chaleureuse qui mette à l’aise l’ensemble des artistes.

Et le chœur, personnage à part entière, est d’un excellent relief où l’harmonie et l’expressivité sont parties prenantes de cette histoire.

Pene Pati (Nemorino), Pretty Yende (Adina) et Simone Del Savio (Belcore)

Pene Pati (Nemorino), Pretty Yende (Adina) et Simone Del Savio (Belcore)

Les gags - comme la tant attendue course réjouissante du petit chien qui traverse de part en part à plusieurs reprises le plateau - et le jeu de scène sont toujours aussi bien réglés, ce qui en fait une des productions phares de la scène Bastille pour faire aimer l’opéra au plus grand nombre.

Pretty Yende (Adina) et Ambrogio Maestri (Il Dottor Dulcamara)

Pretty Yende (Adina) et Ambrogio Maestri (Il Dottor Dulcamara)

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Publié le 24 Octobre 2021

Il Pirata (Vincenzo Bellini - 1827)
Représentation du 19 octobre 2021
Teatro Massimo di Palermo

Ernesto Francesco Vultaggio
Imogène Marta Torbidoni
Gualtiero Giorgio Misseri
Iltulbo Motoharu Takei
Goffredo Giovanni Battista Parodi
Adele Natalia Gavrilan

Direction musicale Francesco Lanzillotta
Mise en scène Luigi Di Gangi et Ugo Giacomazzi (2021)
Chœur et Orchestre du Teatro Massimo di Palermo

Adapté de la pièce "Bertram ou le Pirate" créée le 26 novembre 1822 au Panorama-Dramatique – un théâtre parisien du boulevard du Temple qui ne vécut que deux ans -, "Il Pirata" est le point de départ d'une relation exclusive entre un poète, Felice Romani, et un compositeur, Vincenzo Bellini, qui lui confiera tous ses livrets d'opéras hormis le dernier, "I Puritani".

Marta Torbidoni (Imogène)

Marta Torbidoni (Imogène)

Il s'agit également du premier opéra belcantiste italien qui introduise une scène de folie afin d'éprouver les qualités techniques de la cantatrice principale. La recherche de réalisme et de vérité théâtrale dans la création lyrique ne supplantera qu'ultérieurement ce genre qui disparut quasiment avant la fin du XIXe siècle.

Et si, la Scala de Milan mise à part, les maisons d'opéras italiennes sont connues pour accorder à leur répertoire national plus des trois quarts de leur programmation, le fait d'assister à Palerme même à la représentation d'une œuvre qui se déroule en Sicile - Caldera est une province située à l'ouest de Messine -, pays d’origine du compositeur, engendre inévitablement le sentiment d'être au cœur de la source émotionnelle de l'ouvrage.

Salle du Teatro Massimo di Palermo

Salle du Teatro Massimo di Palermo

Et cela commence dès l'entrée dans le Théâtre Massimo de Palerme et son monumental foyer aux teintes boisées où se tient fièrement un buste de Bellini et où s'admire, un peu plus loin, une splendide maquette de l'édifice au charme ancien.

C'est un orchestre jeune et expansif que l'on retrouve ensuite dans la fosse, s'accordant avec beaucoup d'intensité. La musicalité qu'il exprime dès l'ouverture contient tout ce qui fait le charme des ensembles italiens, des coloris boisés aux teintes chaudes et pastorales, une énergie alerte et une magnifique limpidité qui fait ressortir la clameur des cuivres et le délié poétique des bois sans surexposer les percussions pour autant.

Buste de Bellini à l'entrée du Teatro Massimo di Palermo

Buste de Bellini à l'entrée du Teatro Massimo di Palermo

Quelques imprécisions de justesse s'entendent pendant la première demi heure sans que cela ne gêne l'effet immersif d'ensemble, et Francesco Lanzillotta fédère ses musiciens de façon très soutenue tout en servant aussi bien le relief vivant et ornemental de la musique qu'une excellente attention au rythme des solistes. Les plus beaux effets orchestraux drainés par une ferveur saisissante se manifestent même en seconde partie, comme si les musiciens étaient eux-mêmes emportés par le haut niveau interprétatif de la représentation.

Disposant personnellement d'un point de vue proche de la scène avec une large vision sur l'orchestre, il devient en effet fort réjouissant de voir comment des musiciens sont sensibles à ce qui se joue sur scène, surtout que les chanteurs doivent affronter une écriture vocale redoutable où de grandes stars se sont parfois difficilement heurtés par le passé - le douloureux "Pirata" au Théâtre du Châtelet avec Renée Fleming, il y a près de 20 ans, en est un exemple -.

Musiciens de l'orchestre du Teatro Massimo di Palermo

Musiciens de l'orchestre du Teatro Massimo di Palermo

La production de Luigi Di Gangi et Ugo Giacomazzi utilise peu d'éléments scéniques, le principal étant une proue de navire usée qui pivote sur un plateau tournant. Le chœur, malheureusement masqué - ce qui atténue fortement le dramatisme de la tempête initiale -, représente un peuple d'aujourd'hui vêtu d'habits de pêcheurs. Il est utilisé de façon sobre et réactive - il a du cœur et est animé par un sentiment de révolte -, et aucun jeu outré ou trop caricatural ne vient altérer la crédibilité de sa présence. Les éclairages renforcent enfin l'atmosphère naturaliste du spectacle, un contre champ intéressant pour une œuvre qui ne devrait pas s'y prêter.

Giorgio Misseri (Gualtiero)

Giorgio Misseri (Gualtiero)

Et sans en avoir l'apparence, maquillé de tatouages et habillé sans fioritures, Giorgio Misseri fait entendre un Gualtiero de toute beauté, pas très puissant, mais d'une très agréable clarté chantante, de la chair et une couleur légèrement ombrée dans le médium, et des suraigus très bien tenus sans la moindre stridence. Il induit également beaucoup de profondeur et détaille minutieusement les nuances qui modèlent les expressions de son visage.

Il est un chanteur passionnant à vivre à chaque instant, d'autant plus qu'il donne parfois l'impression de chercher du regard le lien avec le public. On verrait presque de la nonchalance dans l'appréhension d'un tel rôle, ce qui donne de la densité à son personnage superbement posé.

Giorgio Misseri (Gualtiero) et Marta Torbidoni (Imogène)

Giorgio Misseri (Gualtiero) et Marta Torbidoni (Imogène)

Auprès de lui, celle qui incarne son amour de jeunesse dorénavant mariée, Marta Torbidoni, lui adjoint exactement la même présence à la fois grave et irradiée d’une sensible fraîcheur. Timbre vibrant aux belles couleurs à peine corsées portées par une souplesse de ligne magnifiquement mélodieuse, elle a autant de réussite spectaculaire quand l’écriture devient soudainement inflexible, qu’une habile douceur au moment où les sentiments deviennent subtilement éthérés. 

Elle apparaît au début dans un costume noble et sombre pour finalement achever la représentation par une scène de folie où la femme passionnée s’extériorise une dernière fois, mais elle maintient une parfaite unité entre les différentes facettes de sa personnalité, qui est à la fois un mélange de dignité maîtrisée et de vaillance séductrice.

Marta Torbidoni (Imogène)

Marta Torbidoni (Imogène)

Giorgio Misseri et Marta Torbidoni forment ainsi ce soir un couple merveilleux non seulement pour leur brillante virtuosité mais aussi pour leur justesse d'expression qui ne verse ni dans le pathos ni le tragique surligné. Il faut bien mesurer la difficulté à maintenir à la fois un sens de la vérité par une excellente intuition théâtrale tout un chantant sur une telle écriture qui n’est absolument pas naturelle.

Francesco Vultaggio (Ernesto) et Marta Torbidoni (Imogène)

Francesco Vultaggio (Ernesto) et Marta Torbidoni (Imogène)

Chaleureuse Adele de Natalia Gavrilan dont la sensualité charnelle du galbe vocal, riche en sonorités généreuses, s’inscrit dans la même coloration harmonieuse que celle des deux chanteurs principaux, mais homogénéité grisaillante du chant véloce de Francesco Vultaggio qui rend un peu trop monotone les interventions du Duc de Caldora sans faire ressortir de traits véritablement saillants, qu’ils soient mélancoliques ou haineux. Ernesto paraît plutôt constamment ironique et manque de contradictions qui pourraient le rendre plus intéressant.

Enfin, Giovanni Battista Parodi impose surtout un Goffredo bienveillant, très chrétien dans l’âme et d’une impressionnante carrure, et Motoharu Takei défend bien Iltulbo avec des teintes un peu ternes.

Natalia Gavrilan (Adele)

Natalia Gavrilan (Adele)

Et si le chœur est effectivement masqué, le cours du spectacle n’en révèle pas moins la beauté des ensembles, que ce soit la qualité lumineuse des timbres des ténors ou la belle fluidité des voix de femmes.

Accueil généreux des spectateurs dans une salle bien remplie malgré les circonstances et soirée d’un très grand plaisir par tant de poésie humaine sur scène comme dans la fosse des musiciens.

Marta Torbidoni (Imogène)

Marta Torbidoni (Imogène)

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Publié le 10 Octobre 2021

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy - 1902)
Représentation du 09 octobre 2021
Théâtre des Champs-Élysées

Mélisande Vannina Santoni
Mélisande (rôle muet) Patricia Petibon
Pelléas Stanislas de Barbeyrac
Golaud Simon Keenlyside
Arkel Jean Teitgen
Geneviève Lucile Richardot
Yniold Chloé Briot 
Le médecin, Le berger Thibault de Damas

Direction musicale François-Xavier Roth
Mise en scène Eric Ruf (2017)
Ensemble Les Siècles

Coproduction Opéra de Dijon, Stadttheater Klagenfurt, Théâtre du Capitole de Toulouse, Opéra de Rouen Normandie
                                                                                                   Simon Keenlyside (Golaud)

La reprise de Pelléas et Mélisande dans la mise en scène d’Eric Ruf qui avait été révélée au public en mai 2017 sur la même scène permet à nouveau de la découvrir, ou de la redécouvrir, avec une coloration musicale très différente.

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas) et Patricia Petibon (Mélisande)

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas) et Patricia Petibon (Mélisande)

François-Xavier Roth est en effet invité avec son ensemble sur instruments d’époque, Les Siècles, pour réaliser une lecture qui se situe à l’opposé de ces grands fleuves sombres et wagnériens que l’on a pu entendre sous la baguette de Sylvain Cambreling ou Philippe Jordan à l’ opéra Bastille. Confiée à une telle formation, la musique de Debussy crée autrement une forme picturale d’une très grande clarté où vibrations des cordes et souffles des vents se développent selon des contours nettement dessinés et des teintes relativement proches.

Le rapport à l’œuvre perd en mystère ce que qu’il gagne en immédiateté et simplicité poétique quand émerge à tout moment un ornement de basson ou de hautbois. Pour autant, il ne s’agit pas d’un déroulement linéaire, et le directeur musical entraîne les musiciens dans des mouvements qui peuvent aussi bien se métamorphoser en magnifique nappe liquide et épurée que se soulever en lame exubérante, mais qui peuvent aussi se révéler d’une saisissante sécheresse dans les fins d’actes, et particulièrement au moment du meurtre de Pelléas ce qui a tendance à réduire l’effet poignant du drame.

Simon Keenlyside (Golaud) et Patricia Petibon (Mélisande)

Simon Keenlyside (Golaud) et Patricia Petibon (Mélisande)

L’atmosphère pittoresque qui s’en dégage s’allie avec évidence au décor unique du spectacle qui se déroule dans une zone sombre d’un port, au bord d’une eau croupissante, entourée par ce qui pourrait être la coupe d’une embase de phare délabré. 

Eric Ruf ne propose pas de lecture à proprement dite du poème de Maeterlinck, mais une illustration du monde intérieur décrépit et inquiétant dans lequel sont plongées les âmes des protagonistes de l’histoire. Son travail de direction d’acteurs est parfaitement bien réglé mais reste dans l’ensemble assez conformiste hormis pour deux personnages clés, Mélisande et Golaud.

Patricia Petibon (Mélisande)

Patricia Petibon (Mélisande)

Rendue aphone par une allergie, Patricia Petibon est uniquement actrice, ce soir, et est doublée côté jardin par Vannina Santoni venue au pied levé lui apporter le secours de la fraîcheur de sa voix, agréablement subtile et lumineuse, et qui se fond magnifiquement à l’incarnation de sa consœur sans que cela n’altère l’intégrité de la représentation.

C’est un véritable exploit que réalisent ces deux artistes, l’une pour son adaptation rapide à une situation imprévue, la seconde pour la précision du jeu un peu hors du temps qu’elle synchronise parfaitement sur la direction orchestrale et le chant de Vannina.

Mélisande est l’allégorie d’une femme fantasmée, et Eric Ruf éclaire ce symbole lors de la scène de la fenêtre de la tour en nouant une longue chevelure rousse autour du corps de Patricia Petibon, dont l’apparition devant un arrière-fond de reflets cuivrés rappelle la stylisation ornementale de Gustav Klimt, contemporain de la création de Pelléas et Mélisande.

On voit à cette occasion les limites d’une littéralité trop stricte car le surréalisme de cette scène et cette chevelure qui n’en finit pas de tomber ne font que distraire la concentration d’une partie du public.

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas)

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas)

Dans le rôle de Golaud, et 17 ans après avoir incarné Pelléas sur la scène Bastille, Simon Keenlyside fait de son personnage le rôle central de l’ouvrage grâce à sa maîtrise exceptionnelle des états d’âmes du demi-frère de Pelléas. Il le fait vivre comme il le ferait avec Wozzeck, lui aussi devenu un meurtrier sous l’emprise de sa passion amoureuse, et attire du coup la compassion de l’assistance sur lui même.

Les coups de sang, les déchaînements de pensées, la perte de raison et le dérèglement du corps sont animés d’une façon tellement réaliste et sensible qu’il crée une accroche sans distance, d’autant plus que son français est remarquable de précision, alors qu’il ne parle pas cette langue habituellement.

Son chant vibre avec ce qu’il faut d’ondulations pour émouvoir, et le grain vocal a quelque chose de vécu en soi et des éclats d’âme parfois étonnamment clairs. Un être est là, entier et exposé à cœur ouvert, presque comme si Simon Keenlyside offrait à la vue de tous la complexité de l’être humain.

Lucile Richardot (Geneviève) et Jean Teitgen (Arkel)

Lucile Richardot (Geneviève) et Jean Teitgen (Arkel)

Et comme il s’agit de la version pour ténor, Stanislas de Barbeyrac trouve en Pelléas un caractère auquel il apporte non pas de la naïveté, mais plutôt une maturité qui se retrouve dans son timbre massif et ombré qui draine un sentiment d’urgence et la puissance d’une carrure solide et sérieuse. 

Plus conventionnel dans son jeu, il est aussi plus intériorisé si bien que l’on ne sent pas chez lui le même affect pour Mélisande que celui qu’éprouve Golaud au point d’en être ravagé. Il s’en tient donc à une attitude intègre, mais bien nerveuse, comme s’il avait déjà beaucoup vécu, si bien que le meurtre de Pelléas n’a pas la même force que si nous avions assisté à l’élimination d’un être innocent n’ayant pas conscience du danger de l’être humain.

Vannina Santoni et Patricia Petibon (Mélisande)

Vannina Santoni et Patricia Petibon (Mélisande)

Ces trois grands protagonistes sont entourés de trois excellents second rôles. Lucile Richardot est d’une douceur onctueuse inhabituelle pour le rôle de Geneviève, comme si elle cherchait à la styliser et comme si elle avait su préserver sa candeur, Jean Teitgen fait résonner en Arkel des graves profondément paternalistes avec un jeu bienveillant à l’ancienne, et Chloé Briot fait frémir beaucoup d’espièglerie piquante dans le chant d’Yniold.

Un spectacle qui ne révolutionne pas le mythe de Pelléas et Mélisande, mais qui a suffisamment de caractère musical et théâtral pour parler des passions humaines et du rapport entre les âges.

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Publié le 7 Octobre 2021

Le Hollandais volant (Richard Wagner - 1843)
Répétition générale du 06 octobre 2021 et représentations du 25 et 28 octobre 2021
Opéra national de Paris - Bastille

Daland Günther Groissböck
Senta Ricarda Merbeth
Erik Michael Weinius
Mary Agnes Zwierko
Der Steuermann Thomas Atkins
Der Holländer Tomasz Konieczny

Direction musicale Hannu Lintu
Mise en scène Willy Decker (2000)

La production du Vaisseau Fantôme que l’Opéra de Paris n’avait plus programmé depuis le 09 octobre 2010 était très attendue car il s’agit du premier drame wagnérien proprement dit. Sa simplicité et son romantisme s’adressent à tous, et les contrées qu’il décrit avec sa musique créent en chacun des impressions visuelles fort évocatrices.

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

L’œuvre n’est entrée au répertoire qu’en 1937, 40 ans après sa création parisienne au Théâtre des Nations de l’Opéra Comique - à l'actuel emplacement du Théâtre de la Ville -, mais elle fait dorénavant partie des 30 opéras les plus joués de la maison.

Et la reprise de cette année atteint un niveau musical bien plus équilibré et très supérieur à celui de la dernière reprise où le couple d’ Erik et Senta formé par Klaus Florian Vogt et Adrianne Pieczoncka semblait être le cœur palpitant de la représentation.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Ce soir, la réalisation orchestrale repose sur un orchestre en pleine forme dirigé par un maître des grands espaces nordiques, Hannu Lintu, un chef finlandais qui fait des débuts fracassants à l’Opéra de Paris.

Musclée et flamboyante dans sa manière élancée et virile de faire résonner le corps des cuivres, mais avec de l’allant et une attention à faire ressortir les chaudes pulsations humaines dans les différents duos, cette direction empreint le spectacle d’une narration qui emporte les solistes dans un souffle subjuguant de vitalité.

L’entrée du marin de Thomas Atkins révèle un personnage plus tourmenté que contemplatif, et le chœur masculin, en partie non masqué, impose d’emblée un chant puissant qui a l’impact de l’argent massif.

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Puis, l’apparition de Tomasz Konieczny s’inscrit splendidement dans le prolongement de cette introduction. Ce chanteur formidable dépeint non seulement le Hollandais errant avec un sens de l’éloquence incisive fantastique, mais il pare également son timbre d’une intense patine sombre aux reflets métalliques qui lui donnent une séduction et une prestance animale absolument souveraine.

L’acteur fait ainsi vivre son personnage avec énormément de justesse ce qui se lit dans sa manière d'interpénétrer sentiments ombrés et tourments intérieurs.

Günther Groissböck (Daland)

Günther Groissböck (Daland)

Günther Groissböck paraît du coup plus simplement humain face à lui, et rend même Daland sympathique. Sa gestuelle a quelque chose d’inclusif, de directement accessible, la variété des couleurs est sensible, mais son chant n’a pas encore retrouvé tout l’impact qu’on lui connaît.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Et Ricarda Merbeth, dont on ne compte plus les incarnations survoltées de Senta à Bayreuth, a certes aussi perdu un peu de puissance et de couleurs dans les aigus, mais force est de constater qu’elle est toujours une wagnérienne qui compte aujourd’hui. Le souffle et la vaillance d'une tessiture ouatée sont bien là, l’imprégnation romantique de cette femme si intérieure est rendue avec une crédibilité et une fierté qui accrochent au cœur, et son magnétisme rivalise en caractère avec celui de Tomasz Konieczny.

Michael Weinius (Erik)

Michael Weinius (Erik)

Erik n’est certes pas un être gagnant dans cette histoire qui le confronte à la violence des sentiments extrêmes de deux figures majeures du romantisme allemand, mais Michael Weinius lui rend un tempérament solide et de caractère, avec une voix mordante, qui a du brillant, et des accents un peu complexes qui donnent de l’épaisseur à un personnage qu’il n’est pas facile à imposer.

Quant aux noirceurs abyssales d'Agnes Zwierko, une fois entendues, elles ne vous quittent plus de la soirée.

Ricarda Merbeth (Senta)

Ricarda Merbeth (Senta)

Après avoir connu la réalisation d’une extrême finesse et la dramaturgie prenante élaborée par Dmitri Tcherniakov pour le Festival de Bayreuth cet été avec la nouvelle production du Fliegende Holländer, revenir au travail épuré de Willy Decker fait inévitablement ressortir certains statismes du jeu théâtral, mais cette épure et la qualité de ses lumières conservent un pouvoir psychique intact sur les spectateurs. 

Comment ne pas être sensible à ce tableau de paysage marin pris en pleine tempête où apparaît en surimpression le vaisseau hallucinatoire de Senta, ou à cette pièce aux dimensions surréalistes qui semble pointer, à la manière d'une proue de navire, au dessus d’une mer agitée ? 

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Tomasz Konieczny (Der Holländer)

Un décor unique, certes, mais plongé dans un univers aux éclairages d’une grande mobilité – hors le duo entre Senta et Le Hollandais qui est volontairement distancié - sans la moindre incongruité, une psychologie centrée sur Senta, où il est véritablement montré à quel point elle est sujette à une maladie qui induit au final un rejet de tous, et qu’elle va transmettre avant de mettre fin à ses jours à une jeune fille de compagnie qui se laissera prendre par l’imaginaire du portrait du Hollandais, c’est bien parce qu’il y a un chef expressif à la barre de l’orchestre et une solide distribution pour prendre émotionnellement l’auditeur, que ce retour a toutes les forces pour lui.

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Publié le 24 Septembre 2021

Œdipe (Georges Enescu – 1936)
Livret d’Edmond Fleg
Répétition du 17 septembre, et représentations du 23 septembre, 11 et 14 octobre 2021
Opéra Bastille

Œdipe Christopher Maltman
Tirésias Clive Bayley
Créon Brian Mulligan
Le berger Vincent Ordonneau
Le grand prêtre Laurent Naouri
Phorbas / Le Veilleur Nicolas Cavallier
Thésée Adrian Timpau
Laïos Yann Beuron
Jocaste Ekaterina Gubanova
La Sphinge Clémentine Margaine
Antigone Anna-Sophie Neher
Mérope Anne Sofie von Otter
Une Thébaine Daniela Entcheva

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Wajdi Mouawad (2021)

Nouvelle production                             Wajdi Mouawad

Spectacle retransmis en direct le 14 octobre à 19h30 sur Medici.tv, et sur la plateforme numérique de l'Opéra national de Paris l'Opéra chez soi et en différé sur Mezzo Live HD le Dimanche 17 octobre 2021 à 21h, et sur Mezzo le Mercredi 20 octobre 2021 à 20h30.

Chaque nouveau directeur de l’Opéra de Paris est amené à ouvrir sa première saison avec une nouvelle production qui symbolise une des lignes fortes qui inspirera son mandat.
Stéphane Lissner ouvrit en octobre 2015 avec Moses und Aron d’Arnold Schoenberg mis en scène par Romeo Castellucci, une œuvre biblique du XXe siècle qui n’avait été jouée à Paris qu’en version française sous Rolf Liebermann.

Et si l’on remonte un peu plus dans le temps, Gerard Mortier présenta en octobre 2004 un opéra français créé au Palais Garnier en 1983, Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen, dont il confia la mise en scène à Stanislas Nordey.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

Alexander Neef s’inscrit exactement dans l’esprit de ce dernier en programmant dès le mois de septembre 2021 un autre opéra français créé au Palais Garnier, le 13 mars 1936, Œdipe de Georges Enescu

A sa création, l’œuvre fut donnée pour 11 représentations avant de ne revenir que pour deux soirs, en version roumaine, le 21 et 22 mai 1963, lors du passage de la troupe de l’Opéra de Bucarest. 

Et pour cette redécouverte, c’est à nouveau un homme de théâtre francophone qui est en charge de la mise en scène tout en faisant ses débuts à l’Opéra de Paris, Wajdi Mouawad.

Yann Beuron (Laïos) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Yann Beuron (Laïos) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Cette tragédie lyrique est la seule qui raconte l’histoire d’Œdipe dans son intégralité.

Le premier acte se déroule au Palais de Laïos à Thèbes, le second acte se joue 20 ans plus tard au Palais de Polybos à Corinthe, le troisième acte revient 15 ans plus tard au Palais Royal de Thèbes touché par une épidémie meurtrière – cet acte à lui seul correspond à la tragédie grecque de Sophocle, Œdipe Roi -, et le dernier acte se déroule à Colone, près d’Athènes, là où s’achève l’errance d’ Œdipe – cet acte s’inspire d’une autre tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone -.

Laurent Naouri (Le grand prêtre)

Laurent Naouri (Le grand prêtre)

Le metteur en scène choisit une approche lisible et stylisée afin de raconter l’histoire d’Œdipe. 

Il introduit un prologue de 10 minutes qui, sous forme de pantomime accompagnée d’un texte parlé, dénué de musique, raconte de façon éclairante la genèse mythologique qui mène à l’existence de Laïos, son acte de viol sur le fils de Pélops, Chrysippe, et la malédiction d’Apollon. La présence et le ton de la voix du narrateur font monter la tension, et un Minotaure aux yeux rouges luminescents apparaît pour symboliser les démons que le Roi n’a su vaincre.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

Les premières minutes qui décrivent l’enlèvement d’Europe et le voyage de son frère phénicien Cadmos, lié à la jeune Harmonie, vers la Thrace pour y fonder Thèbes avec une intention civilisatrice, fait penser inévitablement à une identification à peine voilée à la vie de Wajdi Mouawad.

Et son évocation de la décadence de Thèbes dès qu’elle se met à construire des murailles pour se protéger des étrangers est un message européen d’une lecture politique contemporaine tout à fait claire.

Christopher Maltman (Œdipe) et Anne Sofie von Otter (Mérope)

Christopher Maltman (Œdipe) et Anne Sofie von Otter (Mérope)

La forme visuelle du premier acte laisse par la suite assez perplexe, car l’ensemble de la cour Thébaine est bardée de couleurs, affublée de couronnes végétales aux lignes diverses dont la variété des coloris printaniers rappelle celle des toiles d’Arcimboldo. Ces coiffes décrivent des forces intérieures comme la vitalité ou le feu, et illustrent l’harmonie avec la nature. 

Une fois accepté cet effet surréaliste, le discours théâtral reste narratif. Seule quelque dalle dressée derrière la scène de la cour suggère de monumentales murailles, ce qui permet d’incruster les sur-titrages à moindre hauteur.

Clive Bayley (Tirésias) et Christopher Maltman (Œdipe)

Clive Bayley (Tirésias) et Christopher Maltman (Œdipe)

Dans ce tableau introductif qui narre non sans longueur la naissance d’Oedipe, Laurent Naouri incarne un grand prêtre de grande prestance aux accents sensiblement menaçants, ce qui se reflète dans ses pratiques sacrificielles, toutefois édulcorées par la mise en scène.

Yann Beuron prouve qu’il a la stabilité vocale et des couleurs ombrées qui lui permettent de caractériser un Laïos consistant, et donc qu’il est peut-être un peu tôt pour tirer sa révérence, et Ekaterina Gubanova reste à cet instant peu compréhensible, dans l’attente de son retour en seconde partie où elle va mieux déployer son lyrisme obscur.

Mais Clive Bayley introduit un Tirésias d’une diction très claire avec un impact sonore qui suggère un esprit d’une implacable lucidité.

Christopher Maltman (Œdipe) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Christopher Maltman (Œdipe) et Ekaterina Gubanova (Jocaste)

Le second acte reste tout aussi symbolique à travers un dégradé de couleurs partant du bleu ciel vidéographique sur lequel se détachent des vols d’oiseaux pour imager l’univers hors du monde où a été élevé le jeune homme, jusqu’à la rencontre avec la Sphynge, agglutinée dans un maelstrom d’informes noirceurs, après qu’Œdipe ne tue en méconnaissance de cause Laïos au pied d’un rocher sur lequel se dessine la figure d’Hécate, déesse de l’ombre et des morts. 

Vincent Ordonneau (Le berger)

Vincent Ordonneau (Le berger)

L’effet scénique des tirs de flèches sur les opposants d’Œdipe est un leurre tout à fait réussi, mais il est dommage que les belles teintes lumineuses qui parcellent l’ensemble de la soirée ne soient pas utilisées de façon plus vivante pour amplifier les orages orchestraux et donc accompagner la dynamique de la musique. Ce statisme des éclairages est flagrant au moment du meurtre de Laïos par son propre fils.

Vaillant et paré d’un agréable timbre vocal souple qui n’est pas sans rappeler celui de Mathias Vidal, Vincent Ordonneau campe un berger grave et pur, et c’est avec Nicolas Cavallier, à la fois Phorbas et Veilleur, que l’on commence à entendre des couleurs de basse qui tirent vers des ombres sages. 

Et c’est un véritable plaisir de réentendre Anne Sofie von Otter dans le court rôle de Mérope qu’elle assure avec panache et une lumière intérieure qui la rend si attachante.

Adrian Timpau (Thésée)

Adrian Timpau (Thésée)

L’écriture vocale chaloupée de La Sphinge peut parfois surprendre, pourtant, Clémentine Margaine ne trahit aucune réticence à outrer ses inflexions pour lui donner un relief qui tire aussi bien vers une clarté franche que des noirceurs névrosées qui lui sont également naturelles. 

Cette première partie qui s’achève sous les murs de Thèbes permet de mesurer quel poids écrasant pèse sur Christopher Maltman, un chanteur fortement dramatique qui incarnait déjà Œdipe à Salzbourg en 2019 avant d’être Oreste, cet été, au cours de ce même festival.

Empreinte massive, avec une excellente projection et un mordant solide qui forment son charisme puissant, il y a en lui une grandeur humaine qui s’intensifie dans la communion avec l’orchestre ce qui prodigue un impact phénoménal.

Christopher Maltman (Œdipe) et Anna-Sophie Neher (Antigone)

Christopher Maltman (Œdipe) et Anna-Sophie Neher (Antigone)

Sous la direction d'Ingo Metzmacher, l’orchestre de l’Opéra de Paris exhale en effet son splendide drapé limpide traversé d’ombres bourdonnantes pour aussi bien décrire des ambiances bucoliques que de monumentales vagues d'une noirceur menaçante. Il est également saisissant d’entendre comment ce travail sur la souplesse orchestrale peut soudainement se glacer en une structure minérale éclatante qui se fracasse pour retrouver ensuite sa structure liquide.

Cette construction splendide atteint des sommets dans la seconde partie où les chœurs sont sollicités dans toutes les tonalités, avec des effets de spatialisation dans les hauteurs de galeries, et c’est une référence à l’origine de l’opéra et du théâtre grec qui est évoquée par cet ensemble d’une beauté austère fascinante.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

La seconde partie gagne donc en impact dramatique avec l’ouverture sur un univers gris, enserré par des blocs de murailles oppressants et d’étranges statues humaines mal dégrossies où un peuple chante son désespoir face aux ravages de la peste qui se diffuse dans la ville.

Le Créon de Brian Mulligan a des accents d’acier, et Ekaterina Gubanova donne enfin à Jocaste un rayonnement vocal âpre.

La révélation de la vérité à Oedipe est fortement dramatisée mais ne verse pas dans l’horreur quand il surgit de derrière les murailles avec le regard noir constellé d’étoiles. La sauvagerie de la cécité forcée est ainsi sublimée en quelque chose de plus symbolique et esthétique.

Christopher Maltman (Œdipe)

Christopher Maltman (Œdipe)

Puis, le voyage à Colone est le tableau le plus stylisé avec ce grand panneau aux striures et variations de bleu qui se reflètent dans une large dalle polie comme un grand miroir.

Quand elle apparaît, la noblesse d’Adrian Timpau donne une belle prestance humaine à Thésée, et Anna-Sophie Neher offre un portrait d’Antigone vivant et ardent dans ses plaintes à cœur ouvert par amour pour son père.

Ekaterina Gubanova et Ingo Metzmacher

Ekaterina Gubanova et Ingo Metzmacher

La réunion monumentale du chœur à la complexité orchestrale suffit à emplir de sens cet univers scénique si épuré, et la beauté sereine dans laquelle se reflètent les dernières minutes de vie d’Œdipe valent à Wajdi Mouawad un accueil chaleureux car il s’est montré à la fois intelligent dans la compréhension des thèmes de l’œuvre et humble dans sa traduction humaine pour l’auditeur.

Christopher Maltman (Œdipe) - Lundi 11 octobre 2021

Christopher Maltman (Œdipe) - Lundi 11 octobre 2021

Représentation du lundi 11 octobre 2021

18 jours après la première, c'est une salle bien remplie - un exploit pour un lundi soir - qui assiste à une représentation qui préfigure hautement celle qui sera retransmisse en direct 3 jours plus tard.

Les chœurs sont en grande majorité sans masque, ce qui accroit naturellement l'impact en salle surtout que l'énergie qui y règne semble galvaniser la totalité de l'équipe artistique. On verra d'ailleurs Ching-Lien Wu, la directrice des chœurs, venir au salut brandir des mains victorieuses face à aux sourires radieux des chanteurs, Christopher Maltman aura époustouflé l'audience de par son incarnation monumentale, une sorte de force prodigieuse en souffrance, et Ingo Metzmacher aura obtenu de l'orchestre une splendide lecture faisant ressortir la complexité de l'enchevêtrement des lignes musicales d'une beauté inouïe avec des reflets surréalistes, et même futuristes, dans les textures d'une impressionnante plasticité. Une soirée inoubliable et fortement touchante qui devrait être amenée à se reproduire le jeudi 14 octobre.

Ching-Lien Wu et les Choeurs de l'Opéra de Paris - Lundi 11 octobre 2021

Ching-Lien Wu et les Choeurs de l'Opéra de Paris - Lundi 11 octobre 2021

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Publié le 14 Septembre 2021

Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald Gluck - 1779)
Répétition générale du 11 septembre et représentations du 14 et 29 septembre 2021

Palais Garnier

Iphigénie Tara Erraught
Oreste Jarrett Ott
Pylade Julien Behr
Thoas Jean‑François Lapointe
Diane Marianne Croux
Une femme grecque Jeanne Ireland
Un Scythe Christophe Gay
Iphigénie (comédienne) Agata Buzek

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2006)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak

Lumière Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Immense succès dès sa création à l’Académie royale de musique le 18 mai 1779, la version d’Iphigénie en Tauride par Christoph Willibald Gluck fit partie des 3 titres les plus joués de l’institution française jusqu’à la Révolution pour atteindre sa 400e représentation au bout de 50 ans.

Puis, elle s’effaça du répertoire pendant un siècle.

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

C’est au directeur Georges Auric qu’Iphigénie en Tauride doit son retour durable sur la scène de l’Opéra de Paris lorsqu’il donna l’ouvrage en 1965 avec de prestigieux artistes français, Régine Crespin, Robert Massard et Guy Chauvet.

Puis, en 2006, la production confiée par Gerard Mortier à Krzysztof Warlikowski devint un marqueur important de l’institution car elle introduisait nombre d’éléments contemporains pour raconter de façon poignante et horrifique l’histoire d’une femme qui avait perdu sa famille à en souffrir de solitude.

Iphigénie en Tauride (Erraught – Ott - Hengelbrock - Warlikowski) Garnier

Mais alors que seuls des ensembles sur instruments anciens tels Les Musiciens du Louvre-Grenoble, le Balthasar Neumann Ensemble ou bien le Freiburger Barockorchester interprétaient régulièrement à Garnier les œuvres de Gluck, c’est lors de la reprise d'Iphigénie en Tauride en décembre 2016 que l’on entendit à nouveau le son de l’Orchestre de l’Opéra de Paris dans un opéra du compositeur allemand, sous la direction de Bertrand de Billy.

C’est encore le cas pour la reprise de ce soir qui est confiée à un chef d’orchestre spécialiste du répertoire baroque et classique, Thomas Hengelbrock.

Tara Erraught et Agata Buzek (Iphigénie)

Tara Erraught et Agata Buzek (Iphigénie)

Dès l’entrée dans la salle, la présence du rideau semi-réfléchissant, derrière lequel vont être rejoués les souvenirs enfouis du passé d’Iphigénie, permet de créer des points de vue inédits sur les loges du Palais Garnier qui se réfléchissent à sa surface. A l’arrière scène, des zones d’ombres se devinent, et les décorations des balcons sont rehaussées par des lumières chaudes pour mieux se refléter dans le grand miroir.

Et à l’occasion de cette nouvelles séries de représentations, deux grands artistes internationaux font leurs débuts sur la scène de l’Opéra des Paris, Tara Erraught et Jarrett Ott.

Tara Erraught (Iphigénie)

Tara Erraught (Iphigénie)

La mezzo-soprano irlandaise est déjà bien connue au Bayerische Staatsoper et au Metropolitan Opera où elle a incarné Angelina dans La Cenerentola de Rossini, personnage de Conte de fées qu’elle aura l’occasion d’incarner à Bastille au printemps prochain, dans une autre vision de Cendrillon, celle de Jules Massenet.

Portée par une direction musicale qui se révèle d’emblée enjôleuse, puis tonique, et qui engendre un tapis musical progressivement souple et tendu vers le le déroulé de l’action, elle dépeint la personnalité d’Iphigénie à travers une intense ligne de chant mélodramatique dont le soyeux des tissures, aérées et énergiques, s’allient naturellement aux timbres orchestraux.

Agata Buzek (Iphigénie)

Agata Buzek (Iphigénie)

Et tout, dans l’émotion du regard, renvoie une image tendre, empathique et généreuse dans son rapport à ses partenaires.

C’est donc quand elle incarne l’Iphigénie jeune – la production fait jouer à Iphigénie deux âges très différents de sa vie – qu’elle crée instinctivement une totale concordance avec l’être qu’elle joue sans la moindre froideur.

L’attention portée au phrasé est sensible, mais le maintien harmonieux du souffle et les variations de couleurs ont la primauté.

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste

Pantomime du meurtre de Clytemnestre par Oreste

Et elle s’approprie complètement l’univers complexe et exigeant créé par Krzysztof Warlikowski, même si elle n’a pas le détachement dépressif qu’exprime par effet miroir Agata Buzek – une actrice de confiance, compatriote du metteur en scène, qui apparaît régulièrement dans plusieurs de ses pièces de théâtre, Phèdre(s), Les Français, On s’en va – avec laquelle elle partage les inversions de rôles entre Iphigénie et son double.

Car la force de cette production est d’entrelacer différents univers temporels et de dégager une beauté visuelle fantasmatique même pour les scènes les plus perverses.

Le rideau semi-transparent permet de créer des reliefs ombrés sur le corps de l’acteur qui rejoue le matricide de Clytemnestre par Oreste, le souvenir du sacrifice d’Iphigénie en Aulide refait surface sous forme de scène quasi-subliminale, et la vidéo finale qui domine le geste sacrificiel d’Iphigénie est fascinante avec ce corps de dragon qui s’imprime en serpent sur le visage projeté de le jeune femme au moment où Diane s’apprête à pardonner à Oreste son crime.

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

L’Oreste de Jarrett Ott est par ailleurs absolument splendide, un mordant de fauve redoutable, une fougue virile qui dramatise sa présence tout en préservant l’intégrité vocale et ses clartés suaves. Il n‘est pas étranger à cette production, car Viktor Schoner, intendant de l’opéra de Stuttgart et ancien adjoint de Gerard Mortier, l’a aussi intégrée à son répertoire, ce qui a permis au chanteur américain de s’y confronter.

Et même si Alexander Neef reprend la production que Stéphane Lissner avait programmée il y a un an en pleine expansion de la pandémie avant d’être finalement reportée, nul doute qu’il soit particulièrement fier et heureux de débuter son mandat avec pareil symbole.

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

Jarrett Ott (Oreste) et Julien Behr (Pylade)

Auprès de Jarrett Ott, Julien Behr est un fort touchant Pylade. Doué d’une sincérité et d’une finesse de timbre mozartienne, ombrée et légèrement voilée, d’une parfaite unité même dans les passages les plus tendus, il est moins puissant que son partenaire, mais pas moins présent et expressif y compris dans les silences.

« Unis dès la plus tendre enfance » est chanté avec profondeur et retenue dans les sentiments, mais le sens de sa projection s’amenuise trop au dernier acte.

Le duo fonctionne avec bonheur parfaitement, et les sentiments d’affection entre les deux cousins en sont renforcès.

Agata Buzek (Iphigénie) et Jean-François Lapointe (Thoas)

Agata Buzek (Iphigénie) et Jean-François Lapointe (Thoas)

Et Jean‑François Lapointe offre sur la scène du Palais Garnier un Thoas d’une très belle tenue, nullement caricatural, avec de la poigne dans les aigus, auquel il laisse transparaître une faille humaine malgré la dureté du personnage. Globalement, il y a dans cette reprise une forme d’attendrissement diffus qui semble saisir tous les protagonistes et qui engendre ce subtil sentiment de cohérence d’ensemble.

Enfin, les chanteurs qui font vivre les personnages secondaires sont tous trois bien mis en valeur. Christophe Gay imprime de son timbre franc une jeunesse sûre et affirmée, Jeanne Ireland apporte des couleurs gorgées de noirceurs et donc une forme de maturité sensuelle, et Marianne Croux fait vibrer un optimisme lumineux et malicieux.

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

Jarrett Ott (Oreste) et Tara Erraught (Iphigénie)

La réalisation orchestrale révèle également des surprises. Thomas Hengelbrock ne cherche nullement le flamboiement dramatique – alors qu’il sait parfaitement le faire -, les cuivres sont particulièrement domptés pour n’en conserver que leur souffle d’or, car il transpose l’intimité concise des dialogues chantés dans la musique pour faire vivre les respirations cristalline, pulsantes et caressantes d’une humanité souterraine.

Cette logique atteint son paroxysme dans sa rencontre avec le chœur, présenté cette année dans les loges de côté, et non sous la scène, et dont la fusion irrésistiblement murmurante avec les voix féminines donne l’illusion pour un moment qu’une grâce divine reste possible.

Krzyzstof Warlikowski entouré des artistes d'Iphigénie en Tauride

Krzyzstof Warlikowski entouré des artistes d'Iphigénie en Tauride

15 ans après la première, les huées n’ont pas totalement disparu au rideau final, mais elles sont dorénavant refoulées, voir honteuses, et quel ravissement à voir la nature boute-en-train de Claude Bardouil, le chorégraphe, inciter les bravi à monter en puissance pour les couvrir dans une joie légère, alors que le regard perçant de Krzysztof Warlikowski reste posé là.

 

A écouter sur France Culture :

Krzysztof Warlikowski : "Être artiste sur cette planète aide à comprendre ce qu'est une liberté."

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