Phèdre - Lemoyne (Solvang Lachman Kolarczyk Taratorkina Cremonesi von Bernuth) Karlsruhe

Publié le 16 Mars 2025

Phèdre (Jean-Baptiste Lemoyne
26 octobre 1786, Fontainebleau et
21 novembre 1786, Opéra de Paris)
Représentation du 14 mars 2025
Badisches Staatstheater Karlsruhe

Phèdre Ann-Beth Solvang
Hippolyte Krzysztof Lachman
Thésée Armin Kolarczyk
Oenone Anastasiya Taratorkina
Un Grand de l’État Oğulcan Yılmaz
Acamas Phillip Hohner

Direction musicale Attilio Cremonesi
Mise en scène Christoph von Bernuth (2025)
Badischer Staatsopernchor & Badische Staatskapelle

Compositeur français qui ambitionnait d’assurer à travers ses premières tragédies l’héritage de Gluck, Sacchini et Piccinni - ce que ne lui reconnut pas Gluck lui-même -, Jean-Baptiste Lemoyne a cependant obtenu son plus grand succès avec une comédie lyrique, ‘Les Prétendus’, qui sera jouée plus de 220 fois entre 1789 et 1827 à l’Opéra de Paris.

Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Sa première tragédie lyrique, ‘Electre’, ne connut qu’une dizaine de représentations en 1782, mais les deux suivantes, ‘Phèdre’ et ‘Nephté’, eurent bien plus de succès et furent reprises.

‘Phèdre’ connut ainsi une soixantaine de représentations de 1786 à 1796, mais ne réapparut que pour deux soirs à la Salle Montansier, rue de Richelieu, en 1813. 

Le librettiste qui s’est inspiré de la célèbre pièce de Racine, François Benoît Hoffmann, sera ultérieurement l’auteur du livret de ‘Médée’ (1797) pour Luigi Cherubini.

Il est ainsi tout à fait étonnant et réjouissant que ce soit la scène de l’opéra de Karlsruhe qui ressuscite scéniquement, en langue originale et avec un plein effectif de 30 musiciens, un ouvrage français oublié depuis plus de 200 ans.

Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Certes, la nouvelle production élaborée par Christoph von Bernuth privilégie la lisibilité et l’économie de moyens. Après une première scène suggérant une forêt par quelques piquets ondulants plantés sur la scène dans une ambiance nocturne, le plateau tournant fait alterner deux décors, l’un représentant le grand escalier austère du palais de Trézène, qui sera aussi celui du temple de Neptune, l’autre l’intérieur mental resserré, obsessionnel et recouvert du nom d’’Hippolyte’ où s’enferme Phèdre.

L’espace transitoire entre ces deux plateaux est aussi utilisé pour des scènes de foules, notamment à l’arrivée de Thésée.

Quant à la direction d’acteurs, elle oscille entre convention pour le mouvement du chœur, bien chantant et bien unifié, ainsi que pour les personnages de la cour, et une théâtralité plus expressive dans les grands moments de coups de sang.

Armin Kolarczyk (Thésée)

Armin Kolarczyk (Thésée)

C’est le cas notamment de l’extraordinaire invocation à Neptune que clame Thésée au troisième acte, dont l’écriture vocale rageuse est déployée de façon impressionnante par le baryton italien Armin Kolarczyk, membre de la troupe du Badisches Staatstheater depuis 2007. Ce fantastique chanteur, doué d’un noble métal vocal d’une puissance pénétrante, est capable de s’approprier la salle entière de son charisme autoritaire au point de démontrer comment la théâtralité d’une scène peut puiser toute sa force uniquement à travers le talent d’un artiste auquel est confiée une prosodie nerveuse.

Mais les trois autres interprètes principaux ont eux aussi de très grandes qualités expressives. 
Ann-Beth Solvang, soprano norvégienne qui avait fait une première apparition parisienne au Théâtre du Châtelet en 2012 dans ‘Le Bal’ d’Oscar Strasnoy, possède une voix noire aux graves amples, un solide médium corsé, et des aigus ardents qui lui permettent de dépeindre Phèdre en un torrent passionnel que seule son éducation royale semble pouvoir contenir pour un temps. 

Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Cette somptuosité sonore avec laquelle elle enrobe un pathétisme éploré lui permet cependant de laisser émerger l’intelligibilité du verbe, et l’actrice se révèle surtout lors de sa confrontation avec Hippolyte. La scène finale, jouée sur un fond marin déchaîné par le seul moment où la vidéo se projette sur le grand escalier, lui permet de donner ce grand effet dramatique attendu en conclusion tragique.

Sa confidente, Œnone, est elle aussi interprétée par une chanteuse éblouissante, la soprano germano-russe Anastasiya Taratorkina. Elle affiche une fraîcheur rayonnante et de jolies nuances de timbre qui personnalisent avec beaucoup de charme ses interventions, et sa diction est si impeccable qu’elle donne vraiment l’impression d’avoir de très fortes connexions avec la langue française. Par ailleurs, tout en elle évoque la candeur, si bien que sa nature manipulatrice au troisième acte face à Thésée en devient inattendue.

Anastasiya Taratorkina (Oenone)

Anastasiya Taratorkina (Oenone)

Il est celui qui ouvre la première scène avec son premier air ‘Ô Diane, chaste déesse’, le jeune ténor polonais Krzysztof Lachman donne de sa voix homogène, à la fois légère et virile, un phrasé soigné qui rend une image très élégante d’Hippolyte. Étrangement, le metteur en scène le confine dans un jeu très retenu et innocent où rarement on sent le sang monter, sauf dans le duo avec Phèdre où sa gestuelle prend un sens théâtral plus fort.

Ces quatre stupéfiants artistes sont bien entourés et peuvent compter sur la verve d’Attilio Cremonesi qui tire de l’orchestre une vivacité qui ne dépareille jamais les couleurs lustrées des instruments, et qui fait corps avec l'éloquence des solistes. En effet, si elle n’ajoute pas de dimension dramaturgique ou d’expression de sentiments prononcées, l’écriture musicale de Jean-Baptiste Lemoyne colle à l'énergie du texte de façon vivifiante, sans pompe ni trivialité, ce qui entraîne les chanteurs et permet d’aboutir à de grands moments de vérité humaine.

Krzysztof Lachman (Hippolyte) et Ann-Beth Solvang (Phèdre)

Krzysztof Lachman (Hippolyte) et Ann-Beth Solvang (Phèdre)

On sort ainsi de ce spectacle autant impressionné par la profondeur d’engagement de l’ensemble de la distribution que par le temps et l’énergie qu’ils ont consacré à la préparation de cette résurrection, tout en sachant que les chanteurs principaux auront probablement peu d’occasions de revenir à cette œuvre oubliée du répertoire français.

Et le fait que le Badisches Staatstheater bénéficie d’une aide de 508 Millions d’euros, dont la moitié financée par l’État, pour engager sur douze ans des travaux de rénovations dédiés à de nouvelles salles de répétitions et plusieurs scènes de 150 à 400 places, offre une image d’espérance en l’avenir qui fait énormément plaisir à voir.

Anastasiya Taratorkina, Ann-Beth Solvang, Attilio Cremonesi, Krzysztof Lachman et Armin Kolarczyk

Anastasiya Taratorkina, Ann-Beth Solvang, Attilio Cremonesi, Krzysztof Lachman et Armin Kolarczyk

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