Publié le 1 Février 2022
Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – Prague 29 octobre 1787 – Vienne 07 mai 1788)
Version de Vienne
Répétition générale du 29 janvier et représentation du 16 février 2022
Opéra Bastille
Don Giovanni Christian Van Horn
Il Commendatore Alexander Tsymbalyuk
Donna Anna Adela Zaharia
Don Ottavio Pavel Petrov
Donna Elvira Nicole Car
Leporello Krzysztof Bączyk
Masetto Mikhail Timoshenko
Zerlina Christina Gansch
Direction musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Ivo Van Hove (2019)
Dramaturgie Jan Vandenhouve Nicole Car (Donna Elvira)
Coproduction Metropolitan Opera, New-York
La nouvelle production de ‘Don Giovanni’ qui fut intégrée au Palais Garnier en juin 2019, dans un très impressionnant décor de ruelles et escaliers tortueux construit comme un abîme, se substitue à celle de Michael Haneke (2006) qui ciblait le milieu de l’entreprise avec une acuité redoutable. Ses lignes de forces reposent sur un pressentiment d’inéluctable qui couve sous les pas de Don Giovanni, et sur une mise en valeur très esthétique des héroïnes et de leurs sentiments.
Mais pour son transfert à la scène Bastille, la dramaturgie du chef-d’œuvre de Mozart a été retravaillée en s’appuyant exclusivement sur la seule version de Vienne au lieu de la version habituellement jouée qui mixe les versions de Prague et Vienne. Et le fait que Bertrand de Billy soit à la direction musicale a certainement du influer sur ce choix, lui qui a si souvent interprété la seconde version de cet opéra au Theater an der Wien ou au Wiener Staatsoper.
Ce passage de la version mixte à la version purement viennoise a en effet pour conséquence de substituer au récitatif et à l’air de Don Ottavio ‘Il mio tesoro’ une scène et un duo entre Leporello et Zerlina ‘Per queste tue manime’ qui voit Zerline se déchaîner sur le valet de Don Giovanni. La détermination de Zerline est ainsi amplifiée, alors que la faiblesse de Don Ottavio et la lâcheté de Leporello sont mis en exergue.
Or, Ivo Van Hove et Jan Vandenhouve ont visiblement repris certains détails dans la direction d’acteurs qui renforcent l’impression qu’ils mettent en scène des femmes qui se révoltent contre un monde d’hommes. Et cela se voit dès la première séquence quand Donna Anna poursuit Don Giovanni et le saisit à la gorge, effet plus saisissant qu’à la création peut-être du aussi à l’interprète.
Cette violence intérieure se lit dans l’incarnation d’Adela Zaharia, dont on avait bien senti en septembre dans ‘Seven deaths of Maria Callas’ qu’elle serait vocalement à la hauteur du rôle mais sans que l’on ne sache quel rendu psychologique elle saurait dépeindre. Sa Donna Anna est en fait très impressionnante, d’une part car elle a dans la voix un dramatisme fort avec un mélange d’aigus prégnants et de couleurs en clair-obscur chargés d’émotions renforcés par une diction acérée, et d’autre part car elle ne joue pas en position de victime mais avec une prestance moderne bien affirmée et une élégance magnifique. Nul doute qu’elle sera amenée à personnifier d’autres grands rôles tragiques mais non défaitistes au cours des prochaines saisons.
Nicole Car, qui interprétait déjà Donna Elvira lors de la première de cette production, est toujours aussi ravissante avec ce timbre de voix brun dans le médium qui gagne en puissance, et étincelance tout en transmettant comme un trouble d’urgence au cœur qui la rend poignante. Elle se départit de toute surcharge pathétique et prend même une dimension qui tend au tragique dans ‘Mi tradi’ qu’elle chante au pied du décor monumental qui, par une mise en relief de ses ombres et anfractuosités grâce à une mise en œuvre plus saisissante des éclairages de la scène Bastille, évoque spectaculairement le gouffre fatal dont elle semble être l’annonciatrice impuissante, telle une Cassandre. Plus globalement, ce renforcement des contrastes et de la puissance du décor est un des points forts de cette reprise.
Et Zerlina trouve en Christina Gansch une épatante artiste capable de lui donner du corps avec son timbre pulpeux mais aussi un peu corsé qui forge un tempérament de femme sensible douée d’une forte personnalité dominatrice. Et évidemment, comme souligné un peu plus haut, la scène supplémentaire que lui dédit la version de Vienne ne fait qu’accroître cette impression de hardiesse et de détermination qu’elle inspire, une fois passée la tentative d’emprise du manipulateur sur elle.
Ces trois personnages féminins doivent cependant composer avec un Leporello et un Don Giovanni d’une sévère noirceur au point que le premier semble être le double de son maître qu’il s’apprête à dépasser. Krzysztof Bączyk offre en effet un portrait contrasté entre sa jeunesse séduisante et les accents sombres inhérents à sa tessiture basse qui expriment une personnalité bien plus sournoise que narquoise. Il est d’ailleurs étonnant de le voir révéler les immaturités de Leporello dans le même temps qu’il fait entendre des résonances de monarque.
Mikhail Timoshenko (Masetto), Krzysztof Bączyk (Leporello), Pavel Petrov (Don Ottavio) et Adela Zaharia (Donna Anna)
Et Christian Van Horn est absolument redoutable dans le costume de Don Giovanni dont plus aucun trait d’humour ne fait sourire. On sent si souvent poindre chez lui l’ombre de Méphistophélès qu’il évoque le danger permanent, ce que d’aucun pourrait trouver trop radical. L’image de séducteur s’efface, même dans la sérénade ‘Deh, vieni alla finestra’, et c’est toujours avec un mordant farouche qu’il s’adresse à tout son monde.
Cette violence est renforcée par le traitement de Masetto – interprété avec mesure et authenticité par Mikhail Timoshenko - qui se trouve encore plus ensanglanté pour cette reprise après qu'il soit agressé par Don Giovanni. On peut contester ce parti pris trop obscur dans le choix des tessitures, mais il faut reconnaître qu’il y a là une vision d’une grande force lorsque tout l’aspect badin de la pièce est gommé pour véritablement raconter un roman noir. Mis en scène comme un homme déchu se confrontant par sa simple présence humaine à la conscience de son assassin et de son complice, le commandeur d' Alexander Tsymbalyuk est absolument somptueux, et Pavel Petrov, bien que privé de ‘Il mio tesoro’, est attachant par son souffle infiniment homogène, toutefois moins puissant que ses partenaires, qui dépeint un cœur pur et chaleureux mais impuissant à agir.
Complètement dans son élément lorsqu’il a en main l’esprit de Mozart, Bertrand de Billy conduit cette histoire avec un sens des lignes de vie d’une captivante finesse tout en maintenant un rythme délié qui porte les artistes avec beaucoup de naturel. Il cherche à faire vivre un tissu fluide, nimbé des colorations chaudes et mélancoliques des bois, qui imprègne l’auditeur sans qu'il ne rompe cette emprise par des effets théâtraux trop appuyés. Il est ainsi le contraire d’un Teodor Currentzis et de tous ses effets baroques et survoltés, ce qui n’empêche pas sa proposition d’être investie d’une présence bienveillante comme si elle invitait à garder sa sérénité face à l’inacceptable qui se joue sous nos yeux.
Ce spectacle retravaillé et renforcé dans sa noirceur, en partie grâce aux solistes, a donc gagné en intensité mais aussi en traits d’espoir.