El Publico (J.A Lopez-T.Tatzl-I.Gaudi-R.Castro-P. Heras-Casado) Madrid

Publié le 5 Mars 2015

El Publico (Mauricio Sotelo)

Livret de Andres Ibanez d’après la nouvelle de Federico Garcia Lorca

Représentation du 01 mars 2015
Teatro Real de Madrid

Director José Antonio López
Caballo primero Arcángel
Caballo segundo Jesús Méndez
Caballo tercero Rubén Olmo
Hombre primero Thomas Tatzl
Hombre segundo Josep Miquel Ramón
Hombre tercero Antonio Lozano
Elena Gun-Brit Barkmin
Emperador / Prestidigitador Erin Caves
Julieta Isabella Gaudi
Criado / Enfermero José San Antonio
Guitarra solista Cañizares
Percusionista Agustín Diassera

Mise en scène Robert Castro
Scénographie Alexander Polzin
Direction musicale Pablo Heras-Casado                      
José Antonio López (Le directeur)
Klangforum Wien

Création Mondiale dédiée à la mémoire de Gerard Mortier

Gerard Mortier était véritablement doué pour trouver des œuvres qui recoupent à la fois ses problématiques personnelles et le contexte culturel du public auquel il s’adressait.

Ce fut donc pour lui une incroyable découverte que cette nouvelle de Federico Garcia Lorca, El Publico, qui est à la fois une évocation du désir homosexuel et un questionnement sur le sens profond de l’expression théâtrale.

Le poète espagnol fut en effet une victime de la répression anti-républicaine et conservatrice qui amena Franco au pouvoir. Il sera exécuté près de Grenade, en 1936, par six hommes conduits par des motifs politiques, homophobes, et de haines familiales.

Antonio Lozano et Josep Miquel Ramon

Antonio Lozano et Josep Miquel Ramon

Ce sujet chargé qui confronte l’art et l’humain à la dictature s’inscrit dans une logique de remémoration du passé de l’histoire espagnole, qui aurait dû se prolonger avec une nouvelle mise en scène de Don Carlo – il était prévu de confier sa direction à Peter Sellars et Teodor Currentzis – afin de rappeler l’horreur de l’écrasement des libertés individuelles par l’Inquisition catholique.

Ce second projet ne verra finalement pas le jour, car seul Mortier avait les capacités de réunir les artistes pour le réaliser.

El Publico (J.A Lopez-T.Tatzl-I.Gaudi-R.Castro-P. Heras-Casado) Madrid

Mais sans doute aurait-il aimé la version opératique de la nouvelle de Lorca, tant son univers visuel et sonore décrit un rapport complexe à la sexualité, un langage mystérieux et incompris, et une confrontation au spectateur qu’il invite dans son théâtre même.

Le texte d’El Publico n’est pas simple à aborder, mais il peut être interprété selon une première partie nimbée de métaphores sexuelles – ‘el personaje principal de todo fue una flor venenosa’, ‘Llévame al baño y ahógame. Será la única manera de que puedas verme desnudo’,.Sé la manera de dominarte. ¿Crees que no te conozco? De dominarte tanto que si yo dijera: «¿si yo me convirtiera en pez luna?», tú me contestarías: «yo me convertiría en una bolsa de huevas pequeñitas».’-, et une seconde partie – le théâtre souterrain – qui met à nu la personnalité du directeur héros de la nouvelle.

El Publico (J.A Lopez-T.Tatzl-I.Gaudi-R.Castro-P. Heras-Casado) Madrid

Les trois premiers actes de ce spectacle se déroulent sur un plateau nu, subtilement éclairé aussi bien au sol qu’en arrière scène, en préservant des zones d’ombres, qui se divise au fur et à mesure en espaces délimités par les toiles peintes et transparentes d’Alexander Polzin. Sur un fond de couleur lilas, les motifs de visages d’enfants souriants, d’yeux renvoyant à notre propre conscience, et de squelettes inquiétants, dessinent, en filigrane, une imagerie fine, poétique et troublante.

Sur des invocations orientalistes, les deux Caballos, Arcángel et Jésus Méndez , sortent de l’ombre et commencent à chanter accompagnés par un troisième Caballo, Rubén Olmo, qui est, lui, un pur danseur.

Erin Gaves (L’Empereur)

Erin Gaves (L’Empereur)

Ils prennent tous trois des allures de chevaux métamorphosés en drag-queens parées de la longue chevelure blanche de Mélisande, de chaussures transformistes en forme de sabot, et d’un maquillage de mort serti autour de leurs yeux. Leur danse est tournoyante et harcelante, et leurs appels ont l’incitation lointaine du chant des sirènes.

Cette allégorie du désir sexuel est étrange, peut-être pas tout à fait convaincante dans son expression de puissance, mais elle rejoint bien l’imagerie du texte selon une symbolique plus ténébreuse que riante. Le style flamenco de la musique de Mauricio Sotelo, avec ses rythmes primitifs et une variétés de textures aux reflets glacés que les accords de guitare adoucissent, est raffiné et comporte plusieurs trames qui se superposent entre  mouvements de fond des percussions et nervures argentées qui plongent l’auditeur dans l’atmosphère méditative de la scène.

Isabella Gaudi (Juliette)

Isabella Gaudi (Juliette)

José Antonio López, baryton franc et harmonieux, est donc un directeur torturé, à terre, prisonnier de sa fonction. Le jeu de masques que lui impose la société, un des thèmes visuels omniprésent, l’empêche d’être lui-même.

Mais l’apparition de son ancien amant, el Hombre primero, chanté par un autre baryton, Thomas Tatzl, vient l’inciter à créer un théâtre qui lui ressemble, plutôt que de monter une version consensuelle de Roméo et Juliette.

Les torpeurs et pulsions sombres irriguent progressivement scène et dialogues, d’abord par une scène de lutte désirante entre deux hommes jouant avec la pénombre, puis par l’arrivée de l’Empereur drapé dans sa toge vert pomme lumineusement contrastée. La sauvagerie de cette scène, le viol et le meurtre d’un enfant par ce dernier, n’est ici évoquée qu’avec distance vis-à-vis de l’avant-scène, au moyen d’une marionnette squelettique recouverte d’un drap rouge. Ce côté grand guignol atténue le pouvoir malsain du texte.

El Publico (J.A Lopez-T.Tatzl-I.Gaudi-R.Castro-P. Heras-Casado) Madrid

Vient alors une des plus fortes visions de la mise en scène de Robert Castro, celle qui nous entraîne dans une nouvelle version du drame de Shakespeare, selon une conception du théâtre dite « sous le sable », par opposition au théâtre superficiel issu de la mentalité bourgeoise. La transition vers cette scène est amenée à travers la projection d’un extrait de cinéma muet en noir et blanc, « semidioses » montrant la lutte comique entre le directeur et son amant en ombres chinoises.

Le décor s’ouvre alors sur l’impression blanche et éclatante des traces d’un labyrinthe plaquées au sol, la tombe de Juliette. Mauricio Sotelo lui dédie un air expressif et magnifiquement aérien, défié crânement par la jeune soprano Isabella Gaudí. Même le spectateur blotti au plus profond des gradins du Paradis en sera captivé et conquis.

Thomas Tazl (Desnudo Rojo)

Thomas Tazl (Desnudo Rojo)

Les cabalerros réapparaissent, toujours aussi harcelants, et la dernière scène de cette première partie se conclut en lumière sur une scène de séduction entre un arlequin et une ballerine voilée au visage sombre.

La seconde partie est une confrontation directe entre le public bourgeois et le moi profond du directeur.

De grands miroirs semi-réfléchissants renvoient en fond de scène l’intérieur du théâtre au milieu duquel le chef d’orchestre, Pablo Heras-Casado, apparaît dirigeant le Klangforum Wien. Il s’agit d’un ensemble modeste numériquement – une trentaine de musiciens – mais impressionnant quand on remarque la diversité et les dimensions de certains instruments, les percussions en particulier.

El Publico (J.A Lopez-T.Tatzl-I.Gaudi-R.Castro-P. Heras-Casado) Madrid

Au centre de la scène, deux enfants recouvrent de sang un Christ, qui n’est autre que la transfiguration de Juliette en l’amour véritable du directeur. Dans les loges de côté, le chœur féminin grimé en bourgeoises s’en prend à ce spectacle, et investit la scène.

Et à l’écoute du chant de ce Christ qui interpelle Dieu pour qu’il « leur pardonne car ils ne savent pas ce qu’ils font », on retrouve le cœur du conflit entre ce milieu bourgeois et l’humanité du directeur. Chez ces bourgeoises, la phrase du Christ est une justification du sens de la culpabilité qu’elles cherchent à faire porter sur tout ce qui les dérange, comme l’expression du sentiment homosexuel au théâtre.

Dans la vision du directeur, il est la justification qu’il est lui-même Amour, et donc chrétien, et qu’il faut pardonner à ces femmes qui n’en sont pas conscientes. Car si elles l’étaient, elles ne chercheraient pas à recrucifier le Christ en attaquant la représentation théâtrale. Quelque part, il montre qu’elles ne sont pas aussi chrétiennes qu’elles ne le prétendent.

El Publico (J.A Lopez-T.Tatzl-I.Gaudi-R.Castro-P. Heras-Casado) Madrid

Il y a ensuite l’intervention d’un magicien, l’apparition du chœur sorti du contrejour du fond de scène, profondément élégiaque, qui vient réconforter ce directeur qui aura été au bout de lui-même pour finir épuisé et seul sur scène.

A nouveau, cette seconde partie réserve de superbes passages vocaux, des effets de spatialisation sonore enveloppants, et la description d’un imaginaire malsain très proche, visuellement, de ce que proposait Krzysztof Warlikowski dans Iphigénie en Tauride à Paris.

Tout au long de ce spectacle, il n’est pas possible de s’empêcher de penser constamment à Gerard Mortier qui aurait sans nul doute été subjugué par la correspondance avec son propre univers intime.

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