Articles avec #juric tag

Publié le 30 Octobre 2019

Don Carlos (Giuseppe Verdi – 1886)
Représentation du 27 octobre 2019
Opéra de Stuttgart

Philippe II Goran Jurić
Don Carlos Massimo Giordano
Marquis de Posa Björn Bürger
Le Grand Inquisiteur Falk Struckmann
Un moine Michael Nagl
Elisabeth de Valois Olga Busuioc
La Princesse Eboli Ksenia Dudnikova
Thibault Carina Schmieger
Une voix du Ciel Claudia Muschio
Le Comte de Lerme, un Hérault Christopher Sokolowski

Direction musicale Cornelius Meister
Mise en scène Lotte De Beer (2019)

L’engouement pour les versions en cinq actes de Don Carlos ne faibli pas depuis l’interprétation de la version des répétitions parisiennes de 1866 donnée sur la scène Bastille à l’automne 2017. Quelques mois après, l’Opéra de Lyon présenta cette même version avec une partie du ballet, et l’opéra Royal de Wallonie s’apprête à faire de même au cours de l’hiver prochain.

Mais en Flandre et au Bade-Wurtemberg, c’est la version ultérieure révisée par Verdi à partir de 1882 pour Milan, et complétée en 1886 avec l’acte de Fontainebleau, la version dite de Modène, qui fait l’ouverture de la saison 2019/2020 de ces deux maisons lyriques, dans la langue originale du livret en français.

Ksenia Dudnikova (Eboli) et Olga Busuioc (Elisabeth)

Ksenia Dudnikova (Eboli) et Olga Busuioc (Elisabeth)

Le défi est grand lorsque l’on fait appel à des distributions non francophones - et l’on a vu à Anvers que le texte perdait considérablement de son intelligibilité -, mais à Stuttgart, Viktor Schöner a réussi à réunir une équipe qui, dès la première, va se révéler plus à l’aise avec la langue de Molière.

La production est également confiée à Lotte De Beer, qui est une jeune metteur en scène néerlandaise qui a le goût du théâtre et du travail sous de fortes contraintes de moyens, et qui recherche des lectures accessibles notamment au public le plus jeune.

Massimo Giordano (Don Carlos)

Massimo Giordano (Don Carlos)

Le cadre de scène est donc dans l’ensemble gris-noir, plongé dans une brume plus ou moins intense, et une immense dalle d’aspect anthracite et pourvue d’une brisure verticale en son milieu permet, une fois montée à la périphérie du grand plateau circulaire, de pivoter et de délimiter des espaces entre le front de la scène et la partie centrale. La façon même de faire avancer ce mur impressionnant vers la salle a le même effet dramatique que le navire de Boccanegra qui, à Bastille, venait s’imposer en frontal au public.

Ailleurs, le lit, celui d’Elisabeth et Don Carlos au premier acte, puis d'Elisabeth et le Roi au quatrième acte, est le principal objet utilisé. Les jardins de la Reine sont étonnamment représentés de façon littérale, sous un arbre en fleurs rose pâle, et la scène d’autodafé est la plus spectaculaire avec l’avancée d’un mur à étage supportant une partie du chœur, cerné par des gardes élancés en noir.

Goran Jurić (Philippe II), Ksenia Dudnikova (Eboli) et Olga Busuioc (Elisabeth)

Goran Jurić (Philippe II), Ksenia Dudnikova (Eboli) et Olga Busuioc (Elisabeth)

Le jeu théâtral est véritablement abouti, et loin d’engoncer les personnages dans un carcan rigide, Lotte De Beer les fait vivre le plus naturellement et le plus humainement possible, sans aucune considération pour leur rang, y compris l’inquisiteur libidineux et presque drôle par ses mimiques.

Massimo Giordano est passionnant à suivre par sa manière de jouer la folie dépressive, suicidaire et cynique qui s’empare de Don Carlos, ce qui a pour effet de rendre comme une évidence le fait d’incarner un personnage dont les airs sont loin d’être simples à chanter. Sa voix n’est pas la plus pure, mais les accents qu’elle charrie, sa tonalité mélancolique et sa clarté de diction lui permettent de rendre le prince attachant et d’une présence impactante. Cette aisance à être est l'une des grandes forces du chanteur napolitain, dont on ne relève que le rétrécissement des aigus comme seule sensible limitation.

Falk Struckmann (Le Grand Inquisiteur)

Falk Struckmann (Le Grand Inquisiteur)

Par ailleurs, Lotte De Beer le rattache au monde de l’enfance, notamment par une adaptation de la version de Modène. Si cette version est en effet jouée en intégralité et avec l’acte de Fontainebleau étendu, c’est-à-dire avec la scène des bucherons, ici devenus un misérable peuple sujet à la maladie, le prélude du troisième acte est cependant supprimé pour être remplacé par une version écourtée et réorchestrée du ballet ‘La Pérégrina‘ que Verdi avait composé pour la version parisienne. Cette musique comporte en effet des éléments légers en forme de galop qui vont permettre d’introduire une scène muette d’enfants vêtus de blanc occupés à recréer, tout en jouant, une scène prémonitoire d’autodafé signant leur perversion par le système.

Cette vision fort shakespearienne, qui pourrait être issue de Macbeth, ne le quittera plus jusqu’à la scène finale qui verra la mise à mort de son grand père, Charles Quint, entouré de ces mêmes enfants.

Goran Jurić (Philippe II) et Olga Busuioc (Elisabeth)

Goran Jurić (Philippe II) et Olga Busuioc (Elisabeth)

Olga Busuioc, qui incarne le désir de vivre d'Elisabeth de Valois, est un peu moins intelligible, mais elle possède des moyens phénoménaux, un grave somptueux et des aigus d’une violence perçante qui se réfléchissent sous forme d’écho en dehors même de la salle. Elle symbolise l’être féminin qui subit un environnement machiste qu’elle affronte avec une pugnacité qui en fait la véritable héroïne de la soirée. Une formidable présence incendiaire qui engloutit toute l’admiration du public lors de son grand aria du cinquième acte «  Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde ».

La Princesse Eboli de Ksenia Dudnikova a pour elle un tempérament de feu, un grand réaliste dans ses scènes de lutte avec les hommes, une couleur de voix bien sombre, sans que le registre grave ne soit monstrueusement exagéré pour autant, et une approche du chant belcantiste qui la met en valeur dans son premier air de la chanson du voile aux coloratures toutefois peu piquées.

Cependant, on pouvait s’attendre à un Don Fatale véhément, mais, lors de cette première, quelques défauts de souffle ne lui permettront pas de conclure avec tout l’enflammement que cet air sous-tend.

Björn Bürger (Marquis de Posa)

Björn Bürger (Marquis de Posa)

L’élégance, la finesse de chant, la poésie romantique, c’est dans la voix claire et agréablement fumée de Björn Bürger que les spectateurs les trouveront, rendant au Marquis de Posa une humanité désemparée et bienveillante à rebours de l’univers odieux de la cour du Roi. Il est par le style celui le plus fidèle à l’écriture de Verdi dans ce grand opéra français, et son dévouement scénique subtil lui vaudra une reconnaissance totale au rideau final.

Le Philippe II de Goran Jurić n’est pas aussi compréhensible que ses partenaires, grosse voix résonnante qui décrit pourtant bien la nature primitive du monarque, mais l’opposition avec la voix mordante et plus franche du Grand Inquisiteur, déjà fortement présent lors de la scène d’autodafé lorsqu’il embrasse de façon bienveillante ses futures victimes, est assez inhabituelle. Il faut dire que Falk Struckmann se délecte à jouer avec ironie ce personnage religieux totalement pervers.

Et les seconds rôles, Carina Schmieger en Thibault, Claudia Muschio en voix du ciel, Christopher Sokolowski en Comte de Lerme discret, et Michael Nagl en moine souffrant de culpabilité, complètent ce petit monde d’êtres malmenés par un pouvoir dénué de totale grandeur.

Olga Busuioc (Elisabeth)

Olga Busuioc (Elisabeth)

Dans la fosse, Cornelius Meister tire de l’orchestre un long discours sombre aux beaux effets évanescents, mais use peu des percussions pour exalter la théâtralité de l’ouvrage, ne créant pas suffisamment de contrastes et de tension entre jeux d’ombres et de lumières. Le manque de clarté des timbres s’en ressent parfois, et les réminiscences wagnériennes refont surface comme dans le grand duo entre Philippe et Rodrique qui nous emporte dans les élans idéaux de Tristan und Isolde. Les chœurs, aux accents parfois orthodoxes au premier acte, se sortent fort bien de la grande scène d’autodafé et leur cohésion reste sans faille.

Ainsi, après près de quatre heures de musique, l’intensité de ce Don Carlos n’appelle qu’à la revivre sans réserve une seconde fois.

Voir les commentaires

Publié le 23 Avril 2014

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentations du 19 et 20 avril 2014
Teatro Real de Madrid

Le Roi Heinrich Goran Jurić  / Franz Hawlata
Lohengrin Michael König / Christopher Ventris
Elsa Anne Schwanewilms  / Catherine Naglestad
Friedrich von Telramund Thomas Jesatko / Thomas Johannes Mayer
Ortrud Dolora Zajick / Deborah Polaski
Le Héraud Anders Larsson

Direction musicale Walter Althammer / Hartmut Haenchen
Mise en scène Lukas Hemleb
Scénographie Alexander Polzin

                                                                                       Anne Schwanewilms (Elsa)

 

A Madrid et à Paris, deux œuvres de Richard Wagner sont spécifiquement dédiées à Gerard Mortier. Nicolas Joel est venu demander une minute de silence lors de la première de  Tristan et Isolde, alors que, au Teatro Real, l’ensemble des écrans digitaux des salons et de la salle principale passent en boucle le film ‘In memoriam Gerard Mortier’, court métrage beau et nostalgique reprenant les principales productions qui marquèrent son passage dans le théâtre.

Anders Larsson (Le Hérault) et Goran Juric (Le Roi)

Anders Larsson (Le Hérault) et Goran Juric (Le Roi)

A l’entrée, deux larges cahiers permettent de recueillir chaque soir les marques de sympathie des spectateurs – certaines n’hésitant pas à parler d’un grand homme que Madrid ne méritait pas – et, avant que le prélude ne débute dans le noir total, la formule en hommage au directeur apparaît une dernière fois à l’emplacement des surtitres.

Pour cette nouvelle production de Lohengrin, deux distributions alternent chaque soir dans les rôles principaux et, pour le week-end de Pâques, deux chefs sont également au pupitre.
Chacune de ces soirées a ses points forts, celle du samedi les interprètes féminines, Anne Schwanewilms et Dolora Zajick, celle du dimanche les interprètes masculins, Christopher Ventris, Thomas Johannes Mayer et le chef, Hartmut Haenchen.

Le concept de ce Lohengrin repose sur l’impressionnante grotte sculptée par Alexander Polzin qui en constitue le décor unique pour les trois actes. Cette grotte renvoie ainsi le monde du Brabant à son primitivisme, et, parmi toutes ces stries irrégulières qui couvrent l’ensemble des parois de l’édifice et toutes ces ouvertures par lesquelles les lumières extérieures pénètrent, les formes humaines gravées dans la roche évoquent une humanité inachevée – ou bien les silhouettes idolâtres de Wotan et Freia - en quête d’un aboutissement civilisationnel salutaire.

                                                                                         Thomas Jesatko (Telramund)

L’arrivée du chevalier est alors symbolisée par le survol invisible du cygne – seule l’évolution d’une lumière blanche suggère cette arrivée, et plus loin son départ, fantastique – et par l’apparition depuis le sol d’un monolithe blanc opaque éblouissant. A ce moment-là, le chœur encercle cet objet mystérieux dans un grand mouvement de surprise incrédule, et cela rappelle la scène mythique de 2001 l’Odyssée de l’Espace, quand des pré-humains tombaient fascinés devant l’apparition d’un monolithe noir et sa propre lumière.

Dolora Zajick (Ortrud)

Dolora Zajick (Ortrud)

Mais, au fur et à mesure que l’intrique avance, ce bloc de cristal blanc laisse transparaître une forme humaine prisonnière dans sa matrice. Et pendant tout l’opéra, Lukas Hemleb pousse le spectateur à un questionnement incessant, jusqu’à la disparition de ce monolithe qui laisse place à une vague forme humaine inachevée. L’homme, souillé par le mal, a donc raté sa transcendance, et le cœur d’Elsa, lisible rien que dans le regard, s’est définitivement durci.

Ce n’est véritablement pas à travers le jeu d’acteur individuel que Lukas Hemleb s’exprime le mieux, même s’il fait vivre le chœur avec beaucoup de signification, mais plutôt dans les dispositions symboliques, le choix des textures des vêtements pour différencier les groupes d’hommes et de femmes, notamment ceux qui sont salis par le sang des autres.
 

Il rend surtout les différentes scènes impressives par les ambiances lumineuses qui colorent chacune d’entre elles avec des teintes très froides quand Telramund et Ortrud conspirent, où bien irréellement bleues au moment du mariage.

Bien évidemment, c’est avant tout l’interprétation musicale qui permet d’emporter l’auditeur vers ce monde replié sur lui-même. Hartmut Haenchen dirige la formation du Teatro Real avec une respectueuse inspiration et une majestueuse amplitude orchestrale. Dès le prélude, l’ondoyance des cordes est magnifique, les cuivres fort sombres mais bien fondus dans la masse, et les vents, en solo, se détachent avec une chaleur très présente.

 

                                                                     Michael Konig (Lohengrin) et Anne Schwanewilms (Elsa)

Cependant, dans l’urgence de l’action, au début du second acte par exemple, l’orchestre atteint ses limites et ne peut recréer ces entrelacements de textures violentes qui galvanisent le drame. La célérité de la musique ne permet plus que d’entendre l’esquisse de reliefs violacés. Hormis cette limitation, la plénitude sonore et les subtilités de cette lecture sont envoutantes de bout en bout et Walter Althammer, la veille, tire une interprétation comparable dans le dernier acte, mais plus approximative dans le premier, car excessivement spectaculaire, sans qu’il n’arrive à être aussi lumineux.

Dispositif scénique joliment mis en valeur, les quatre sonneurs de trompettes apparaissent en léger surplomb sur le côté de la scène, détachés devant le fond rocheux.

Deborah Polaski (Ortrud) et Thomas Johannes Mayer (Telramund)

Deborah Polaski (Ortrud) et Thomas Johannes Mayer (Telramund)

La distribution que dirige Hartmut Haenchen, le dimanche, se distingue d’emblée par les capacités théâtrales bien rodées de ses protagonistes. Thomas Johannes Mayer, lui qui fut un très émouvant Wotan à Bastille, fait de Telramund un indescriptible fauve violent et charismatique. C’est un acteur doué, on le savait déjà, mais l’accomplissement vocal est stupéfiant de noirceur. Son combat avec Lohengrin est ainsi bien plus fort et bien plus vivant que celui de la veille, trop maladroit. Il a face à lui le chevalier au cygne le plus entier et le plus impressionnant du moment, Christopher Ventris. Sa belle clarté vocale, que seul Klaus Florian Vogt pourrait dépasser en pureté, n’enlève en rien cette présence si charnelle et terrestre qui aboutit à un immense personnage totalement et sincèrement humain.

Catherine Naglestad (Elsa)

Catherine Naglestad (Elsa)

Catherine Naglestad, inoubliable Salomé et Vitellia à l’Opéra de Paris, a une présence puissante et dramatique par nature. Elle est, en revanche, beaucoup trop physique dans son rapport à Lohengrin, avec ce galbe vocal profondément lyrique qui évoque plus Tosca, dans sa robe dispendieuse, que l’âme évanescente d’Elsa.

Et Franz Hawlata, à l’usure sensible, compose le Roi avec son art de l’incarnation et le charme intact de son timbre, art que Deborah Polaski, elle, a perdu. Certes, elle débute ses manigances avec de surprenantes déclamations sombres et inquiétantes, et extériorise une intensité dramatique qu’elle ne peut pousser à bout faute d’un souffle suffisamment long. Il ne reste cependant plus grand-chose de son registre grave, et ses dernières incantations ne sont que trop abimées.

Les petits chanteurs de la Jorcam (les pages)

Les petits chanteurs de la Jorcam (les pages)

Quant à Anders Larsson, le Hérault, il possède une noble allure, une tessiture douce mais un peu pâle.

La seconde distribution permet de retrouver sur scène Anne Schwanewilms. Bien qu’annoncée souffrante, elle est une Elsa belle de fragilité, si sensible et pure que l’on ne peut que croire à cette femme capable de compassion pour ceux qui souhaitent la détruire.
La vie de son être et de son regard perdu ailleurs évoque autant l’idéalisme de ses rêves que la tristesse de son impuissance. Elle est la perle de la soirée, car ses partenaires n’ont pas le même naturel théâtral.

Catherine Naglestad (Elsa) et Christopher Ventris (Lohengrin)

Catherine Naglestad (Elsa) et Christopher Ventris (Lohengrin)

Michael König a pour lui de l’impact et de l’assurance vocale, Dolora Zajick n’est pas plus à l’aise mais chante avec une tenue de souffle prodigieuse qui fond tout son phrasé dans une seule coulée en suivant les lignes orchestrales. Ces inflexions n’offrent pas toutes les couleurs à la dimension de ce personnage machiavélique, mais cette magnifique continuité dans le chant laisse admiratif.

Roi fier, Goran Jurić évoque un véritable leader charismatique, pas si loin de Don Giovanni, et Thomas Jesatko, caricaturalement méchant, plombe la crédibilité de Telramund avec un jeu trop sommaire.

Catherine Naglestad (Elsa)

Catherine Naglestad (Elsa)

Mais le grand héros de ces représentations est le chœur. Puissant et uni, il est extraordinaire dans les grands élans mystiques qui semblent pouvoir soulever la scène entière. Cet immense souffle d’espérance qui envahit toute la salle en galvanise d'autant l’ensemble du public madrilène. Et celui-ci le lui rend intégralement avec une égale force au rideau final, ainsi qu’aux petits chanteurs de la Jorcam qui chantèrent le court passage des quatre pages, apportant ainsi une touche mozartienne ravissante.

Voir les commentaires