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Publié le 22 Novembre 2016

Les Français - Francuzi (Krzysztof Warlikowski) 
D’après A la recherche du temps perdu de Marcel Proust
Représentations du 19 et 25 novembre 2016

 

Théâtre National de Chaillot

Charles Morel Bartosz Bielenia
Charles Swann Mariusz Bonaszewski
Marie de Guermantes, Rachel, Phèdre Agata Buzek
Oriane de Guermantes Magdalena Cielecka
Princesse de Parme, Reine de Naples, Gilberte Swann Ewa Dalkowska
Narrateur Bartosz Gelner
Sidonie Verdurin et de Guermantes Malgorzata Hajewska-Krzysztofik
Gustave Verdurin, Gilbert de Guermantes Wojciech Kalarus
Basin de Guermantes Marek Kalita
Alfred Dreyfus Zygmunt Malanowicz
Odette de Crécy Maja Ostaszewska
Baron de Charlus Jacek Poniedzialek
Robert de Saint-Loup Maciej Stuhr
Performance Claude Barnouil
Violoncelle Michal Pepol                          
         Magdalena Cielecka (Oriane de Guermantes)

Adaptation Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczynski
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2015)
Scénographie Malgorzata Szczesniak
Production Nowy Teatr

Plus d’un an après les premières représentations au festival de la Ruhrtriennale, la dernière pièce de Krzysztof Warlikowski, dédiée à l’ouvrage majeur de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, fait écho au dernier roman d’Olivier Py, Les Parisiens.

Car aussi bien dans Les Français que dans Les Parisiens, il est fait une description d’une société qui tourne à vide, malgré ses ambitions, sans qu'aucune aspiration à un idéal salvateur ne se découvre.

Bartosz Bielenia (Morel) et Maciej Stuhr (Saint-Loup)

Bartosz Bielenia (Morel) et Maciej Stuhr (Saint-Loup)

Et alors qu'une pièce aussi crue qu’Angels in America réservait de très beaux passages d’intimité et de profondeur dans les rapports interpersonnels, le directeur polonais montre de la scène proustienne une suffisance personnelle qui la dénue de toute sensibilité à autrui, ou de toute lucidité.

Le narrateur, incarné par Bartosz Gelner, l’évocation troublante d’un Krzysztof Warlikowski jeune, est représenté tel Proust malade, observant ou revivant son histoire à ce monde qui l’a fait souffrir, une description du mal être qui colle à la peau du metteur en scène.

Bartosz Gelner (Le narrateur) et Maja Ostaszewska (Odette de Crécy)

Bartosz Gelner (Le narrateur) et Maja Ostaszewska (Odette de Crécy)

On reconnait immédiatement Oriane de Guermantes, sophistiquée, parfaitement sûre de son personnage, que Magdalena Cielecka, actrice qui paraît si détachée d’elle-même, joue d’un impressionnant réalisme à travers les gestes les plus furtifs, les petites touches de respirations, et les rictus charmeurs.

C’est d’ailleurs à cette incroyable capacité à créer des personnages plus vrais que nature que se distingue la troupe du Nowy Teatr, une performance rarement aussi aboutie par l’école théâtrale française.

Bartosz Gelner (Le narrateur) et Agata Buzek (Rachel)

Bartosz Gelner (Le narrateur) et Agata Buzek (Rachel)

Krzysztof Warlikowski a ainsi sélectionné plusieurs thèmes, l’attachement aveugle d’Un amour de Swann, - Mariusz Bonaszewski accentue l’état de bête de Swann - la bêtise et le rêve d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, l’indifférence du Côté des Guermantes, les rapports homosexuels troubles de Sodome et Gomorrhe et Albertine, et l’inévitable déchéance de la vieillesse du Temps retrouvé.

Tout se déroule dans une pièce unique avec, au fond, un bar, surmonté d’un écran large, à gauche, un canapé-lit, et à droite, une cage de verre mobile qui accroît l’impression de cloisonnement.

Maja Ostaszewska (Odette de Crécy)

Maja Ostaszewska (Odette de Crécy)

Claude Barnouil, affublé d’un masque de noir, intervient dans une chorégraphie qui place le noir dans la même posture que la prostituée, Rachel - Agata Buzek -, personnages étranges ici. Nous reviennent alors les images de cette magnifique Lulu interprétée par Barbara Hannigan à La Monnaie, en 2013, et animée par son rêve d’enfance de devenir danseuse classique.

Nous devinerons même l'Adage du Pas de deux de Casse-Noisette arrangé sur une orchestration hard rock assourdissante.

Magdalena Cielecka (Oriane de Guermantes)

Magdalena Cielecka (Oriane de Guermantes)

Les références musicales vont de Im waiting here, de David Lynch et Lykke Li, à Rachel, grand du seigneur, extrait de La Juive d’Halevy, et Also Sprach Zarathusta de Richard Strauss – à travers une référence grotesque à 2001 L’Odyssée de l’Espace – signe de la fin des utopies.

On assiste à une mise en scène habile et fascinante de tous les clichés possibles, les images d’Epinal acides d’homosexuels snobs, les attitudes surfaites de la haute société, et une mise en scène géniale de la théâtralité d’Odette de Crécy, dont le portrait magistralement brossé par Maja Ostaszewska est un grand moment impossible et hilarant de la pièce.

Ewa Dalkowska (Reine de Naples)

Ewa Dalkowska (Reine de Naples)

La vidéo, élément dorénavant incontournable des spectacles de Krzysztof Warlikowski , qui fait d'ailleurs l’objet d’un ouvrage intitulé L’art vidéo à l’opéra (Alternatives théâtrales), est utilisée aussi bien pour souligner de manière très esthétique le thème du désir, à travers les baisers de couples homo et hétéro sexuels, que pour ouvrir sur le désir d’évasion vers les grands espaces de la nature, un paradis perdu pour la société décrite ici.

Bartosz Gelner (Le narrateur)

Bartosz Gelner (Le narrateur)

Certaines scènes sont très physiques, sadomasochisme d’une lutte de corps-à-corps inextricable, scènes de séduction autour du bar, mais la froideur et la dureté du monde, rendues presque charnelles par les respirations en fond sonore, renforcent cette impression d’immersion dans un monde inconnu qui est pourtant l’intériorité de ces personnages.

Maja Ostaszewska (Odette de Crécy) et Bartosz Bielenia (Morel)

Maja Ostaszewska (Odette de Crécy) et Bartosz Bielenia (Morel)

Ewa Dalkowska, elle, en Reine de Naples ou Princesse de Parme, a un rôle plus léger et presque rassurant, la seule lueur maternelle de la scène.

Quant au fascinant Bartosz Bielenia, longue crinière claire qui ajoute au trouble de Charles Morel, il représente une vision artistique naturelle de la fusion des traits masculins et féminins.

Bartosz Gelner (Le narrateur)

Bartosz Gelner (Le narrateur)

Il y a enfin, dans le prolongement de ces figures qui angoissent de se retrouver seules face à la mort, au temps retrouvé, l'ultime scène de l'aveu de Phèdre déclamé avec une force déchirante inouïe par Agata Buzek, la chevelure sauvage, l'instinct suicidaire à fleur de peau.

Impossible d'ignorer l'incarnation d'Isabelle Huppert dans Phèdre(s) quand elle jette de tout son être un 'J'aime!' viscéralement vrai, mais l'actrice polonaise la dépasse en intensité car elle y ajoute l'insondable désespoir de la passion adolescente.

Double du narrateur, et de Krzysztof Warlikowski, à l'instar de Rachel, Phèdre symbolise en fait l'amour passionnel du jeune homme pour Gilberte, et même, cet amour fondamental qui s'est fracassé sur un monde qui y était totalement insensible.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Près de quatre heures de spectacle, hors entractes, une nécessité de le revoir au moins une seconde fois, l’expérience sensorielle de l’univers de Krzysztof Warlikowski, même s’il s’écarte totalement d’un style narratif progressif, et même si un inévitable décrochage du texte survient, est quelque chose qui nous préserve du simplisme ambiant, de la pensée creuse, et qui nous enrichit de sensations indélébiles qui nous font nous sentir un peu plus différents à chaque expérience.

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