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Publié le 19 Novembre 2019

On s’en va (d’après ‘Sur les valises’ d’Hanokh Levin)
Texte d’Hanokh Levin, traduit en polonais par Jacek Poniedziałek
Représentations du 13 et 16 novembre 2019

Théâtre National de Chaillot

Shabtaï Shouster Andrzej Chyra, Bianca, sa femme Małgorzata Hajewska-Krzysztofik
Nina, leur fille Jaśmina Polak, Bella, leur fille Magdalena Popławska
Henia Gelernter Ewa Dałkowska, Dani, son fils Jacek Poniedziałek,
Tzvi, feu son mari Bartosz Gelner
Mounia Globchik Wojciech Kalarus, Lola, sa femme Dorota Kolak,
Zigui, leur fils Piotr Polak, Bobeh, la mère de Mounia Jadwiga Jankowska-Cieślak
Tsilla Hoffsteter Monika Niemczyk, Amatzia, son fils Bartosz Gelner
Motke Shori Marek Kalita, Tzipora Shori, sa femme Maja Ostaszewska,
Avi Shori, son frère bossu Zygmunt Malanowicz
Alberto Pinkus Maciej Stuhr, Eli Houker, Alphonse Houzli Bartosz Bielenia
Angela Hopkins, une touriste américaine Magdalena Cielecka
La putain Agata Buzek, Le croque-mort, Le barman Maciej Gąsiu Gośniowskis

 

Adaptation Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczynski              Maja Ostaszewska
Mise en scène Krzysztof Warlikowski, Scénographie et costumes Małgorzata Szczesniak
Musique Paweł Mykietyn, Lumières Felice Ross, Mouvements Claude Bardouil
Animations, vidéo Kamil Polak
Création à Varsovie le 14 juin 2018

Production Nowy Teatr, Varsovie. Coproduction La Comédie de Clermont-Ferrand, Théâtre de Liège, Hellenic Festival, Athènes, Bonlieu SN Annecy, Culturescapes Suisse, Bâle

Douze ans après ‘Krum, l’Ectoplasme’, Krzysztof Warlikowski est de retour à Paris pour représenter une autre pièce d’un des dramaturges auxquels il est le plus attaché, Hanokh Levin, auteur né à Tel-Aviv qui portait un regard critique et ironique sur la société israélienne totalement galvanisée à la suite de la victoire de la guerre des six jours (1967).

Agata Buzek (La putain) et Maciej Gąsiu Gośniowskis (Le Croque-Mort et Barman)

Agata Buzek (La putain) et Maciej Gąsiu Gośniowskis (Le Croque-Mort et Barman)

‘Sur les Valises’ recrée ainsi la petite vie de plusieurs familles qui vivent dans le même quartier de la capitale Israélienne et qui rêvent de s’évader de la banalité de leur quotidien. Il y a la Famille Shouster, dont les deux filles finiront pas quitter le foyer, l’une en se mariant à un riche et sexy médecin, l’autre, complexée, en rejoignant Londres, puis la famille Gelernter, dont la mère et le fils voient en Amatzia le souvenir de Tzvi, le père, et ensuite la famille Globchik, dont le père cherche à éloigner sa propre mère en maison de retraite au grand désarroi du petit-fils, Zigui, largué par l’une des filles Shouster, et qui trouvera son bonheur en se découvrant homosexuel. Une autre femme seule, Tsilla Hoffsteter, perdra son fils malade. Quant à Tzipora Shori, elle vit dans l’obsession de protéger son nouveau né dès douleurs de la vie et de préserver son corps des effets de l’âge. Dans ce dernier tableau, Maja Ostaszewska est magnifique de naturel.

 Zygmunt Malanowicz (Le bossu) et Magdalena Popławska (la fille des Schouster)

Zygmunt Malanowicz (Le bossu) et Magdalena Popławska (la fille des Schouster)

Sur scène, tous évoluent dans un grand espace qui sert aussi bien d’extérieur, d’intérieur, de salle de sport ou de boite de nuit, et, en arrière-plan, une large baie vitrée resserre contre le mur un espace étroit où, un à un, les cercueils de ceux qui ne survivent pas s’encastrent l’un après l’autre au gré d’une cérémonie tragi-comique.

Tous ces personnages sont mis en scène de manière vivante, drôle ou pathétique, en développant et en exploitant pour certains leurs capacités à se mouvoir de façon étonnante. Ainsi, le jeune et svelte Bartosz Gelner se relève-t-il du sol après un malaise avec une souplesse de geste comme s’il était en apesanteur, Jacek Poniedziałek danse à grands gestes entièrement ridicules, Maciej Stuhr se déchaîne en soirée de façon encore plus démonstrative, suivi par Piotr Polak qui le reprend de façon mimétique et amusante au moment où son personnage cherche avant tout à évacuer sa frustration et sa colère.

Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Certains protagonistes, comme Henia Gelernter et son fils, sont habillés en simple sous-vêtements, et le naturel de leurs corps sans la moindre esthétisation est exposé dans toute sa trivialité. Il va sans dire que la multiplicité de ces caractères augmente les chances que leurs traits, leurs états et leurs comportements, aient un effet miroir dérangeant sur les spectateurs, d’autant plus qu’il est souvent question des défaillances engendrées par le temps qui passe sur les corps et sur les âmes de chacun.

D’emblée, ‘On s’en va’ est donc une mise en situation sur l’extinction progressive d’une petite communauté humaine piégée, et sur les ravages du temps. Il y a bien des petits moments de poésie, mais tous cherchent à échapper à l’ennui, à se créer des petites joies et des rêves d’ailleurs, et la sexualité prosaïque en est le vecteur.

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins)

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins)

La prostituée, jouée par la fascinante et longiligne Agata Buzek, devient alors un personnage central par sa façon désinvolte et calculée de tirer profit de la vacuité des hommes afin de se donner les moyens de s’en sortir. Elle est le pendant du croque-mort, barman en journée, qui surveille et attend d’accompagner chacun vers la mort.

Pour ce rôle en apparence sinistre, Krzysztof Warlikowski a fait appel à Maciej Gąsiu Gośniowskis, un danseur-acteur qui joue sur la scène Queer en Pologne et en Bulgarie. Son parcours personnel qui, très jeune, l’a confronté à l’intolérance oppressive, lui a donné la force de la révolte et des expressions libres, et ce spectacle lui offre la possibilité d’extérioriser, en compagnie d’Agata Buzek, l’art Queer à travers un numéro de danse et de chant érotique où il joue de sa blonde chevelure féminine, laisse rayonner sa musculature qui pourrait être un modèle pour Michel-Ange, et expose précautionneusement au yeux de tous l’effet artistique de son fin tatouage idéalement dessiné.

Tous deux se complètent et exaltent la puissance du sexe et de la mort dans une chorégraphie qui rappelle beaucoup ce qu’imagina Krzysztof Warlikowski dans Salomé à l’opéra de Munich l’été dernier, quand il faisait danser la jeune princesse avec un homme au visage de mort avant la scène de résolution finale.

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins) et Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Magdalena Cielecka (Angela Hopkins) et Monika Niemczyk (Tsilla Hoffsteter)

Mais au-delà de cette scène qui exalte la puissance de la vie, pleins de petits détails soulignent subtilement l’adaptation du texte au contexte de vie du metteur en scène d’aujourd’hui. Ainsi, dès l’ouverture, le sentiment de fierté nationale est tourné en dérision à travers l’audition en direct d’une soirée d’eurovision où Israël sortirait vainqueur, mais également, certaines répliques sont parfois isolées par un acteur pour accentuer la prise de parole personnelle du metteur en scène.

Ainsi, ce n’est pas Zigui, l’homosexuel mal dans sa peau, qui clame son refus d’entrer dans un moule, mais Alberto Pinkus, détaché sur le côté, comme si Krzysztof Warlikowski parlait à ce moment précis de lui même et refusait à Zigui ce trait de caractère, puisque ce dernier trouve le bonheur en adoptant un comportement cliché et jet-set de l’homosexuel libéré.

Puis la pièce se développe et s’élargit par rapport à ‘Sur les valises’ pour donner une place prépondérante à Angela, une touriste américaine hilarante désireuse de découvrir la vie au Moyen-Orient, vue par le prisme de la superficialité et des valeurs faussement optimistes de la société Outre-Atlantique.

Bartosz Gelner (Tzvi), Jacek Poniedziałek (fils d'Henia) et Ewa Dałkowska (Henia Gelernter)

Bartosz Gelner (Tzvi), Jacek Poniedziałek (fils d'Henia) et Ewa Dałkowska (Henia Gelernter)

Ce personnage prend une dimension dominante de par le talent formidablement extraverti de Magdalena Cielecka, Alceste extraordinaire d'(A)pollonia, pour ceux qui s’en souviennent, prenant de haut ces femmes israéliennes sans maris, et soucieuse du regard de ses followers sur internet.

Au delà de la tournure en dérision que constitue la surexposition de soi via les réseaux sociaux numériques, ce portrait hyper caricatural, mais si drôle et faussement glamour - Magdalena Cielecka est absolument géniale dans sa composition outrée de la blonde décervelée -, permet en apparence de relâcher l’emprise sur le sort du petit groupe humain, pour mieux interpeler le public sur la situation des juifs en Europe, et en Pologne en particulier, ainsi que sur les ravages de l'antisémitisme toujours prégnant aujourd’hui.

Magdalena Popławska (la fille des Schouster) et Piotr Polak (Zigui)

Magdalena Popławska (la fille des Schouster) et Piotr Polak (Zigui)

Monika Niemczyk, qui répond aux idioties de la jeune américaine, est absolument éloquente, et lorsque l’on retrouve en seconde partie Angela, on finit par découvrir sa motivation réelle, le retour à ses origines qu’elle avait parfaitement dissimulé sous son verni glacé, et qui pourrait faire écho au roman ‘L’ami retrouvé’ de Fred Ulhman, où un juif, Hans Schwarz, rescapé du nazisme, revenait en Allemagne pour retrouver les traces de son ami d’enfance.

Et le spectacle bascule alors dans le présent lorsque l'on voit défiler, après les huit enterrements programmés dans la pièce, les noms des acteurs réels suivis de leurs dates de naissance et de mort, sous leur regard attentif, dos au public, alors qu’un film noir et blanc montre Magdalena Cielecka, l’actrice cette fois, sans fard, le regard grave, parcourir le ghetto de Varsovie noyé au milieu d’immeubles modernes.

Bartosz Gelner, Ewa Dałkowska, Krzysztof Warlikowski, Maja Ostaszewska et Magdalena Popławska

Bartosz Gelner, Ewa Dałkowska, Krzysztof Warlikowski, Maja Ostaszewska et Magdalena Popławska

Le voyage du spectateur l’aura donc mené d’une ancienne communauté israélienne à la réalité d’une communauté artistique d’aujourd’hui, à travers une mise en scène qui évite le théâtre de boulevard, enchante par la sensualité de la langue polonaise et des corps des artistes, la musique d'ambiance feutrée, ponctuellement pop et parsemée de petits cris en coulisses, et la crudité des expressions, non sans au préalable proposer un grand éclat de rire avec le retour de la putain devenue nouvellement touriste européenne, dont Agata Buzek surjoue  la vacuité et l’inculture avec une légèreté délirante, au milieu de l’assistance même.

Pour méditer sur les dangers et la bêtise de notre monde.

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Publié le 16 Février 2014

Kabaret warszawski (Krzysztof Warlikowski)
Représentations du 12 et 14 février 2014
Théâtre National de Chaillot
Durée 4h30 (avec un entracte)

Mise en scène Krzysztof Warlikowski

Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Décor et costumes Malgorzata Szczesniak

Production du Nowy Teatr, Varsovie

Avec Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Maja Ostaszewska, Ewa Dalkowska, Maciej Stuhr, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Magdalena Poplawska, Claude Bardouil, Stanislawa Celinska, Bartosz Gelner, Wojciech Kalarus, Redbad Klijnstra, Zygmunt Malanowicz, Piotr Polak, Jacek Poniedzialek.

                                                                                         Claude Bardouil

Musiciens Pawel Bomert, Piotr Maslanka, Pawel Stankiewicz, Fabian Wlodarek

 

Avec cette nouvelle pièce spécifiquement imaginée pour le public polonais afin de proposer un espace de liberté qui puisse parler de la résurgence des discours nationalistes, de l’accroissement des discours intolérants aux choix de vie minoritaires – sous prétexte qu’en Démocratie seule compte la voix de la majorité – et de l’oppression de plus en plus agressive des milieux catholiques intégristes d’extrême droite, Krzysztof Warlikowski s’est appuyé sur deux oeuvres principales : La pièce I am a Camera (1951) de John Van Druten, qui est le sujet de sa première partie de spectacle et qui se déroule dans le Berlin des années 30 pendant la montée du nazisme, et le film Shortbus (2005) de John Cameron Mitchell, en deuxième partie de spectacle, qui parle de la sexualité comme remède au mal de vivre dans une ville telle que New-York après les attentats du 11 septembre.

Zygmunt Malanowicz

Zygmunt Malanowicz

Contrairement à ses pièces précédentes qui s’inspiraient de sources littéraires approchant l’humain dans sa complexité la plus obscure, Shakespeare, Levin, Coetzee, Kushner, Kafka, Krall, Kane ou bien Koltès, Kabaret warszawski ne contient pas la même richesse de texte.

En revanche, la musique est bien plus prépondérante, ce qui est l’apanage du lieu.

Ainsi, quatre musiciens prennent place sur un côté de la scène pour interpréter live des morceaux contemporains, en alternance avec de la musique enregistrée.

Wojciech Kalarus, Bartosz Gelner, Redbad Klijnstr sur la musique de Oh, du shöner Westerwald

Wojciech Kalarus, Bartosz Gelner, Redbad Klijnstr sur la musique de Oh, du shöner Westerwald

Le voyage musical est absolument vaste et évocateur des lieux et des époques mais avec un sens très réfléchi, puisque que l’on entend aussi bien une marche militaire allemande « Oh, du shöner Westerwald », suivie d’un dance israélienne « Halaila » (La nuit est tombée)« Time to say goodbye », « Je t’aime … moi non plus » en première partie, que du Radiohead, dont le magnifique « How to Disappear Completely », en seconde partie.

Derrière l’apparente légèreté de ces airs, se cache en fait une gravité de situation.

Quant aux amateurs de musique lyrique, eux, ils reconnaitront autant l’ouverture de l’Or du Rhin que le « o du, mein holder Abendstern » de Richard Wagner.

Magdalena Cielecka  (Sally Bowles)

Magdalena Cielecka (Sally Bowles)

Dans I am a Camera, Krzysztof Warlikowski montre Sally Bowles (Magdalena Cielecka) avec une excentricité décoiffante  – c’est le mot – mais aussi à travers des rêves illusoires de célébrité et la solitude qu’elle en récoltera au final ( le personnage de Jacqueline Bonbon n’est que le prolongement de Sally). Derrière les paillettes, pointe le désastre d’une vie où elle n’a dû compter que sur elle-même, et son portrait rejoint celui que le metteur en scène avait fait d’Iphigénie dans  « Iphigénie en Tauride » au Palais Garnier, c'est-à-dire cette fascination pour ces artistes qui auront connu les heures de gloire, et qui finiront dans l’alcool et l’isolement.
On entend, dans le lointain, rompant avec le silence, les réminiscences des airs qu’elle chantait quand elle était plus jeune.

Maciej Stuhr et Piotr Polak (James et Jamie)

Maciej Stuhr et Piotr Polak (James et Jamie)

La montée du nazisme est figurée par la projection du défilé des jeux olympiques de 1936 devant Hitler. A voir toutes ces nationalités, on reste ébahi à se demander, encore aujourd’hui, comment des représentants du monde entier, occidentaux mais aussi africains ou asiatiques, ont pu marcher dans cette propagande, et comment la capacité d’obéissance de l’homme peut l’amener à coopérer aussi loin même avec un tel régime.

Les dernières scènes montrent comment l’individu se déconstruit en se pliant à l’idéologie d’un Hitler de cabaret, alors que les premières violences antisémites, dans un univers de plus en plus glauque, commencent à frapper.

Piotr Polak et Magdalena Poplawska

Piotr Polak et Magdalena Poplawska

La seconde partie, Short Bus, place l’expression de l’identité sexuelle au cœur du sujet en reprenant des scènes du film, comme l’évolution de Sofia, thérapeute et sexologue qui n’a jamais connu d’orgasme, ou bien la recherche du partenaire idéal qui pourrait aider Jamie et James à résoudre les difficultés sexuelles de leur couple.

A cela, s’ajoute toute une partie, trop longue, sans doute, sur la vie de Justin Vivian Bond, artiste transsexuel, alors que seule une de ses chansons était évoquée à la fin du film au moment de la panne de courant.

Kabaret warszawski (Krzysztof Warlikowski) Théâtre Chaillot

Si le film avait pour but de démythifier le sexe – la plupart des actes ne sont pas simulés, et l’actrice Sook-Yin Lee avait même failli être licenciée par son employeur pour cela - Krzysztof Warlikowski le ridiculise plus ou moins consciemment tout en essayant d’en extraire une certaine poésie (voir la dernière scène aquatique).

C’est drôle, les acteurs sont fascinants d’aisance corporelle, et leur langage parlé est d’une plasticité sensuelle troublante, même si le propos est cru. En tout cas, ce rapport à l’être corporel est magnifiquement mis en valeur en mélangeant érotisme, vulgarité, improvisation et liberté de geste qui rendent ce sentiment de libération si prégnant.

Krzysztof Warlikowski, Maciej Stuhr et Wojciech Kalarus

Krzysztof Warlikowski, Maciej Stuhr et Wojciech Kalarus

Et c’est ce travail de style qui s’admire tant et fait envie. Pour la première fois le comédien Bartosz Gelner apparaît dans une pièce de Warlikowski, comédien d’une aisance physique fine et stupéfiante, dont les traits du visage évoquent étrangement ceux du metteur en scène.

Dans les dernières minutes Warlikowski pose la question du sexe par rapport à la liberté. Cette question n’est absolument pas anodine, car il invite à évaluer toutes les facettes de la vie par rapport aux libertés qu’elles nous font gagner.

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Publié le 21 Mars 2012

Contes Africains (d’après Shakespeare)
Représentation du 17 mars 2012
Théâtre National de Chaillot

Texte d’après Shakespeare (Le Roi Lear, Othello et Le Marchand de Venise), JM Coetzee (L’Eté de la vie et Au cœur de ce pays), Eldridge Cleaver (Soul of Ice) et Wajdi Mouawad

Avec Stanisława Celinska, Ewa Nalkowska, Adam Ferency, Małgorzata Hajewska, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Zygmunt Malanowicz, Maja Ostaszewska, Piotr Polak, Magdalena Popławska, Jacek Poniedziałek

Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes Małgorzata Szczesniak
Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Musique Paweł Mykietyn
                                                                                                             Maja Ostaszewska (Cordelia)
Production Nowy Teatr-Varsovie
Avec le soutien de l'Institut Polonais de Paris

A la différence de sa précédente pièce La Fin (Koniec), où Krzysztof Warlikowski entrelaçait le destin de plusieurs parcours personnels dans un univers irréel à la David Lynch, Contes Africains retrouve un développement linéaire, et un seul homme incarne successivement le Juif Shylock, le Maure Otello et le Vieux Lear : Adam Ferency.
Aucune emphase chez lui, tout son jeu repose sur un naturel neutre et débonnaire qui vit sa vie sans trop de doutes, avec une faible empathie pour les femmes qui occupent sa vie.

Adam Ferency (Shylock)

Adam Ferency (Shylock)

Au centre d’une grande pièce rectangulaire délimitée par des cloisons en plexiglas, les paroles dites sur un ton détaché - avec le charme de la langue polonaise - et les moindres sons de gestes amplifiés par la sonorisation plantent le climat mystérieux que l’on aime tant chez le metteur en scène polonais.
Toutefois, il se montre économe en moyens techniques, n'a recours à la projection de films qu'à deux reprises durant tout le spectacle, ne filme plus en gros plans les visages des acteurs, mais approfondit toujours autant les climats lumineux, glacés ou feutrés, et les ambiances musicales enveloppantes.
 
La cohérence d'ensemble de ces trois longs extraits de pièces de Shakespeare est renforcée par une ouverture sur l'introduction stylisée du film de Kurosawa, Vivre, qui confronte un homme au seuil de la mort et une femme dont l’énergie de sa jeunesse l’attire.
Ensuite, une courte scène montre un homme banal, Lear, exigeant des preuves d’amour de ses trois filles, assises sur un canapé en cuir, les hypocrites Goneril et Régane, et la sincère Cordélia, avant que ne débute Le Marchand de Venise.

Piotr Polak (Bassanio)

Piotr Polak (Bassanio)

Warlikowski se place du côté de Shylock, un boucher juif, en lui faisant porter le poids de l’imaginaire antisémite, de la peur irrationnelle et des méchancetés d’Antonio qui contraignent son cœur à se durcir au point de réclamer sa livre de chair.

Le couple bourgeois que Portia (Małgorzata Hajewska ) et Bassanio (Piotr Polak) forment après la judicieuse épreuve du choix du portrait se fissure très vite, lorsque la nature de la relation homosexuelle entre lui et Antonio (Jacek Poniedziałek) se révèle, explication assez attendue de la générosité de ce dernier.
Małgorzata Hajewska est absolument fascinante dans la scène du procès, habillée en homme, mais troublante de par sa voix qui suggère sa féminité, et Piotr Polak en est le parfait reflet masculin et ambigu.

L’autre perdante est Jessica, la fille de Shylock, qui finit en croix au sol, tiraillée entre son amour pour Lorenzo, chrétien, et son amour paternel.

Małgorzata Hajewska (Portia) et Piotr Polak (Bassanio)

Małgorzata Hajewska (Portia) et Piotr Polak (Bassanio)

Subitement, la scène de fiançailles de la blanche Desdemone, en robe de mariée, et du Maure Otello, militaire haut gradé, annonce la seconde partie juste avant la première pause.
 
Desdemone a fait elle aussi un choix qui choque les conventions sociales en épousant un noir. Mais si Iago est bien le manipulateur qui pousse le couple vers le drame, Warlikowski montre que ses motivations puisent leurs forces dans sa jalousie du désir qu’éprouve Cassio pour Desdémone, alors qu’elle est devenue une femme, relativement passive, qui s‘ennuie à lézarder devant un poste de télévision sur son lit conjugal (on ne s'étonne plus de ces points de vue toujours inattendus) .

Toute fine, souple et longiligne, on reste stupéfait de la spectaculaire transformation de Magdalena Popławska, poussée à bout par des hommes complexés par la virilité supposée du Noir, au point de régresser et de se métamorphoser en primate apeurée. 
Le procédé est surprenant, mais très théâtral, et lorsque le couple succombe, les fantômes ensanglantés et désarticulés des amants réapparaissent dans une vision cauchemardesque.

Magdalena Popławska (Desdemone)

Magdalena Popławska (Desdemone)

Le talent de Warlikowski semble toutefois, dans cette seconde partie, appuyer sur les résurgences de l’animalité humaine avec un impact beaucoup plus fort que ses masques de cochons et de rats dans la première partie. Mais, en même temps, on se sent plus éloignés de la tragédie d’Otello, car la jalousie du Maure est atténuée et déportée sur la faiblesse et les préjugés de la nature humaine de son entourage.

Adam Ferency porte seul la transition vers le Roi Lear, comme si Otello était devenu fou, et que ce dernier se retrouvait sur son lit d’hôpital, uniquement soutenu par Cordelia (Maja Ostaszewska) qui a choisi de sacrifier sa vie de femme, ses désirs intimes, pour s’occuper de lui, et finalement rester malheureuse.
Son désarroi est très lisiblement restitué.

Adam Ferency (Lear) et Maja Ostaszewska (Cordelia)

Adam Ferency (Lear) et Maja Ostaszewska (Cordelia)

Warlikowski présente alors le destin des deux autres filles de Lear, Goneril et Régane, selon deux angles de vue très modernes.
L’une est devenue une nymphomane qui joue avec les hommes sans en être amoureuse, juste pour le plaisir érotique, mais qui laissera passer un homme qui, lui, était sincèrement amoureux.
L’actrice joue cette scène totalement nue et avec nonchalance, on n’imagine pas le travail introspectif personnel et la maturité que cela a pu demander. La scène est admirable par le sentiment de solitude qui en émane, sous les éclairages rasants.

 Et, pour achever sur une ambiance plus légère, une entraînante leçon de salsa fait revenir sur scène tous les acteurs aux rythmes espagnols et répétitifs cadencés par Stanisława Celinska, une image ironique et dérisoire du bonheur de masse qui amuse toute la salle, jusqu’au metteur en scène, assis en spectateur, s‘exclamant de joie à la vue de tous ses fantastiques acteurs.
Il faut un certain temps pour comprendre qu’il s’agit de la dernière fille de Lear sur scène...

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Avec ces trois pièces, Krzysztof Warlikowski pose tant de reflets et de questions que l’unité d’ensemble semble moins naturelle que ses précédentes créations. On sait cependant que bien des séquences sont restées obscures. Le Marchand de Venise, la plus complexe et la plus chargée en références identitaires, devient un indispendable à lire, ou à relire, en tout cas.

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