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Publié le 2 Février 2014

Un ennemi du peuple (Henrik Ibsen)

Représentation du 31 janvier 2014

Théâtre de la ville

 

Le docteur Stockmann Stefan Stern

Le conseiller municipal Ingo Hülsmann

Madame Stockmann Eva Meckbach

Hovstad Christoph Gawenda

Aslaksen David Ruland

Billing Moritz Gottwal

Morten Kill Thomas Bading

 

Mise en scène Thomas Ostermeier

Production Schaubühne Berlin                                          Stefan Stern (docteur Stockmann)

 

Il faut quelque peu ne pas vouloir voir la nature humaine en face pour affirmer sortir heureux d’un spectacle tel qu’il nous est possible de le voir au Théâtre de la ville, « Un ennemi du peuple ».

On est en premier lieu ébloui par la vérité des personnages qu’incarnent les acteurs de la Schaubühne. Ils ont une manière de vivre extrêmement naturelle, une liberté d’expression corporelle presque érotique, comme s’ils n’étaient pas observés dans leur petite vie, à la croisée de la fin de l‘adolescence et de l‘entrée dans le monde adulte, par les spectateurs tapis sur les gradins de la salle.

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Moritz Gottwald (Billing) et Christoph Gawenda (Hovstad)

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Moritz Gottwald (Billing) et Christoph Gawenda (Hovstad)

Tout se passe ainsi dans le salon d’un appartement qui sert, également, de lieu de répétition au monde musical intérieur de Billing (Moritz Gottwald). Et ce qui ne peut être présenté sur scène, qu’il s’agisse d’éléments de mobilier ou bien des questionnements et des rêves de ces jeunes actuels, est confusément dessiné à la craie sur les différents plans muraux.

Tout est donc mis en place pour que notre empathie se place du côté du docteur Stockmann (Stefan Stern), et de sa prise de conscience du danger pour la population que constitue la contamination des eaux de son village. 

Il se crée alors un climat intime et confortable qui capte, petit à petit, l’attention de l’auditeur.

Moritz Gottwald (Billing) et  Eva Meckbach (Madame Stockmann)

Moritz Gottwald (Billing) et Eva Meckbach (Madame Stockmann)

Seulement, face aux enjeux économiques que défend le maire, le docteur se trouve être un homme seul face au peuple.

Et le coup de force de ce spectacle se produit lorsque la lumière se rallume dans la salle afin que le débat public prenne à partie l’ensemble du théâtre. Cette prise de risque, qui rend la situation totalement imprévisible, permet non seulement d’entendre comment certains spectateurs se positionnent par rapport à la défense de Stockmann, mais aussi comment nous sommes, nous, tous vulnérables à l’effet d’entrainement, et comment la fausse sincérité scandalisée peut brouiller le jugement d’autrui. Ainsi voit-on la majorité du public se rallier au docteur car, tout simplement, sa description de la société narcissique contemporaine - les propos de la pièce sont adaptés à notre époque - sonne entièrement juste.

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Thomas Bading (Morten Kill) et Ingo Hülsmann (Le conseiller municipal)

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Thomas Bading (Morten Kill) et Ingo Hülsmann (Le conseiller municipal)

On entend des réactions idéalistes d’appels à la solidarité qui passe par une forme de résistance collective au système capitaliste, ou bien des interrogations sur la vie intime du maire qui renvoient à la tyrannie de la transparence sous laquelle nous vivons aujourd’hui.

L’un des acteurs ne manque pas de souligner l’hypocrisie du public qui semble trop bien intentionné – sans qu'aucune réaction hostile ne vienne le contredire - alors que, vraisemblablement, nous sommes nous-mêmes pris dans le cynisme d’une situation économique sur laquelle nous fermons les yeux assez facilement.

Les étudiants sont présents en nombre, pendant ces représentations, et ils sont donc les plus sincèrement portés du côté du docteur. Mais comment évolueront-ils, plus tard, face aux réalités de la vie ? 

Stefan Stern (docteur Stockmann)

Stefan Stern (docteur Stockmann)

L’ennemi du peuple fut écrit en 1880, au moment où les grands idéaux ouvriers commençaient à se développer sous la contrainte du développement industriel, et avant l’avènement d’Hitler au pouvoir, quand tout un pays laissa la voie libre à un homme charismatique qui avait réussi à manipuler l’opinion avec une immense facilité.

Mais aujourd’hui les idéologies sont passées, le matérialisme est devenu une valeur banale, et les illusions de Stockmann font rire. Et après une scène de lapidation à coups de balles chargées de liquide de peinture, le pauvre docteur se retrouve avec sa femme, seul, sûr de sa force, avant que la lumière ne s’éteigne dans un profond silence.

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Publié le 28 Novembre 2012

Hedda Gabler (Henrik Ibsen)
Représentation du 25 novembre 2012
Théâtre Les Gémeaux (Sceaux)

Jørgen Tesman Lars Eidinger
Hedda Tesman Katharina Schüttler
Juliane Tesman Lore Stefanek
Madame Elvsted Annedore Bauer
Monsieur Brack Jörg Hartmann
Eilert Løvborg Kay Bartholomäus Schulze

Mise en scène Thomas Ostermeier (2005)
Dramaturgie Marius von Mayenburg
Schaubühne am Lehniner Platz/Berlin

                                                                                                          Lars Eidinger (Jørgen Tesman)

Si, pour l’instant, Rennes est la seule ville française à avoir été fascinée par Mort à Venise dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, et cela avant sa création berlinoise en janvier prochain, les parisiens ont pu se consoler avec la reprise d’Hedda Gabler au Théâtre des Gémeaux, une pièce pour laquelle Henrik Ibsen dresse le portrait d’une femme nimbée d’une détestation viscérale pour le conformisme social, et acculée à une destruction intérieure irrépressible.

L’univers reconstitué par le régisseur allemand réduit l’appartement des Tesman à l’essentiel, avec un petit salon fonctionnel au centre duquel repose un large divan, sans charme, séparé de la véranda extérieure par une large baie vitrée amovible, et qu’un petit mur isole d’une autre pièce, le tout reposant sur un plateau pivotant afin de fluidifier les changements de lieux au cours des scènes.

Un miroir incliné surplombe le tout, laissant entrevoir en continu les échanges qui se déroulent dans les pièces adjacentes.

Lors des transitions, une musique feutrée, nonchalante, glisse sur le travelling longeant une résidence de luxe, un univers en apparence paisible mais insidieusement ironique.

En dessinant des personnages banals, Ostermeier recrée avec précision le monde des relations convenues, et l’ensemble de ses acteurs, permanents ou invités à la Schaubühne de Berlin, joue avec un réalisme tel qu’à aucun instant il ne nous vient à l’idée d’être au théâtre, car on reconnaît, même dans le naturel de leurs gestes conditionnés, les poses et les attitudes stéréotypées des milieux bourgeois d’aujourd’hui.

 

                                                                                        Katharina Schüttler (Hedda Tesman)

Jørgen Tesman, sous les traits au charme désuet de Lars Eidinger, apparaît comme le modèle même du jeune homme totalement inscrit dans la ligne de réussite envisagée par sa famille, sa tante en particulier, s’évaluant à l’aune de critères simples, la reconnaissance sociale pour lui-même, la paternité qui offrira des temps d’occupations et des sujets de conversations à ses proches, une vision du bonheur sûre.

En total décalage avec ce modèle-là, Hedda Tesman tente de composer avec ces aspirations étouffantes et décevantes pour elle même. Parfois, son regard s’évade, à d’autres moments elle se prête au jeu tout en affichant des sourires froids, mais ses poses montrent comment elle reste en contact avec la souplesse de son corps, sa propre originalité, imperméable à la rigueur du savoir vivre social.

Katharina Schüttler (Hedda Tesman), Kay Bartholomäus Schulze (Eilert Løvborg), Jörg Hartmann (Monsieur Brack) et Lars Eidinger (Jørgen Tesman)

Katharina Schüttler (Hedda Tesman), Kay Bartholomäus Schulze (Eilert Løvborg), Jörg Hartmann (Monsieur Brack) et Lars Eidinger (Jørgen Tesman)

Svelte avec quelque chose de très enfantin, Katharina Schüttler exprime, dans ses attitudes libres, à la fois les aspirations d’une Madame Bovary prisonnière de son ennui, et l’animalité provocante de Lulu.

Une image, directement parlante, permet de comparer l’attitude relâchée, fluide et érotique qu’elle arbore lorsqu’elle s’endort sur le sofa, alors que Madame Elvsted, allongée à l’opposé, reste figée dans une posture plus rigide et maîtrisée. Le sommeil révèle la vérité des êtres.

En fait, l’enjeu de reconnaissance professionnelle qui oppose Jørgen Tesman et Eilert Løvborg est totalement secondaire. Ce dernier, ancien amant d’Hedda, est montré sous l’angle de ses pulsions autodestructrices, qui, quelque part, peuvent avoir été le lien inconscient qui lia leur couple quelques années auparavant.

La monté inexorable de la violence qui ronge Hedda se manifeste par la scène de destruction de l’ordinateur de son mari, progressive dans sa brutalité.
Puis, retrouvée seule avec Monsieur Brack, elle découvre que cet homme qui, en société, semble être quelqu’un de posé et mûr, cache, en le lui révélant sous forme de chantage, son intention de faire d’elle son amante, alors qu’aucun sentiment amoureux ne transparaît bien évidemment en lui.

Peu avant, il apparaissait, derrière la baie vitrée, discutant avec Jørgen comme de bons vieux amis.

Nouveau rejet d’une duplicité sociale courante, attitude qu’elle observe en silence et exècre profondément, et, sans que rien ne laisse présager quoi que ce soit, elle met un terme à sa vie, sous le coup de feu glacial de son revolver.
   Katharina Schüttler (Hedda Tesman) et Kay Bartholomäus Schulze (Eilert Løvborg)

Le plus extraordinaire est de voir pourtant Jørgen et Madame Elvsted œuvrer à la reconstitution du mémoire perdu dans la casse de l’ordinateur portable, en collant sur les murs des post-it multicolores sur lesquels des bribes d’idées refont surface, sans s’inquiéter outre mesure d’Hedda.

Cette indifférence signe la victoire de la normalité et de l’adaptabilité sur les désirs de liberté et d’authenticité, le romantisme noir également, et, par l’image finale qu’il nous donne de ce couple, Ostermeier montre pour lui une tendresse et une bienveillance, comme pour nous dire qu’à défaut de brillance, sa fadeur a le mérite de ne pas être dangereuse.

Une lucidité mélancolique désarmante.

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Publié le 9 Avril 2012

Measure for Measure (William Shakespeare)
Représentation du 06 avril 2012
Odéon Théâtre de l’Europe

Claudio Bernardo Arias Porras
Angelo Lars Eidinger
Le prévôt / Frère Thomas Franz Hartwig
Isabelle Jenny König
Escalus Erhard Marggraf
Lucio Stefan Stern
Vincentio Gert Voss

Chant Carolina Riano Gomez
Trompette Nils Ostendorf
Guitare Kim Efert

Mise en scène Thomas Ostermeier
Scénographie Jan Pappelbaum
Traduction allemande Marius von Mayenburg
Coproduction Schaubühne am Lehniner Platz - Berlin                                                                                       Bernardo Arias Porras (Claudio)

Measure for Measure est une comédie à problèmes en ce sens qu’elle place le lecteur, ou le spectateur, face à une difficulté de jugement.
Dans sa blancheur immaculée, Isabelle apparaît à nous comme la perfection de l’âme humaine vouée à son idéal de sentiment religieux, et pour lequel elle a choisi de préserver l’intégrité de son corps.
Mais lorsque Angelo, placé au pouvoir sur Vienne par son oncle, le Duc Vincentio, la force à faire un choix entre coucher avec lui ou bien voir son frère, Claudio, être condamné à mort, elle préfère rester fidèle à son idéologie.
Cet homme de pouvoir, pourtant, se déclarait intransigeant sur les liaisons sexuelles hors mariage, avant que son désir pour la jeune femme ne l’amène à bafouer ses propres principes.
Insoutenables sont ses propos lorsqu’il fait comprendre à Isabelle que, si elle le dénonce, ses mensonges à lui pèseront beaucoup plus que ses vérités à elle.

On y voit l’homme qui compte sur son image pour couvrir ses petites méthodes de dictateur.
 

Mais en même temps, Ostermeier n’en brosse pas un portrait manichéen, car il montre les tiraillements de cet homme pris par ses contradictions.

Lars Eidinger est très impressionnant dans ce rôle.

Il a l’allure d’un fauve qui tourne de manière obsédante autour de sa victime, son regard perçant a la violence d’un oiseau de proie - il lui faudra même lancer une tirade tête en bas et pieds accrochés à un lustre -, et pourtant, lorsqu’il retourne son besoin de purification contre lui-même à coups de jets d'eau (on pense naturellement au Karcher), il révèle aussi par transparence son corps en feu, et donc son humanité.
On en est fasciné.

 

Jenny König (Isabelle)

A l’inverse, la rigueur idéologique d’Isabella, tout aussi furieusement jouée par Jenny König, l’entraîne vers un comportement hystérique où on la voit presque haïr son propre frère.
Ce frère trouve en Bernardo Arias Porras une étonnante évocation de l’image du Christ, fin de corps et cheveux longs en vagues, alors qu’il est en même temps coupable d’avoir séduit Julietta. Sensualité et spiritualité se personnifient ainsi en un seul être.
La confusion des images ne s’arrête pas là, Ostermeier le travestit en femme désarticulée, au visage caché derrière un masque inquiétant, interprétant astucieusement le rôle de Marianne.

Cette prégnance du corps, Ostermeier en montre la force de vie autant que son odeur de mort. Un porc pendu par les pattes arrières, se substituant à un condamné à mort, est découpé au fur et à mesure par les figurants. Il rappelle ces images de corps humains destinés à l’abattoir dans la récente mise en scène de  Macbeth (Verdi) par Martin Kušej à Munich.

Vie et mort se cotoyent ainsi dans un même espace restreint, et le décor cubique sur fond doré figure cet enfermement inévitable. Quand ils ne sont plus au centre de l’action, les personnages sont écartés en arrière scène, à gauche ou à droite, comme s’il s’agissait de les faire méditer sur leur propre condition.

Il y a un autre personnage bien troublant : Vincentio. Gert Voss en fait un Duc vieillissant extraordinairement charismatique, une force humaine presque terrifiante.
Mais loin d’être un simple observateur de cette situation qu’il a lui-même créée, il apparaît comme un manipulateur qui, en ayant modifié subitement l’ordre social, a poussé des hommes et des femmes à la confrontation.


 

Lars Eidinger (Angelo)

Ostermeier représente aussi une très belle image de l’ensemble des comédiens chantant en chœur des mélodies médiévales aux sons de la guitare et de la trompette, mais dirigés par Gert Voos qui s’en amuse.
Leur voix sont très harmonieusement mêlées, et le charme musical du théâtre élisabéthain vient ainsi réunir l'âme commune à tous ces personnages socialement opposés.

Au delà de la marque d'un théâtre très réaliste dans ses moindre gestes, et fortement expressif sans que la limite du surjeu ne semble franchie, il apparaît surtout que Measure for Measure entre en résonnance avec les valeurs puritaines et autoritaires de notre époque.  

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