Hedda Gabler (Eidinger-Schüttler-Ostermeier) Les Gémeaux
Publié le 28 Novembre 2012
Hedda Gabler (Henrik Ibsen)
Représentation du 25 novembre 2012
Théâtre Les Gémeaux (Sceaux)
Jørgen Tesman Lars Eidinger
Hedda Tesman Katharina Schüttler
Juliane Tesman Lore Stefanek
Madame Elvsted Annedore Bauer
Monsieur Brack Jörg Hartmann
Eilert Løvborg Kay Bartholomäus Schulze
Mise en scène Thomas Ostermeier (2005)
Dramaturgie Marius von Mayenburg
Schaubühne am Lehniner Platz/Berlin
Lars Eidinger (Jørgen Tesman)
Si, pour l’instant, Rennes est la seule ville française à avoir été fascinée par Mort à Venise dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, et cela avant sa création berlinoise en janvier prochain, les parisiens ont pu se consoler avec la reprise d’Hedda Gabler au Théâtre des Gémeaux, une pièce pour laquelle Henrik Ibsen dresse le portrait d’une femme nimbée d’une détestation viscérale pour le conformisme social, et acculée à une destruction intérieure irrépressible.
L’univers reconstitué par le régisseur allemand réduit l’appartement des Tesman à l’essentiel, avec un petit salon fonctionnel au centre duquel repose un large divan, sans charme, séparé de la véranda extérieure par une large baie vitrée amovible, et qu’un petit mur isole d’une autre pièce, le tout reposant sur un plateau pivotant afin de fluidifier les changements de lieux au cours des scènes.
Un miroir incliné surplombe le tout, laissant entrevoir en continu les échanges qui se déroulent dans les pièces adjacentes.
Lors des transitions, une musique feutrée, nonchalante, glisse sur le travelling longeant une résidence de luxe, un univers en apparence paisible mais insidieusement ironique.
En dessinant des personnages banals, Ostermeier recrée avec précision le monde des relations convenues, et l’ensemble de ses acteurs, permanents ou invités à la Schaubühne de Berlin, joue avec un réalisme tel qu’à aucun instant il ne nous vient à l’idée d’être au théâtre, car on reconnaît, même dans le naturel de leurs gestes conditionnés, les poses et les attitudes stéréotypées des milieux bourgeois d’aujourd’hui.
Katharina Schüttler (Hedda Tesman)
Jørgen Tesman, sous les traits au charme désuet de Lars Eidinger, apparaît comme le modèle même du jeune homme totalement inscrit dans la ligne de réussite envisagée par sa famille, sa tante en particulier, s’évaluant à l’aune de critères simples, la reconnaissance sociale pour lui-même, la paternité qui offrira des temps d’occupations et des sujets de conversations à ses proches, une vision du bonheur sûre.
En total décalage avec ce modèle-là, Hedda Tesman tente de composer avec ces aspirations étouffantes et décevantes pour elle même. Parfois, son regard s’évade, à d’autres moments elle se prête au jeu tout en affichant des sourires froids, mais ses poses montrent comment elle reste en contact avec la souplesse de son corps, sa propre originalité, imperméable à la rigueur du savoir vivre social.
Katharina Schüttler (Hedda Tesman), Kay Bartholomäus Schulze (Eilert Løvborg), Jörg Hartmann (Monsieur Brack) et Lars Eidinger (Jørgen Tesman)
Svelte avec quelque chose de très enfantin, Katharina Schüttler exprime, dans ses attitudes libres, à la fois les aspirations d’une Madame Bovary prisonnière de son ennui, et l’animalité provocante de Lulu.
Une image, directement parlante, permet de comparer l’attitude relâchée, fluide et érotique qu’elle arbore lorsqu’elle s’endort sur le sofa, alors que Madame Elvsted, allongée à l’opposé, reste figée dans une posture plus rigide et maîtrisée. Le sommeil révèle la vérité des êtres.
En fait, l’enjeu de reconnaissance professionnelle qui oppose Jørgen Tesman et Eilert Løvborg est totalement secondaire. Ce dernier, ancien amant d’Hedda, est montré sous l’angle de ses pulsions autodestructrices, qui, quelque part, peuvent avoir été le lien inconscient qui lia leur couple quelques années auparavant.
La monté inexorable de la violence qui ronge Hedda se manifeste par la scène de destruction de l’ordinateur de son mari, progressive dans sa brutalité.
Puis, retrouvée seule avec Monsieur Brack, elle découvre que cet homme qui, en société, semble être quelqu’un de posé et mûr, cache, en le lui révélant sous forme de chantage, son intention de faire d’elle son amante, alors qu’aucun sentiment amoureux ne transparaît bien évidemment en lui.
Peu avant, il apparaissait, derrière la baie vitrée, discutant avec Jørgen comme de bons vieux amis.
Nouveau rejet d’une duplicité sociale courante, attitude qu’elle observe en silence et exècre profondément, et, sans que rien ne laisse présager quoi que ce soit, elle met un terme à sa vie, sous le coup de feu glacial de son revolver.
Katharina Schüttler (Hedda Tesman) et Kay Bartholomäus Schulze (Eilert Løvborg)
Le plus extraordinaire est de voir pourtant Jørgen et Madame Elvsted œuvrer à la reconstitution du mémoire perdu dans la casse de l’ordinateur portable, en collant sur les murs des post-it multicolores sur lesquels des bribes d’idées refont surface, sans s’inquiéter outre mesure d’Hedda.
Cette indifférence signe la victoire de la normalité et de l’adaptabilité sur les désirs de liberté et d’authenticité, le romantisme noir également, et, par l’image finale qu’il nous donne de ce couple, Ostermeier montre pour lui une tendresse et une bienveillance, comme pour nous dire qu’à défaut de brillance, sa fadeur a le mérite de ne pas être dangereuse.
Une lucidité mélancolique désarmante.