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Publié le 5 Décembre 2021

Turandot (Giacomo Puccini - 1926)
Pré-générale du 29 novembre et représentations du 04 et 19 décembre 2021
Opéra Bastille

Turandot Elena Pankratova
Liu Guanqun Yu
Calaf Gwyn Hughes Jones
Timur Vitalij Kowaljow
L’Empereur Altoum Carlo Bossi
Ping Alessio Arduini
Pang Jinxu Xiahou
Pong Matthew Newlin
Un Mandarin Bogdan Talos

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Robert Wilson (2018)

Coproduction Canadian Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie, Houston Grand Opera, Teatro Real de Madrid

Dernier opéra de Giacomo Puccini, Turandot connut 36 représentations à l’opéra Bastille entre le 22 septembre 1997 et le 30 décembre 2002, puis disparut durablement pendant près de 20 ans.

L’œuvre est un pilier du répertoire des plusieurs grandes institutions internationales, le MET de New-York, le Royal Opera House Covent-Garden de Londres, La Scala de Milan, où elle fait partie des 10 titres les plus joués au point d’être considérée comme un symbole de l’opéra traditionnel pour grandes stars, tout en constituant une transition vers la musique du XXe siècle.

Turandot (Pankratova - Yu - Jones - Kowaljow - Dudamel - Wilson) Opéra de Paris

Avec la reprise de la production que Robert Wilson présenta au Teatro Real de Madrid en décembre 2018, puis à Vilnius et à la Canadian Opera Company de Toronto en 2019, Turandot revient au répertoire de l’Opéra de Paris parmi les 50 ouvrages les plus représentés depuis l’ère Liebermann, et trouve sur la scène Bastille un vaste espace et une qualité de profondeur des effets lumineux, un élément si important du travail du metteur en scène américain, qui renforcent la beauté de l’alliage de la scénographie aux lumières de l’orchestre.

Bogdan Talos (Un Mandarin)

Bogdan Talos (Un Mandarin)

Très peu d’éléments de décors interviennent, sinon quelques panneaux coulissants sombres en ouverture pour imager les remparts de la cité et le tumulte intérieur et extérieur de la foule, quelques arbres stylisés un peu plus loin, et un promontoire où apparaît Turandot sous un éclairage intensifiant les teintes rougeoyantes de son costume au moment du sacrifice d’un de ses prétendants. Tout est dans la valeur impressive de l’univers visuel bleu, de ses changements de contrastes, du sentiment de lire dans une forme lumineuse centrale qui s’élargit ou s’atténue les contractions du cœur des protagonistes. La vidéo est utilisée au second acte pour faire disparaître l’horizon et resserrer l’ambiance sur la toile venimeuse qui risque de s’abattre sur Calaf s’il ne résout pas les énigmes.

Guanqun Yu (Liu) et Vitalij Kowaljow (Timur)

Guanqun Yu (Liu) et Vitalij Kowaljow (Timur)

Il y a une beauté glacée magnifique dans ce spectacle qui s’appuie sur des postures statiques et qui expriment en même temps une grande force. Robert Wilson montre ainsi comment on peut transmettre de l’énergie par des poses expressives très bien calculées. A cela s’ajoutent des costumes noir et blanc aux coupes saillantes – les gardes accompagnant le prince condamné profilés par leurs arcs sont absolument splendides -, des maquillages élaborés, et le refus de tout orientalisme surchargé de mauvais goût comme dans les productions inutilement lourdes du MET ou des Arènes de Vérone. 

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Par ailleurs, tout mélo-dramatisme larmoyant facile est évité, et la dignité de l’ensemble des personnages, principaux ou secondaires, est ainsi magnifiée.

Une véritable mise en valeur de la musique de Puccini s’opère d’emblée, et la rencontre avec la direction de Gustavo Dudamel est fascinante à entendre. Le nouveau directeur musical de l’Opéra de Paris crée une tension inflexible striée d’un tranchant incisif qui ne cherche pas à amortir doucereusement le caractère minéral de la partition, et en même temps dépeint des étendues irrésistiblement célestes avec un déploiement d’illuminations intenses qui évoquent un infini inaccessible (à l'image de ce trait de flûte sidéral qu'il fait entendre si mystérieusement).

Il nous fait ainsi voyager dans un univers sonore qui tisse par moment des liens avec les grandes orchestrations de Richard Strauss (impossible de ne pas songer à la La femme sans ombre) ou de Richard Wagner et son Ring

Elena Pankratova (Turandot)

Elena Pankratova (Turandot)

Ce travail sur l’exacerbation du métal des cordes, la dynamique serrée des percussions et la fusion des timbres d’où émane une grande clarté avec une précision d’orfèvre, pousse très loin un travail esthétisant doué d’une implacable subtilité dans le geste théâtral. Et la modernité de cette lecture réserve aussi des images tellement fortes par la célérité des défilements de couleurs que l’on pourrait se croire porté dans un film d’anticipation.

La variété des ensembles de chœurs est un autre élément important de l’ouvrage, et cette production fait vivre des résonances très différentes, chœur d’enfants invisible qui s’exprime de manière feutrée en marge de la scène, chœur adulte impactant en ligne frontale, chœur relégué en coulisse pour créer un effet spatialisant éthéré et diffus, tout en respectant l’équilibre avec le tissu orchestral.

Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong) et Gwyn Hughes Jones (Calaf)

Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong) et Gwyn Hughes Jones (Calaf)

Pour interpréter ce drame, les solistes réunis forment des portraits incarnés qui servent une histoire très bien racontée car elle montre intérieurement ce qui se produit entre eux.

Gwyn Hughes Jones n’est pas un inconnu à l’opéra Bastille, car il y interprétait en mai 1997 le rôle d’Ismaël dans Nabucco, un autre grand standard italien absent de cette scène depuis 20 ans.

Il n’a pas du tout la massivité d’un Eyvazov, Berti ou Alvarez, mais il a une excellente tenue de souffle, une projection très focalisée, un timbre coloré dans le médium mais qui s’affine sensiblement dans les aigus, qui dépeignent un Calaf anti-héros, humble, humain et serein à la fois, qui vient résoudre avec son intelligence les énigmes de Turandot. Et une fois ces épreuves résolues et un « Nessun dorma » chanté très naturellement, il peut alors se retirer en ayant fendu l’armure de la princesse que symbolise cette incision de lumière dans un ciel rouge sang, de cœur et de violence, à la toute fin.

L’histoire racontée ainsi s’achève sur l’image d’une Turandot vaincue de l’intérieur et pétrifiée.

Guanqun Yu (Liu)

Guanqun Yu (Liu)

Elena Pankratova, une habituée des scènes berlinoise, munichoise et de Bayreuth, fait enfin ses débuts à l’Opéra de Paris. Parfaitement de glace, les traits de sa Turandot sévère ont des qualités de souplesse et des couleurs de crème plutôt claires, et si certains aigus peuvent tressaillir, d’autres se libèrent avec éclat. Le portrait reste tout de même assez anguleux mais bien vaillant.

Comme très souvent, c’est le personnage attachant de Liu qui emporte les cœurs, et Guanqun Yu lui offre un chant d’un très beau rayonnement, soutenu avec une finesse extrême, parfaitement à l’aise avec la gestuelle de Robert Wilson.

Une joie évidente émane de son visage ce qui change des Liu trop affligées, ce qui sera parfaitement reconnu au rideau final, de la même manière que l’humaine stature et l’harmonie solide et autoritaire de Vitalij Kowaljow valent à Timur et son allure mortifère une dimension d’une impressionnante profondeur.

Gustavo Dudamel, Gwyn Hughes Jones, Guanqun Yu et Vitalij Kowaljow

Gustavo Dudamel, Gwyn Hughes Jones, Guanqun Yu et Vitalij Kowaljow

Le Mandarin de Bogdan Talos ne manque pas, lui aussi, de noblesse et de droiture, et Carlo Bossi a toujours le don de donner beaucoup d’impact impartial à ses incarnations, et à l’empereur en particulier ce soir.

Enfin, le trio Ping, Pang et Pong a été révisé par rapport aux représentations de Madrid, car leurs costumes exotiques ont été troqués avec des complets sombres qui les transforment en croque-morts fervents adeptes de l’humour noir. Alessio Arduini, Jinxu Xiahou, Matthew Newlin se sortent remarquablement bien du jeu loufoque et bondissant que leur imposent nombre de dodelinements comiques, le premier ayant un volume vocal un peu plus confidentiel mais un timbre fumé très agréable, le second se révélant le plus percutant, et le troisième doué de la meilleure agilité physique.

Elena Pankratova, Robert Wilson et Ching-Lien Wu

Elena Pankratova, Robert Wilson et Ching-Lien Wu

A peine les lumières finales éteintes, une clameur suivie d’une standing ovation au parterre s’élève, ce qui traduit la force de la prégnance musicale et visuelle de ce spectacle, d'un niveau très supérieur aux productions kitsch toujours en vigueur à travers le monde, qui repose sur un socle orchestral et scénique fort, auxquelles les voix lyriques apportent une crédibilité dramaturgique attachante.

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Publié le 11 Septembre 2015

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition générale du 10 septembre 2015
             Opéra Bastille

Don Giovanni Artur Ruciñski
Il Commandatore Alexander Tsymbalyuk
Donna Anna Maria Bengtsson
Don Ottavio Matthew Polenzani
Donna Elvira Karine Deshayes
Leporello Alessio Arduini
Masetto Fernando Radó
Zerlina Nadine Sierra

Mise en scène Michael Haneke (2006)
Direction musicale Patrick Lange

                                                                                  Alexander Tsymbalyuk (Le Commandeur)

Pour la dernière reprise de la production de Michael Haneke à l’opéra Bastille – une nouvelle trilogie Da Ponte est en effet prévue à l’Opéra Garnier au cours des prochaines saisons -, la distribution artistique réunie ce soir démontre à quel point la vérité des relations humaines de pouvoir décrite par cette mise en scène ne peut avoir un impact fort qu’à la condition d’un engagement entier de ses interprètes.
Le décor bleuté et glacial de Christophe Kanter, dont la seule poésie se trouve dans la mosaïque de fenêtres éclairées sur les façades de building happés par la nuit, crée évidemment une ambiance de guet-apens. Porte dérobée, salle où l’action n’est point visible, couloir s’évanouissant dans l’obscurité, ascenseur par où chacun peut disparaitre, et le tout se trouvant rétroéclairé de façon surréaliste dans les scènes les plus dramatiques, la vie n’a plus qu’à entrer en scène pour montrer son vrai visage.

Maria Bengtsson (Donna Anna)

Maria Bengtsson (Donna Anna)

Le premier personnage à apparaître est Leporello. Alessio Arduini lui donne d’emblée un caractère unique et très autonome vis-à-vis de son maître, Don Giovanni. Il joue non seulement avec une grande souplesse, mais aussi avec l’intention de faire de son personnage un acteur majeur de la comédie. Il a la finesse de la jeunesse, le grave sombre du comploteur, et une aisance maligne qui réenchante ses airs.
L’arrivée de Maria Bengtsson nous fait alors découvrir une des plus émouvantes Donna Anna entendues sur cette scène. Elle chante comme si elle était traversée par un flux d’air sidéral perdu pour l’humanité, et ce chant aérien frémit de fragilité et de sensibilité, tout en restant incarné et mozartien par l’au-delà de l’humain qu’il exprime.

 

Artur Rucinski (Don Giovanni)

Artur Rucinski (Don Giovanni)

En revanche, Matthew Polenzani affirme très franchement l’autorité de Don Ottavio, et loin d’être un soupirant un peu éthéré, il prend la stature paternelle d’un Idoménée ou d’un Titus à tendance fortement dépressive.
Cette dépression, toutefois, nous la trouvons d’abord dans le personnage d’Elvira. Mireille Delunsch aura marqué comme aucune autre artiste ce rôle réinterprété scéniquement par Michael Haneke, qui en fait une femme dont l’âme est en perdition, détruite par l’alcool et par son ancien mari, au point d’en devenir sa meurtrière.

 

Fernando Rado (Masetto)

Fernando Rado (Masetto)

Karine Deshayes y engage toute sa violente flamme avec un tempérament qui rappelle beaucoup les héroïnes tragiques slaves. Ses déferlements passionnels impressionnent naturellement, certaines couleurs et intonations sombres résonnent d’une sincère fibre humaine, mais sa ligne de chant est bien plus trouble que l’épure de Maria Bengtsson.
Elle est surtout une femme qui souffre, mais pas une âme aussi noire et névrosée qu’elle devrait pourtant être.

 

Karine Deshayes (Elvira)

Karine Deshayes (Elvira)

Et bien qu’il n’ait pas la sensualité si ambiguë de Peter Mattei, le premier titulaire de ce rôle en 2006, Artur Rucinski dégage une animalité tout aussi violente qui rend le personnage de Don Giovanni antipathique comme jamais. Il a du charme quand il chante, de la virilité – mais aussi de la pudeur-, et donne le sentiment de suivre instinctivement une trajectoire pré-écrite pour son malheur.
Son combat avec l’impressionnant commandeur d’Alexander Tsymbalyuk est par ailleurs très poignant - et l'on ressent lourdement l'impact de ce choc sur lui -, d’autant plus que les silences s'étirent pour laisser le temps à l’angoisse du spectateur d’imaginer l’action qui va suivre.

 

Artur Rucinski (Don Giovanni) et Alessio Arduini (Leporello)

Artur Rucinski (Don Giovanni) et Alessio Arduini (Leporello)

Enfin, le charmant couple que forment Fernando Rado et Nadine Sierra a toute l’impulsivité irréfléchie de la jeunesse, la mezzo-soprano ayant de plus une présence vocale séduisante d’intelligence.
Mais quel raffinement dans la fosse d’orchestre ! Patrick Lange joue avec les musiciens pour leur faire maintenir une très belle ligne ondoyante, lumineuse et iréelle où s’enlacent toutes sortes de motifs de flûtes, de violons et de vents, onde vitale qui reste inaltérée par les coups du destin contenus pourtant dans la musique dès l’ouverture.
Ce courant de vie capteur de nos propres sens prend même une dimension profondément liturgique au tableau final, preuve que Mozart ne perd pas forcément son âme quand il est joué ainsi sur une scène aussi grande que Bastille.

Lire également le compte-rendu des représentations d'avril 2012.

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