Articles avec #sagripanti tag

Publié le 19 Février 2024

La Traviata (Giuseppe Verdi – La Fenice de Venise, le 6 mars 1853)
Représentation du 16 février 2024
Opéra Bastille

Violetta Valery Nadine Sierra
Alfredo Germont René Barbera
Giorgio Germont Ludovic Tézier
Flora Bervoix Marine Chagnon
Annina Cassandre Berthon
Gastone Maciej Kwaśnikowski
Il Barone Douphol Alejandro Baliñas Vieites
Il Marchese d'Obigny Florent Mbia
Giuseppe Hyun-Jong Roh
Domestico Olivier Ayault
Commissionario Pierpaolo Palloni

Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Simon Stone (2019)

Coproduction avec le Wiener Staatsoper, Vienne

Le transfert sur les planches de l'opéra Bastille de la production de 'La Traviata', créée par Simon Stone au Palais Garnier, le 12 septembre 2019, permet de donner la pleine mesure à une lecture qui inscrit le drame de Violetta totalement dans la société d'aujourd'hui.

En effet, le regard du metteur en scène australien fait partie de ceux qui comptent, et en particulier lorsqu’il se pose sur les comportements de la jeunesse. Il ne recule ni devant la trivialité de notre société, ni devant sa vacuité, et entend bien confronter le spectateur à ce qu'il perçoit de son propre univers.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Il en résulte que le public présent en salle, ce soir, se retrouve face à un monde qu’il reconnaît parfaitement, expérience que ne connurent pas les Vénitiens qui assistèrent à la création de l'ouvrage en mars 1853, car la censure interdit à Verdi de représenter une critique réaliste de la société de son époque, d’autant plus que les costumes prévus originellement étaient représentatifs du XIXe siècle. 

Son personnage féminin, inspiré de Marguerite Gautier, l'héroïne de 'La Dame aux camélias' d'Alexandre Dumas, elle même imaginée à partir d'une courtisane, Marie Duplessis, que connut l'écrivain français, était trop révélateur de l'hypocrisie de la morale bourgeoise, si bien que l'action fut transposée au début du XVIIe siècle, à l'époque du Cardinal Richelieu, de son vrai nom Armand Jean du Plessis de Richelieu, un comble!

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Simon Stone redonne de la vigueur à l’ouvrage en inscrivant Violetta dans les quartiers chics entourant la place Vendôme, tout en choisissant, par la vidéo, d’immerger le public dans le monde des réseaux sociaux, leur instantanéité, leur voyeurisme, mais aussi leur artificialité. Le dévoiement de la Traviata se nourrit du regard des autres, et de l’influence dont elle espère tirer profit en vendant son image.

Son dispositif scénique tournoyant traduit une froideur clinique qui accompagne constamment la vie de Violetta, jusque sur son lit d’hôpital. 

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Il se sert de quelques objets assez imposants, respectivement une chapelle et un tracteur, pour saisir aussi bien l’austérité de Germont que la connexion à la nature d’Alfredo, mais c’est véritablement dans ses descriptions des trépidations des milieux bling-bling qu’il est le plus percutant. L’art vidéo est un moyen dont il se sert pour projeter, en grandes dimensions, le monde d’images que s’est construit la jeune femme.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

A travers cette reprise, il a la chance de pouvoir compter sur Nadine Sierra pour défendre cette vision moderne, car la soprano américaine, qui n’aborde le rôle de la Traviata que depuis 2021, à Florence, puis au MET de New York, est elle aussi une femme actuelle.

Elle apporte une énergie et des réactions émotionnelles qui renvoient à une contemporanéité immédiate, et son timbre de voix lumineux, riche en couleurs jusqu’aux graves les plus morbides, fait sensation, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur une longueur de souffle inaltérable et une très belle souplesse qui lui permettent de restituer d'étourdissantes lignes virtuoses. Elle exprime ainsi une forme de détresse, mais aussi un évident désir de vivre jusqu’au plus profond du corps, et c’est cet engagement sidérant qui touche directement chaque auditeur.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Nous avons là une conception du personnage très différente de celle qu’avait obtenu Christine Schäfer au Palais Garnier en 2007, dans la production de Christoph Marthaler au pathétisme poétisé, qui en faisait une artiste à la ‘Edith Piaf’ sur la fin de sa carrière. Et alors que la soprano allemande chantait Violetta dans un lit jonché au sol de fleurs apportées par ses fans, dans la production de Simon Stone ces fleurs ne sont que des images, et ne reste rien de concret, hormis Alfredo, lorsqu’elle s’éteint dans une lumière intense et blanchâtre.

René Barbera (Alfredo Germont)

René Barbera (Alfredo Germont)

Le jeune amoureux est incarné par le ténor américain René Barbera, dont la clarté belcantiste, soutenue par une ardeur infaillible, brosse un portrait très touchant qui charme, là aussi, par une très belle longueur de souffle et de la sensibilité dans les nuances. En arborant ainsi un style empreint de romantisme bellinien, il idéalise la nature d’Alfredo, ce qui marque un contraste fort, lors de l’affrontement avec Violetta chez Flora, quand son jeu devient véritablement vériste.

Ludovic Tézier (Giorgio Germont)

Ludovic Tézier (Giorgio Germont)

A l’approche de ses 25 ans de carrière à l’Opéra national de Paris, depuis ses débuts dans ‘La Bohème’, le 12 mai 1999, Ludovic Tézier dépasse dorénavant les 250 représentations sur cette seule scène. Familier du rôle de Germont depuis la reprise de 'La Traviata' dans la mise en scène de Francesca Zambello à l’opéra de Bordeaux, en novembre 2000, il impose une puissante personnalité, déployant une ligne dense et profonde, et une sévérité qui se mue à travers les changements de teintes vocales, en maintenant ainsi l’ambiguïté sur l’humanité de Germont vis à vis de Violetta.

Et, inévitablement, le beau délié, avec lequel il accompagne l’air ‘Di provenza il mar il suol’, est développé avec une plénitude qui rappelle la noblesse bienveillante de Posa dans ‘Don Carlo’.

Alejandro Baliñas Vieites (Le Baron Douphol) et Marine Chagnon (Flora Bervoix)

Alejandro Baliñas Vieites (Le Baron Douphol) et Marine Chagnon (Flora Bervoix)

Ces trois grands personnages verdiens sont entourés de caractères très vivants, et sont tous incarnés avec entrain et des timbres colorés qui résonnent pleinement dans Bastille.

On reconnait ainsi, dans le rôle de la femme de chambre Annina, Cassandre Berthon, l'épouse de Ludovic Tézier, qui célèbre aussi ses 25 ans de présence sur la scène de l'Opéra national de Paris, depuis le retour de 'Platée' au répertoire en avril 1999, mais aussi plusieurs membres de la nouvelle troupe de l'institution qui apportent leur jeunesse de souffle, Marine Chagnon, en Flora Bervoix élégante et mondaine, Alejandro Baliñas Vieites, en très beau Baron Douphol, Maciej Kwaśnikowski, Gaston très vif, et Florent Mbia, en Marquis d'Obigny bien présent

Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024

Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024

A la direction musicale, Giacomo Sagripanti mène les  musiciens de l'Opéra national de Paris d'un geste véhément et diligent dans l'urgence de l'action, sans écraser les timbres orchestraux, mais s'adapte aussi au besoin des chanteurs d'arrêter le temps pour laisser leur respiration magnifier les airs qui font la magie de cet opéra en salle.

Se ressent toutefois une tension entre le naturel impulsif du chef qui tend à entrainer trop vite tout le monde avant de se recaler en douceur sur le rythme des solistes, mais cela entretient aussi un sentiment de vie irrépressible qui fait l'intérêt de ce spectacle.

Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia

Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia

Le chœur, excellent, fait preuve d'un bel éclat très saillant qui, conjugué à la fougue orchestrale, atteint un niveau d'exubérance qui en met également plein la vue.

Salle comble tous les soirs, énorme enthousiasme au salut final, cette soirée fait bien partie des immanquables de la saison 2023/2024.

Voir les commentaires

Publié le 13 Novembre 2021

Rigoletto (Giuseppe Verdi – 1851)
Représentations du 08 et 17 novembre 2021
Opéra Bastille

Rigoletto Željko Lučić
Gilda Irina Lungu
Il Duca di Mantova Joseph Calleja
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Justina Gringyté
Il Conte di Monterone Bogdan Talos
Giovanna Cassandre Berthon
Marullo Jean-Luc Ballestra
Matteo Borsa Maciej Kwaśnikowski
Il Conte di Ceprano Florent Mbia
La Contessa Izabella Wnorowska-Pluchart
Paggio della Duchessa Marine Chagnon

Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Claus Guth (2016)

                                                     Irina Lungu (Gilda)

Seul opéra de Guiseppe Verdi programmé cette saison, la reprise de Rigoletto dans la mise en scène de Claus Guth permet de revenir sur un spectacle qui a dérouté une partie des spectateurs de par la présence d’une maquette gigantesque et impressionnante d’une boite en carton qui est utilisée pour accentuer le sentiment traumatique de cette histoire qui est racontée comme un souvenir mortifère qui hante la mémoire du vieil homme.

Ce décor est ici indissociable de l’acteur qui revit, en double de Rigoletto, tous les tourments intérieurs de ce père malheureux.

Joseph Calleja (Le duc de Mantoue)

Joseph Calleja (Le duc de Mantoue)

Le choix de cette esthétique évacue l’attente du merveilleux et du rêve, et le duc est ici présenté comme un directeur de troupe qui va fasciner Gilda. Les costumes évoluent donc de l’univers de la Renaissance jusqu’au cabaret de L’Ange Bleu dans l’entre deux-guerres. Maddalena est assimilée au personnage de Lola-Lola, et la mise en correspondance entre le film de Josef von Stenberg et le livret de Rigoletto fonctionne dans une certaine mesure car ils sont tous les deux traversés par des symboles communs, l’attraction pour un monde de l’illusion comme échappatoire à une vie étriquée, sa frivolité, et la montée de la passion vengeresse au point d’en perdre la tête.

Gilda vit dans son rêve de pureté et se voit exister un jour comme une artiste de grand ballet classique, mais elle se laisse attirer, aveuglée par son regard erroné sur le monde, par un homme qui brise son rêve sur une revue de cabaret dont le caractère glauque est renforcé par le décor lui même. On peut remarquer que contrairement à la production de Lulu par Krzysztof Warlikowski qui a lieu au même moment à Bruxelles et qui met en scène le rêve de danseuse de la jeune femme, ici cette allégorie n'est aucunement évoquée dans le livret.

Bogdan Talos (Monterone) et Željko Lučić (Rigoletto)

Bogdan Talos (Monterone) et Željko Lučić (Rigoletto)

Le chœur des courtisans, accompagné par des danseurs aux masques morbides et angoissants qui dessinent une pantomime grotesque sur les marches du music hall, marque clairement le passage à un point de non retour, et quand le rideau bleu, symbole des faux espoirs, s'effondre avec la mort de la jeune fille, celle ci réapparait une dernière fois sous forme d'une âme blanche et pure.

Comme tout se déroule dans ce décor unique qui se reconfigure habilement en fonction des scènes, cela exige une excellente implication théâtrale de la part des chanteurs pour faire vivre le drame.

Irina Lungu (Gilda)

Irina Lungu (Gilda)

C’est à l’occasion de cette reprise que Joseph Calleja fait ses débuts à l’Opéra de Paris, et il incarne un duc d’une splendide noirceur impériale, un souffle souverain au grain ombré mais brillant dans ses aigus, un beau volume sonore qui lui donne une teinte moins superficielle que ce que l’on voit habituellement chez son personnage, ce qui ne va pas sans poser la question de la défense de cet homme qui se croit tout permis. Le chanteur insuffle en lui une telle teinte mélancolique qu’il donne l’impression de vouloir l’éloigner de toute caricature facile, mais également il ne le joue pas avec une totale conviction, et le maintient dans une pose un peu distanciée.

Et même si le soir du 17 novembre il est annoncé souffrant, Joseph Calleja montre une volonté et une application à tenir son rôle jusqu'à la dernière note filée en coulisse avec un sens de la finition magnifique, malgré les conditions difficiles.

Željko Lučić (Rigoletto) et Goderdzi Janelidze (Sparafucile)

Željko Lučić (Rigoletto) et Goderdzi Janelidze (Sparafucile)

 Željko Lučić, grand habitué du rôle, a toute la palette vocale verdienne que l’on attend dans le rôle de Rigoletto, des accents paternalistes, un chant incisif qui touche par son langage émotionnel direct, une ampleur de timbre grisaillante et une homogénéité de couleur jusque dans les aigus même si ce grand artiste ne les pousse pas hors de leur écriture initiale. On ne ressent toutefois pas le même dramatisme noir et autodestructeur que celui d’un Quinn Kelsey, par exemple.

Par conséquent, Irina Lungu est excellemment mise en valeur car elle compose une Gilda très sûre d’elle même, pas véritablement éthérée, le timbre étant lumineux et subtilement corsé ce qui lui donne de la maturité. Elle rayonne ainsi d’une brillante, et parfois démonstrative, espérance pour la vie, s’empare magnifiquement de l’espace sonore, surtout que la configuration du décor favorise fortement la réflexion des ondes musicales vers la salle. 

Justina Gringyté (Maddalena)

Justina Gringyté (Maddalena)

Et les musiciens en bénéficient eux aussi. Giacomo Sagripanti soulève en effet de l’orchestre une masse organique somptueuse, une patine métallique et colorée auxquelles les cordes apportent une mise en mouvement souple et profonde qui crée un relief mouvant excitant. Et les chœurs masculins ont une véritable personnalité retentissante, avec une ornementation musicale enlevée et rémanente qui dessine de cette cour une figure dominante et plus inquiétante que celle du duc même.

Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)

Joseph Calleja, Henri Bernard Guizirian (double de Rigoletto), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Giacomo Sagripanti (directeur musical), Željko Lučić, Irina Lungu (mercredi 17 novembre 2021)

Parmi les seconds rôles, Bogdan Talos personnifie solidement l’esprit imprécateur de Monterone, Goderdzi Janelidze apporte de la noblesse à Sparafucile, plus que ne mérite le personnage en soi, Justina Gringyté se prête avec beaucoup d’aisance à une interprétation perçante du personnage de Maddalena, comme si elle était elle même l’arme du crime, et Cassandre Berthon s’applique à un jeu très naturel avec Irina Lungu, même si les coloris de la voix restent très acidulés.

On reconnait également, lors de la scène d'introduction, un artiste de l'atelier lyrique, Maciej Kwaśnikowski, qui incarne un beau Matteo Borsa au timbre chaleureux avec une fière allure.

Une réflexion sur les ravages du pouvoir des illusions qui est enflammée par une des grandes interprétations musicales entendues en ce théâtre, où ne manque qu’une emprise dramatique encore plus poignante dans le jeu d'acteurs.

Le compte rendu de la représentation du 11 avril 2016 : Rigoletto (Kelsey-Fabiano-Peretyatko-Luisotti-Guth) Bastille

Voir les commentaires