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Publié le 19 Février 2024

La Traviata (Giuseppe Verdi – La Fenice de Venise, le 6 mars 1853)
Représentation du 16 février 2024
Opéra Bastille

Violetta Valery Nadine Sierra
Alfredo Germont René Barbera
Giorgio Germont Ludovic Tézier
Flora Bervoix Marine Chagnon
Annina Cassandre Berthon
Gastone Maciej Kwaśnikowski
Il Barone Douphol Alejandro Baliñas Vieites
Il Marchese d'Obigny Florent Mbia
Giuseppe Hyun-Jong Roh
Domestico Olivier Ayault
Commissionario Pierpaolo Palloni

Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Simon Stone (2019)

Coproduction avec le Wiener Staatsoper, Vienne

Le transfert sur les planches de l'opéra Bastille de la production de 'La Traviata', créée par Simon Stone au Palais Garnier, le 12 septembre 2019, permet de donner la pleine mesure à une lecture qui inscrit le drame de Violetta totalement dans la société d'aujourd'hui.

En effet, le regard du metteur en scène australien fait partie de ceux qui comptent, et en particulier lorsqu’il se pose sur les comportements de la jeunesse. Il ne recule ni devant la trivialité de notre société, ni devant sa vacuité, et entend bien confronter le spectateur à ce qu'il perçoit de son propre univers.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Il en résulte que le public présent en salle, ce soir, se retrouve face à un monde qu’il reconnaît parfaitement, expérience que ne connurent pas les Vénitiens qui assistèrent à la création de l'ouvrage en mars 1853, car la censure interdit à Verdi de représenter une critique réaliste de la société de son époque, d’autant plus que les costumes prévus originellement étaient représentatifs du XIXe siècle. 

Son personnage féminin, inspiré de Marguerite Gautier, l'héroïne de 'La Dame aux camélias' d'Alexandre Dumas, elle même imaginée à partir d'une courtisane, Marie Duplessis, que connut l'écrivain français, était trop révélateur de l'hypocrisie de la morale bourgeoise, si bien que l'action fut transposée au début du XVIIe siècle, à l'époque du Cardinal Richelieu, de son vrai nom Armand Jean du Plessis de Richelieu, un comble!

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Simon Stone redonne de la vigueur à l’ouvrage en inscrivant Violetta dans les quartiers chics entourant la place Vendôme, tout en choisissant, par la vidéo, d’immerger le public dans le monde des réseaux sociaux, leur instantanéité, leur voyeurisme, mais aussi leur artificialité. Le dévoiement de la Traviata se nourrit du regard des autres, et de l’influence dont elle espère tirer profit en vendant son image.

Son dispositif scénique tournoyant traduit une froideur clinique qui accompagne constamment la vie de Violetta, jusque sur son lit d’hôpital. 

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Il se sert de quelques objets assez imposants, respectivement une chapelle et un tracteur, pour saisir aussi bien l’austérité de Germont que la connexion à la nature d’Alfredo, mais c’est véritablement dans ses descriptions des trépidations des milieux bling-bling qu’il est le plus percutant. L’art vidéo est un moyen dont il se sert pour projeter, en grandes dimensions, le monde d’images que s’est construit la jeune femme.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

A travers cette reprise, il a la chance de pouvoir compter sur Nadine Sierra pour défendre cette vision moderne, car la soprano américaine, qui n’aborde le rôle de la Traviata que depuis 2021, à Florence, puis au MET de New York, est elle aussi une femme actuelle.

Elle apporte une énergie et des réactions émotionnelles qui renvoient à une contemporanéité immédiate, et son timbre de voix lumineux, riche en couleurs jusqu’aux graves les plus morbides, fait sensation, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur une longueur de souffle inaltérable et une très belle souplesse qui lui permettent de restituer d'étourdissantes lignes virtuoses. Elle exprime ainsi une forme de détresse, mais aussi un évident désir de vivre jusqu’au plus profond du corps, et c’est cet engagement sidérant qui touche directement chaque auditeur.

Nadine Sierra (Violetta)

Nadine Sierra (Violetta)

Nous avons là une conception du personnage très différente de celle qu’avait obtenu Christine Schäfer au Palais Garnier en 2007, dans la production de Christoph Marthaler au pathétisme poétisé, qui en faisait une artiste à la ‘Edith Piaf’ sur la fin de sa carrière. Et alors que la soprano allemande chantait Violetta dans un lit jonché au sol de fleurs apportées par ses fans, dans la production de Simon Stone ces fleurs ne sont que des images, et ne reste rien de concret, hormis Alfredo, lorsqu’elle s’éteint dans une lumière intense et blanchâtre.

René Barbera (Alfredo Germont)

René Barbera (Alfredo Germont)

Le jeune amoureux est incarné par le ténor américain René Barbera, dont la clarté belcantiste, soutenue par une ardeur infaillible, brosse un portrait très touchant qui charme, là aussi, par une très belle longueur de souffle et de la sensibilité dans les nuances. En arborant ainsi un style empreint de romantisme bellinien, il idéalise la nature d’Alfredo, ce qui marque un contraste fort, lors de l’affrontement avec Violetta chez Flora, quand son jeu devient véritablement vériste.

Ludovic Tézier (Giorgio Germont)

Ludovic Tézier (Giorgio Germont)

A l’approche de ses 25 ans de carrière à l’Opéra national de Paris, depuis ses débuts dans ‘La Bohème’, le 12 mai 1999, Ludovic Tézier dépasse dorénavant les 250 représentations sur cette seule scène. Familier du rôle de Germont depuis la reprise de 'La Traviata' dans la mise en scène de Francesca Zambello à l’opéra de Bordeaux, en novembre 2000, il impose une puissante personnalité, déployant une ligne dense et profonde, et une sévérité qui se mue à travers les changements de teintes vocales, en maintenant ainsi l’ambiguïté sur l’humanité de Germont vis à vis de Violetta.

Et, inévitablement, le beau délié, avec lequel il accompagne l’air ‘Di provenza il mar il suol’, est développé avec une plénitude qui rappelle la noblesse bienveillante de Posa dans ‘Don Carlo’.

Alejandro Baliñas Vieites (Le Baron Douphol) et Marine Chagnon (Flora Bervoix)

Alejandro Baliñas Vieites (Le Baron Douphol) et Marine Chagnon (Flora Bervoix)

Ces trois grands personnages verdiens sont entourés de caractères très vivants, et sont tous incarnés avec entrain et des timbres colorés qui résonnent pleinement dans Bastille.

On reconnait ainsi, dans le rôle de la femme de chambre Annina, Cassandre Berthon, l'épouse de Ludovic Tézier, qui célèbre aussi ses 25 ans de présence sur la scène de l'Opéra national de Paris, depuis le retour de 'Platée' au répertoire en avril 1999, mais aussi plusieurs membres de la nouvelle troupe de l'institution qui apportent leur jeunesse de souffle, Marine Chagnon, en Flora Bervoix élégante et mondaine, Alejandro Baliñas Vieites, en très beau Baron Douphol, Maciej Kwaśnikowski, Gaston très vif, et Florent Mbia, en Marquis d'Obigny bien présent

Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024

Salle de l'opéra Bastille - Représentation de La Traviata du 16 février 2024

A la direction musicale, Giacomo Sagripanti mène les  musiciens de l'Opéra national de Paris d'un geste véhément et diligent dans l'urgence de l'action, sans écraser les timbres orchestraux, mais s'adapte aussi au besoin des chanteurs d'arrêter le temps pour laisser leur respiration magnifier les airs qui font la magie de cet opéra en salle.

Se ressent toutefois une tension entre le naturel impulsif du chef qui tend à entrainer trop vite tout le monde avant de se recaler en douceur sur le rythme des solistes, mais cela entretient aussi un sentiment de vie irrépressible qui fait l'intérêt de ce spectacle.

Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia

Marine Chagnon, René Barbera, Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Alejandro Baliñas Vieites et Florent Mbia

Le chœur, excellent, fait preuve d'un bel éclat très saillant qui, conjugué à la fougue orchestrale, atteint un niveau d'exubérance qui en met également plein la vue.

Salle comble tous les soirs, énorme enthousiasme au salut final, cette soirée fait bien partie des immanquables de la saison 2023/2024.

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Publié le 19 Novembre 2023

Turandot (Giacomo Puccini – La Scala de Milan, le 25 avril 1926)
Représentations du 08 et 15 novembre 2023
Opéra Bastille

Turandot Tamara Wilson
Liu Adriana González
Calaf Gregory Kunde
Timur Mika Kares
L’Empereur Altoum Carlo Bossi
Ping Florent Mbia
Pang Maciej Kwaśnikowski
Pong Nicholas Jones
Un Mandarin Guilhem Worms
Il Principe di Persia Hyun-Jong Roh
Due Ancelle Pranvera Lehnert Ciko, Izabella Wnorowska-Pluchart

Direction musicale Marco Armiliato                                    Marco Armiliato
Mise en scène Robert Wilson (2018)
Coproduction Canadian Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie, Houston Grand Opera, Teatro Real de Madrid

Diffusion en direct sur Paris Opera Play le 13 novembre 2023

Initialement présentée au Teatro Real de Madrid en décembre 2018, avec Gregory Kunde en Calaf certains soirs, la production de ‘Turandot’ de Robert Wilson est désormais bien ancrée au répertoire de l’Opéra National de Paris, ce qui lui permet, avec cette nouvelle reprise, de replacer l'ultime opéra de Puccini parmi les 35 titres les plus joués ces 50 dernières années sur la scène de l'institution.

Tamara Wilson (Turandot)

Tamara Wilson (Turandot)

Son univers bleu nuit délimité horizontalement et verticalement par des néons d’une blancheur luminescente fortement impressive, la symbolique du cœur cruel de la princesse, lune bleue glacée qui se cache sous sa robe impériale rouge sang, et qui finira par être transpercée à la toute fin, la stylisation des vêtements de tous les personnages, gardes, Prince de Perse, Empereur, cour impériale, et les maquillages des trois ministres, forment un ensemble au pouvoir hypnotique qui fonctionne très bien car l’action est rigoureusement contrôlée. De plus, cela évite les grands mouvements d’agitation inutiles que l’on retrouve dans les mises en scène plus traditionnelles à la Zeffirelli.

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Contrairement à Gustavo Dudamel qui, il y a deux ans, avait poussé très loin l’expressionnisme musical en donnant une dimension presque straussienne à la musique de Puccini, Marco Armiliato revient à une interprétation, certes plus classique, mais avec autant d’éclat et une grande richesse d’ornementation et de raffinement dans les tissures les plus diaphanes possibles.

Il a un sens du spectaculaire et de la progressivité qui soutient solidement les chanteurs, et il surprend par la splendeur des effets théâtraux qu'il arrive à obtenir. 

Adriana González (Liu)

Adriana González (Liu)

Ce grand style n’évacue cependant aucune convention, comme celle d’interrompre le discours musical après les interventions de Liu ou de Calaf au troisième acte, ce qui pose toujours un dilemme, car si l’on sait que pour les artistes ces moments de pause sont importants, ils interrompent aussi un déroulement que des spectateurs estiment inadéquats d’un point de vue dramatique.

Tamara Wilson (Turandot)

Tamara Wilson (Turandot)

Mais comment ne pas applaudir à ces artistes qui placent le niveau interprétatif à un point aussi élevé ?

Après s’être fait connaître à Toulouse dans des opéras verdiens, ‘Il Trovatore’ en 2012, ‘I due Foscari’ en 2014 et ‘Ernani’ en 2017, Tamara Wilson fait enfin ses débuts à l’Opéra national de Paris, et ce qu’elle réalise sur la scène Bastille est sidérant de perfection, tenant ses lignes de chant avec une pureté de cristal, une incisivité sans faille, et une stabilité inébranlable. 

Certes, elle accroît la dimension glaciale de Turandot, mais de petits sourires de-ci de-là humanisent un peu ce portrait inflexible, et l’on reste également très impressionné par sa technique de gradation de l’ampleur vocale d’une parfaite progressivité, perfection qui s’aligne avec le sens du détail et la clarté architecturale de la mise en scène de Robert Wilson.

Gregory Kunde (Calaf) - Fin de l'air 'Nessum Dorma!'

Gregory Kunde (Calaf) - Fin de l'air 'Nessum Dorma!'

Gregory Kunde n’en est pas moins fabuleux, lui qui célébrera ses 70 ans le 24 février prochain.

Pouvant compter sur un timbre qui a du corps et dont il laisse parfois s’échapper des clartés séductrices quand il cherche à faire ressortir une certaine douceur de velours, il dégage une impression de puissance et de grand style qui s’épanouissent à travers un souffle long d’une ampleur irrésistible qu’il soutient avec une autorité bien affermie.

Par ailleurs, la vibration de sa ligne de chant est très agréable à l’écoute, et rien ne semble forcé.

On reste ainsi admiratif du début à la fin par tant d’éloquence, car la beauté de cette longévité, qui ne peut qu’être le fruit d’une grande intelligence de vie, inspire aussi l’auditeur par l’âme qu’elle suggère.

Adriana González (Liu) et Mika Kares (Timur)

Adriana González (Liu) et Mika Kares (Timur)

Et aux côtés de ces deux immenses statures, Adriana González affecte Liu d’une maturité de timbre qui s’appuie sur des noirceurs expressives, une plénitude dans la tessiture aiguë qui vibre avec aisance et file en suraigu pour s’évaporer en fines vibrations dans les airs.

Pour cette sensibilité très maîtrisée dont elle pare son personnage avec beaucoup de présence, le public lui réservera un accueil très chaleureux qu’elle partagera avec Mika Kares, dont la stature impressionnante se double d’une fascinante voix brumeuse qui accentue la tonalité pathétique de Timur.

Nicholas Jones (Pong) et Florent Mbia (Ping)

Nicholas Jones (Pong) et Florent Mbia (Ping)

A nouveau Empereur Altoum d’un art oratoire bien caractérisé, Carlo Bossi semble trouver l’équilibre parfait entre la nécessité de paraître sévère et l’expression d’une subtile affectation quand Turandot l’implore de ne pas la livrer à Calaf.

Et beaucoup d’aplomb émane également de Guilhem Worms qui offre un Mandarin dont la droite noirceur permet de bien faire ressentir l’atmosphère de terreur qui règne à la cour de Turandot.

Guilhem Worms (Un Mandarin)

Guilhem Worms (Un Mandarin)

Et afin de donner une dimension clownesque aux trois ministres, Ping, Pang et Pong, Robert Wilson leur a dessiné de superbes maquillages qui surlignent et modifient leurs regards en leur associant une mobilité chorégraphique qui les fait ressembler à des automates délirants, mais dont la gestuelle est directement inspirée par la mélodie virevoltante de la musique.

Florent Mbia (Ping), Gregory Kunde (Calaf), Maciej Kwaśnikowski (Pang) et Nicholas Jones (Pong)

Florent Mbia (Ping), Gregory Kunde (Calaf), Maciej Kwaśnikowski (Pang) et Nicholas Jones (Pong)

Les trois solistes réunis pour cette série de représentations font partie de la toute nouvelle troupe de l’Opéra de Paris.

Ainsi, Florent Mbia se distingue par la noirceur fumée bienveillante de son chant, Nicholas Jones par la clarté adoucie et un peu crémeuse du timbre de voix, et aussi par sa nette décontraction à dansoter, alors que Maciej Kwaśnikowski se montre d’un brillant plus piqué.

Impertinents, mais moins sarcastiques que dans d’autres interprétations, il se dégage d’eux une poésie amusante assez attachante.

Ching-Lien Wu et les Chœurs de l'Opéra de Paris

Ching-Lien Wu et les Chœurs de l'Opéra de Paris

Les qualités fortement impactantes des chœurs sont en outre bien équilibrées avec l’envergure orchestrale, ce qui contribue à l'excellence qui embrasse la totalité de ce spectacle, dont on sort galvanisé et émerveillé par un tel engagement de la part de tous les artistes.

Faire mieux lors d’une prochaine reprise sera un grand challenge!

Gregory Kunde (Calaf)

Gregory Kunde (Calaf)

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Publié le 18 Juin 2023

Roméo et Juliette (Charles Gounod – 1867)
Version de l’Opéra national de Paris du 28 novembre 1888
Répétition générale du 12 juin et représentations du 17, 30 juin et 12 juillet 2023
Opéra Bastille

Roméo Benjamin Bernheim / Francesco Demuro (15/07)
Juliette Elsa Dreisig / Pretty Yende (15/07)
Frère Laurent Jean Teitgen
Mercutio Huw Montague Rendall / Florian Sempey (15/07)
Tybalt Maciej Kwaśnikowski
Benvolio Thomas Ricart
Comte Capulet Laurent Naouri
Pâris Sergio Villegas-Galvain
Le duc de Vérone Jérôme Boutillier
Frère Jean Antoine Foulon
Grégorio Yiorgo Ioannou
Stéphano Léa Desandre / Marina Viotti (15/07)
Gertrude Sylvie Brunet-Grupposo
Manuela So-Hee Lee
Pepita Izabella Wnorowska-Pluchart
Angelo Vincent Morell

Direction musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Thomas Jolly (2023)
Chorégraphie Josépha Madoki
Coproduction Teatro Real de Madrid

Retransmission en direct le 26 juin 2023 sur France.tv/Culturebox, et sur France Musique le 8 juillet 2023 à 20h dans l’émission « Samedi à l’Opéra », présentée par Judith Chaine.

Fin 1864, Charles Gounod accepta de composer un ouvrage pour le Théâtre Lyrique, théâtre qui était situé à l’époque place du Châtelet et dirigé par Léon Carvalho. Il acheva l’orchestration de ‘Roméo et Juliette’ en juillet 1866, et insista pour que l’ouvrage soit donné avec des dialogues parlés.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

La création eut lieu le 27 avril 1867, quelques semaines après l’ouverture de la Grande exposition Universelle qui marquait l’apogée de l’Empire, et elle fut d’emblée un immense succès salué par 102 représentations en 8 mois seulement.

Puis, après l’incendie du Théâtre Lyrique lors de la Commune de 1871, l’ouvrage fit son entrée à l’Opéra Comique le 20 janvier 1873 pour 291 représentations, avant qu’il n’entre au répertoire de l’Opéra de Paris le 28 novembre 1888, un peu plus d’un an après l’incendie de la seconde salle Favart, dans une version remaniée avec ballet – le principal remaniement concernant la fin du IIIe acte qui élargit la présence du Duc en compensation de plusieurs coupures légères à chaque acte -.

Jérôme Boutillier (Le duc de Vérone)

Jérôme Boutillier (Le duc de Vérone)

Depuis, le Palais Garnier lui a dédié 634 représentations, si bien qu’il fait partie des dix opéras les plus joués au sein de ce magnifique bâtiment Second Empire au cours de son premier siècle d’existence.
Mais depuis le 22 décembre 1985, ‘Roméo et Juliette’ n’est plus au répertoire de l’institution nationale.

Le retour à l’Opéra de Paris d’un des grands chefs-d’œuvre de Charles Gounod est donc un évènement historique pour la maison, d’autant plus qu’il survient au cours de la saison 2022/2023 qui a connu le retour d’un autre ouvrage français basé sur une œuvre littéraire de William Shakespeare, ‘Hamlet’ d’Ambroise Thomas, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski.

Roméo et Juliette (Dreisig Bernheim Yende Demuro Rizzi Jolly) Opéra de Paris

Pour cette renaissance, c’est bien entendu la version de 1888 qui est interprétée sur scène, mais avec uniquement la reprise du dernier des 7 mouvements du ballet, la danse des Bohémiennes.

Toutefois, deux passages de la version du Théâtre Lyrique qui avaient été supprimés lors de la création au Palais Garnier sont rétablis ce soir, la grande scène de Juliette au IVe acte ‘Dieu! Quel frisson court dans mes veines’ qui se conclut par la prise du breuvage, et la petite scène du Ve acte entre frère Laurent et frère Jean qui permet de comprendre que le page de Roméo n’a pu remettre à ce dernier la lettre l’avertissant du subterfuge, ce qui améliore la cohérence dramaturgique.

Elsa Dreisig (Juliette) et Léa Desandre (Stéphano)

Elsa Dreisig (Juliette) et Léa Desandre (Stéphano)

Pour sa seconde mise en scène à l’Opéra de Paris, après Eliogabalo’ de Francesco Cavalli qui avait fait l’ouverture de la saison 2016/2017 au Palais Garnier, Thomas Jolly architecture sa scénographie autour d’une immense maquette inspirée du Grand Escalier du célèbre théâtre baroque, magnifiquement travaillée et qui comprend aussi les multiples torchères qui en font la splendeur.

Ce dispositif unique est installé sur le grand plateau tournant de la scène Bastille, ce qui permet par de lents mouvements de changer en permanence les ambiances, de faire apparaître des recoins sombres, des petits ponts, de varier les élévations, ou de simplement illustrer le célèbre balcon de Vérone.

Jean Teitgen (Frère Laurent), Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette) et Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude)

Jean Teitgen (Frère Laurent), Benjamin Bernheim (Roméo), Elsa Dreisig (Juliette) et Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude)

Vient ensuite se superposer à cet impressionnant dispositif une projection d’une multitude de faisceaux lumineux mobiles situés de toutes parts sur les parois latérales, en surplomb ou en arrière scène, qui contribuent, eux aussi, aux variations d'atmosphères, tout en évoquant les ombres des peintures de la Renaissance, liant également la salle à la scène en projetant les rayons lumineux vers le public.

A cela s’ajoute une richesse de costumes rouges, noirs et blancs, souvent accompagnés de masques eux-mêmes richement décorés, évoquant ainsi la débauche de fantaisies baroques et de scintillements avec laquelle Baz Luhrmann avait réalisé sa version de ‘Roméo et Juliette’ en 1996 avec Leonardo DiCaprio et Claire Danes.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Le tout est enfin animé par une multitude de figurants jouant dans les moindres interstices du décor, parmi lesquels les danseurs de Josépha Madoki - chorégraphe devenue célèbre pour faire revivre le ‘Waacking’, une danse des années 60 issue des clubs LGBTQ+  revenue à la mode dans les années 2000, et qui sert à travers des mouvements de bras très dynamiques à exprimer des caractères forts - viennent tisser de vifs mouvements corporels en lien avec la musique de Gounod.

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Le rétablissement partiel du ballet composé pour la version de 1888, situé juste après que Juliette ne boive son breuvage, permet ainsi d’illustrer son passage dans un autre monde qui peut faire penser, à travers la réalisation scénique, aussi bien à celui de Giselle rejoignant le royaume des Willis qu’à celui de La Bayadère rejoignant le royaume des Ombres.

Il en résulte un effet grand spectacle très vivant et dépoussiéré, mais qui préserve habilement les références qui permettent de s’allier très efficacement la part la plus traditionnelle du public tout en séduisant sa part la plus jeune.

Carlo Rizzi et Elsa Dreisig

Carlo Rizzi et Elsa Dreisig

A cette brillante facture scénique s’ajoute une interprétation musicale galvanisante qui doit autant à la direction orchestrale qu’aux intenses qualités lyriques des chanteurs, et aussi à leur très grand engagement théâtral auquel Thomas Jolly a fortement contribué.

Déjà fort apprécié dans sa lecture de ‘Cendrillon’ jouée à l’opéra Bastille en mars 2022, œuvre de Jules Massenet qui sera reprise en octobre 2023, Carlo Rizzi confirme ses affinités avec le grand répertoire romantique français.

L’ouverture, qui se déroule dans une ambiance nocturne où l’on ramasse des corps inanimés au pied du décor fortement assombri, dominé par une porte où une croix rouge en forme de ‘quatre’ inversé signe la présence mortifère de la peste, est interprétée de façon très majestueuse et avec profondeur. 

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Puis, la narration dramatique est embaumée par une finesse expansive d’où jaillissent avec panache des effets théâtraux colorés par les cuivres, et une grande attention est accordée aux respirations des chanteurs qui sont amenés à beaucoup bouger dans ce décor monumental. Les chœurs, qui bénéficient de dispositions frontales étagées en hauteur, rayonnent d’un resplendissant impact très bien cordonné à la musique, et contribuent évidemment à cet effet grand spectacle voulu dès le départ.

Carlo Rizzi tisse également un filage très poétique des lignes mélodiques avec une fluidité chantante qui incite au rêve, et c’est véritablement avec grand plaisir et bonheur pour lui que s’apprécient sa réussite et son indéniable affection pour ce répertoire.

Benjamin Bernheim (Roméo)

Benjamin Bernheim (Roméo)

Avec un tel soutien, les deux rôles principaux réunis pour cette première représentation, Benjamin Bernheim et Elsa Dreisig, ne peuvent que donner le meilleur d’eux-mêmes.

Le ténor franco-suisse est absolument fabuleux dans le rôle du jeune aristocrate au costume scintillant. La voix est claire, rayonnante, et lui permet de moduler toutes sortes de nuances caressantes, et même de passer en voix mixte pour exprimer les sentiments les plus subtils.

Mais lorsqu’il implore Juliette d'apparaître au balcon, tout le torse se bombe et sa voix concentre une force virile prodigieuse qui libère un éclat chaleureux sans pareil. C’est absolument formidable à entendre, et il incarne ainsi une jeunesse idéale de verve et d’espérance. Le public en est subjugué.

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig (Juliette)

Elsa Dreisig est elle aussi une merveilleuse incarnation de la jeunesse romantique. Douée d’un timbre très clair et vibrant, comme parcellé de petits diamants, qui fuse et s’épanouit avec l’allant de la musique, elle propage une luminosité heureuse avec une grande assurance vocale, et son charisme naturel lui permet de dépeindre un personnage d’une grande intensité cinématographique. 

Maciej Kwaśnikowski (Tybalt) et Sergio Villegas-Galvain (Pâris)

Maciej Kwaśnikowski (Tybalt) et Sergio Villegas-Galvain (Pâris)

Et ces deux très grands artistes sont entourés de chanteurs qui sont pour beaucoup une révélation pour les habitués parisiens. 

Ainsi, Maciej Kwaśnikowski, que l’on connaît bien parce qu’il est issu de l’Académie de l’Opéra de Paris et qu'il fera partie des membres de la troupe la saison prochaine, se voit confier à travers Tybalt un premier rôle conséquent, dont il s’empare avec brio grâce à son incisivité vocale ombrée et aussi son jeu théâtral très dynamique.

Le combat avec Mercutio - il est rare de voir des chanteurs s’engager dans un jeu violent avec un tel réalisme – permet aussi de très bien mettre en valeur la souplesse et le toucher velouté de la voix de Huw Montague Rendall qui fait vivre l’exubérance de l’ami de Roméo avec un charme fou.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Huw Montague Rendall (Mercutio)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Huw Montague Rendall (Mercutio)

Autre découverte également, le duc de Vérone incarné par Jérôme Boutillier qui lui insuffle une magnifique prestance avec une excellente homogénéité de timbre, tout en assurant une allure très jeune à cette figure autoritaire que la version de 1888 de ‘Roméo et Juliette’ renforce.

Entré à l’Académie de l’Opéra de Paris en 2021, Yiorgo Ioannou trouve en Grégorio un premier rôle qui permette d’apprécier son expressivité de caractère en conformité avec l’esprit provocateur de son personnage, et bien que le rôle de Pâris soit très court, Sergio Villegas-Galvain lui offre un véritable charme souriant qui donne envie de le découvrir dans des incarnations plus étoffées.

Laurent Naouri (Le Comte Capulet)

Laurent Naouri (Le Comte Capulet)

De son mezzo ambré joliment projeté, Léa Desandre ne fait que dispenser légèreté et séduction à Stéphano, le page de Roméo, et parmi les vétérans, Jean Teitgen, en Frère Laurent paternaliste, Sylvie Brunet-Grupposo, en Gertrude bienveillante au timbre sensible inimitable, et Laurent Naouri, en Comte Capulet bien sonore, complètent avantageusement ces portraits pittoresques et essentiels au drame.

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Benjamin Bernheim (Roméo) et Elsa Dreisig (Juliette)

Cette dernière production de la saison signe ainsi la réussite totale des grands paris artistiques que s’était donné Alexander Neef pour sa seconde saison, réhabilitant avec force et intelligence le grand répertoire historique de la maison, et c’est avec une forte impatience que nous pouvons attendre la seconde distribution partiellement renouvelée qui réunira Francesco Demuro, Pretty Yende, Florian Sempey et Marina Viotti dès la fin du mois de juin.

Katja Krüger (Collaboration artistique), Bruno de Lavenère (Décors), Thomas Jolly (Mise en scène), Sylvette Dequest (Costumes) et Josépha Madoki (Chorégraphie)

Katja Krüger (Collaboration artistique), Bruno de Lavenère (Décors), Thomas Jolly (Mise en scène), Sylvette Dequest (Costumes) et Josépha Madoki (Chorégraphie)

A revoir sur Culturebox jusqu'au 27 janvier 2024 : Roméo et Juliette

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Publié le 12 Mars 2023

Hamlet (Ambroise Thomas – 09 mars 1868, Salle Le Peletier)
Répétition générale du 06 mars et représentations du 11, 30 mars et 02, 09 avril 2023
Opéra Bastille

Hamlet Ludovic Tézier
Claudius Jean Teitgen
Laërte Julien Behr
Le Spectre Clive Bayley
Horatio Frédéric Caton
Marcellus Julien Henric
Gertrude Eve-Maud Hubeaux
Ophélie Lisette Oropesa (Mars) / Brenda Rae (Avril)
Polonius Philippe Rouillon
Premier Fossoyeur Alejandro Baliñas Vieites
Second Fossoyeur Maciej Kwaśnikowski

Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2023)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphe Claude Bardouil
Nouvelle production

Diffusion en direct le 30 mars 2023 à 19h30 sur Arte Concert, et ultérieurement sur Arte
Diffusion sur France Musique le 22 avril 2023 à 20h

Après ‘Oedipe’ de George Enescu présenté en ouverture de la saison 2021/2022, Alexander Neef poursuit son exploration du patrimoine de l’Opéra de Paris en faisant revivre un grand opéra créé spécifiquement pour l’institution et qui connaîtra un grand succès (20ème opéra le plus joué à la salle Le Peletier avec 100 représentations, et 12ème opéra le plus joué au Palais Garnier jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avec 267 représentations – il y aura aussi 10 représentations données à la salle Ventadour en 1874), avant de disparaître des planches du Palais Garnier au soir du 28 septembre 1938.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Cette renaissance à Bastille était d’autant plus nécessaire qu’’Hamlet’ est apparu un an après la création de ‘Don Carlos’ de Giuseppe Verdi (11 mars 1867) et un an avant l’entrée de ‘Faust’ de Charles Gounod (3 mars 1869) au répertoire, alors que ces deux derniers ouvrages ont été récemment joués à l’Opéra de Paris dans les productions respectives de Krzysztof Warlikowski (2017) et Tobias Kratzer (2022).

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Hamlet - Acte 1, premier tableau

Et au-delà de la découverte que cette œuvre représente pour une large partie du public, l’intérêt est de voir comment ce grand opéra basé sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, lui même dérivé de l’’Hamlet, prince de Danemark’ d’Alexandre Dumas (1847), inspiré de Shakespeare mais adapté au goût de la bourgeoisie parisienne du XIX siècle, va trouver une nouvelle forme artistique qui touche et ne lâche pas le spectateur d’aujourd’hui.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Et à l’instar de Jean-Baptiste Faure, grand baryton français de la seconde partie du XIXe siècle qui créa le rôle de Rodrigue à Paris dans ‘Don Carlos’, et pour le lequel Ambroise Thomas transposa sa première version pour ténor d’’Hamlet’ (1863) afin de lui permettre d’assurer la création de ce nouveau rôle, Ludovic Tézier est à l’honneur de l’Opéra Bastille afin d’incarner ce grand personnage littéraire.

Revenir à ce rôle qu’il aborda au Capitole de Toulouse en avril 2000, en alternance avec Thomas Hampson qui y vit son meilleur successeur, et qu’il reprit en janvier 2001 à Turin dans la même production, c’est revenir aux origines de son parcours au moment où il atteint l’un de ses points culminants.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Ludovic Tézier (Hamlet) et Krzysztof Warlikowski - Séance de travail d'Hamlet

Mais, alors que très souvent les directeurs d’opéras choisissent eux-mêmes, où en concertation avec leur directeur musical, les metteurs en scène qui devront apporter une lecture des œuvres qui soit signifiante, dans ce cas précis, c’est Alexander Neef qui a demandé au grand chanteur de choisir le directeur scénique avec lequel il souhaiterait travailler.

Il a alors proposé Krzysztof Warlikowski avec lequel il s’était très bien entendu dans la nouvelle production de ‘Don Carlos’ jouée à Bastille en 2017, car, comme le rappelle Ludovic Tézier lors de sa récente interview donnée le 27 février 2023 sur France Musique, il faut d’abord défendre l’intelligence du propos. 

Et ce terme d’’intelligence’, qu’il appuie avec force, montre bien que la pertinence de l’opéra aujourd’hui se mesure à des questions qui dépassent très largement celle de l’esthétique.

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Les ombres de la Lune - Vidéo Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski signe donc sa neuvième mise en scène à l’Opéra de Paris depuis ‘Iphigénie en Tauride’ (2006), et se retrouve face à un personnage d’inspiration shakespearienne, auteur dont il a abordé au théâtre une dizaine de mises en scène avec notamment ‘Le Marchand de Venise’ en 1994, ‘Hamlet’ en 1997 et 1999, ou bien ‘La Tempête’ en 2003 et ‘Macbeth’ en 2004.

C’est d’ailleurs avec ‘Hamlet’ qu’il se fit connaître en France au Festival d’Avignon de 2001 (avec Jacek Poniedzialek - présent ce soir - et Magdalena Cielecka dans les rôles d' Hamlet et Ophélie), au même moment où Ludovic Tézier triomphait à l’opéra dans le même rôle titre.
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Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Frédéric Caton (Horatio) et Julien Henric (Marcellus)

Le cadre de cette nouvelle production se situe dans un immense décor enserré de grilles imposantes d’une froideur d’acier, conçu par Małgorzata Szczęśniak, qui accroît la sensation d’emprisonnement d’une âme livrée à un asile psychiatrique où la fonction de contrôle prédomine sur celle du soin.
Le long du sas, sur la droite, fous, gardes, et personnages y apparaissent, et ce long couloir crée une impression de tunnel sans espoir.

Clive Bayley (Le Spectre)

Clive Bayley (Le Spectre)

Cependant, la dramaturgie de la mise en scène ne suit pas tout à fait le déroulé temporel du livret, puisque le premier et le dernier acte sont situés 20 ans après la révolte d’Hamlet contre sa mère et son beau père, et l’histoire est donc racontée sous forme de souvenir comme dans ‘Les Contes d’Hoffmann’ de Jacques Offenbach.

Hamlet est ainsi un être vieillissant vivant auprès de sa mère dans un asile d’aliénés, hanté par la mémoire du couronnement de Claudius, souffrant des visions du spectre de son père dépeint sous une forme extrêmement poétique d’un Pierrot tout blanc au visage peint de traits noirs. La symbolique du Pierrot romantique renvoie à l’enfance du héros et à son mal être intérieur, et tend aussi à dissoudre le côté trop solennel du fantôme pour lui donner une valeur plus fantastique et même ironique. 

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Lisette Oropesa (Ophélie)

Dans ce premier acte, Ophélie et son frère Laërte jouent aux cartes avec Claudius, comme une remembrance d’une vie banale passée, alors que Gertrude, au seuil de sa vie, fixe obsessionnellement et mystérieusement un téléviseur où est diffusé ‘Les Dames du Bois de Boulogne’ de Robert Bresson, une histoire de vengeance.
Horatio et Marcellus, eux, sont moins des amis d’Hamlet que des surveillants douteux. 

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Une immense vidéo des phases de la Lune, un astre éteint, sur fond de ciel constellé d’étoiles, accentue l’impression de surnaturel et d’évocation de la mort, et, aux actes suivants, les rapprochements entre ces images de Lune et les splendides séquences de Denis Guéguin, le vidéaste, sur le visage du spectre modelé par les mêmes jeux d’ombre, créent des associations d’idées autour du 'Pierrot lunaire' d’Arnold Schönberg et l’âme mélancolique d’Hamlet.

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Jean Teitgen (Claudius) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

A partir du second acte, débute l’histoire passée d’Hamlet, interné une fois Gertrude et Claudius mariés suite au meurtre de son père, et Ophélie est présentée comme une femme littéraire qui cherche à intéresser le Prince avec son art du conte.

Mais lui, en apparence détaché et aidé par les autres malades, les courtisans, avec lesquels il vit, est occupé à préparer son grand spectacle destiné à démasquer le couple royal. Cette scène de vie dans l’hôpital rappelle celle que Krzysztof Warlikowski avait imaginé dans la maison de retraite de son ‘Iphigénie en Tauride’.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

L’immaturité du Prince, feinte ou réelle, est assez drôlement mise en scène lorsqu’il apparaît au commande d’une voiture de course téléguidée, dérisoire attribut de virilité inaboutie. Après la séquence d’effroi entre le Roi et la Reine, survient le grand moment de la pantomime qui va être jouée spectaculairement avec une joie irradiante.

Krzysztof Warlikowski s’appuie sur une troupe de figurants qui font partie de son univers artistique, et la danseuse Danielle Gabou, qui participe à toutes les mises en scène parisiennes du directeur polonais depuis ‘Don Carlos’ en 2017, mais que l’on a vu aussi dans la dernière production de ‘Manon’, incarne une impressionnante Reine Genièvre, au glamour expressif avec beaucoup d’emprise.

La beauté des lignes ornementales de son visage, surlignées par le maquillage, révèle aussi une concordance avec les traits du visage du spectre. 

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Danielle Gabou et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le meurtre du Roi Gonzague est joué avec deux autres acteurs noirs, scène fascinante par son mélange d’envoûtement et de folie macabre, et Daniel Gremelle, le joueur de saxophone – nouvel instrument introduit à l’Opéra de Paris par Ambroise Thomas en 1868 au moment où Adolphe Sax enseignait l’art de son invention au conservatoire de Paris –, achève son air solo sur une variation jazzy pleinement fantaisiste.

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Danielle Gabou et Daniel Gremelle (saxophone)

Puis, le troisième acte, qui débute sur le fameux ‘Etre ou ne pas être’, avec en arrière fond les motifs des phases de la Lune qui évoquent les mouvements de l’âme, les successions de nuits et de jours, et les cycles de la vie et de la mort, est celui qui révèle les grands talents vocaux mais aussi d’actrice d’Eve-Maud Hubeaux. Une séparation recouverte de velours fuchsia, couleurs royales que l’on retrouvait pareillement dans la production salzbourgeoise d’’Elektra’, rend l’espace plus intime.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Entrée théâtrale de la Reine dans un grand cri déchirant, magnifique et majestueuse projection du Pierrot sur un large fond d’écran, confrontation intense avec Ludovic Tézier, et impuissance d’Ophélie à interagir, la nuit d’épouvante et d’horreur s’achève par la couche du fils et de la mère dans le même lit en toute tranquillité, comme de bons amis. Une très forte affectivité est mise en avant dans cette partie.

Ces trois premiers actes, liés entre eux, auront duré 2h10 sans interruption jusqu’à l’entracte.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le IVe acte est le plus flamboyant. 
‘Hamlet’ est joué ce soir dans sa version intégrale - le duo du Roi et de la Reine au second acte n’est pas coupé - .  Cependant, seuls les deux premiers mouvements du ballet, les ‘Pas des chasseurs’ et la ‘Pantomime’, sont conservés, ce qui est mieux que rien car, habituellement, il est totalement omis de nos jours.

Les quatre autres passages, ‘Valse-Mazurka’, ‘Scène du bouquet’, ‘La Freya’ et la ‘Strette finale’ sont supprimés, ce qui fait que seules 4 minutes sont retenues sur les 17 minutes que constituent cet ensemble musical qui s’ajoute au divertissement qui ouvre cette nouvelle partie.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les talents de l’équipe de figurants, mais aussi du chœur, sont mis à l’épreuve sous la direction chorégraphique de Claude Bardouil. Une ballerine ouvre le bal derrière la gigantesque grille, et le divertissement met en valeur un mélange de choristes et d’acteurs grimés en danseuses colorées qui défilent à la façon d’un gala humoristique, exécutant même des pas de trois. Nous assistons au grand spectacle joué par les pensionnaires de l’asile.

A nouveau, il s’agit de débarrasser l’œuvre de toute sa pompe, et de séduire un public plus jeune et bigarré, de la même façon que les images du Pierrot s’adressent aussi aux sentiments les plus enfantins de chacun d’entre nous.

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Eve-Maud Hubeaux (Gertrude) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Le couple royal, accompagné d’Ophélie et son père, Polonius, sont présents, mais lorsque Ophélie revient habillée d’une robe transparente parcourue de jolis motifs floraux, une orange à la main, c’est la nature sexuelle, vivante et joyeuse de la femme qui est mise en avant. A nouveau, elle chante sa ballade comme si elle lisait un conte, portée par un danseur, et c’est donc une performance qui est donnée sous le regard consterné de la Reine, et non plus un adieu mélancolique à la vie.

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

Clive Bayley (Le Spectre) et Ludovic Tézier (Hamlet)

C’est uniquement au moment de la sortie du ballet qu’Ophélie retire sa perruque, retrouve une coupe de garçonne blonde, et se libère de son attente vis à vis d’Hamlet. Le suicide paraît plus symbolique qu’effectif à se moment là, lorsqu’elle disparaît en finesse dans une baignoire qui s’éloigne sous les applaudissements enchantés, comme si elle rejoignait pour le reste de sa vie l’univers de l’asile.

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Acte IV : chœur et figurants - Chorégraphie Claude Bardouil

Le Ve acte signe le retour au temps du premier acte, mais cette fois, Hamlet s’est transformé en Pierrot noir, la figure du vengeur immature qui porte sur lui la malédiction de son père. Car nous sommes dorénavant dans la psyché de cet homme perturbée par le ressassement de son passé.
Les deux fossoyeurs chantent auprès d’un corps allongé sur un brancard – l’acteur est celui qui incarnait le roi meurtrier au cours de la pantomime -, en rappelant que chacun va recevoir la visite de la Mort, y compris ceux qui complotent. C’est le moment de réflexion sur notre préparation à cet évènement définitif.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Laërte apparaît en personnage plutôt sombre, un peu brigand, et il faut que le spectre réapparaisse pour qu’enfin Hamlet passe symboliquement à l’action et tue l’image de Claudius. Et à ce moment là, le rideau semi-transparent se baisse alors qu’Ophélie souffle sur sa main des poussières de cendres, peut-être celle de son bonheur illusoire, comme si c’était elle qui nous avait raconté cette histoire.

A travers une poétique visuelle magnifiée par les jeux de lumières, Felice Ross utilise beaucoup les perspectives des lignes du décor grillagé pour induire des jeux d’ombres et de lumières fascinants, jusqu’à ajouter des jeux de motifs étincelants sur le grand rideau d’avant scène.

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa (Ophélie) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Le grand mérite de cette production qui analyse l’émergence de la folie sous un cerveau en apparence calme, est de sortir d’une lecture simple et évènementielle, de mélanger plusieurs niveaux temporels en laissant l’ambiguïté sur qui est fou et qui est lucide, de privilégier le sourire mélancolique mais joyeux à la pompe dépressive et ennuyeuse, et, surtout, de transcender tous les chanteurs en renforçant la façon de jouer de chacun d’entre eux.

Le premier à en tirer profit est bien entendu Ludovic Tézier.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Depuis sa rencontre avec Krzysztof Warlikowski en 2017 dans Don Carlos’, puis son passage dans les mains de Calixto Bieito (‘Simon Boccanegra’ - 2018) et Kirill Serebrennikov à Vienne (‘Parsifal’ - 2021), le chanteur toulousain s’est métamorphosé. Il donne à Hamlet une ampleur dramatique inédite, un art déclamatoire qui s’appuie sur une force de geste et d’intonation qui en font un immense personnage.

Et ce sens de l’ironie et de l’influx sanguin font ici merveille. Le timbre est somptueusement massif et travaillé avec souplesse, tout n’est que justesse de sens, et son autorité, particulièrement dans son duo avec Gertrude, s’impose tout en ne se prenant pas au sérieux.

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (Les Fossoyeurs) et Danielle Gabou

Et en même temps, il y a toute cette affection qui déborde au salut final, et il faut voir avec quelle chaleur il encourage ses partenaires, et va chercher Krzysztof Warlikowski pour le rejoindre afin de lui témoigner une reconnaissance riante qui fait plaisir à voir. 

Ambroise Thomas, ce soir, doit beaucoup à la  rencontre entre ces deux intelligences, mais pas seulement.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Chaque apparition d’Eve-Maud Hubeaux à l’Opéra de Paris va crescendo et permet d’admirer son évolution artistique qui ne cesse de prendre de nouvelles dimensions. En Gertrude, elle démontre une capacité expressive fauve phénoménale, une irradiance incendiaire, un déploiement de noirceur hypnotique, au point qu’une telle énergie dramatique alliée à un physique splendide accroît la nature séductrice de la Reine.

Et, bien entendu, la précision et intelligibilité de son français sont impeccables, tout en affichant, au moment des saluts, une modestie très surprenante.

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Ludovic Tézier (Hamlet) et Julien Behr (Laërte)

Lisette Oropesa est aussi l’une des stars de la soirée puisque le rôle d’Ophélie a été écrit pour mettre en valeur les grandes qualités de virtuosité des meilleurs cantatrices de l’Opéra. Progressivement, les colorations de sa voix s’imprègnent de teintes chaleureuses vivifiées par une fine vibration qui ne peut que déclencher l’enthousiasme. Clarté riante, agilité, abattage et plénitude d’élocution magnifiques, tout n’est qu’apparente candeur et éblouissement pour le public qui le lui rend pleinement aux derniers adieux.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

Il incarnait, cet hiver, Swallow dans ‘Peter Grimes’ joué au Palais Garnier, Clive Bayley revient ce soir dans le rôle du spectre en lui donnant un impact saisissant de par son costume de Pierrot, bien évidemment, mais aussi par sa déclamation qui parcelle d’éclats très clairs un timbre mordant d’une très grande présence. Ce n’est pas du tout un spectre fantomatique à la voix d’outre-tombe, mais bien un être sensible, larmoyant même, quand il s’adresse à Hamlet.

Son timbre de voix s’identifie beaucoup à cette figure de la Commedia dell’arte, et la beauté ambivalente des mimiques de son visage est, en outre, poétisée au fil de la musique avec une belle légèreté de mouvement par les vidéographies de Denis Guéguin.

Ludovic Tézier (Hamlet)

Ludovic Tézier (Hamlet)

D’une très grande résonance sonore qui fait ressortir le métal de sa voix, Jean Teitgen joue très bien ce nouveau Roi, Claudius, viril mais tourmenté qui laisse ressortir des failles très humaines, et Philippe Rouillon, en Polonius, lui oppose une personnalité plus feutrée et autoritaire.

Le père d’Ophélie apparaît ici comme la figure la plus inébranlable du drame, comme s’il était vis à vis de Claudius ce que le Grand Inquisiteur est à Philippe II, c’est à dire une froide autorité supérieure.

Lisette Oropesa (Ophélie)

Lisette Oropesa (Ophélie)

Tous les rôles secondaires révèlent des qualités ou des particularités de personnalité qui leur sont propres, comme la droiture de Laërte soutenue par Julien Behr, au timbre de voix sévère et fortement canalisé, l’Horatio souple et décontracté de Frédéric Caton, et le beau délié ombré de Julien Henric en Marcellus, chanteur qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris après avoir remporté en 2022 le premier prix Mélodie française du Concours International de chant de Marmande.

Et c’est avec plaisir que l’on retrouve en fossoyeurs deux brillants artistes issus de l’Atelier Lyrique, Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski qui, tous deux, projettent leurs lignes de chant très harmonieusement dans Bastille.

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Krzysztof Warlikowski, Małgorzata Szczęśniak, Felice Ross et Denis Guéguin

Si une partie des chœurs est scéniquement fortement sollicitée dans cette production, ce qui est très drôle à regarder, tous font preuve d’une expansivité fantastique par leur ardeur mais aussi leur extrême finesse dans le passage recueilli chanté à bouche fermée avant le dernier air d’adieux d’Ophélie.

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Ludovic Tézier, Krzysztof Warlikowski, Alessandro di Stefano (Chef des Choeurs) et Pierre Dumoussaud

Pierre Dumoussaud, appelé à la rescousse fin janvier pour remplacer Thomas Hengelbrock qui s’était accidentellement cassé un bras, est aussi pour beaucoup dans la réussite de ce retour d’Hamlet’ au répertoire de l’Opéra de Paris.
Dès l’ouverture, il fait ressortir les plus beaux alliages orchestraux de la partition, la rutilance des cuivres se mêlant au métal des cordes avec un sens ample de la respiration d’une très belle majesté.

La musique d’Ambroise Thomas comporte aussi beaucoup de passages où les lignes sont à peine esquissées pour souligner l’art déclamatoire des chanteurs, et là aussi, le chef d’orchestre français dessine avec beaucoup d’élégance et de poésie ces traits fins au fusain, ce qui montre qu’il sait tirer profit au mieux des couleurs que lui offre l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Ludovic Tézier et Krzysztof Warlikowski

Avoir réussi à redonner une modernité à cet ‘Hamlet’ avec un tel lustre, et lui donner une capacité à toucher la part la plus jeune du public en la stimulant par des interrogations qui défient son sens de l’inventivité, est à mettre au crédit d’une équipe artistique qui réitère la grande réussite de ‘Lady Macbeth de Mzensk’ qui triompha en 2019 sur cette même scène.

Encore faut-il que chaque spectateur accepte de se laisser absorber par ces mouvements incessants entre intrigue, imaginaire et fantasmes psychiques, ce qui fait le charme de toutes les productions de Krzysztof Warlikowski.

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Publié le 19 Janvier 2023

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865, Munich)
Représentations du 17 janvier et du 04 février 2023
Opéra Bastille

Isolde Mary Elizabeth Williams
Tristan Michael Weinius
Brangäne Okka von der Damerau
Kurwenal Ryan Speedo Green
König Marke Eric Owens
Melot Neal Cooper
Ein Hirt, ein Seeman Maciej Kwaśnikowski
Der Steuermann Tomasz Kumiega

Direction musicale Gustavo Dudamel
Mise en scène Peter Sellars (2005)
Corps terrestres Jeff Mills et Lisa Rhoden, John Hay et Sarah Steben
Vidéo Bill Viola

En collaboration avec la Los Angeles Philharmonic Association et le Lincoln Center for the Performing Arts

Spectacle emblématique de la première saison de Gerard Mortier en 2005, qui réunissait Ben Heppner et Waltraud Meier sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, ce ‘Tristan und Isolde’ novateur par l’importance donnée à la technologie vidéographique de Bill Viola n’aurait pas dû se poursuivre au-delà de 2009, car ses droits de diffusion étaient initialement limités. 

Finalement, Nicolas Joel, Stéphane Lissner, et dorénavant Alexander Neef, ont eu l’occasion de le reprendre, ce qui lui aura donné une longévité de 18 ans. 

Mary Elizabeth Williams (Isolde) et Michael Weinius (Tristan)

Mary Elizabeth Williams (Isolde) et Michael Weinius (Tristan)

Le pouvoir évocateur de ces images alliées à la musique est imparable, que ce soit la scène des cierges dans une lueur d’ambre, les flots où s’engouffrent les corps des amants, la dilution des formes, le voyage vers les fonds marins selon les méandres orchestraux, et, bien sûr, l’embrassement d’un mur de feux devant lequel surgit une femme, suivi par l’ascension de Tristan qui se désincarne dans un océan de bleu.

Pour cette sixième série - la production aura atteint 46 représentations le 04 février 2023 -, la direction musicale est confiée à Gustavo Dudamel qui vient de diriger ce même ‘Tristan Project’ au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles du 09 au 17 décembre 2022, là où il fut créé en décembre 2004, la mise en scène de Peter Sellars étant originalement conçue pour l’Opéra national de Paris.

Okka von der Damerau (Brangäne), Michael Weinius (Tristan) et Elizabeth Williams (Isolde)

Okka von der Damerau (Brangäne), Michael Weinius (Tristan) et Elizabeth Williams (Isolde)

L’interprétation est très différente de celle de Salonen, tant la vigueur et la clarté théâtrale prédominent. Des cuivres explosifs au son compact et finement ciselés, des cordes où subsiste la sensation de la matière, une ligne dramaturgique vivante, et toujours une très belle rondeur lumineuse des vents bois, éloignent cette conception des visions plus sombres et profondes de ‘Tristan und Isolde’ où les tissures orchestrales s’évadent à l’infini.

Manifestement, ce retour au concret va de concert avec la manière dont Peter Sellars a retravaillé sa mise en scène. Ainsi, l’éclairage s’intensifie fortement sur l’action scénique afin de créer un meilleur équilibre avec les vidéos, et les personnages jouent de manière plus réelle et manifeste, avec une expression de geste plus directe. 

L’invitation au rêve symbolique et idéalisant que représente l’œuvre s’estompe subtilement afin de raconter ce drame de façon plus humaine. Une des forces de ce travail réside dans la manière de faire intervenir Brangäne, le marin et le berger, Kurwenal ainsi que les cors et le chœur depuis les galeries de l’opéra Bastille, le spectateur se sentant encerclé par les voix dont il peut aussi apprécier les timbres bruts.

Tristan und Isolde (Williams Weinius Dudamel Sellars) Opéra de Paris

La distribution réunie se soir se compose en grande partie des mêmes chanteurs invités à Los Angeles. Michael Weinius, Okka von der Damerau, Ryan Speedo Green et Eric Owens n’ont probablement pas eu besoin de trop répéter, puisqu’ils étaient du voyage Outre-Atlantique le mois dernier.

Michael Weinius, qui interprétait Erik dans la reprise du Vaisseau Fantôme’, la saison dernière, débute par une incarnation tendre et solide de Tristan. La clarté et la précision de diction prédominent, et la qualité de son timbre dans le médium lui permet d’offrir un Tristan sobre et bien chantant.

Toutefois, dans le troisième acte, les souffrances qu'endure Tristan s’expriment avec un relief insuffisamment marqué pour qu’elles soient aussi prégnantes que celles d’autres interprètes aux couleurs plus torturées, le pouvoir de l’orchestre et des images prenant ainsi le dessus.

Ryan Speedo Green (Kurwenal), Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Neal Cooper (Melot)

Ryan Speedo Green (Kurwenal), Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Neal Cooper (Melot)

Sa partenaire, Mary Elizabeth Williams, n’a abordé le rôle d’Isolde que tout récemment à l’opéra de Seattle en début de saison. Elle n’est pas inconnue de l’institution parisienne, puisqu’elle a remporté en 2003 le prix lyrique de l’Académie de l’Opéra de Paris dont elle était membre. 

D’emblée, c’est la tessiture puissante et aigüe qui est sollicitée, et le rendu en salle sonne d’un métal tranchant avec des couleurs très disparates. Le rendu psychologique est donc celui d’une femme fortement blessée, déstabilisée, fonctionnant à l’instinct, qui ne se recentre que dans les passages plus posés dans le médium où son timbre retrouve une pleine unité. Les nuances apaisées du Liebestod final l’illustrent pleinement, et elle ne lâche rien de l’aplomb avec lequel elle portera Isolde jusqu’au bout.

Cette interprétation écorchée, dénuée de sensualité mais non de sensibilité, a visiblement déplu à un certain public wagnérien dont la pénétrance des lâches huées a choqué d’autres spectateurs.

Mais le plus beau réside dans la réaction bien plus importante de ceux qui, notamment jeunes et situés dans les balcons, ont salué chaleureusement cette artiste, malgré toutes les réserves que l’on peut avoir, car ils représentent la part du public qui écoute autant avec son cœur qu’avec ses oreilles.

Cela prouve qu’entre un public cultivé, parfois rongé d'aigreurs, et un public de cœur, mieux vaut préférer le second.

Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde)

Eric Owens (Le Roi Marke), Michael Weinius (Tristan) et Mary Elizabeth Williams (Isolde)

Mais d’autres chanteurs faisaient aussi leurs débuts sur la scène parisienne, à commencer par Okka von der Damerau, bien connue de la scène munichoise, où elle incarnait Brangäne lors de la prise de rôle de Jonas Kaufmann dans la mise en scène de 'Tristan und Isolde' par  Krzysztof Warlikowski, et de Bayreuth où elle fut une splendide Erda l’été dernier. Largeur vocale aux reflets cuivrés, rayonnement crépusculaire intense, elle accentue la personnalité charnelle de la servante d’Isolde, et représente une forme de sagesse maternelle supérieure.

Un autre artiste attaché au New-York Metropolitan Opera depuis 15 ans, Eric Owens, apparaît pour la première fois à Bastille, dans le rôle du Roi Marke. On assiste aux pleurs monolithiques d’un père lorsqu’il se trouve auprès de Tristan, très émouvants par leur noirceur bienveillante, et non aux reproches d’un roi autoritaire, froid et dominant. Il se situe ainsi sur le même plan que Tristan, avec presque trop d’humilité.

Très expressif au jeu théâtral consistant, le Kurwenal de Ryan Speedo Green est très impliqué, avec un chant percutant, comme si il était l’ami qui secoue fortement ce Tristan qui ne semble pas réagir aux dangers de situation. 

Maciej Kwaśnikowski, Ryan Speedo Green, Eric Owens, Mary Elizabeth Williams, Gustavo Dudamel, Michael Weinius, Okka von der Damerau, Neal Cooper, Tomasz Kumiega

Maciej Kwaśnikowski, Ryan Speedo Green, Eric Owens, Mary Elizabeth Williams, Gustavo Dudamel, Michael Weinius, Okka von der Damerau, Neal Cooper, Tomasz Kumiega

Et les rôles secondaires sont très bien tenus par Neal Cooper, déjà Melot lors de la dernière reprise, Tomasz Kumiega en pilote, et Maciej Kwaśnikowski qui donne beaucoup de personnalité, avec une belle assurance, au berger et au jeune marin, d’autant plus qu’il est magnifiquement mis en valeur par ses deux apparitions situées en galeries.

Il s'agit ainsi d'une version attachante par la diversité des réactions qu’elle suscite dans la salle, et qui tend même à démystifier Wagner.

Gustavo Dudamel et Peter Sellars

Gustavo Dudamel et Peter Sellars

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Publié le 13 Juin 2022

Parsifal (Richard Wagner – 1882)
Représentations du 06 et 12 juin 2022
Opéra Bastille

Amfortas Brian Mulligan
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Kwangchul Youn
Klingsor Falk Struckmann
Kundry Marina Prudenskaya
Parsifal Simon O'Neill
Erster Gralsritter Neal Cooper
Zweiter Gralsritter William Thomas
Vier Knappen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Tobias Westman, Maciej Kwaśnikowski
Klingsors Zaubermädchen Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar, Claudia Huckle
Eine Altstimme aus der Höhe Claudia Huckle                  
Simon O'Neill (Parsifal)

Direction musicale Simone Young
Mise en scène Richard Jones (2018)

La nouvelle production de ‘Parsifal’ par Richard Jones ayant souffert en 2018 d’un accident de plateau qui avait engendré l’annulation de la moitié des représentations, une reprise quatre ans plus tard était nécessaire pour en faire profiter le plus de spectateurs possible.

Marina Prudenskaya (Kundry)

Marina Prudenskaya (Kundry)

Ces dernières années, l’ouvrage a connu à Paris et à l’étranger des mises en scène fortes, intelligentes et d’une grande complexité de la part de Stefan Herheim (Bayreuth 2008), Krzysztof Warlikowski (Opéra Bastille 2008), Calixto Bieito (Stuttgart 2010) ou bien plus récemment Kirill Serebrennikov (Vienne 2021), si bien que celle de Richard Jones se présente comme une antithèse qui choisit de raconter l’histoire de manière factuelle sans tenir compte de la symbolique attachée aux divers objets ou à son contexte chrétien.

Les faits se déroulent au sein d’une confrérie d’aujourd’hui (les tuniques vertes des adeptes sont marquées de l'année 1958 en caractères romains) qui veille les derniers jours de son maître spirituel et opère un rite autour d’une coupe dorée dans l’espoir de retrouver l’autre objet perdu par Amfortas, la lance.

Klingsor est présenté littéralement comme celui qui « a fait du désert un jardin de délices où poussent de démoniaques beautés », comme le raconte Gurnemanz au premier acte, et devient ainsi un généticien inventeur de créatures mi-humaines mi-plantes que Parsifal affrontera et détruira. Mais dès l’arrivée de Kundry au second acte, le metteur en scène ne travaille plus qu’une seule idée afin de montrer par un jeu d’ombres habile la métamorphose de celle-ci, mère protectrice, en femme séductrice.

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Kwangchul Youn (Gurnemanz) et William Thomas (Second chevalier)

Le principal atout de cette dramaturgie est de reposer sur un immense décor tout en longueur qui bénéficie des larges espaces latéraux de la scène pour défiler selon les différents lieux de l’action de manière totalement fluide. Richard Jones arme Parsifal d’un glaive pour bien montrer que la lance n’est qu’un objet décoratif, et non une arme magique et destructrice, et une fois de retour dans la communauté, le jeune innocent libère ses occupants en leur faisant prendre conscience qu’ils doivent se libérer avant tout de leur endoctrinement et des ‘mots’ (‘Wort’ en allemand) qui les éloignent de la vie.

Parsifal part ainsi avec Kundry vers une nouvelle spiritualité, et Jones, par son refus de relire le texte de l’ouvrage, montre à travers sa mise en scène toute la distance qu’il entretient avec ce texte qu’il invite de manière sous-jacente à laisser de côté.

Parsifal (O'Neill Prudenskaya Mulligan Young Jones) Opéra de Paris

Simone Young n’était jusqu’à présent venue qu’une seule fois à l’Opéra de Paris à l’occasion de la production des 'Contes d’Hoffmann' jouée sur la scène Bastille dans la mise en scène de Roman Polanski en octobre 1993.

Pour son retour près de trois décennies plus tard, elle se saisit d’un orchestre éblouissant avec lequel elle se livre à une lecture mesurée dans le prélude pour gagner progressivement en ampleur à partir de la scène du rituel du premier acte. Avec beaucoup de réussite dans les moments spectaculaires où la puissance des percussions et des cuivres soulève la masse orchestrale tout en préservant la chaleur du son, elle met magnifiquement en valeur la poésie et la rondeur des timbres et s’approprie l’entièreté de l’espace sonore avec une grande clarté. Et si elle ne laisse aucun silence s’installer, transparaît surtout une envie de ne pas rompre la narration et le mouvement des chanteurs et de les emporter dans une grande respiration symphonique d’une superbe luminosité. C’est particulièrement convaincant lors de la confrontation entre Parsifal et Kundry où il ne se passe quasiment rien sur une scène sombre et dépouillée.

Brian Mulligan (Amfortas)

Brian Mulligan (Amfortas)

Les ensembles de chœurs sont également splendides, et parfois féroces pour ceux qui sont sur scène, d’une élégie un peu tourmentée pour ceux qui œuvrent dans les coulisses, et d’une touchante picturalité pour les femmes situées en couloirs de galeries.

On ne présente plus Kwangchul Youn qui chante Gurnemanz sur toutes les scènes du monde et qui a laissé un souvenir mémorable dans la production de Stefan Herheim à Bayreuth. Le timbre est dorénavant plus austère mais toujours d’une pleine homogénéité si bien qu’il incarne une sagesse un peu taciturne. 

Doué d’une tessiture acide et très claire qui évoque plus naturellement l’héroïsme tête-brûlée de Siegfried, Simon O'Neill n’en est pas moins un Parsifal intéressant par la précision de son élocution et la détermination qu’il affiche, imperturbable en toute situation. Son endurance dénuée de tout glamour est un atout précieux car elle assoit un caractère viril fort.

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Simon O'Neill (Parsifal) et Marina Prudenskaya (Kundry)

Brian Mulligan ne fait certes pas oublier les accents de tendresse blessée qui font le charme des incarnations de Peter Mattei, sa voix métallique est cependant une gangue impressionnante pour faire ressentir les tortures de douleurs presque bestiales que subit Amfortas, et son personnage est en tout cas bien mieux dessiné que celui de Klingsor auquel Falk Struckmann apporte une certaine expressivité rocailleuse qui solidifie beaucoup trop le magicien dans une peinture prosaïque.

La Kundry de Marina Prudenskaya est évidemment le portrait le plus fort de la soirée, elle qui est corporellement si souple et fine et qui dispose pourtant d’une voix aux graves très développés. D’une très grande aisance théâtrale, les exultations en tessiture aiguë se font toujours avec une légère adhérence pour finalement s’épanouir en un tranchant vif et coloré, et ce mélange de sensualité et de monstruosité en fait un véritable caractère wagnérien troublant.

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Marina Prudenskaya, Ching-Lien Wu, Simone Young et Simon O'Neill

Et les filles fleurs intensément vivantes de Tamara Banjesevic, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Ramya Roy, Kseniia Proshina, Andrea Cueva Molnar et Claudia Huckle, ont de quoi impressionner par leur débauche de traits fusés avec une violence implacable.

Enfin, parmi les rôles secondaires, Maciej Kwaśnikowski se fait remarquer par sa droiture et sa clarté juvénile, ainsi que William Thomas pour sa noble noirceur hypnotique.

Malgré toutes les réserves que l’on peut avoir sur le parti pris de la mise en scène qui trivialise beaucoup trop le livret, la beauté de cette interprétation musicale sublime tout, d’autant plus que la dernière représentation s’est jouée sans surtitres sur le panneau central, ce qui a accru la prégnance de la musique et permis de voir nombre de spectateurs échanger aux entractes sur le sens de ce qu’ils venaient de voir.

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