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Publié le 24 Février 2024

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy – Opéra Comique, le 30 avril 1902)
Représentations du 15 et 21 février 2024
Athénée Théâtre – Louis Jouvet

Pelléas Jean-Christophe Lanièce
Mélisande Marthe Davost
Golaud Halidou Nombre
Arkel Cyril Costanzo
Geneviève Marie-Laure Garnier
Yniold Cécile Madelin
Pianiste Martin Surot (le 15), Jean-Paul Pruna (le 21)
Mise en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier

Production : Fondation Royaumont.
Coproduction Châteauvallon-Liberté, La Scène nationale d’Orléans, Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise, Art et Création du Perreux-sur-Marne, Le Parvis Scène Nationale Tarbes-Pyrénées, Opéra de Vichy, Clermont-Auvergne Opéra, Saint-Quentin en Yvelines.

 

Créée le 15 janvier 2022 à Châteauvallon-Liberté, la scène national de Toulon, la production de ‘Pelléas et Mélisande’ mise en scène par Moshe Leiser et Patrice Caurier avec de jeunes chanteurs a circulé partout en France en 2022 et 2023, et fait enfin escale à Paris, au Théâtre de l’Athénée, quelques jours après Vichy, pour pas moins de 6 représentations.

Marthe Davost (Mélisande) et Jean-Christophe Lanièce (Pelléas)

Marthe Davost (Mélisande) et Jean-Christophe Lanièce (Pelléas)

Il y a toujours une appréhension à aller entendre une œuvre d’une grande puissance orchestrale donnée dans une version intégrale mais jouée au piano, ce qui, inévitablement, devrait la dépouiller d’une part de son mystère.

Et pourtant, c’est bien à une interprétation captivante qu’il est donné d’assister, tous ces excellents artistes étant doués, d’une part, d’une réelle force dramatique, et, d’autre part, de qualités d’élocution permettant de saisir l’essence du texte colorée par des timbres vocaux contrastés.

Halidou Nombre (Golaud) et Marthe Davost (Mélisande)

Halidou Nombre (Golaud) et Marthe Davost (Mélisande)

Moshe Leiser et Patrice Caurier contiennent l’action en une pièce unique située à l’avant-scène, délimitée à l’arrière par un long mur en contreplaqué, fendu d’une unique porte centrale. Un canapé, deux fauteuils et le piano, seuls objets de salon, serviront de reliefs imaginaires, évoquant balcon, fontaine ou surplomb d’un puits, concentrant ainsi l’action en un huis-clos oppressant.

Les lumières latérales qui se réféchissent sur la paroi longitudinale créent des jeux d’ombres et des ambiances plus ou moins crépusculaires, et permettent aussi de resserrer l’intimité des scènes entre Pelléas et Mélisande.

 Jean-Paul Pruna, Marie-Laure Garnier (Geneviève) et Cyril Costanzo (Arkel)

Jean-Paul Pruna, Marie-Laure Garnier (Geneviève) et Cyril Costanzo (Arkel)

Arkel, chanté par Cyril Costanzo, qui participera prochainement au ‘Platée’ de Rameau à l’opéra de Versailles, puis à ‘Médée’ de Charpentier au Teatro Real de Madrid, est incarné avec beaucoup de clarté sincère et de vibration émotive.

Désormais en fauteuil roulant, son empathie pour autrui le pousse à s’en extraire pour permettre à Golaud, puis Mélisande, de se reposer de leurs tensions. Chef de famille attentionné, même son regard sur la jeune femme est teinté de fascination, mais avec retenue et délicatesse.

Marie-Laure Garnier (Geneviève)

Marie-Laure Garnier (Geneviève)

Marie-Laure Garnier, qui impose une Geneviève très stable émotionnellement, attentive à ce qui se joue avec une véritable solidité intérieure, lui offre une jeunesse de timbre ambrée que l’on entend rarement dans ce rôle, doublée par une netteté de prononciation qui renforce tout ce qu’il y a de bienveillant en cette femme soucieuse des états d’âme de sa famille.

Halidou Nombre (Golaud) et Cécile Madelin (Yniold)

Halidou Nombre (Golaud) et Cécile Madelin (Yniold)

Le Golaud d’Halidou Nombre, ultérieurement Enée dans ‘Didon et Enée’ de Purcell à l’opéra de Versailles, est joué en apparence comme un homme de raison, mais dont l’impulsivité intériorisée peut très vite le faire changer de visage. 

Son regard sur Mélisande et Pelléas est une emprise en soi, son chant sombre et naturaliste donne du poids à chacun de ses mots qui transmettent à l’auditeur ses intentions avec presque de l’effroi, et les metteurs en scène le chargent d’une agressivité qui s’exprime et se libère au fur et à mesure.

Le texte pris au mot, il étouffe de sa masse Pelléas, lors de la scène de la grotte, se décharge physiquement de sa violence sur Mélisande, et exécute Pelléas avec une froideur assumée.

Et en même temps, l’humain en lui reste prégnant, car se ressent aussi une souffrance en Golaud.

Marthe Davost (Mélisande) et Jean-Christophe Lanièce (Pelléas)

Marthe Davost (Mélisande) et Jean-Christophe Lanièce (Pelléas)

Avec une couleur vocale très proche de celle de Golaud dans le médium, et un délié plus lyrique qui s’éclaire dans les aigus, Jean-Christophe Lanièce, le futur Saül dans ‘David et Jonathas’ de Charpentier au Théâtre des Champs-Élysées, est extraordinaire par la simplicité qu’il donne à Pelléas, avec une poésie extrêmement touchante. Il a l’art d’exprimer les tressaillements des sentiments avec un mélange de vérité et de souplesse vocale qui rendent tout juste en lui.

Cécile Madelin, Halidou Nombre, Marthe Davost, Jean-Christophe Lanièce, Marie-Laure Garnier, Cyril Costanzo et Jean-Paul Pruna

Cécile Madelin, Halidou Nombre, Marthe Davost, Jean-Christophe Lanièce, Marie-Laure Garnier, Cyril Costanzo et Jean-Paul Pruna

Et Marthe Davost, Mélisande d’une très belle unité de timbre, exprimant l’oppression du cœur et une féminité innocente, joue, elle aussi, un personnage en quête de vie et de lumière, prise entre désir de séduire et convention sociale. Et tout ce qu’elle dit est d’une intelligibilité que l’on n’obtient pas toujours dans les grandes interprétations orchestrales.

Enfin, Cécile Madelin fait grandir Yniold avec ses touches d’espièglerie qui en font moins un ingénu manipulé par Golaud, qu'un être joueur laissant ondoyer et varier les couleurs au fil des émotions.

Marie-Laure Garnier, Halidou Nombre et Cécile Madelin

Marie-Laure Garnier, Halidou Nombre et Cécile Madelin

Que ce soit Martin Surot ou Jean-Paul Pruna au piano, l’atmosphère musicale debussyste est d’une empreinte poignante, d’une plénitude de résonance qui mêle noirceur et pureté cristalline, en rendant saillants les motifs mélodiques récurrents de la partition. Et c’est la cohésion d’ensemble de cet univers austère et désenchanté qui charge le drame, et qui donne envie de le revoir sans réserve, parce ce monde est sans artifice et sans fausse légèreté.

Moshe Leiser, Patrice Caurier et Halidou Nombre

Moshe Leiser, Patrice Caurier et Halidou Nombre

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Publié le 10 Octobre 2021

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy - 1902)
Représentation du 09 octobre 2021
Théâtre des Champs-Élysées

Mélisande Vannina Santoni
Mélisande (rôle muet) Patricia Petibon
Pelléas Stanislas de Barbeyrac
Golaud Simon Keenlyside
Arkel Jean Teitgen
Geneviève Lucile Richardot
Yniold Chloé Briot 
Le médecin, Le berger Thibault de Damas

Direction musicale François-Xavier Roth
Mise en scène Eric Ruf (2017)
Ensemble Les Siècles

Coproduction Opéra de Dijon, Stadttheater Klagenfurt, Théâtre du Capitole de Toulouse, Opéra de Rouen Normandie
                                                                                                   Simon Keenlyside (Golaud)

La reprise de Pelléas et Mélisande dans la mise en scène d’Eric Ruf qui avait été révélée au public en mai 2017 sur la même scène permet à nouveau de la découvrir, ou de la redécouvrir, avec une coloration musicale très différente.

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas) et Patricia Petibon (Mélisande)

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas) et Patricia Petibon (Mélisande)

François-Xavier Roth est en effet invité avec son ensemble sur instruments d’époque, Les Siècles, pour réaliser une lecture qui se situe à l’opposé de ces grands fleuves sombres et wagnériens que l’on a pu entendre sous la baguette de Sylvain Cambreling ou Philippe Jordan à l’ opéra Bastille. Confiée à une telle formation, la musique de Debussy crée autrement une forme picturale d’une très grande clarté où vibrations des cordes et souffles des vents se développent selon des contours nettement dessinés et des teintes relativement proches.

Le rapport à l’œuvre perd en mystère ce que qu’il gagne en immédiateté et simplicité poétique quand émerge à tout moment un ornement de basson ou de hautbois. Pour autant, il ne s’agit pas d’un déroulement linéaire, et le directeur musical entraîne les musiciens dans des mouvements qui peuvent aussi bien se métamorphoser en magnifique nappe liquide et épurée que se soulever en lame exubérante, mais qui peuvent aussi se révéler d’une saisissante sécheresse dans les fins d’actes, et particulièrement au moment du meurtre de Pelléas ce qui a tendance à réduire l’effet poignant du drame.

Simon Keenlyside (Golaud) et Patricia Petibon (Mélisande)

Simon Keenlyside (Golaud) et Patricia Petibon (Mélisande)

L’atmosphère pittoresque qui s’en dégage s’allie avec évidence au décor unique du spectacle qui se déroule dans une zone sombre d’un port, au bord d’une eau croupissante, entourée par ce qui pourrait être la coupe d’une embase de phare délabré. 

Eric Ruf ne propose pas de lecture à proprement dite du poème de Maeterlinck, mais une illustration du monde intérieur décrépit et inquiétant dans lequel sont plongées les âmes des protagonistes de l’histoire. Son travail de direction d’acteurs est parfaitement bien réglé mais reste dans l’ensemble assez conformiste hormis pour deux personnages clés, Mélisande et Golaud.

Patricia Petibon (Mélisande)

Patricia Petibon (Mélisande)

Rendue aphone par une allergie, Patricia Petibon est uniquement actrice, ce soir, et est doublée côté jardin par Vannina Santoni venue au pied levé lui apporter le secours de la fraîcheur de sa voix, agréablement subtile et lumineuse, et qui se fond magnifiquement à l’incarnation de sa consœur sans que cela n’altère l’intégrité de la représentation.

C’est un véritable exploit que réalisent ces deux artistes, l’une pour son adaptation rapide à une situation imprévue, la seconde pour la précision du jeu un peu hors du temps qu’elle synchronise parfaitement sur la direction orchestrale et le chant de Vannina.

Mélisande est l’allégorie d’une femme fantasmée, et Eric Ruf éclaire ce symbole lors de la scène de la fenêtre de la tour en nouant une longue chevelure rousse autour du corps de Patricia Petibon, dont l’apparition devant un arrière-fond de reflets cuivrés rappelle la stylisation ornementale de Gustav Klimt, contemporain de la création de Pelléas et Mélisande.

On voit à cette occasion les limites d’une littéralité trop stricte car le surréalisme de cette scène et cette chevelure qui n’en finit pas de tomber ne font que distraire la concentration d’une partie du public.

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas)

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas)

Dans le rôle de Golaud, et 17 ans après avoir incarné Pelléas sur la scène Bastille, Simon Keenlyside fait de son personnage le rôle central de l’ouvrage grâce à sa maîtrise exceptionnelle des états d’âmes du demi-frère de Pelléas. Il le fait vivre comme il le ferait avec Wozzeck, lui aussi devenu un meurtrier sous l’emprise de sa passion amoureuse, et attire du coup la compassion de l’assistance sur lui même.

Les coups de sang, les déchaînements de pensées, la perte de raison et le dérèglement du corps sont animés d’une façon tellement réaliste et sensible qu’il crée une accroche sans distance, d’autant plus que son français est remarquable de précision, alors qu’il ne parle pas cette langue habituellement.

Son chant vibre avec ce qu’il faut d’ondulations pour émouvoir, et le grain vocal a quelque chose de vécu en soi et des éclats d’âme parfois étonnamment clairs. Un être est là, entier et exposé à cœur ouvert, presque comme si Simon Keenlyside offrait à la vue de tous la complexité de l’être humain.

Lucile Richardot (Geneviève) et Jean Teitgen (Arkel)

Lucile Richardot (Geneviève) et Jean Teitgen (Arkel)

Et comme il s’agit de la version pour ténor, Stanislas de Barbeyrac trouve en Pelléas un caractère auquel il apporte non pas de la naïveté, mais plutôt une maturité qui se retrouve dans son timbre massif et ombré qui draine un sentiment d’urgence et la puissance d’une carrure solide et sérieuse. 

Plus conventionnel dans son jeu, il est aussi plus intériorisé si bien que l’on ne sent pas chez lui le même affect pour Mélisande que celui qu’éprouve Golaud au point d’en être ravagé. Il s’en tient donc à une attitude intègre, mais bien nerveuse, comme s’il avait déjà beaucoup vécu, si bien que le meurtre de Pelléas n’a pas la même force que si nous avions assisté à l’élimination d’un être innocent n’ayant pas conscience du danger de l’être humain.

Vannina Santoni et Patricia Petibon (Mélisande)

Vannina Santoni et Patricia Petibon (Mélisande)

Ces trois grands protagonistes sont entourés de trois excellents second rôles. Lucile Richardot est d’une douceur onctueuse inhabituelle pour le rôle de Geneviève, comme si elle cherchait à la styliser et comme si elle avait su préserver sa candeur, Jean Teitgen fait résonner en Arkel des graves profondément paternalistes avec un jeu bienveillant à l’ancienne, et Chloé Briot fait frémir beaucoup d’espièglerie piquante dans le chant d’Yniold.

Un spectacle qui ne révolutionne pas le mythe de Pelléas et Mélisande, mais qui a suffisamment de caractère musical et théâtral pour parler des passions humaines et du rapport entre les âges.

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Publié le 27 Juillet 2019

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 24 juillet 2019
NationalTheater Mannheim

Pelléas Raymond Ayers
Mélisande Astrid Kessler
Golaud Joachim Goltz
Arkel Patrick Zielke
Genevieve Kathrin Koch
 Yniold Fridolin Bosse
Un médecin, Un berger Mathias Tönges

Direction musicale Alexander Soddy
Mise en scène Barry Kosky (2017)

Coprodution Komischen Oper Berlin
                                                          Astrid Kessler (Mélisande) et Raymond Ayers (Pelléas)

Pour cette production invitée à l'Opéra National du Rhin à l'automne 2018 avant d'être jouée à l'Opéra de Mannheim qui en est le coproducteur en association avec le Komischen Oper de Berlin, le théâtre de Barry Kosky exacerbe une vision des rapports humains qui resserre les acteurs du drame de Maurice Maeterlinck dans une complexe toile névrotique, dont la cruauté et les cris d'angoisse font songer à la dureté du regard de Michael Haneke au cinéma.

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Les amoureux de la poésie de Maeterlinck regretteront inévitablement la disparition du climat vaporeux si communément mis en scène à l'opéra en écho à l'atmosphère profondément ésotérique du chef-d’œuvre de Claude Debussy, mais aucunement le mystère n'est absent de ce travail sans concession.

La scénographie représente une chambre photographique aux parois gris-noir qui évoque immédiatement la structure froide et géométrique d'une scène lyrique moderne, structure elle même enchâssée dans le cadre d'un rideau d'avant-scène d'un ancien théâtre, dont les replis se devinent à l'ombre des faisceaux de lumière.

Patrick Zielke (Arkel)

Patrick Zielke (Arkel)

Le dispositif au sol repose également sur plusieurs anneaux concentriques qui pivotent en sens inverse de manière à pouvoir faire apparaître et disparaître les personnages sans qu'ils n'aient à bouger, et tout en suivant l'écoulement fluide de la musique.

L'ensemble peut cependant sembler bien confiné sur la scène en format cinémascope du Théâtre de Mannheim, mais c'est l'ampleur de la musique et de l'interprétation orchestrale qui gagne en emphase.

Astrid Kessler (Mélisande)

Astrid Kessler (Mélisande)

Barrie Kosky obtient ainsi de tous les chanteurs un engagement d'un expressionnisme captivant et poignant dont il devient impossible d'être distrait un seul instant, car il entretient chez chacun un mystère psychologique qui interroge et stimule la perception du spectateur.

Mélisande n'a ainsi de cesse de changer d'apparence, comme si nous assistions aux métamorphoses de tous les visages possibles de la femme, depuis l'être léger et brillant à la femme enceinte et prête à devenir mère, en passant par l'être étrange, hybride entre femme et élément naturel, et ces changements d'état se succèdent à un rythme étourdissant.

Kathrin Koch (Genevieve)

Kathrin Koch (Genevieve)

Pelléas apparaît comme un jeune homme un peu gauche, nullement sublimement poétique, fasciné par une personnalité qui a le pouvoir de le faire sortir de sa condition conventionnelle, et Golaud ressemble à un homme mûr, puissant, dont le problème serait plutôt d'arriver à dominer et posséder l'insaisissable étrangeté de Mélisande. Arkel n'est alors plus qu'un vieux patriarche boiteux décadent, dont le traitement libidineux se rapproche de ce que Peter Sellars avait décrit dans sa version semi-scénique à la Philharmonie de Berlin.

Joachim Goltz (Golaud) et Raymond Ayers (Pelléas)

Joachim Goltz (Golaud) et Raymond Ayers (Pelléas)

Les scènes d'une grande force expressive abondent, telle celle effrayante d'Yniold s'agitant comme un pantin sur les épaules de Golaud, et dont les ombres de tous deux prennent une allure fantomatique,ou bien celle décrivant la relation ambiguë teintée d'allusions homosexuelles entre Golaud et Pelléas dans la grotte obscure,  ou bien celle macabre qui évoque le massacre de Mélisande lors de son enfantement et la disparition de son corps comme un simple objet inerte.

Le metteur en scène  réalise un portrait terriblement noir de l'évolution de la masculinité, ses passages ombrageux, et sa dégénérescence violente.

Joachim Goltz (Golaud) et Fridolin Bosse (Yniold)

Joachim Goltz (Golaud) et Fridolin Bosse (Yniold)

Pour soutenir ce spectacle incroyable, le jeune chef d'orchestre Alexander Soddy joue aussi bien sur les variations de textures et de couleurs des cordes, d'une soierie légèrement austère virant de la clarté aiguë et oppressante aux noirceurs sous-jacentes et subconscientes, tout en imprimant de grands mouvements descriptifs qui soulignent les interventions de chaque protagoniste, rappelant la force des motifs théâtraux que Richard Wagner développa dans l'Anneau du Nibelung. Les puristes Debussystes pourraient avec raison reprocher ce retour à Wagner dont le musicien français cherchait à se détacher, mais comment ne pas être séduit par la puissance du monde qui s'en dégage, et ne pas s'en étonner dans un monde musical germanique?

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Raymond Ayers (Pelléas) et Astrid Kessler (Mélisande)

Par ailleurs, le métal des cuivres sonne toujours avec éclat, miroite sporadiquement dans l'espace de toute la salle, et laisse aux cordes la prévalence des sombres mouvements sourds.

L'ensemble de la distribution, en partie constituée de membres de la troupe de l'opéra de Mannheim, réussit à préserver l'intelligibilité du texte de façon fort appréciable, le meilleur étant sans conteste Joachim Goltz, un baryton clair d'un excellent mordant qui rend à Golaud un tempérament passionnel et menaçant au point que son rôle concentre une tension maximale dans le déroulé de ce drame familial.

Fridolin Bosse, Joachim Goltz, Astrid Kessler,  Alexander Soddy et Raymond Ayers

Fridolin Bosse, Joachim Goltz, Astrid Kessler, Alexander Soddy et Raymond Ayers

Astrid Kessler, qui a des allures de Barbara Hannigan animée par la même folie du jeu de scène, est épatante de spontanéité et de fraicheur, timbre attachant et impressionnante capacité de projection dans les moments de fébrilité, ce portrait réaliste se départit cependant des interprétations habituellement plus mélancoliques et abstraites ce qui connecte totalement Mélisande à la féminité contemporaine.

Et ceci est encore plus vrai pour Raymond Ayers qui, bien moins précis dans sa diction, dépeint un Pelléas encore plus éloigné des interprétations évanescentes et intemporelles, pour au contraire approcher son versant naturaliste qui tranche au départ, mais se fond de mieux en mieux dans l'approche crue du metteur en scène. Le chanteur est par ailleurs très crédible dans sa façon de montrer son désarroi et ses torpeurs.

 Alexander Soddy

Alexander Soddy

Étonnant Arkel de Patrick Zielke, d'une force démonstrative qui révèle également de fins allègements dans ses ports de voix, belle Genevieve de Kathrin Koch, un modèle d'intégrité, et surtout formidable Yniold de Fridolin Bosse, au français impeccable, qui donne au jeune enfant une présence et une vitalité rarement vues sur scène, complètent cet ensemble qui aura permis de vivre cet ouvrage avec une force d'une poignance telle que l'on en accepte l'écart avec l'irréalité et la poésie qui lui est naturellement attachée.

Accueil triomphal de la part du public que l'on sentait attentif et entièrement saisi.

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Publié le 8 Octobre 2017

Barbara Hannigan (Debussy-Schönberg-Berg-Gershwin)
Concert du 08 octobre 2017
Auditorium de Radio France

Claude Debussy Syrinx
Arnold SchönbergLa Nuit transfigurée
Alban BergLulu-Suite
George GershwinGirl Crazy-Suite

Orchestre Philharmonique de Radio France
Direction musicale et soprano Barbara Hannigan

 

Cela commence par une extinction totale de la salle, alors que l’orchestre, laissé seul dans le noir au centre de l’auditorium paré d’un charme boisé, se tient silencieux et immobile, et l’on entend le motif enjôleur d’une flûte jouant le solo de Syrinx s’insinuer depuis une alcôve discrètement dissimulée, comme si la plainte du cor anglais qui introduit le troisième acte de Tristan und Isolde lui faisait écho. Ce motif serait-il la Lune ?

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan apparaît soudainement, vêtue de noir, sans que l’on ait aperçu sa venue, et entraîne le Philharmonique dans ses embrassements chaleureux, sensuellement féminins, car il y va de son être dans la représentation des émotions humaines. Nulle mer glaciale, sinon un tissu de cordes vibrantes qui atteint son inexorable paroxysme et se libère de ses tensions tout naturellement.

Barbara Hannigan

Barbara Hannigan

Dans la seconde partie, Barbara Hannigan se retrouve dans l’univers de Lulu qu’elle a elle-même interprété à Bruxelles sous la direction empathique de Krzysztof Warlikowski et à Hambourg avec Christoph Marthaler.

Elle seule peut à la fois diriger et chanter – tout en étant dos à l’orchestre quand elle incarne Lulu – ce personnage qu’elle défend dans un poignant élan de liberté.

Contrebassiste du Philharmonique de Radio France

Contrebassiste du Philharmonique de Radio France

L’orchestre joue le jeu, fait corps avec une artiste unique et charismatique qui a quelque chose à exprimer de chevillé au corps, un cri très violent et un amour maternel immanent, et lui dédit le plus beau témoignage de complicité en l’accompagnant vocalement dans Girl Crazy, qu’elle reprendra en bis pour le bonheur des auditeurs.

Barbara Hannigan (Schönberg-Berg-Gershwin-Philharmonique) Radio France


Quelle sensation d’admiration à vivre ce moment d’accomplissement personnel qui puise d'abord sa force dans les ressources d'une musique puissante, et s'ouvre encore plus au public à travers une œuvre populaire profondément œcuménique!

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Publié le 25 Septembre 2017

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 23 septembre 2017
Opéra Bastille

Pelléas Étienne Dupuis
Golaud Luca Pisaroni
Arkel Franz‑Josef Selig
Un médecin, le berger Thomas Dear
Mélisande Elena Tsallagova
Geneviève Anna Larsson
Le petit Yniold Jodie Devos

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Robert Wilson (1997)

 

                                                                                       Luca Pisaroni (Golaud)

Pour sa septième série en 20 ans, la mise en scène de Pelléas et Mélisande par Robert Wilson invite, avec un immuable mystère, à une introspective relation à la musique de Debussy, ne serait-ce par l’alliage obsédant que son tissu nuancé d’ombres et de bleu luminescent forme avec l’humeur profondément marine de l’œuvre.

Elena Tsallagova (Mélisande)

Elena Tsallagova (Mélisande)

Et quand l’on pense que Philippe Jordan dirige ces représentations en alternance avec celles de Cosi fan tuttejouées à l’Opéra Garnier, et les répétitions de Don Carlos que l’on imagine intransigeantes, le sentiment d’admiration vient en contrepoint du spectacle.

Moins parsifalien qu’en 2012, le directeur musical met un point d’orgue à placer les chanteurs au centre du drame, à soutenir une attention acérée à leur présence, et soigne méticuleusement les traits les plus ténus de la partition tout en maintenant la clarté à fleur de peau des cordes avec une précision d’orfèvre.  Nulle envie de noircir encore plus ces tableaux dépressifs.

Etienne Dupuis (Pelléas) et Elena Tsallagova (Mélisande)

Etienne Dupuis (Pelléas) et Elena Tsallagova (Mélisande)

D’autant plus qu’Elena Tsallagova dépeint une Mélisande non pas sauvage et lunaire, mais, bien au contraire, pleinement rayonnante d’une vie jubilatoire, que son phrasé impeccable, son timbre d’une rondeur lumineuse et sa puissance vocale magnifient d’une évidente existence.

Etienne Dupuis, que nous avons découvert l’an dernier en impressionnant Oreste au Palais Garnier, lui offre un Pelléas solidement mature, un brillant vocal qui humanise d’une étrange ironie une voix flanquée d’une volonté affermie qui semble ne douter de rien. 

Etienne Dupuis (Pelléas)

Etienne Dupuis (Pelléas)

Et cette solidité se retrouve également dans la tenue rigide du Golaud de Luca Pisaroni, qui n’ose aucunement se laisser aller aux épanchements véristes, et momifie sans doute un peu trop son personnage, dont il défend précieusement le discours, alors qu’il est un artiste peu coutumier du répertoire français.  Une indéniable réussite personnelle quand on connait son répertoire mozartien et rossinien de prédilection.

Inusable Franz‑Josef  Selig, Arkel universel de toutes les incarnations de ce rôle en Europe dont même la mise en scène de Robert Wilson n’hésite pas à souligner les ambiguïtés – bien observer les expressions de stupeur de Mélisande quand il cherche à la réconforter -, il ne trouve cependant pas en Anna Larsson une expressive Geneviève, sinon trop taciturne.

Elena Tsallagova (Mélisande)

Elena Tsallagova (Mélisande)

Mais pour ceux qui ne l’on pas oubliée, Anna Larsson fut une formidable Kundry à la Monnaie de Bruxelles, et l’image de son poing enserré par un incroyable serpent blanc alors qu’elle chantait de toute sa puissance son désir animal reste inaltérée par le temps.

Enfin, Jodie Devos rend à Yniold toute sa fougue courageuse et une rare force de caractère, et le médecin de Thomas Dear semble comme un autre frère, mât de timbre, de Pelléas et Golaud.

Etienne Dupuis, Philippe Jordan et Elena Tsallagova

Etienne Dupuis, Philippe Jordan et Elena Tsallagova

Ce spectacle, qu’Elena Tsallagova a fait sien au point d’en devenir la plus belle personnification, reste une référence dont on n’imagine pas se défaire avec le temps.

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Publié le 6 Septembre 2017

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 03 septembre 2017
Jahrhunderthalle Bochum - Ruhrtriennale

Arkel Franz-Josef Selig
Pelléas Phillip Addis
Golaud Leigh Melrose
Un médecin Caio Monteiro
Mélisande Barbara Hannigan
Geneviève Sara Mingardo
Yniold Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund

Directeur musical Sylvain Cambreling
Metteur en scène Krzysztof Warlikowski (2017)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Orchestre du Bochumer Symphoniker
 
                                                                                           Barbara Hannigan (Mélisande)

Après Wozzeck et Die Gezeichneten joués, cette année, respectivement à Amsterdam et à Munich, Krzysztof Warlikowski met à nouveau en scène un opéra construit sur une intrigue où la rivalité entre deux hommes pour l’amour d’une même femme s’achève par la vengeance mortelle de l’amant éconduit et par la mort de celle-ci.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Dans le site réhabilité de la Jahrhunderthalle de Bochum, impressionnant de par ses enchevêtrements de structures métalliques complexes, l'intimisme de l’œuvre oblige à sonoriser les voix, mais cela est réalisé avec un très bon équilibre acoustique. Seule la partie grave du spectre des voix semble amplifiée par trois haut-parleurs situés en hauteur, alors que la tessiture médium/aiguë des artistes atteint, elle, directement les auditeurs.

Warlikowski ressère une trame dramatique qui oscille entre l'univers aristocratique d'une riche famille industrielle, semblable à celle des Damnés, et l'univers de la rue d'où provient Mélisande, selon son interprétation.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Sur la droite de la scène, un large pan mural en bois parcellé de plusieurs portes, au sol, un élégant parquet massif, à gauche, contre un pilier, un bar à néons et une terrasse qui accueillent des marginaux, et, tout à gauche, un lavoir constitué d’un ensemble de lavabos, forment les éléments de décor de cette histoire.

Enfin, en arrière-plan, un magnifique escalier orne l’écrin qui enchâsse l’orchestre du Bochumer Symphoniker.

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling et l'orchestre du Bochumer Symphoniker

Sylvain Cambreling, l’allure introvertie, dirige d’une main de velours un orchestre frissonnant et ondoyant, le long d’une lente langue ténébreuse aux marbrures menaçantes mais adoucies et envoutantes.

Les réminiscences wagnériennes sont perceptibles, mais elles le sont à des passages inattendus, et les déliés de bois évoquent plus les ombres de l’Anneau du Nibelung que celles de Parsifal.
C’est en tout cas une très grande émotion de le voir faire revivre les grands moments de l’ère Mortier à Paris.

Franz-Josef Selig (Arkel)

Franz-Josef Selig (Arkel)

Et les artistes sont tous, absolument tous, saisissants de présence, porteurs d’une part sombre, y compris Yniold, et Warlikowski ne raconte pas ce drame en cherchant à renforcer la poésie évanescente du livret, mais plutôt en amplifiant le suspense à la façon d’un thriller qui se nourrit d'une névrose grandissante.

Franz-Josef Selig, impérial et pathétique Arkel, incarne magnifiquement le rôle du chef de famille, l’autorité d’un parrain, une douce sensualité humaine qui, cependant, doit montrer un caractère cassant accentué, dans ce rôle-ci, par le metteur en scène.

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Phillip Addis (Pelléas) et Leigh Melrose (Golaud)

Le Golaud de Leigh Melrose, qui débute par un monologue qui plante d’emblée la noirceur du personnage, porte une agressivité assumée qui écarte tout possibilité d’empathie.

Et Phillip Addis, Pelléas si romantique et touchant dans son interprétation du rôle à l’Opéra-Comique de Paris en 2010, est, cette fois, plus écorché et impressionnant dans ses expressions d’effroi – on repense à sa sortie du souterrain particulièrement poignante.

Phillip Addis (Pelléas)

Phillip Addis (Pelléas)

Sa trame vocale aiguë est moins nette, mais les aspérités vocales que l’on retrouve également chez Golaud jouent un rôle dans la façon de faire ressentir le drame beaucoup plus pour ses enjeux possessifs et sexuels, que pour ses démêlés sentimentaux et inconscients.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan, ineffable et ductile actrice, est donc l’artiste idéale pour incarner les torpeurs et le mystère de cette Mélisande qui apparaît, lors de la scène de la tour du château, comme dans un rêve, en actrice de cinéma glamour – une figure que Warlikowski aime représenter dans ses spectacles.

Barbara Hannigan (Mélisande)

Barbara Hannigan (Mélisande)

Les nombreux plans rapprochés de la caméra sur son visage révèlent la richesse de ses expressions humaines, projetées à la fois sur un téléviseur situé en marge du plateau et sur un large écran d’arrière scène, et sont d’une beauté à faire pleurer les pierres, pour reprendre les mots de Maurice Maeterlinck.

Sara Mingardo, Geneviève d’une belle stature aristocratique, Caio Monteiro, médecin bel homme, et le jeune soliste qui joue Yniold - symbole d'une enfance égarée dans un monde d’adulte qui le pervertit -, comblent ce tableau de famille replié sur lui-même.

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Soliste du Knabenchores der Chorakademie Dortmund (Yniold)

Warlikowski utilise également une référence cinématographique, ‘The birds’ d’Alfred Hitchcock, dont il extrait la scène de l’attaque des oiseaux sur une école pour faire planer un climat d’angoisse, mais cela s’avère moins poignant et plutôt distrayant, car le rapport dramaturgique est moins immédiat.

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Barbara Hannigan et Sylvain Cambreling

Un spectacle total, un travail artistique abouti et captivant, un climat feutré qui fait ressortir petit à petit les tensions intérieures de chacun, on pourrait le croire inspiré de la mise en scène de Pierre Strosser (1985).

Mais doté d’un jeu théâtral pleinement vivant, voici un Pelléas et Mélisande qui compte dans l’histoire des représentations scéniques du chef-d’œuvre de Claude Debussy.

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Publié le 18 Juillet 2016

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 16 juillet 2016
Grand Théâtre de Provence
Festival d'Aix-en-Provence

Pelléas Stéphane Degout
Mélisande Barbara Hannigan
Golaud Laurent Naouri
Arkel Franz-Josef Selig
Geneviève Sylvie Brunet-Grupposo
Yniold Chloé Briot
Le Médecin Thomas Dear

Direction Musicale Esa-Pekka Salonen
Mise en scène Katie Mitchell                 Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud)
Cape Town Opera Chorus                      
© Patrick Berger/ArtComArt
Philharmonia Orchestra

En coproduction avec Teater Wielki - Opera Narodowa / Polish National Opera, Beijing Music Festival

Au lendemain d'une puissante interprétation d''Oedipe Rex' et de la 'Symphonie de Psaumes', le Grand Théâtre accueille à nouveau dans sa fosse Esa-Pekka Salonen et le Philharmonia Orchestra.

Leur lecture de 'Pelléas et Mélisande' est, comme on peut s'y attendre, d'une très grande intensité. Une coulée vivante et mystérieuse prend forme, envahit l'espace sonore en donnant de l'ampleur aux nappes des cordes et des vents sombres, des accents de cuivres menaçants suggèrent un environnement hostile, ou, du moins, énigmatique, et la musique s'irise de frémissements straussiens qui nous rapprochent de l'univers majestueux de 'La Femme sans ombre'.

Cette pâte noble, noire et épurée, que les violons peuvent soudainement illuminer, développe les dimensions symphoniques de l'oeuvre à un tel point que la version raffinée de 'Tristan et Isolde', que nous avait fait entendre Daniele Gatti au Théâtre des Champs-Elysées récemment, ferait passer Richard Wagner pour un grand compositeur classique aux intentions mesurées.

Le Poème de Maeterlinck et de Debussy est ainsi somptueusement immergé dans un flot suave et ténébreux sous lequel couve une tension qui, à tout moment, se détend d'imparables coups de théâtre. La scène de délire de Golaud tentant de savoir, en manipulant le petit Yniold, ce qui se passe entre Pelléas et Mélisande est, musicalement, particulièrement saisissante.

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud)  © Patrick Berger/ArtComArt

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud) © Patrick Berger/ArtComArt

Et l'ensemble de la distribution est exceptionnel. Barbara Hannigan, actrice incontestablement fantastique, incarne une inhabituelle Mélisande. Séductrice, d'une diction claire et incisive, et un peu sauvage, elle exprime moins de mélancolie que de sophistication, chant et expressions du corps ne faisant qu'un. Elle capte ainsi une irrésistible fascination physique, d'autant plus qu'elle se plie volontiers aux provocations très féminines que lui impose Katie Mitchell, aux limites du fantasme.

Elle éblouie, certes, mais le champ ne lui est pas laissé pour émouvoir durablement.

Stéphane Degout, pour sa dernière interprétation de Pelléas, l'imprègne d'une poétique virile bien personnelle. Timbre dense, doux et lunaire, mais d'une réelle noirceur, sa force expressive le place sur le même plan que Barbara Hannigan, avec laquelle il partage une sensualité physique pour former ce couple si proche du scandale.

Futur Golaud est-il en devenir ? En toute évidence, rarement Pelléas n'aura autant semblé le frère jumeau de celui-ci qu'à travers ce spectacle.
La ressemblance physique entre Stéphane Degout et Laurent Naouri est accentuée, mais leurs particularités de timbre aussi.

Ce dernier est clairement le Golaud le plus idiomatique de sa génération.
Noirceur et netteté d’élocution, splendides ports de voix subtilement fins, une caractérisation bien ancrée sur la scène où les zones d’ombre ne sont pas sans susciter la sympathie, il affiche une stabilité de tempérament qui ne bascule que dans le dernier acte.

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud)  © Patrick Berger/ArtComArt

Barbara Hannigan (Mélisande) et Laurent Naouri (Golaud) © Patrick Berger/ArtComArt

Les partenaires de ces trois chanteurs charismatiques peignent eux-aussi des portraits forts sur la scène du Grand Théâtre. Franz-Josef Selig est naturellement un Arkel pathétique, mais, surtout, Sylvie Brunet-Grupposo confirme à nouveau à quel point la beauté de sa diction mêlée d’une profonde tristesse humanise le personnage de Geneviève,

Et Chloé Briot et Thomas Dear dessinent leurs deux brefs rôles dans la même ligne présente et théâtrale.

Au théâtre (comme dans 'Christine' ou 'Mademoiselle Julie'), Katie Mitchell utilise des techniques cinématographiques pour, sur scène, montrer la pièce qui se joue en faisant apparaître tous les trucages et techniciens qui filment les scènes selon différents points de vue, et en reconstituer, en temps réel, le résultat vidéo sur un grand écran qui surplombe la scène.

On retrouve ce goût de la perfection technique dans la mise en scène foisonnante de 'Pelléas et Mélisande', mais on remarque aussi que le prétexte du rêve lui permet d'insérer des scènes sans grande signification juste pour permettre l'enchaînement avec les scènes suivantes.

Ce rêve permet également de privilégier l'esthétique au détriment de la dramaturgie. Quand, par exemple, Golaud surprend Pelléas et Mélisande dans la piscine - scène charnelle d'une très grande force, comme il y en a à plusieurs reprises ici - sans qu'il n'y ait aucune d'ambigüité sur leur relation, on comprend difficilement comment Golaud peut, par la suite, harceler de questions Mélisande, pour savoir ce qu'il s’est réellement passé.

Barbara Hannigan (Mélisande) et Stéphane Degout (Pelléas)  © Patrick Berger/ArtComArt

Barbara Hannigan (Mélisande) et Stéphane Degout (Pelléas) © Patrick Berger/ArtComArt

L’univers qu’elle recrée dans cette vaste demeure où s’enchaînent scènes de salon, vestibule, chambre, escalier de service et piscine d’intérieur, est articulé avec une fluidité magnifiquement réglée sur le cours de la musique, dans un décor aux tonalités verdâtres qui évoquent la verdeur des tableaux de John Constable.

Elle exploite ainsi entièrement la souplesse théâtrale de Barbara Hannigan pour jouer sur des effets de ralenti à laquelle se joint le double muet de Mélisande interprété par une comédienne qui lui ressemble.

L’érotique sous-jacente inspire ainsi fortement Katie Mitchell, qui a bien raison de profiter de deux chanteurs, Barbara Hannigan et Stéphane Degout, qui aiment valoriser leur corps autant que leur voix dans tous les rôles profondément vivants qu’ils portent sur les scènes lyriques du monde.

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Publié le 22 Décembre 2015

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 19 décembre 2015
Philharmonie de Berlin

Mélisande Magdalena Kožená
Pelléas Christian Gerhaher
Geneviève Bernarda Fink
Arkel Franz-Josef Selig
Golaud Gerald Finley
Ynoild Solist des Tölzer Knabenchors Knabensopran
Ein Arzt Jörg Schneider Bass
Schäfer Sascha Glin
tenkamp

Mise en scène Peter Sellars                                            Peter Sellars (Photo: Monika Rittershaus)
Direction musicale Simon Rattle
Berliner Philharmoniker

La collaboration artistique entre Peter Sellars et le Berliner Philharmoniker existe depuis plus de cinq ans. Elle est à l’origine d’une version semi-scénique de la Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach, enregistrée à la Philharmonie en 2010, avec Magdalena Kosena et Christian Gerhaher dans les rôles principaux.

Ces interprètes, présents dès le début de cette aventure, se retrouvèrent en 2014 pour jouer une version semi-scénique de la Passion selon Saint Jean.
La mémoire de ces deux spectacles existe dorénavant en DVD.

Et nous retrouvons à nouveau ce même cœur humain pour incarner une nouvelle vision de l’opéra de Claude Debussy, Pelléas et Mélisande.

Dans le décor naturel de la Philharmonie où un dédale d’escaliers s’élève de part et d’autre de la vingtaine de balcons qui l’ornent comme des pétales de fleurs, Peter Sellars y fait évoluer les chanteurs depuis la scène principale jusqu’aux promontoires les plus élevés, et nous donne l’impression que le drame se joue à l’intérieur d’un palais souterrain imaginaire.

Christian Gerhaher (Pelléas) et Magdalena Kožená (Mélisande) - Photo Monika Rittershaus

Christian Gerhaher (Pelléas) et Magdalena Kožená (Mélisande) - Photo Monika Rittershaus

Des fuseaux lumineux bleus, verts, rouges ou violets, aux couleurs des chemises multicolores bien connues du metteur en scène, sont disposés aux endroits clés où les scènes vont se dérouler : à l’extrême hauteur à gauche et à droite, au fond sur les parois latérales, plus bas derrière l’orchestre, là où se tiendra pendant quasiment toute la représentation Arkel, et à l’avant-scène à proximité d’une sorte de pierre tombale noire.

Tous les personnages sont vêtus de noir, et aucun costume ne vient donner une image symbolique qui les différencie les uns les autres.

Dès l’ouverture, nous avons alors l’impression de nous trouver au troisième acte de Parsifal, dans un monde désenchanté. Mélisande, femme mûre, méprise plus qu’elle ne craint un Golaud infantilisé, Pelléas semble être le frère jumeau de ce dernier en plus mature, et Arkel est d’emblée le pivot patriarcal de ce monde clos.

La force du travail de Peter Sellars est qu’il interdit tout rapport romantique entre les êtres. A la limite du naturalisme, chaque relation est empreinte de souffrance, mais le petit Yniold est la lueur d’espoir qui semble insuffisante à réveiller cet univers mu par ses propres fantômes.

Magdalena Kožená (Mélisande) - Photo Monika Rittershaus

Magdalena Kožená (Mélisande) - Photo Monika Rittershaus

Et si la première partie se déroule sur tous les surplombs possibles de l’orchestre, elle se termine par une scène de voyeurisme saisissante de Golaud et Yniold dominant Pelléas et Mélisande figés selon une posture immobile. La course impressionnante d’Yniold à travers les escaliers labyrinthiques qui s’achève dans les bras de Mélisande, alors que Simon Rattle fait soudainement tendre et se resserrer le son métallique des cordes du Philharmonique, est une des plus belles surprises de ce spectacle.

La seconde partie se déroule autour du chef d’orchestre. Mélisande subit gestes violents ou libidineux, Pelléas lui déclare son amour mais personne n’y croit, et tout l’enjeu repose sur la survie de son enfant né d’un univers sans amour.

L’ensemble des artistes livre un chant d'une excellente diction, mordante et précise, qui respecte intégralement l'intelligibilité du texte. Gerald Finley et Christian Gerhaher se correspondent parfaitement, selon une même ligne franche et désespérée, presque agressive, le baryton allemand s’exprimant sur deux plans vocaux bien distincts, un chant parlé clair et naturel, et un chant grave dramatique qui rejoint donc celui du baryton canadien, théâtralement poussé aux limites de la folie possessive.

Simon Rattle - Photo Metropolitan Opera

Simon Rattle - Photo Metropolitan Opera

Magdalena Kožená surjoue, certes, stupeur et effroi, mais ce portrait de femme tranche avec l’image plus éthérée habituellement représentée. Mélisande n’en est pas moins une victime proche de la révolte. De plus, elle trouve en Bernarda Fink un visage humain compassionnel doublé d’une très agréable clarté vocale.

Et Franz-Joseph Selig a toujours cette stature vocale et pathétique inaltérable au temps, quand le jeune interprète d’Yniold, lui, oppose une très touchante candeur traversée de sentiments d’inquiétude, sans névrose et au cœur aimant.

Au centre de ce dispositif scénique, Simon Rattle débute une lecture fluide aux mouvements vifs et complexes, et soigne précautionneusement la finesse texturale du Berliner Philharmoniker où cordes, bois et vents se fondent très naturellement. Peu d’ombres, mais des frissonnements permanents sur la surface orchestrale, la prégnance subliminale de la musique est d’abord l’écrin de la force théâtrale des chanteurs.

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Publié le 15 Avril 2013

Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Représentation du 14 avril 2013
Théâtre Royal de La Monnaie

Pelléas Stéphane Degout
Mélisande Monica Bacelli
Golaud Dietrich Henschel
Arkel Frode Olsen
Geneviève Sylvie Brunet-Grupposo
Yniold Valérie Gabail
Un médecin Patrick Bolleire
Un berger Alexandre Duhamel

Direction Musicale Ludovic Morlot
Mise en scène Pierre Audi (2008)
Scénographie Anish Kapoor

                                                                                                          Dietrich Henschel (Golaud)

 

Cette représentation de Pelléas et Mélisande, reprise dans la même scénographie qu’il y a quatre ans, permet de retrouver dans les rôles principaux les mêmes chanteurs réunis la première fois, bien que, blessée par une déchirure musculaire, Sandrine Piau n’ait pu être présente.

Mais c’est dans la fosse d’orchestre que le Théâtre Royal focalise le plus son attention, car le nouveau directeur musical permanent, Ludovic Morlot, y dirige pour la première fois un ouvrage lyrique.

Stéphane Degout (Pelléas)

Stéphane Degout (Pelléas)

Très attentif au rythme des chanteurs et à la profondeur du climat musical, le jeune chef nous emporte dans un univers dépressif en privilégiant des sonorités et des coloris ocres et austères qui évoquent très fortement ceux de Boris Godounov, dans la toute première version écrite par Modest Moussorgski.  
Les instruments à vents et de bois, flûtes, hautbois et bassons, prédominent, les cordes conjuguées dans les longs passages décrivent un fleuve noir effleuré pas de fins frissonnements, mais la texture perd de sa sensualité très sensiblement quand le drame s’intensifie.

L’impression sonore est donc très différente de ce que l’on a pu entendre à l’Opéra Bastille, aussi bien sous la direction de Sylvain Cambreling que Philippe Jordan, tous deux amenant la musique de Debussy vers l’ampleur orchestrale de Parsifal, l’autre chef-d’œuvre auquel on aime rapprocher Pelléas et Mélisande.

Monica Bacelli (Mélisande) et Dietrich Henschel (Golaud)

Monica Bacelli (Mélisande) et Dietrich Henschel (Golaud)

Cette interprétation musicale va de pair avec une mise en scène qui s’articule autour d'un décor symbolique, en forme de creux utérin, rouge sang, représentant les rondeurs intimes des intérieurs du Château de Golaud, ses obscurs passages souterrains, et son chemin de ronde dominant la scène.
L’ensemble ne peut empêcher d’éprouver un malaise lancinant face au malheur omniprésent que fait ressentir la froideur de la direction d’acteur, et cette représentation de Mélisande chauve, dépourvue de toute féminité.

Stéphane Degout (Pelléas)

Stéphane Degout (Pelléas)

On n’arrive à interpréter qu’au dernier acte les images, volontaires ou pas, auxquelles s’attache Pierre Audi, rapprochant le caractère oppressif de Golaud de celui de Barbe-Bleue, incarcérant ses femmes dans le sous-sol de sa demeure, et identifiant Mélisande à Rusalka, laquelle Pelléas transformera en femme à part entière.
Celle-ci retrouve ainsi sa longue chevelure après la perte de son amant, mais, entre temps, le metteur en scène aura eu bien du mal à manœuvrer avec le livret, rendant incompréhensible la scène du troisième acte où Mélisande admire ses cheveux, et cherchant un artifice pour lui faire saisir l’arme avec laquelle Golaud a tué Pelléas.
 

Reste la surprise des effets visuels quand les éclairages changent d’orientation, jouant avec le relief et les projections des ombres sur la structure ovoïde du décor, qui nous distraient encore plus du drame.

 

Paradoxalement, Stéphane Dégout est superbement mis en valeur par cette scénographie, non pas que son Pelléas y gagne en poésie, il semble plutôt détaché, mais parce qu’il est lui-même présenté en homme complexe d’ombres et de le lumières, mystérieux et vocalement très présent, et aussi intensément investi dans ses regards.
 

                                                                                         Stéphane Degout (Pelléas)

 

Monica Bacelli, distribuée en alternance avec Sandrine Piau, la remplace pour cette matinée. Sa voix est très différente, lyrique et sombre comme pourrait l’être celle de Manon Lescaut, avec une très bonne diction et un souffle fin, qui ne comble pas tout à fait l’attente de découvrir les fragilités de la jeune fille éperdue.

Toujours très engagé, Dietrich Henschel pousse loin la violence tourmentée de Golaud, sans mélancolie toutefois, à l’image de cette atmosphère dans laquelle le vérisme des gestes et des mots est trop insistant, Frode Olsen portant même Arkel vers des exclamations sonores qui sacrifient un peu trop les lignes de chant.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève)

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève)

Sylvie Brunet-Grupposo n’a aucun mal a imposer d’entrée la dignité sage et dominante de Geneviève, et, comme Valérie Gabail ne rend pas suffisamment la frayeur intérieure d’Yniold, à force de trop d’agitation, Patrick Bolleire profite de son rôle très court pour rayonner les belles évocations de son timbre chaleureux.

A un moment, les éclairages bleutés et luminescents ont évoqué l'épure de Bob Wilson, mais c’est trop peu pour entraîner le spectateur dans cet univers déconcertant, auquel on pardonne difficilement d’aller contre la poésie sombre et le pouvoir inconscient de la musique.

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Publié le 30 Mai 2012

Philippe Jordan et Waltraud Meier
Concert du 23 mai 2012
Opéra Bastille

Claude Debussy Prélude à l'après-midi d'un faune
Hector Berlioz Les Nuits d’été
Igor Stravinsky Le Sacre du printemps

Bis Maurice Ravel Bolero

Mezzo soprano Waltraud Meier
Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre de l’Opéra National de Paris

 

 

                                                           Waltraud Meier

Peut-être en hommage à Claude Debussy, le Prélude à l’après-midi d’un faune s'est substitué à Im Sommerwind, idylle pour grand orchestre d'Anton Webern, qui était prévu dans le programme d'origine.


Pourtant, ce poème contemplatif aurait idéalement évoqué l'osmose évidente qui lie dorénavant les musiciens de l'Opéra National de Paris et leur directeur musical, Philippe Jordan.

En effet, depuis les mouvements profondément voluptueux du Prélude, ondins, surlignés par la souplesse tout autant ondoyante et bien connue du chef, jusqu' aux éclats superbement colorés du Sacre du printemps, ce concert apparaît comme la démonstration d'une dynamique mature et prometteuse pour l'avenir, et l'on songe déjà à la prochaine reprise du Ring.

Quant à l'interprétation des Nuits d'été par Waltraud Meier, très éloignée de le finesse toute fraîche que des musiciennes comme Anne-Catherine Gillet ont récemment gravée, elle est le chant nocturne de la représentante la plus expressive de l'art théâtral wagnérien d'aujourd'hui, et c'est donc cette capacité à maîtriser de tels moyens pour en extraire le plus de délicatesse qui s'apprécie autant que les fragilités de son timbre.

Waltraud Meier

Waltraud Meier

 L'écriture de Berlioz en devient crépusculaire, et il s'agit ainsi d'admirer et de communier avec une immense artiste qui, d'un point de vue personnel, est en train de laisser une empreinte affective forte pour tout ce qu'elle apporte à l'art lyrique et à sa mise en scène.

Mené à la fois avec humour, poigne et un véritable déchainement sauvage dans les dernières minutes, le Bolero de Ravel vient avec surprise conclure cette soirée, où l’on aura finalement entendu trois musiques de ballets ancrées dans la mémoire parisienne.

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