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Publié le 4 Août 2021

(A) Krzysztof Warlikowski Trilogy (Salome - Elektra - Tristan und Isolde) 
Représentations des 25, 27 et 31 juillet 2021
Bayerische Staatsoper & Salzburger Festspiele - Felsenreitschule

Salome (Richard Strauss - 1905)
Herodes Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Herodias Michaela Schuster
Salome Marlis Petersen
Jochanaan Wolfgang Koch
Narraboth Pavol Breslik
Ein Page der Herodias Rachael Wilson
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 27 juin 2019)
Bayerisches Staatsorchester

Elektra (Richard Strauss - 1909)
Klytämnestra Tanja Ariane Baumgartner 
Elektra Ausrine Stundyte 
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė 
Aegisth Michael Laurenz
Orest Christopher Maltman
Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 01 août 2020)
Wiener Philharmoniker

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865)
Tristan Jonas Kaufmann
König Marke Mika Kares
Isolde Anja Harteros
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Okka von der Damerau
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 29 juin 2021)
Bayerisches Staatsorchester

Les comptes rendus des premières de ces trois productions (Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak, Lumières Felice Ross, Video Kamil Polak, Chorégraphie Claude Bardouil) peuvent être relus sous les liens ci-après :
Salome - Bayerische Staatsoper - 27 juin 2019
Elektra - Salzburger Festpiele - 01 août 2020
Tristan und Isolde - Bayerische Staatsoper - 29 juin 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

En cette dernière semaine de juillet 2021, qui comme chaque année entrelace les derniers jours du Festival d'opéras de Munich et les premiers jours du Festival de Salzbourg, il était possible d'assister aux trois dernières productions créées par Krzysztof Warlikowski, metteur en scène notamment adoré par Nikolaus Bachler et Markus Hinterhäuser, les directeurs artistiques respectifs de ces deux institutions, qui apprécient, à l'instar de nombre de spectateurs, sa profondeur psychologique et son travail sur les symboles contenus dans les ouvrages qui traversent son regard.

Avec Salome et Elektra, nous explorons deux relectures de deux œuvres luxuriantes créées en plein mouvement de Sécession qui partit de Munich en 1892 pour gagner Vienne en 1897, puis Berlin en 1898. Ces mouvements artistiques portés par Klimt, Otto Wagner ou Hoffmansthal à Vienne, ne dureront que jusqu'à la première guerre mondiale, et le Palais de la Sécession de Joseph Maria Olbrich sera incendié par les nazis au moment de la retraite des troupes allemandes, avant d'être reconstruit après-guerre.

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

La production de Krzysztof Warlikowski pour Salomé commence en prélude par un extrait des Kindertotenlieder de Gustav Mahler - le compositeur, chef d'orchestre et directeur de l'opéra de Vienne avait mis sa démission en jeu quand il n'avait pu réussir à imposer Salomé à la censure -  qui présage d'un destin fatal. Elle se déroule au sein d'une impressionnante bibliothèque où une famille juive recrée une pièce de théâtre qui renvoie une image caricaturale et dégénérée d'une communauté face à la nouvelle figure chrétienne que représente Jochanaan.

Bien que de tessiture gracile, l'incarnation vipérine de Salomé par Marlis Petersen, une artiste accomplie, est à nouveau fascinante à entendre par l'extrême clarté et précision de son chant, mais aussi par la manière avec laquelle elle fait vivre la musique à travers tout son corps.

Elle est entourée par les mêmes artistes qui participèrent à la création de la mise en scène, la lumineuse présence de Rachael Wilson en page à la majesté orientalisante, le Narraboth si torturé et désespéré de Pavol Breslik, l'Hérodias de Michaela Schuster qui semble empruntée aux Damnés de Visconti et qui aime un peu trop surprendre l'auditeur par de fières démonstrations de puissance vériste, l'Hérode de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke au mordant attachant, et ce Jochanaan un peu désabusé de Wolfgang Koch qui réserve encore de belles attaques en réplique à Salomé, mais réduit la portée de ses aigus quand l'élargissement vocal se déploie sur un souffle plus progressif.

Dans cette version, la signification du baiser que souhaite échanger Salomé avec le prophète, sous couvert d'amour ou de réconciliation, est en fait un acte de damnation qui est mis en scène au moment de la danse des 7 voiles, après le dernier souper, sous la forme d'une vidéographie magnifiquement animée qui représente une Licorne embrassant un Lion, iconographie issue de mosaïques du plafond d'une synagogue polonaise détruite depuis. Elle est doublée par la danse de Salomé avec un être représentant la mort, figure qui ne survivra pas au baiser de la fille d'Hérode. A ce moment là, la direction ardemment intense de Kirill Petrenko déploie également un drapé scintillant et enchanteur irrésistiblement envoutant. 

Mais après un tel climax, la scène finale montre Salomé obsédée par un étrange coffret gris qui ressemble à une urne funéraire transmise par l'acteur de Jochanaan. Le chef d'orchestre atténue l'ampleur sonore, et c'est le fait que la jeune fille ne saisisse pas ce qu'annonce ce symbole intrigant qui crée une tension qui se résout par l'arrivée, sonore mais invisible, de troupes venues pour détruire ce monde réfugié sur lui-même. La petite communauté préfèrera en finir par un ultime geste de suicide collectif.

Enfin, à l'issue de cette représentation, Kirill Petrenko a été nommé par un membre du conseil d'administration "chef honoraire de l'Académie d'orchestre de l'orchestre d'État de Bavière". Vivre la simplicité d'un tel moment est toujours un privilège.

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Deux jours plus tard, à Salzbourg, la reprise d'Elektra, le seul opéra qui fut intégralement joué au Festival l'année précédente en pleine pandémie, nous ramène à un monde antique violent et hystérique, soumis à des forces infernales inconscientes sous le verbe d'Hofmannsthal. L'une des premières scènes montre un ancien rituel sacrificiel humain qui préfigure celui que subira la mère d'Elektra une fois ses crimes expiés.

On peut redécouvrir la géniale noirceur névrosée de Tanja Ariane Baumgartner recouverte, au cours de son récit, par l'enveloppante direction de Franz Welser-Möst qui tire de luxueux scintillements de l'écriture orchestrale dont on peut admirer les reflets dans les lumières d'étoiles qui constellent les épais nuages sombres que projette la fascinante vidéographie au dessus de Klytemnestre. Ces chatoiements poétisent en fait les maugréements de cette femme dont l'attitude un peu repliée traduisent l'effort à réprimer tous ses sentiments nés de ses crimes passés.

Ausrine Stundyte est comme Salomé une jeune fille, mais cette fois totalement broyée par son ressentiment. Elle apparaît d'emblée encore plus libérée qu'à la création, son timbre de voix préserve ses couleurs quand le chant se tend, de larges ondes obscures se propagent avec vaillance et souplesse, et elle joue de façon saisissante comme si elle vivait dans son monde détachée du regard extérieur. Formidable sa course pour contrer celle de sa mère qui tente de lui échapper sur la progression dramatique de la musique, où alors cette confrontation brusque avec Vida Miknevičiūtė, qui joue Chrysothémis, pour la forcer à concrétiser sa vengeance. Cette dernière lui oppose en effet un tempérament acéré et irradiant, un peu sévère, rendu par une tessiture ivoirine finement profilée, et une excellente endurance.

L'impression laissée par l'arrivée d'Oreste diffère cependant fortement de cette image poupine que renvoyait l'année dernière Derek Welton - on peut retrouver le chanteur australien, très bien mis en valeur, en premier Nazaréen dans la reprise de Salomé à l'opéra de Munich -. Ici, Christopher Maltman incarne un personnage blessé au visage vengeur, presque un tueur, prêt à en découdre avec les meurtriers de son père. Et son expressivité vocale le fait très bien ressentir.

L'impact sur son duo avec Elektra s'en ressent, non en terme de présence, mais parce la complicité affective entre frère et sœur qui paraissait si enfantine l'année précédente est moins saillante. Seulement, Franz Welser-Möst et le Wiener Philharmoniker déploient lors de ces retrouvailles un tel déluge de somptuosité sonore, que ce débordement orchestral sublime un tel amour. Et les musiciens ont aussi le goût des attaques claquantes dans les moments de grande tension, comme les cuivres sont capables de lancer de fulgurants cris rutilants. L'Egisthe de Michael Laurenz  est quant à lui toujours aussi souple et assuré.

Au cœur de ce décor métallique recouvert de reflets d'eau, la manière dont Chrysothémis se révèle être celle qui a le plus de cran afin de précipiter la fin de l'hégémonie des deux tyrans préserve toute sa force impressive.

Entre deux représentations de Salomé, Michaela Schuster et Rachael Wilson étaient présentes pour assister à la reprise d'Elektra, et l'on pouvait aussi reconnaitre dans la salle Lars Edinger venu à Salzburg pour incarner Jederman.

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

De retour à Munich, il était enfin possible d'entendre à nouveau le Tristan und Isolde de Richard Wagner, œuvre qui impressionna très tôt le jeune Richard Strauss.

Krzysztof Warlikowski présente un voyage à travers la mort qui se déroule dans une grande pièce fermée recouverte de boiserie comme dans une enceinte funéraire.  La vidéographie suggestive prépare l'esprit du spectateur à ces humeurs noires, à cette attente romantique de la mort qui est toujours retardée, et le plonge dans un 3e acte où le Tristan de Jonas Kaufmann, profondément émouvant par ce chant qui préserve ses qualités feutrées même dans les passages enfiévrés, se retrouve confronté à ses souvenirs d'enfance figés dans une lumière et immobilité glaciaires.

Anja Harteros est une Isolde sophistiquée, très claire, surtout dans le Liebestod, douée d'une précision d'élocution qu'elle nuance d'un panel de couleurs qu'elle peut assombrir avec une grande finesse, mais qui impressionne aussi par son magnétisme puissant. Son duo avec Jonas Kaufmann au deuxième acte est absolument réussi, tant les voix fusionnent dans une belle harmonie.

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

En Brangäne, Okka von der Damerau est toujours aussi prégnante avec son timbre d'argent massif étincelant, Mika Kares semble quant à lui un peu plus adoucir son Roi Marke, et Wolfgang Koch reste un compagnon vivant et attachant par l'optimisme étonnant qu'il dégage.

Quant à Kirill Petrenko, il choisit une interprétation moins vouée à l'exubérance flamboyante qu'il affichait avec virilité lors de la première représentation, et dispense une densité de son fabuleuse, ainsi qu'une sensibilité qui accentue encore plus l'emprise méditative au dernier acte. La correspondance avec la scénographie s'en trouve renforcée, le délié des motifs orchestraux abonde d'ornements fluides au cœur d'une langue chaleureuse et féconde, et les rappels pour cette équipe fantastique dureront près de 25 mn à l'issue de cette représentation qui signe également la fin du passionnant mandat de Nikolaus Bachler.

Et l'année prochaine, ce sera la reprise de Die Frau Ohne Schatten de Richard Strauss, dirigée par Valery Gergiev dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, qui clôturera la première année du festival d'opéra de Munich sous la direction de Serge Dorny.

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

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Publié le 29 Juin 2019

Salomé (Richard Strauss)
Représentation du 27 juin 2019
Bayerische Staatsoper - Munich

Herodes Wolfgang Ablinger-Sperrhacke 
Herodias Michaela Schuster 
Salome Marlis Petersen 
Jochanaan Wolfgang Koch 
Narraboth Pavol Breslik 
Ein Page der Herodias Rachael Wilson

Direction musicale Kirill Petrenko 
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Video Kamil Polak 
Lumières Felice Ross 
Chorégraphie Claude Bardouil 
Dramaturgie Miron Hakenbeck, Malte Krasting

Coproduction Théâtre des Champs-Élysées.

                                                                 Kirill Petrenko

Six ans après le coup d'éclat de la nouvelle production de Die Frau ohne schatten qui fit l'ouverture du festival lyrique de Munich pour les 50 ans de la reconstruction de son opéra, Krzysztof Warlikowski et Kirill Petrenko se retrouvent pour faire à nouveau l'événement à partir d'un autre opéra de Richard Strauss, Salomé.

Mais si Die Frau ohne schatten était fortement lié aux destructions des deux guerres mondiales, ce que le directeur avait évoqué avec un fabuleux sens esthétique, autant les questions qu'il pose dans Salomé, peut-être à son insu, sont beaucoup moins évidentes à percevoir immédiatement.

Car on ne peut pas comprendre son travail sans ignorer la situation en Pologne rongée par un christianisme antisémite contre lequel, heureusement, une partie de la population se bat, ce ressentiment étant par ailleurs diffus partout en Europe.

 Marlis Petersen (Salomé) - Photo Bayerische Staatsoper

Marlis Petersen (Salomé) - Photo Bayerische Staatsoper

A l'instar de ce qu'a réalisé à Bayreuth Barrie Kosky avec l'oeuvre de Richard Wagner Meistersinger, Krzysztof Warlikowski revisite ainsi Salomé pour mettre en scène une vision fantasmée et délirante des juifs, dans l'espoir, probablement, d'exorciser un mal latent.

L'impressionnant décor de Małgorzata Szczęśniak représente un immense salon-bibliothèque aux murs recouverts de livres, dont une partie des étagères se sont effondrées, et qui peut s'ouvrir pour laisser apparaître un fond de piscine en pente douce.

Tous les poncifs, principalement d'esprit capitaliste, sont alors évoqués, et l’on voit une riche famille juive qui exploite ses serviteurs, cache son argent derrière les livres, alors qu’apparaît dès l'ouverture un personnage muet, cherchant sur le corps du jeune syrien des objets en or, un sosie de Charlie Chaplin, acteur qui fut accusé d’être juif lorsque sa fortune fut devenue trop importante pour ne pas susciter d'envie et de jalousie.

 Marlis Petersen (Salomé) et la mort - Photo Bayerische Staatsoper

Marlis Petersen (Salomé) et la mort - Photo Bayerische Staatsoper

Cependant, l’élément clé qui permet de comprendre l’esprit qui gagne cette mise en scène réside dans l’apparition magique d’une œuvre d’art animée représentant un lion qui embrasse une licorne sur sa corne.

La licorne représente Joseph, les chrétiens, et le lion représente Judah, c'est-à-dire les juifs. Et une copie de ce tableau se trouve au Musée de la Diaspora juive (Beth Hatefutsoth) sur le campus de l’université de Tel-Aviv, à Ramat-Aviv, l’original provenant d’une synagogue du XVIe siècle à Khodorov, dans le sud de la Pologne.

Mais sans connaissance au préalable, il devient difficile d’en comprendre la signification, à moins d’effectuer des recherches peu après.

Le nouvel éclairage qu’apporte Krzysztof Warlikowski sur le baiser de Salomé avide des lèvres de Jochanaan est donc qu’il représenterait un désir de réconciliation entre le Catholicisme et le Judaïsme, malheureusement perverti par l’esprit possédé de la jeune princesse.

Cette prise de possession est mise en scène lors de la danse des sept voiles où l’on voit un esprit vaudou au visage de mort danser avec Salomé, ce qui signera de manière très efficace la damnation irréversible de la fille d’Hérode et Hérodias.

Le banquet d'Hérode - Photo Bayerische Staatsoper

Le banquet d'Hérode - Photo Bayerische Staatsoper

On ne verra que le linge souillé de sang sortir du petit coffre laissé à Salomé, et Jochanaan revenir calmement, comme si l’on avait assisté à un jeu de rôle du désespoir, où le désir de rapprochement avec la religion ennemie s’avérait impossible. Ainsi verrons nous le banquet d’Hérode ressembler au dernier repas du Christ, l’effigie de Charlie Chaplin jouant le rôle de Judah, et Hérode appeler au meurtre final de Salomé pour avoir tué par son geste fatal toute possibilité de paix avec les chrétiens, la menace semblant avoir irréversiblement rejoint les murs extérieurs de la demeure. Ne reste plus que le suicide final comme unique échapatoire.

Enfin, dernier élément prémonitoire, juste avant que Kirill Petrenko n’ait démarré l’ouverture, la voix de Kathleen Ferrier interpréte Les Kindertotenlieder de Gustav Mahler, compositeur qui du fuir Vienne gagné par l'antisémitisme, et invite à un désir de paix que n’obtiendra donc pas cette famille juive.

Rachael Wilson (Le page) et Pavol Breslik (Narraboth) - Photo Bayerische Staatsoper

Rachael Wilson (Le page) et Pavol Breslik (Narraboth) - Photo Bayerische Staatsoper

Musicalement, ce spectacle est avant tout porté par la peinture inimaginable qu’en réalise le chef d’orchestre principal avec ses musiciens, chaque mesure semblant comme enrichie d’effets resplendissants et ouvragés, les cordes sonnant à profusion de motifs vifs et sophistiqués qui décrivent une fresque d’une splendeur impossible, Kirill Petrenko pouvant aussi bien soulever une masse vibrante et magmatique puis la laisser se couler en douceur lorsqu'il s’agit de laisser le champ sonore libre aux interprètes, Marlis Petersen en particulier.

Ressemblant dans sa robe rouge et sa coiffure début XXe à un sosie de la Lulu de Teresa Stratas, la soprano allemande se régale à jouer sans complexe le détraquement total qui la gagne, et son chant s’exprime surtout clairement dans la précision et la confidence de l’art déclamatoire, disposant également d’une belle ligne de souffle qui, cependant, préserve une ampleur plutôt modérée.

 Marlis Petersen (Salomé) et les juifs - Photo Bayerische Staatsoper

Marlis Petersen (Salomé) et les juifs - Photo Bayerische Staatsoper

Wolfgang Koch se plie sans problème aux attitudes lasses et dépressives du chrétien qu’il incarne, en totale opposition avec une image plus couramment jouée qui s’appuie sur une forte stature presque effrayante, mais semble sur la réserve tout au long de la soirée, car l’on sait qu’il peut être bien plus percutant dans ses attaques.

Michaela Schuster est emplie de jeu outré, totalement ambiguë par l’attitude péremptoire qu’elle fait vivre en Hérodias. Elle ressemble beaucoup à l'image d'une aristocrate allemande sur le déclin, et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke humanise fortement Hérode, tant son chant semble adouci et souriant.

 Marlis Petersen,  Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Michaela Schuster et Rachel Wilson

Marlis Petersen, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Michaela Schuster et Rachel Wilson

La surprise provient cependant du page incarné par Rachael Wilson, d’une présence qui la ferait passer pour un premier rôle. Ici, elle représente une jeune femme belle et impertinente qui tente de sauver l’homme qu’elle aime, Narraboth, de l’attirance irrépressible qu’il a pour Salomé. Elle-même est donc acculée à exprimer par les gestes les plus physiques possibles son affection, et donc à laisser ressortir ses expressions charnelles, et Pavol Breslik lui répond en donnant une élégante diction à son personnage. 

Si la puissance de l’orchestre et les dorures coulées de bronze fin sont un véritable ensorcellement pour l’auditeur, le fait que le sens qui est donné à l’œuvre l’approfondit avec une subtilité inédite, qui ne peut être comprise que si l’on connait déjà bien les thèmes qui hantent Krzysztof Warlikowski, crée donc un risque d’incompréhension qui ne pourra être résolu qu'après réflexion.

 Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Marlis Petersen, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Marlis Petersen, Krzysztof Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak

Małgorzata Szczęśniak a rejeté de manière très nette les quelques huées de fond provenant de certains spectateurs agacés, et consolé d’un baiser sur la joue le metteur en scène, mais une question reste cependant en suspens, pourquoi Christian Longchamp n'est pas le dramaturge de cette production, sinon  Miron Hakenbeck et Malte Krasting?

Ce spectacle est en tout cas à revoir absolument à la lumière du sujet qu’il convoque dans une œuvre qui ne s’attendait pas à être relue de cette façon aussi désespérée et conciliatrice, mais comme il s’agit d’une coproduction avec le Théâtre des Champs-Elysées, les Parisiens n’auront pas besoin de se déplacer.

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Publié le 8 Avril 2019

Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch - 1934)
Répétition générale du 31 mars 2019 et représentations du 06, 09 13 et 16 avril 2019

Opéra Bastille

Katerina Ismaïlova Aušrinė Stundytė
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Dmitry Ulyanov
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov John Daszak
Sergueï Pavel Černoch
Le Pope Krzysztof Baczyk
Le Chef de la police Alexander Tsymbalyuk
Un maître d'école Andrei Popov
Le Balourd miteux Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke
Sonietka Oksana Volkova
Aksinya Sofija Petrovic
La bagnarde Marianne Croux
Danseuse Danièle Gabou
Circassiens Victoria Bouglione, Tiago Eusébio

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors, costumes Małgorzata Szczęśniak 
Lumières Felice Ross 
Vidéo Denis Guéguin
Animation vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil 
Dramaturgie Christian Longchamp 

                                Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Reconnu comme un artiste capable de bouleverser l’interprétation d’ouvrages lyriques à partir de sa propre culture personnelle, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou bien cinématographique, ré-humanisant ainsi les héroïnes mythiques (Iphigénie, Médée, Lulu), croisant les destins de femmes célèbres (L’Affaire Makropoulos, Alceste), analysant la lente déstructuration des hommes (Macbeth, Le Roi Roger, Don Giovanni), questionnant l’identité sexuelle en filigrane de façon parfois inattendue (Eugène Onéguine), et affrontant même les périodes les plus sombres de l’Histoire (Parsifal), Krzysztof Warlikowski s’est également imposé comme l’un des grands directeurs scéniques des œuvres du XXe siècle. 

En effet, sur les 25 opéras qu’il a mis en scène à ce jour sur près de 20 ans, 15 sont issus du siècle de de Debussy, Szymanowski, Schreker et Penderecki.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et après lui avoir confié, en 2017, une nouvelle mise en scène de Don Carlos, une œuvre créée pour l’Opéra de Paris il y a plus de 150 ans, Stéphane Lissner ne pouvait que lui donner crédit pour réinterpréter l’ouvrage que Pierre Berger annonçait, le 25 mai 1989, comme la nouvelle production qui devait inaugurer l’opéra Bastille dès janvier 1990, suivie par une autre nouvelle production, Macbeth de Giuseppe Verdi

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Les difficultés budgétaires ne permirent cependant pas de tenir cet engagement, mais Lady Macbeth de Mzensk fit son entrée au répertoire sur la grande scène Bastille le 04 février 1992, sous la baguette de Myung-Whun Chung, dans une mise en scène d’André Engel, et avec Mary Jane Johnson comme interprète principale, trois ans après la création française jouée le 26 mai 1989 au Grand Théâtre de Nancy dans la mise en scène d’un comédien français, Antoine Bourseiller.

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Œuvre dont les rythmes musicaux empreints de violence représentent les pulsions qui animent le quotidien de la vie de chacun, Lady Macbeth de Mzensk est issue de l’esprit d’un jeune compositeur de 26 ans pour qui les principes de libération sexuelle et de résistance aux conceptions du pouvoir soviétique s’imposaient dans une société étouffée par les préjugés.

La force d’expression hors du commun de cette musique signifiante, aussi bien de l’action présente que des pressentiments angoissants, est ainsi un formidable atout pour la précision théâtrale de Krzysztof Warlikowski, qui choisit de ne pas souligner le contexte russe mais plutôt de caractériser le contraste entre une femme extraordinairement vivante et un environnement social machinal et glacial. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Le décor élaboré par Małgorzata Szczęśniak est constitué d’une vaste salle parallélépipédique recouverte de carrelage blanc qui évoque un environnement clinique, au milieu duquel les scènes intimes se déroulent sur une chambre mobile surélevée et allongée pouvant pivoter sur elle-même et se retirer en arrière de la scène principale. A la fois salon, chambre, église, puis prison, les possibilités de scénographie deviennent infinies et permettent de rendre perceptibles sur cette scène dans la scène les moindres frémissements et désirs humains face à une salle de plus de 2700 spectateurs. 

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)

Et l'agencement des lumières (Felice Ross) achève d'isoler la chambre en assombrissant tout ce qui l’environne, et projette les ombres des protagonistes sur les flancs du décor démultipliant autrement la présence et l’expression de leurs corps. Ce visuel est absolument fascinant, d’autant plus qu’une grille située au-dessus de la chambre permet de créer un effet de maille sur les visages, suggérant l’enfermement de la prison sociale, tout en embellissant de façon orientalisante le mélange de teintes bleue, vert et magenta, associées à la féminité, qui décore le sol de la pièce.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ainsi, le spectateur est d’emblée happé par l’esseulement de Katerina Ismaïlova qu’Aušrinė Stundytė dépeint avec une voix d’une noirceur farouche fortement impressive, qui se prolonge vers des aigus en détresse créant une sorte de sentiment d’urgence saisissant. 

Le public parisien la découvre pour la première fois, mais cette chanteuse lituanienne athlétique, entièrement imprégnée par son incarnation, est familière de la Lady de Mzensk qu’elle a incarné à l’Opéra des Flandres sous la direction de Calixto Bieito, et à Lyon sous celle de Dmitri Tcherniakov

Sofija Petrovic (Aksinya)

Sofija Petrovic (Aksinya)

Car qu’Aušrinė Stundytė est véritablement plus qu’une chanteuse, mais une artiste accomplie capable de nous entrainer dans la vie d’un personnage avec un réalisme captivant. Les scènes de lutte et les scènes lascives d’effleurements corporels sont splendidement rendues, et ce qu’elle dit avec le corps est tout aussi important que ce qu’elle dit par son chant qui exprime ses déchirements intérieurs.

Et quand défilent les cadavres d’animaux prêts à la consommation, l’apparition d’une salle d’abattage révèle un entourage où le dégoût de la chair et la prégnance de la mort sont le commun de la société laborieuse dans laquelle vit Katerina. 

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Survient le formidable Boris de Dmitry Ulyanov, d’un impact vocal éclatant, autoritaire et débonnaire à la fois, que l’on découvre accompagné d’Aksinya, chantée par Sofija Petrovic, une jeune soprano de l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris au galbe vocal généreux et riche en couleurs, très fine physiquement. 

L’une des lignes de force de la dramaturgie de Krzysztof Warlikowski est de donner un rôle majeur à ce personnage qui n’intervient habituellement que dans la scène de viol initiale pour disparaitre par la suite. Il fait d’elle une femme opportuniste, absolument pas victime, prête à coucher avec qui l’aidera à survivre et avancer dans la société.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)

On comprend qu’elle a une liaison avec Boris, puis elle subit, non sans se défendre, l’agression sexuelle de Sergueï, exulte et participe à sa punition quand il est surpris avec Katerina, et sera même l’amante du chef de la police une fois Boris tué. La mise en scène laisse imaginer qu’elle aurait pu elle-même dénoncer le couple assassin par vengeance envers Sergueï. Et tout ceci est montré en la faisant exister sans qu’elle n’ait besoin de chanter. 

Dans la peau du minable mari, John Daszak, lui qui fut Sergueï de sa voix claquante aux accents chantants dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, dessine un fils d’industriel pas si faible que cela, mais plutôt uniquement absorbé par ses affaires. 

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Par comparaison, Pavel Černoch a un timbre plus sombre qui le rend très touchant dans les grands personnages romantiques, mais comme il doit faire vivre un personnage plus antipathique que Laca (Jenůfa), accoutré en cow-boy vaguement séducteur, il s’impose par les résonances d’un médium noir qui fait son effet, et un engagement scénique qui ne le ménage pas, notamment lorsqu’il doit assumer des actes sexuels les fesses exposées à l’air libre.

Lui qui incarnait récemment un Don Carlos dépressif, le changement de caractère est saillant parce qu’il s’y engage avec un tempérament aussi passionné qu’excentrique, et, bien qu’il incarne un salaud, il lui attache pourtant une touche sympathique totalement naturelle.

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)

Au cours du déroulement dramatique, si Krzysztof Warlikowski traite les scènes de sexe avec la plus banale des trivialités, le plus crûment possible, la vidéographie de Denis Guéguin vient par la suite, lorsqu’elles se prolongent en arrière-plan, les fondre dans une évocation de la nature excellemment esthétisée. La vidéo est également utilisée pour montrer ce qui se passe en coulisse, notamment pour révéler le vrai visage en joie de Katerina Ismaïlova au moment de l’enterrement de Boris.

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Et c’est une autre grande force du metteur en scène polonais que de savoir utiliser les interludes musicaux pour imaginer des scènes qui ne sont pas clairement décrites. Lui qui avait refusé de représenter le défilé lors de la scène d’autodafé de Don Carlos, il profite cette fois avantageusement de la transition qui mène de l’intervention du Pope facétieux et enjoué de Krzysztof Baczyk vers la chambre des amants, pour faire intervenir une procession mortuaire parfaitement en phase avec la musique de Chostakovitch, un des grands moments de ce spectacle. 

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019

Tous sont vêtus de noirs, y compris Katerina, et l’on découvre à l’une des extrémités une autre veuve qui n’est autre qu’Aksinya. Quant à Aušrinė Stundytė, elle se livre au jeu de la veuve éplorée, adaptation nécessaire à des conventions hypocrites et inévitables dans une société bourgeoise faussement croyante.

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)

Après le meurtre du fils, Zinovy, la seconde partie ouvre directement sur la salle aux murs rouge-sang où l’on célèbre le mariage de Katerina et Sergueï, non pas que Warlikowski ait supprimé les scènes du cadavre et des policiers, mais il les a incorporés à la cérémonie festive. Le balourd miteux devient un chanteur de show-biz extravagant qui sied parfaitement au naturel scénique déjanté de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke, et les policiers, menés par un Alexander Tsymbalyuk drôle et dont on reconnait les couleurs de voix pathétiques particulières, font également partie du divertissement, car la musique suggère une forme de légèreté. 

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Ces deux premiers tableaux ne sont donc pas pris au sérieux, malgré les propos inquiétants, et sont suivis de numéros de cirque et de danse rythmés par les mesures endiablées de la transe orchestrale. Danielle Gabou, danseuse, chorégraphe et comédienne passionnée par le corps, le mouvement et le mot, s’est récemment associée au travail de Krzysztof Warlikowki et de Claude Bardouil, et réalise ce soir un formidable jeu d’excitation devant Sergueï. Toute cette scène qui enchante d’abord les mariés, puis les spectateurs, bascule finalement au retour de la police et d’Aksinya, à la découverte du corps de Zinovy pendu à un croc de boucher.

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Puis survient un autre moment magnifique, l’insertion dans l’opéra du premier mouvement du quatuor n°8 en ut mineur que le violoniste et chef d’orchestre russe, naturalisé israélien, Rudolf Barshaï, ami de Chostakovitch, avait réarrangé pour être interprété par un orchestre de chambre. Sur cette musique méditative gorgée de chaleur et traversée de sarments sombres, une vidéographie de Kamil Polak recrée poétiquement le corps d’Aušrinė Stundytė nageant dans une prison noyée sous un lac afin d’en trouver l’issue.

Ce désir d’évasion qui inscite au rêve est cependant soudainement suivi par l’ouverture sur la scène de la prison, disposée telle un wagon allongé d’où sortent les prisonniers et le chœur absolument évocateur des grands ensembles russes par ses accents mélancoliques si spirituels.

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)

Krzysztof Warlikowki insiste sur la dimension affective en jeu, et Katerina Ismaïlova n’est plus qu’une petite fille qui a régressé, une femme qui a besoin d’amour, ce qu’elle démontre par ses gestes d’attachement envers son amant qui ne la désire plus. La Sonietka insolente et pragmatique d’Oksana Volkova la domine, et lorsque Katerina comprend qu’elle est abandonnée, elle n’a plus qu’un seau froid et vide à tenir dans les bras absolument seule sous un fracas orchestral monumental. Cette scène, par la naïveté avec laquelle Katerina croit encore en Sergueï, reste absolument insoutenable.

La noyade dans le lac, esthétisée par une dernière vidéographie, qui reprend celle projetée au début de l’œuvre, n’est plus qu’une échappatoire salutaire.

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch

Ce monde entraîné sur scène dans une aventure réaliste, mais aussi onirique et fantasmatique, l’est tout autant par la luxuriance qui émane de l’orchestre de l’Opéra de Paris porté par la direction merveilleuse d’Ingo Metzmacher. Ce chef d’orchestre a l’habitude de travailler avec Krzysztof Warlikowki et sa chaleureuse équipe (The Rake's Progress, Le Château de Barbe-Bleue/La Voix Humaine, Les Stigmatisés), et fait émerger un univers sonore semblable à une nébuleuse riche en matière et en couleurs délicates, donne de la profondeur et révéle la complexité des structures qui l’animent, insuffle des cadences sans exagérer la violence que l’ouvrage autorise, exaltant ainsi un bouillonnement instrumental fabuleusement étincelant.

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Ingo Metzmacher (Direction musicale)

Et à grand renfort de cuivres disposés dans deux galeries latérales à une dizaine de mètres au-dessus de l’orchestre, l’expérience sensorielle pour l’auditeur devient entière, d’une plénitude galvanisante sans pour autant que les instruments ne sonnent trop agressifs.

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross

Nous savons tous qu’il est rare dans la vie de trouver des équipes multidisciplinaires qui s’entendent suffisamment bien sur le long terme, tout en sachant croiser leurs talents artistiques, afin d’aboutir à une œuvre unique qui mérite d’être admirer. C’est ce qui fait la valeur de ce Lady Macbeth de Mzensk qui en dit beaucoup par son sujet mais aussi sur les qualités qu’il faut avoir pour pouvoir le créer avec un tel niveau d’achèvement.

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp 

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Publié le 10 Novembre 2016

The Nose (Dmitri Shostakovich)
Livret d'après la pièce de Nikolai Gogol
Représentation du 09 novembre 2016
Royal Opera House - Covent Garden, Londres

Platon Kuzmitch Kovalov Martin Winkler
Ivan Iakovlevitch/Clerk/Doctor John Tomlinson
Ossipovna/Vendor Rosie Aldridge
District Inspector Alexander Kravets
Angry Man in the Cathedral Alexander Lewis
Ivan Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Iaryshkin Peter Bronder
Old Countess Susan Bickley
Pelageya Podtotshina Helene Schneiderman

Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Barrie Kosky
Chorégraphie Otto Pichler                                            
Martin Winkler (Kovalov)
Traduction David Pountney
Coproduction Komische Oper, Berlin, Teatro Real de Madrid et Opera Australia

Oeuvre absente de la plupart des grandes maisons de répertoire, excepté l'Opéra National de Paris qui l'a représenté en 2005 dans sa version originale sous la direction de Gerard Mortier, suivi par le New-York Metropolitan Opera en 2010 et 2013, Le Nez est le premier opéra de Dmitri Shostakovich.

Pour cette fable surréaliste qui narre les aventures d'un homme ayant perdu son nez et qui se heurte à l'incompréhension du système, il a composé une musique très imaginative rythmée par les percussions, les sarcasmes des cuivres, mais également adoucie par les motifs poétiques des instruments à vents embrumés d'un voile de cordes somptueux.

Ce feu de joie orchestral haut en couleurs est si intense et changeant, qu'il permet une interprétation scénique tout aussi délirante et captivante pour des spectateurs aussi bien de l'art lyrique que des comédies musicales.

Martin Winkler (Kovalov)

Martin Winkler (Kovalov)

Et en confiant ainsi la mise en scène à Barrie Kosky, metteur en scène australien et intendant du Komische Oper de Berlin, dans la traduction anglaise de David Pountney, le Royal Opera House s'assure de séduire un large public, ce que ne dément pas cette dernière représentation tenue devant une salle pleine.

Un décor unique paré de dalles grises serti, à l'avant, par un contour circulaire qui isole l'intérieur de l'avant scène, une table ronde recouverte d'une nappe du même coloris, sur laquelle se déroule des saynètes comiques, et qui réapparait en diverses dimensions, suffisent à définir un espace amovible.

Scène de prière à la cathédrale de Kazan

Scène de prière à la cathédrale de Kazan

Le véritable se travail se voit en effet dans le jeu des chanteurs, les mimiques grotesques et expressives, et les ballets qu'une dizaine de danseurs affublés aussi bien de nez gigantesques - pour effectuer un génial numéro de claquettes -, déguisés ensuite en tenues de policiers dépravés, ou qui prennent des apparences transexuelles qui s'amusent de la confusion des genres, comme dans le Rake's Progress de Stravinsky, enchaînant effets de surprise sur effets de surprise.

En Kovalov, Martin Winkler est fantastique non seulement pour ses qualités vocales de baryton aux intonations mordantes et franches qui font beaucoup penser au tempérament insolent d'Alberich, mais aussi par sa facilité à lâcher les interjections vulgaires qui traduisent agacement, obsession incessante et souffrance.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Ivan)

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Ivan)

Et dans le rôle plus secondaire d'Ivan, on retrouve chez Wolfgang Ablinger-Sperrhacke les réminiscences de l'excellent comédien que l'on a connu à Paris, quand il incarnait Mime dans le Ring de Bastille.

Excellent John Tomlison en Iakovlevitch, voix certes oscillante mais sonore, facétieuse Rosie Aldridge en Ossipovna, qui réapparait de façon distanciée en animatrice qui vient se demander pourquoi Shostakovich a voulu faire de cette pièce un opéra, et sarcastique Alexander Kravets à la voix grinçante, qui est celui dont le passage à la langue anglaise n'a pas dénaturé les couleurs du texte.

Car un puriste pourrait regretter que dans cette traduction la verdeur et la dureté humaine se ressentent moins que dans la langue originale russe.

Les policiers

Les policiers

L'orchestre, lui, sous la direction d'Ingo Metzmacher, colore de belles teintes boisées cette tonalité feutrée qui adoucit l'agressivité des cuivres. Mais il ne cède en rien à l'énergie exubérante de la partition et la joliesse déliée des ornements solitaires instrumentaux. La cohésion d'ensemble avec les chanteurs, comédiens et le choeur puissant et vivifiant est une autre réussite de ce spectacle entièrement approprié par le public anglo-saxon.

Il y a un passage obsédant dans cette musique, lorsque Kovalov retourne chez lui pour y trouver Ivan jouant de la Balalaïka. L'atténuation progressive et le ralentissement rythmique créent une sensation jubilatoire d'étirement du temps sans fin, ce que l'orchestre rend encore plus saisissant par cette impression de mécanique bien réglée qu'il dégage.

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Publié le 10 Avril 2013

Der Ring des Nibelungen - Siegfried (Wagner)
Représentation du 07 avril 2013
Opéra Bastille

Siegfried Torsten Kerl
Mime Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Der Wanderer Egils Silin
Alberich Peter Sidom
Fafner Peter Lobert
Erda Qiu Lin Zhang
Waldvogel Elena Tsallagova
Brünnhilde Alwyn Mellor

Direction Musicale Philippe Jordan
Mise en scène Günter Krämer (2011)

                                                                                                         Torsten Kerl (Siegfried)

 

Elle déroute bien des spectateurs cette mise en scène qui ne se prend pas au sérieux quand Mime et Siegfried reproduisent les relations éducatives et conflictuelles entre un parent fumeur de marijuana et un adolescent en rébellion, et qui croit encore en la poésie pastel d’une forêt imprimée sur un fin tissu flottant au dessus de feuillages fluorescents piétinés par quelques hommes nus, raillant tous les symboles mythologiques germaniques pour les confronter à une époque désillusionnée et inesthétique.

Le décalage avec ce que l’on entend est d’autant plus saisissant que Philippe Jordan est passé maître d’une limpidité orchestrale resplendissante, un hédonisme sonore qui évite la crudité des coups de traits traitres et les explosions de cuivres déchainées. Le plaisir à suivre mille et un détails furtifs, d’où surgissent des accords menaçants très fortement contrastés, se substitue facilement aux passages à vide de la mise en scène - les longues explications devant un simple tableau noir. L’Or du Rhin est bien dans la fosse, et pas ailleurs, car tout est beau et lumineux, du tuba contrebasse qui serpente devant la grotte de Fafner aux frémissements enchanteurs du chant de l’oiseau.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Mime)

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Mime)

Sur scène, pendant les deux premiers actes, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke s’amuse de la drôlerie vulgaire de Mime, tant percutant qu’il paraît en échange permanent avec le public, selon un one man show unique en soi.
Torsten Kerl, chahuteur, déboulant comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, et cassant ses jouets comme un enfant qui voudrait grandir, s’amuse de la même manière avec ce Siegfried nullement héroïque et formidablement sympathique.
Mais le dimensionnement de l’Opéra Bastille, plus grande scène d’Europe, empêche le spectateur d’entendre toute la chaleur de son timbre, les aigus se noient dans la musique, ce qui crée un manque, pour ne par dire une absence, surtout au premier acte. C’est vraiment dommage, car l’incarnation est naturelle et très bien jouée.

Dommage également qu’Egils Silin n’impose pas plus de présence et ne recherche plus d’effets pour traduire les états d’âme déliquescents de Wotan, ce que Peter Sidom, à nouveau, réussit parfaitement en brossant un portrait fort d’Alberich, un caractère de fer bardé de noirceurs vindicatives qui concentre en lui tout ce qu’il peut y avoir de mauvais en l’homme.

Alwyn Mellor (Brünnhilde)

Alwyn Mellor (Brünnhilde)

Et, après le gigantesque et humoristique Fafner de Stephen Milling, il y a deux ans, la voix de Peter Lobert est de la même ampleur caverneuse, mais son meurtre toujours aussi mal mis en scène.

 Le dernier acte de ce Siegfried mérite un traitement bien à part. C’est, tout d’abord, le retour à un lyrisme commun à la Walkyrie et au Crépuscule des Dieux qui va suivre.
Dans sa grande bibliothèque, l’Erda de Qiu Lin Zhang est magnifique d’humanité, une tristesse et une fragilité attachantes.
Ensuite, la cohérence avec le dernier acte de la première journée du Ring est maintenant naturelle, et l’on retrouve Brünnhilde endormie sur les marches de l’escalier monumental du Walhalla, dans l'atmosphère lumineuse d’un monde à son couchant, le plus beau tableau que Günter Krämer a bien voulu céder à cette tétralogie.

Philippe Jordan maintient une dynamique souple avec un renouvellement permanent des beautés sonores, et la musique engendre des motifs majestueux qui viennent enlacer nos émotions, puis s’évanouir, laissant un mystère idyllique sidérant.

Scène finale, montée de Wotan au Walhalla

Scène finale, montée de Wotan au Walhalla

L’ensemble visuel et musical de toute la grande scène d’éveil est envoutant, et, au centre de ce tableau magnifique, Alwyn Mellor découvre une Brünnhilde qu’elle interprète avec une sensibilité et une maîtrise vocale incroyablement rayonnante, lorsque l’on sait la difficulté qu’il y a à s’emparer directement de ce final, sans échauffement préalable.
Les couleurs de son timbre semblent un peu usées, mais il y a une énergie, un élan qui n’introduit aucune brisure trop saillante, et, surtout, une jeunesse d’esprit qui s’accorde avec l’authenticité de Torsten Kerl.

Alors que s'achève cette seconde journée sur une exaltation extraordinaire, comment ne pas trouver que le public parisien a un rapport quelque peu superficiel à l’art lyrique, quand il ne rappelle-même pas les artistes, plus que de convention, après une telle réussite?

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Publié le 16 Novembre 2010

Mathis le Peintre (Hindemith)
Répétition générale du 13 novembre 2010
Opéra Bastille

Albrecht Scott MacAllister
Mathis Matthias Goerne
Ursula Melanie Diener
Regina Martina Welschenbach
Pommersfelden Thorsten Grümbel
Capito Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Riedinger Gregory Reinhart
Schwalb Michael Weinius
Sylvester Eric Huchet
La comtesse de Helfenstein Nadine Weissmann

Direction Musicale Christoph Eschenbach

Mise en scène Olivier Py

Sur fond de Guerre des paysans et de Réforme luthérienne allemande, mouvements majeurs de la période 1524-1526, Mathis der Maler évoque le parcours intellectuel de deux hommes, Matthias Grünewald, peintre de la Renaissance et auteur du Retable d'Issenheim conservé au musée d'Unterlinden de Colmar, et Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence et cardinal de l’Eglise catholique.

Le Concert des Anges

Le Concert des Anges

A un moment de la vie où le sens de son art lui échappe, le peintre est si vivement pris de compassion pour le sort du peuple opprimé qu’il décide de le rejoindre dans la lutte.

Inversement, fasciné par l’essence divine qu’il décèle dans l’expression artistique, et qu’il ressent plus ou moins conscient comme hautement légitime, le Cardinal Albert aspire à rejoindre la condition de Matthias.

Matthias Goerne (Mathis le peintre)

Matthias Goerne (Mathis le peintre)

Le livret, écrit par Paul Hindemith, comporte un ensemble de réflexions qui montre les fortes imbrications, à cette époque, entre pouvoir financier, pouvoir militaire et pouvoir religieux, les contradictions entre missions ecclésiastiques et bien être du peuple, l’opposition entre pratique catholique et pratique protestante.

Il nécessite à lui seul une étude à part, car il n’est pas possible de saisir l’ensemble du texte au cours d’une seule représentation.

Avec une recherche de clarté et de force visuelle, Olivier Py s’attaque à un opéra rarement joué dont il réussit à former une imagerie fantastique en entrelaçant l’époque Renaissance du peintre et la période national-socialiste contemporaine du compositeur.

Tableau 3 scène 1 : Gregory Reinhart (Riedinger) et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Capito)

Tableau 3 scène 1 : Gregory Reinhart (Riedinger) et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Capito)

Dans un univers ténébreux, les chars, les chiens des officiers nazis et les néons mortels surgissent du noir, répriment toute contestation au cours de la scène la plus violente et la plus expressionniste du quatrième tableau, lorsque les façades délabrées, leurs fenêtres de verres opaques et brisés tournoient au milieu de la scène sous les projecteurs en alerte. Mathis, rescapé mais atterré par la folie du peuple, se détourne de ce dernier après sa débâcle.

Matthias Goerne (Mathis le peintre) et l'Ange

Matthias Goerne (Mathis le peintre) et l'Ange

L ’entière machinerie hydraulique de l’Opéra Bastille est sollicitée pour enchaîner les changements de décors ascendants et descendants, qu’il s’agisse d’illustrer avec des acteurs réels, en chair et en os, des tableaux du Retable, comme Le Concert des Anges, et son éphèbe messager divin aux ailes rouges, ou bien de révéler les fondations de la cité sur un édifice de livres, mémoire de l’esprit, articulé sous forme de trois arches.

Cette dimension tripartite du Retable définit l’architecture de la plupart des tableaux, comme l’arche des livres, mais aussi l’articulation du décor de la cité de Mayence, basé sur trois blocs style gothique à un étage, finement décorés.

La débauche de richesse acquise sur le dos du peuple, symbolisée par l’immense sphère créatrice en or qui surplombe  le château, s’évanouit lorsque le décor se retourne lui-même en temple protestant gris, froid et austère, à la terrasse duquel Ursula tente de convertir Albrecht.

Melanie Diener (Ursula)

Melanie Diener (Ursula)

 Avec une constance dans la force et la continuité des lignes, ennoblies par la précision du phrasé, avec une dynamique ample entre plaintes aiguës et noirceur angoissée, Melanie Diener impose un respect également par la droiture de son personnage et sa capacité à faire ressentir désarroi et humanité désespérée.
Sa défense de la foi protestante, supportée par la musique glaçante d’Hindemith, est d’une implacable conviction.

Martina Welschenbach (Regina)

Martina Welschenbach (Regina)

Matthias Goerne, homonyme du peintre qu’elle aime, modèle le texte pour en restituer toute la tristesse mêlée à l’espoir, une voix si douce et si diffuse qu’elle porte en elle ses propres qualités spirituelles.

Qualités bien différentes de celles de Scott MacAllister (Albrecht) et de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Capito), dont les voix semblent indistinctement similaires, terrestres par leur mordant et par leurs sonorités métalliques et saillantes, et d'une grande force de présence.

La jeune Régina, pour laquelle Martina Welschenbach se fait toute simple et toute sensible et surtout lumineuse déchirure au dernier tableau, fait un des gestes les plus forts de l'ouvrage en rendant le ruban que lui avait remis Matthias, se libérant ainsi de l'envie de possession que subtilement ce présent faisait peser sur elle.

 Tableau 6 : la Tentation de Saint-Antoine

Tableau 6 : la Tentation de Saint-Antoine

On peut supposer que ce sont ses craintes au septième tableau « Le bruissement des arbres, le murmure de l’eau me parlent de tout près de l’horreur de la mort », qui inspirèrent Olivier Py pour illustrer en vidéo le fond de scène du premier tableau, de la même manière que beaucoup de symboles du livret se matérialisent dans toute sa mise en scène.

Une des plus belles images, de celles qui vous happent le coeur, illustre ce fameux ruban qu'Ursula déroule de la poitrine de Regina, avant que la prise de conscience des sentiments du peintre pour la jeune paysanne ne fasse vaciller celle qui vivait dans l'illusion de son amour passé.

Après une succession de plans alternant ombres et lumières, façades et populations statiques aux libertés bridées, Matthias Goerne se retrouve seul avec lui même et son art pour quitter tout ce qui l'attache, tout ce qui l'aveugle, y compris les idéologies.

Tous les autres protagonistes, Thorsten Grümbel et Eric Huchet (terribles Pommersfelden et Sylvester), Gregory Reinhart (très autoritaire Riedinger), Nadine Weissmann (Comtesse traversée par le temps) et le plus strident des ténors, Michael  Weinius (Schwalb), composent des portraits très typés.

Melanie Diener (Ursula) et Matthias Goerne (Matthias Grünewald)

Melanie Diener (Ursula) et Matthias Goerne (Matthias Grünewald)

Chœurs admirablement lyriques et surnaturels, orchestre conscient de l'évènement et à l'unisson sous la direction de Christoph Eschenbach, la musique de Hindemith est une grande fresque où s'enchaînent de grands mouvements sombres et épiques, parfois exagérément enflés de cuivres, le Guerre et Paix de Prokofiev n’est plus très loin, et d'instants frémissants quand les cordes vibrent pour ne plus former qu'un fin trait de lumière.

Nicolas Joel a remonté les Noces de Figaro de Strehler pour une série de plus de vingt représentations à Bastille, sous prétexte d’un hommage à Liebermann, avec beaucoup d'opportunisme.

Mais si la conséquence directe est de pouvoir réunir les moyens nécessaires à une production très réussie d‘un opéra majeur et peu connu comme Mathis der Maler, de la même façon que le bourgeois Riedinger apporte les moyens financiers pour permettre à Albrecht de se consacrer à l’art, alors il n’y a plus rien à dire. L'équilibre est conservé.

Olivier Py

Olivier Py

Depuis Cardillac en 2005, Paul Hindemith est entré au répertoire de l’Opéra de Paris avec deux très belles productions de deux de ses opéras. Il faudrait pouvoir découvrir le dernier de ses chefs-d’œuvre, Die Harmonie der Welt (L'Harmonie du Monde) dédié à la vie de l’astronome Johannes Kepler.

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Publié le 14 Mars 2010

Der Ring des Nibelungen - Das Rheingold (Wagner)

Représentation du 13 mars 2010
Opéra Bastille

Wotan Falk Struckmann
Fricka Sopkie Koch
Loge Kim Begley
Alberich Peter Sidhom
Mime Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Fasolt Iain Paterson
Fafner Günther Groissböck
Freia Ann Petersen
Erda Qiu Lin Zhang
Donner Samuel Youn
Froh Marcel Reijans
Woglinde Caroline Stein
Wellgunde Daniela Sindram
Flosshilde Nicole Piccolomini

Direction Musicale Philippe Jordan
Mise en scène Günter Krämer

 

Synopsis

Le pacte des géants
Wotan, souverain des dieux, règne sur les géants, les hommes et les nains Nibelungen. Gardien des pactes gravés sur la hampe de sa lance, il a violé un contrat : pour rétribuer les géants Fafner et Fasolt qui lui ont construit le Walhalla, résidence des dieux, il leur a promis la déesse Freia. Mais une fois le Walhalla bâti, désireux de garder Freia dispensatrice aux dieux des pommes de l’éternelle jeunesse, il revient sur sa parole et offre un autre paiement. Les géants acceptent de recevoir le trésor d’Alberich le Nibelung.

Le pouvoir de l’anneau
Alberich a volé l’or gardé par les trois ondines du Rhin ; il en a forgé un anneau qui donne à celui qui le porte, à condition de renoncer à l’amour, la maîtrise du monde. Wotan n’a nulle intention de renoncer à l’amour, mais il veut l’anneau (outre le trésor) et le prend de force à Alberich avec la complicité de Loge, le dieu du Feu.
Le nain lance sur l’anneau une malédiction redoutable.

La malédiction de l’anneau
Wotan remet le trésor aux géants, mais garderait l’anneau si la sage déesse Erda , mère des trois Nornes fileuses du destin, ne l’avertissait du danger que constitue l’anneau, ainsi que de la fin approchante des dieux. Il remet l’anneau aux géants, et la malédiction d’Alberich fait aussitôt son effet : pour avoir la plus grande partie du trésor, Fafner tue son frère Fasolt et s’approprie la totalité. Puis il va entasser le trésor dans une grotte des profondeurs de la forêt et pour le garder se transforme en un monstrueux dragon, grâce au heaume magique forgé par Mime, le frère d’Alberich.
Alors que les dieux entrent dans leur nouvelle demeure, Wotan  songe à la race de demi-dieux qu’il prépare pour vaincre le Nibelung.

L’Or du Rhin (Philippe Jordan-Günter Krämer) à Bastille

Le premier volet du Ring, dans la vision de Günter Krämer, se regarde comme une bande dessinée au gros trait, dont les ambiances lumineuses constituent l’élément le plus impressionnant.

Le metteur en scène ne cherche pas à révolutionner la lecture philosophique du livret, mais à en proposer une vision très claire, exempte de symboles mythologiques et magiques, et décomplexée dans la représentation factice des dieux (on finit par s’habituer à leurs bustes fabriqués).

La première scène d’Alberich et les filles du Rhin, dont les robes évoquent autant le corps écaillé des sirènes que l’éclat des prostituées de luxe, semble comme un prolongement de celle des filles fleurs telles que Warlikowski les avait représentées dans Parsifal en 2008.

Ce premier tableau, avec ces bras rouges et ondoyants, est une bonne illustration du travail de Krämer pour restituer le désir sexuel en jeu, tout en s’appuyant sur la dynamique des éléments musicaux.

Sophie Koch (Fricka)

Sophie Koch (Fricka)

Tout au long de l’ouvrage, l’on est assez admiratif devant son pragmatisme dans la gestion des enchaînements visuels (les cordes qui retiennent Alberich sont également celles qui retiennent plus loin en otage Freia, la Terre fertile dont l‘avenir est en jeu, et celles qui tirent l’arc-en-ciel du Walhalla), l’utilisation des éléments fantastiques pour appuyer sa vision (la transformation d’Alberich, en serpent et en crapaud, souligne le niveau d’aliénation du peuple Nibelung), quitte à assumer les lourdeurs de la représentation des luttes de classes (les géants devenant des travailleurs en guérilla contre leur patron).

Avec ce même sens de la continuité, l’arrivée d’Erda est pressentie dès la transition vers la quatrième scène, mais son impact théâtral est moindre que l’arrivée des géants à la seconde scène, alors que son enjeu est plus fort.

Le thème de la malédiction d’Albérich est également moins marquant.

En revanche, la transformation finale du Walhalla en monumental escalier, d’où surgit la jeune hitlérienne que Wotan prépare à lancer contre le Nibelung, se réalise dans une illusion visuelle inoubliable.

Enfin, le travail théâtral, dont bénéficient le plus Alberich et Loge, cherche à rendre visible les forces qui animent les protagonistes (la haine de Mime qui le pousse à révéler à Loge où se cache Albérich transformé en crapaud).
Certains auront même remarqué comment Krämer résout une faiblesse du livret de Wagner, en laissant Wotan s’emparer d’une dernière pomme avant de suivre Loge.
Comment expliquer sinon qu’il ne soit pas plus affaibli lorsque qu‘il entame sa descente dans les mines?

Kim Begley (Loge)

Kim Begley (Loge)

Sous la direction de Philippe Jordan, l’orchestre de l’Opéra National de Paris porte une merveilleuse vision musicale fine et agile (il faut entendre la grâce du motif de l‘amour lorsque Fasolt rêve de la beauté de la femme), plus évocatrice des nébulosités célestes que des remous pervers et agressifs du Nibelung. Cette atténuation dramatique est relative, surtout que la théâtralité est visuelle.

Sur scène, l’implication de l’ensemble des chanteurs est captivante, clownesque et manipulateur Loge de Kim Begley, acéré Alberich de Peter Sidhom sans état d’âme quand il s’agit de se plier à la vulgarité de son personnage, et émouvante noirceur de Qiu Lin Zhang à l'apparition d'Erda.

A l’autorité un peu brute de Falk Struckmann répond la voix la plus noble du plateau en Sophie Koch, et les deux géants, Iain Paterson et Günther Groissböck, se distinguent plus visuellement que vocalement.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke laisse présager, dans Siegfried, un Mime très revanchard.

Rien de vocalement monstrueux dans ces personnages, tous très humains.

Reste à savoir, après le plaisir quasi enfantin que suscite ce prologue, dans quel univers va nous entraîner la Walkyrie, et quelle suite Günter Krämer va t-il donner à ses idées (Erda, avec qui Wotan eut les Walkyries, apparait en voiles noirs, alors que Freia, en voiles blancs, suit de force Wotan sur les marches du Walhalla)?

L'entrée au Walhalla

L'entrée au Walhalla

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