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Publié le 29 Juillet 2018

Die Meistersinger von Nürnberg (Richard Wagner)
Représentation du 28 juillet 2018
Bayreuth Festspiele

Hans Sachs Michael Volle
Veit Pogner Günther Groissböck
Kunz Vogelgesang Tansel Akzeybek
Konrad Nachtigal Armin Kolarczyk
Sixtus Beckmesser Johannes Martin Kränzle
Fritz Kothner Daniel Schmutzhard
Balthasar Zorn Paul Kaufmann
Ulrich Eisslinger Christopher Kaplan
Augustin Moser Stefan Heibach
Hermann Ortel Raimund Nolte
Hans Schwarz Andreas Hörl
Hans Foltz Timo Riihonen
Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt
David Daniel Behle
Eva Emily Magee
Magdalene Wiebke Lehmkuhl
Un veilleur de nuit Tobias Kehrer

Direction musicale Philippe Jordan                                 Barrie Kosky
Mise en scène Barrie Kosky (2017)

On retrouve avec plaisir la nouvelle production des Maîtres chanteurs de Nuremberg créée par Barrie Kosky l'année dernière au Festival de Bayreuth, car la manière avec laquelle il montre au premier acte, avec minutie et sens de la dérision, le petit monde pittoresque et charmant de l'univers des Wagner, pour mieux l'écarter et le réduire au second à un tas d'objets dignes des plus belles brocantes, et laisser finalement place à une reconstitution de la salle du Palais de Justice de Nuremberg dans la dernière partie, ménage la mémoire idéalisée et affective de l'auditeur tout en abordant sans ambages la question de l'antisémitisme sous-jacente à l’œuvre du compositeur et à son époque.

On peut ainsi relire le compte-rendu détaillé de ce travail en revenant à l'article Die Meistersinger von Nürnberg - Bayreuth 2017.

Klaus Florian Vogt (Walther)

Klaus Florian Vogt (Walther)

Et il y a beaucoup de Barrie Kosky dans cette mise en scène. Il suffit en effet de le voir déambuler nonchalamment en habits de tous les jours sous le balcon du Festspielhaus, et de retrouver peu après Johannes Martin Kränzle jouer formidablement Beckmesser dans la scène de séduction sous le balcon d'Eva, pour comprendre immédiatement comment il s'identifie à ce personnage.

Le propos n'est d'ailleurs plus inutilement perturbé par la présence d'une prairie, qui a disparu cette année du décor, et l'on apprécie toujours autant les impertinences de la direction d'acteurs des chœurs et des relations interpersonnelles d'Hans Sachs, Walter et Beckmesser, magnifiquement étreints par la direction lumineuse, si finement céleste, de Philippe Jordan, qui sublime tous ces grands duos à un point que l'on se surprend à ne plus distinguer les êtres de la musique qui les fait vivre.

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Et on peut dire que le directeur musical de l'Opéra de Paris a bien de la chance, car il aura dirigé à Bayreuth deux productions majeures des ces dix dernières années avec le Parsifal de Stefan Herheim.

Prudent dans le premier acte, soignant la poétique aristocratique musicale tout en modérant spontanéité et pétillance des élans de vie, le chef d'orchestre s'impose impérialement par la suite en déployant un irrésistible envoutement sonore d'une clarté sidérale, sans virer pour autant au détachement du drame. Cuivres et courants instrumentaux sombres se renforcent brillamment avec un tranchant ferme qui respecte la lisibilité de l'influx orchestral.

Klaus Florian Vogt (Walther) et le portrait de Cosima Wagner

Klaus Florian Vogt (Walther) et le portrait de Cosima Wagner

On reconnait de fait intégralement la distribution de la création, hormis Emilie Magee qui ne reproduit pas le surprenant tempérament d'Anne Schwanewilms dans le rôle d'Eva, et à nouveau Michael Volle impose une personnalité implacable, un timbre sarcastique, des accents qui claquent avec un mordant ample, un sens de l'expression parfois brutale qui pourrait donner un impressionnant Iago, car on sent le monstre en lui, le tout dominé par une gestuelle nerveuse fortement autoritaire.

Les choeurs en costumes médiévaux.

Les choeurs en costumes médiévaux.

Johannes Martin Kränzle est encore et toujours un grand Beckmesser, à la fois élégant, fin acteur, versatile de caractère, et sa voix s’adoucit avec charme autant qu'elle révèle d'intonations comiques et directes.

Splendide Klaus Florian Vogt, mais comment se lasser de cette puissance clarté qui exprime si bien la sincérité de cœur, la croyance en un idéal, tout en ancrant une densité de plus en plus marquée au fil des années qui assoit la présence de son incarnation?

Ces trois grands personnages trouvent enfin en Günther Groissböck un Pogner sympathique et bien chantant, en Daniel Behle un David plus volontaire que séducteur, et une Magdalene démonstrative par la noirceur sauvage de Wiebke Lehmkuhl.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Chœurs superbes, grandioses et d'un souffle profond, capable aussi bien de maîtriser la cacophonie étourdissante de la fin du second acte qui fait surgir la caricature du péril juif, que d'achever le dernier dans une longue évocation élégiaque en hommage  à la musique de Wagner, l'expérience musicale leur vaut pour cette première une ovation dithyrambique égale à celle de ces grands solistes, du directeur musical et du metteur en scène forts touchés par cet accueil.

Klaus Florian Vogt (Walther) et Günther Groissböck (Pogner)

Klaus Florian Vogt (Walther) et Günther Groissböck (Pogner)

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Publié le 16 Mai 2018

Parsifal (Richard Wagner)
Pré-générale du 21 avril et

représentations du 13 et 16 mai 2018
Opéra Bastille

Amfortas Peter Mattei
Titurel Reinhard Hagen
Gurnemanz Günther Groissböck
Klingsor Evgeny Nikitin
Kundry Anja Kampe
Parsifal Andreas Schager

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Richard Jones (2018)

                                                                                        Günther Groissböck (Gurnemanz)

Après une entrée triomphale en version française au répertoire de l’Opéra le 04 janvier 1914, 4 jours après que l’exclusivité des représentations au Festival de Bayreuth fut enfin levée, Parsifal disparut de l’affiche du Palais Garnier à partir de la Seconde Guerre mondiale.

Cet ostracisme, justifié par le trouble qu’avait suscité Hitler en se prenant lui-même pour un Parsifal qui allait régénérer l’Allemagne, ne fut définitivement levé que sous l’ère Liebermann.

Dorénavant, l’ultime chef-d’œuvre de Wagner fait partie des quarante ouvrages les plus représentés à l’Opéra de Paris.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

La dernière production que connut en mars 2008 l’Opéra Bastille montrait avec force comment les idéologies délaissant les lois morales évoluaient en folie criminelle (pour paraphraser le film de Rossellini, Allemagne année zéro). Krzyzstof Warlikowski introduisait ainsi une rupture nette entre la progression dramatique des deux premiers actes et la catastrophe qui s’en suivait, et obligeait au dernier acte à penser la reconstruction d’un nouveau monde.

Sa mise en scène philosophique était à la fois traversée d’espoir et implacable quant au nécessaire devoir de mémoire des actes commis au XXe siècle.

Intelligente et réfléchie, cette production fut cependant détruite par d’obscures raisons sous la direction de Nicolas Joel, sans même que cette dernière ne propose une nouvelle conception.

Peter Mattei (Amfortas)

Peter Mattei (Amfortas)

10 ans plus tard, Stéphane Lissner confie donc au régisseur britannique Richard Jones la tâche de donner une nouvelle vision à cette œuvre aux facettes si multiples.

D’emblée, le propos du metteur en scène se projette dans l’univers sévère d’une fondation à caractère religieux, qui pourrait s’apparenter à celui de l’église de Scientologie. Elle est régie par une figure fondatrice, matérialisée par un immense buste doré, et les adeptes sont convaincus que par l’étude des textes ('Wort') ils découvriront le secret de la vie.

Mais ce mouvement est en perte de vitesse car son fondateur, Titurel, est déclinant, et Amfortas, mortellement blessé, ne peut plus assurer le rite du Graal, un cycle infernal pour lui.  Parsifal arrive dans cette communauté, et observe.

Parsifal (Mattei-Kampe-Schager-Groissböck-Nikitin-dm Jordan-ms Jones) Bastille

Il gagne ensuite le monde de Klingsor, un dangereux artifice où la chorégraphie pornographique des filles fleurs n'est qu'une monstrueuse illusion. Il y résiste, ainsi qu'à Kundry, et finit par détruire ce monde fallacieux.

Puis, une fois de retour dans la communauté, aveugle car livré à l’incompréhension de cette nouvelle situation, alors que Titurel est mort, la dernière tentative violente de célébration du Graal le conduit enfin à une révélation : mieux vaut laisser tomber ces fausses croyances et partir avec Kundry vers un amour plus humain. Les adeptes se débarrassent alors de leurs oripeaux désuets et le suivent sur ce nouveau chemin.

Cette dramaturgie, appuyée par une direction d’acteur vivante, repose sur un immense décor longitudinal et coulissant.

Evgeny Nikitin (Klingsor) et Anja Kampe (Kundry)

Evgeny Nikitin (Klingsor) et Anja Kampe (Kundry)

Elle a l’avantage d’une très grande lisibilité car elle prend souvent au mot le texte du livret, mais se révèle relativement pauvre dans la seconde partie du deuxième acte et bâcle même certains procédés théâtraux attendus – la lance de Klingsor, la scène de séduction de Kundry.

Par ailleurs, fortement réductrice par rapport au travail politique et visionnaire de Krzyzstof Warlikowski, elle s’enferme dans un univers sectaire pour ne trouver d’issue que dans une conclusion naïve. Au moins a-t-elle le mérite de ne pas interférer fortement avec la musique.

Car Philippe Jordan emmène l’orchestre de l’Opéra de Paris vers des cimes élégiaques inouïes, une lumière contemplative irradiant constamment la fosse d’orchestre, avec un sens plaintif et lancinant presque maniéré enflé par la beauté éclatante des cuivres.

Et de cette légèreté de plume, affleurée par les traits furtifs et évanescents des cordes et des vents, nait une finesse ornementale qui souligne l’orientalisme de la musique de Parsifal.

C’est tellement beau et fascinant que l’on imagine peu cette lecture en phase avec une mise en scène trop crue ou trop angoissante.

Philippe Jordan - le 16 mai 2018

Philippe Jordan - le 16 mai 2018

Et comme chaque chanteur est amené à interpréter un personnage relativement simple et banal dans cette mise en scène, il y a comme une sorte d'évidence qui met en valeur le lien qui les relie au directeur musical dont on peut suivre aisément le soutien indéfectible.

Le plus bouleversant est indiscutablement l'Amfortas de Peter Mattei, terriblement vrai par la manière presque adolescente de se débattre avec ses propres souffrances et démons, la voix virile et mêlée de lamentations doucereuses et innocentes qui atteignent un effet sublime lorsque la musique se fait irrésistiblement palpitante et hors du temps.

Günther Groissböck, à l'inverse, possède un timbre naturellement terrien, noir et bien marqué, et des accents d'amertume qui lui permettent de dessiner un Gurnemanz plus pragmatique que spirituel, et c'est par le soin qu'il met à alléger les ports de voix que l'on ressent son inclinaison pour la sagesse qu'il dépeint.

Evgeny Nikitin, lui qui interprétait un inquiétant Klingsor proxénète dans la précédente production, s'approprie également sans scrupules ce rôle de bio généticien maléfique que lui fait jouer Richard Jones.

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry)

Énergique, valorisé par une direction d'acteur qui privilégie une approche frontale avec le public, c'est crânement qu'il affiche un art déclamatoire mordant et insidieux, quelque part séduisant par sa noirceur de roche.

Le couple, quelque peu incendiaire, formé par Andreas Schager et Anja Kampe, peut alors se déployer dans un second acte qui ne lui laisse que des êtres les plus dépouillés pour exister.

Fantastique ténor aux éclats vaillants, Andreas Schager a certes le physique et les attitudes expansives qui lui permettent de jouer efficacement les déchainements immatures de Parsifal, mais il a surtout une stupéfiante capacité héroïque à exprimer les grandes douleurs inhumaines qui le rapprochent de Tristan.

De fait, sa prise de conscience de la blessure d’Amfortas au deuxième acte est suivie par un engagement  qui croise fortement les souffrances du troisième acte de la légende médiévale composée par Richard Wagner 25 ans plus tôt. On a pour lui l’attachement bienveillant pour un cœur adolescent, ce qu'expriment ses aigus soudainement clairs et puissants.

Peter Mattei (Amfortas)

Peter Mattei (Amfortas)

Sa partenaire et complice, Anja Kampe, qu’il retrouve 3 mois après un Tristan et Isolde étrangement démystifié au Staatsoper de Berlin, s’abandonne pleinement à une incarnation qui exacerbe le tempérament de bête de Kundry. Graves fortement timbrés, d’une noirceur sauvage, personnalité forte mais sensiblement peu tourmentée, l’essence bienveillante que l’on ressent continuellement chez elle adoucit le portrait de cette créature névrosée et séductrice.

Des effets morbides saisissants, une alternance entre tension dramatique et détachement ironique, sa confrontation avec Andreas Schager au second acte, portée par un orchestre qui pousse au crime, est un des grands moments d'intensité musicale de la représentation.

Peter mattei, Anja Kampe, Andreas Schager et Günther Groissböck - le 16 mai 2018

Peter mattei, Anja Kampe, Andreas Schager et Günther Groissböck - le 16 mai 2018

Enfin, si on ne le voit pas, car doublé par un figurant qui représente un Titurel faible ayant perdu toute autonomie, Reinhard Hagen fait résonner profondément l’évocation ténébreuse de l’aïeul mourant.

Chœur masculin homogène, soyeux et puissant quand nécessaire, filles fleurs d'une grande efficacité théâtrale, chœur féminin spatialisé depuis les galeries supérieures, pour les voix les plus aiguës, chancelantes comme si la proximité du ciel découvrait leurs fragilités, jusqu'à l'arrière scène pour les voix mezzo destinales, c’est innervé par les ultimes nappes orchestrales qu’on les entend ensemble s’évanouir dans un espace-temps incroyable d’immatérialité et d’une féérie sensationnelle.

Un Parsifal musicalement magique et optimiste qui mérite bien plus que les 4 représentations sauvées de l'incident technique survenu sur le plateau au cours des répétitions.

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Publié le 24 Avril 2018

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 22 avril 2018
Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles

Heinrich der Vogler Gabor Bretz
Lohengrin Éric Cutler
Elsa von Brabant Ingela Brimberg
Friedrich von Telramund Andrew Foster-Williams
Ortrud Elena Pankratova
Heerrufer Werner van Mechelen

Direction musicale Alain Altinoglu
Mise en scène Olivier Py (2018)

Coproduction Opera Australia, Capitole de Toulouse

                                                                                        Elena Pankratova (Ortrud)

Deuxième spectacle d'Olivier Py à La Monnaie de Bruxelles cette saison, quelques mois après un Dialogues des Carmélites encensé par le public, Lohengrin est également le quatrième opéra de Richard Wagner qu'il met en scène, un sujet qui lui permet de s’identifier à la condition de l’artiste comme ce fut le cas pour Le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser.

Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)

Éric Cutler (Lohengrin), Elena Pankratova (Ortrud) et Andrew Foster-Williams (Telramund)

Et dans cette œuvre, ainsi qu'il le livre au public juste avant de débuter la représentation, le rapport de l'artiste au pouvoir l'intéresse tout particulièrement dans le contexte extrême de l'instrumentalisation du Romantisme Allemand par le National-Socialisme.

Il montre cela à partir d'un imposant décor de théâtre endommagé par les éclats des bombes qui s'abattirent pendant la Seconde Guerre mondiale, installation qui pivote sur un axe central afin de fluidifier l'enchaînement des différents tableaux, le chœur étant éclaté dans les multiples alcôves.

Plusieurs figures artistiques païennes récupérées par les Nazis, tel le Soleil noir inspiré de l'imagination mérovingienne, sont ostensiblement brandies au cours du spectacle.

Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)

Gabor Bretz (Heinrich der Vogler)

Les changements de configuration du plateau, les éclairages crépusculaires qui créent une opposition entre le monde sombre des hommes et une lumière céleste diffuse, les contrastes entre le blanc de la pureté et le noir des conspirateurs, évoquent la dichotomie claire qui imprègne le livret de Lohengrin.

Et si certains clichés ne sont pas évités – les toiles peintes représentant la nature idéalisée du romantisme -, l’aboutissement du second acte, qui s’ouvre sur un fond bleu-obscur de ville délabrée se recouvrant d’une pluie de cendres alors que le chœur célèbre l’alliance entre Lohengrin et Elsa, est d’une troublante beauté nocturne.

Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste

Éric Cutler (Lohengrin) et la pureté de l'artiste

Et Olivier Py décrit comment, dans un monde divisé par des luttes de pouvoir, un artiste brillant est appelé par une femme innocente, Elsa, afin d’insuffler à ce peuple une aspiration qui le relève de ses propres échecs, et lui permette de dépasser la violence de ses instincts naturels.

La scène du combat entre Lohengrin et Telramund à la fin du premier acte est d’ailleurs une des plus convaincantes interprétations jamais vue, car ce combat est mené de façon totalement intellectuelle par le Chevalier au cours d’une partie d’échecs avec son opposant, alors que ce sont les hommes qui s’affrontent en arrière-plan.

Et le geste de rage de Telramund qui renverse la table de jeu sur un coup de théâtre musical est d’un impact soudainement éloquent.

Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)

Éric Cutler (Lohengrin) et Ingela Brimberg (Elsa)

Lohengrin est ainsi présenté tout au long de l’opéra comme un être qui refuse toute violence physique, aucun geste brusque n'est porté vis-à-vis d’Elsa malgré sa curiosité maladive, mais qui doit fatalement y avoir recours au moment où Telramund tente de le tuer au milieu d’en ensemble de sculptures symbolisant l’imagination romantique du monde germanique.

Cet acte signe la souillure définitive de l’artiste au contact du monde humain, ainsi que son incompatibilité avec les luttes politiques – ce qu’Olivier Py signifie en lui faisant refuser tout un tas de couronnes au moment où il chante au dernier acte la gloire du Graal et de sa couronne divine -, et l’échec de son instrumentalisation.

Il ne peut donc rester dans ce monde incarné, et laisse avant de partir un jeune corps sans vie comme héritier du Brabant.

Elena Pankratova (Ortrud)

Elena Pankratova (Ortrud)

Le trait est sans doute appuyé et réducteur par rapport à tout ce que l’œuvre de Wagner contient en contradictions – on pourrait en effet porter un regard moins complaisant sur Lohengrin et montrer ce qu’il y a de tordu en Elsa dans ses marques de défiances -, mais ce traitement conflictuel qui renvoie finalement l’Art à lui-même laisse pensif et permet d’alimenter une réflexion en filigrane dans un temps qui va dépasser la simple durée du spectacle.

Et Olivier Py a de la chance, car il doit composer avec des interprètes, un chœur et un orchestre qui s’impliquent totalement dans cette vision théâtralement resserrée.

Lohengrin (Cutler-Brimberg-Foster Williams-Pankratova-dm Altinoglu-ms Py) La Monnaie

Le Roi Heinrich de Gabor Bretz a ainsi belle allure, un rayonnement et un relief vocal fermement dirigés, on croit même en l’ambition humaine de son personnage, et il est assisté par un Hérault qui, sous les traits de Werner van Mechelen, renforce la stature volontaire de cette royauté déclinante.

Le plus expressif du plateau est cependant Andrew Foster-Williams qui métamorphose Telramund en un être vif et complexe, loin d’être un simple looser, une richesse d’inflexions qui trahit les humeurs intérieures de son personnage et le bouillonnement de ses contrariétés, avec une voix mordante et sans fard qui lui donne un tranchant dramatique excitant.

On a là un véritable acteur digne des grands rôles shakespeariens, et le Macbeth de Verdi n’est déjà plus très loin.

Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force

Le soldat idéaliste, l'alliage de la perfection artistique et de la force

Elena Pankratova, elle, dessine une Ortrud aux lignes sensiblement pures et s'attache à préserver l'harmonie d'un chant qui fuse avec précision tout en affichant une détermination qui ne recherche ni l'outrance vériste ni l'exagération théâtrale. Cette modération dans le jeu a ainsi pour effet d'entretenir un équilibre constant au sein du couple qu'elle forme avec Andrew Foster-Williams.

Entre Éric Cutler et Ingela Brimberg l'alliage est moins évident car la soprano suédoise dispose de moyens dramatiques saisissants, une austérité de couleurs qui rendent à Élisabeth la pleine maturité qui tranche avec le portrait lunaire et un peu fade qui en est parfois dressé.

Moins lisse et éthérée que d'autres interprètes, elle exprime surtout une souffrance digne et puissante et une fierté qui atteint et dépasse même la mesure de Lohengrin.

Ingela Brimberg (Elsa)

Ingela Brimberg (Elsa)

Car le ténor américain, avec sa solide carrure de joueur de Rugby, affirme mesure et simplicité en toutes circonstances, chante d'un timbre ocreux le rayonnement du cœur, renforcé par le personnage présent mais non dominant qu'il lui est demandé de jouer.

Mais ces artistes ne seraient pas si farouchement galvanisés s'il n'y avait la direction formidablement théâtrale d'Alain Altinoglu. L'osmose et l'allant vers les chanteurs et le chœur sont une de ses lignes de force, et il tire des musiciens une énergie violente soutenue par la puissance élancée et tellurique des cuivres qui submerge à plusieurs reprises la fosse.

Ingela Brimberg, Éric Cutler, Alain Altinoglu, Olivier Py, Elena Pankratova, Gabor Bretz

Ingela Brimberg, Éric Cutler, Alain Altinoglu, Olivier Py, Elena Pankratova, Gabor Bretz

Certes, moins de motifs mystérieux et insaisissables ne se perçoivent que dans d'autres interprétations plus transparentes, cependant, les ensembles de cordes réservent de très beaux moments généreux, et le corps pulsant de l'orchestre révèle une capacité ensorcelante à happer l'auditeur au delà de ce qui se joue sur scène.

Et avec un chœur capable d'emplir tout autant la salle de son élégie vigoureuse, l'enthousiasme du public est à son comble et augure d'un Tristan und Isolde  intense la saison prochaine.

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Publié le 2 Avril 2018

Parsifal (Richard Wagner)
Représentation du vendredi 30 mars 2018
Opéra de Stuttgart

Amfortas Markus Marquardt
Gurnemanz Attila Jun
Parsifal Daniel Kirch
Klingsor Tobias Schabel
Kundry Christiane Libor
Titurel Matthias Hölle

Direction musicale Sylvain Cambreling
Mise en scène Calixto Bieito (2010)

Kinderchor der Oper Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

                                         Markus Marquardt (Amfortas)

Il y a seulement 10 ans que Calixto Bieito est entré dans le monde de Richard Wagner en réalisant une nouvelle production du Vaisseau Fantôme pour l'opéra de Stuttgart, premier essai qu'il fera suivre en 2010 par une déconstruction du mythe de Parsifal sur cette même scène.

Jamais reprise depuis, sa transposition de l’œuvre ultime de Wagner dans un univers post-apocalyptique directement inspiré de la nouvelle de Cormac McCarthy, The Road (2006), fait son retour sur scène.

Daniel Kirch (Parsifal) - Photo Martin Sigmund

Daniel Kirch (Parsifal) - Photo Martin Sigmund

On peut dire que c'est un choc pour le spectateur non averti, aussi bien de par la violence sanglante systématiquement montrée à chaque acte, que par l'accueil dithyrambique démontré par le public du théâtre au salut final.

Une simple portion d'autoroute en béton brisée surplombe l'avant-scène, un de ses blocs git écrasé juste au-dessus de l'orchestre, structure qui sert d’abri et de tribune improvisée pour dominer la situation.

De fantastiques éclairages créent des atmosphères irréelles à travers les brumes et tissent de mystérieux faisceaux à travers des trouées délabrées. Quelques troncs d'arbres sans branches et sans feuilles renforcent l'impression d'isolement et de dangerosité.

La communauté humaine en errance survit par tous les moyens possibles, Gurnemanz rêve d'un nouveau leader mais ne croit pas aux anges-cygnes, dont l'un succombe sous ses coups de fouet avant de devenir victime d'un acte de cannibalisme de la part de Parsifal.

Daniel Kirch (Parsifal), Attila Jun (Gurnemanz), Christiane Libor (Kundry) - Photo Martin Sigmund

Daniel Kirch (Parsifal), Attila Jun (Gurnemanz), Christiane Libor (Kundry) - Photo Martin Sigmund

Titurel, en vieux parrain non dénué d'allure, n'est plus écouté, Amfortas, bien intentionné, distribue toutes sortes de bibelots religieux, coupes, croix, bustes ..., sans effet visiblement, puisque le premier acte s'achève sur la seule question qui taraude les survivants du cataclysme : qui est Dieu ?
Le second acte commence par une spectaculaire entrée de Klingsor armé d'un lance-flammes dont le souffle de feu renforce le mouvement vertigineux de la musique. Viol de Kundry, lobotomisation des filles fleurs qui subissent les pires exactions sadiques et sanglantes y compris de Parsifal - il s'agit véritablement du passage le plus dur de la mise en scène -, ce dernier se comporte comme un dangereux abruti avant que l'arrivée de sa mère ne l'entraîne dans un défoulement œdipien qui se conclut par le meurtre extatique de Klingsor.

Aussi excessives que puissent paraitre ces scènes, elles tendent à renforcer la nature malsaine de la sexualité que décrit Wagner dans ce second acte en y associant la souffrance de façon sordide, un cauchemar quelque peu outré.

Mais on voit moins en quoi cette fin signe la chute d'une utopie.

Daniel Kirch (Parsifal) et la communauté - Photo Martin Sigmund

Daniel Kirch (Parsifal) et la communauté - Photo Martin Sigmund

C'est en se rapprochant au plus près de la musique au 3e acte que Calixto Bieito trouve finalement comme seul dénouement salvateur une cérémonie de pacotille dont Parsifal serait l'amuseur.

Recouvert minutieusement de toutes sortes de symboles guerriers et religieux, il devient le chantre d'une communauté qui n'hésitera pas à se débarrasser violemment de Titurel en le massacrant dans son cercueil, juste après que Gurnemanz ait invoqué la béatitude du Vendredi Saint devant une salle illuminée par les bougies de jeunes vierges et d'anges surgis des portes du parterre. Un moment génial de légèreté qui raille les bondieuseries que nous côtoyons dans la vie, pendant que l'orchestre immerge la salle dans la contemplation.

Kundry, enceinte, laisse percevoir une autre issue possible, mais Calixto Bieito préfère en rester là et ne pas croire à l'existence d'un quelconque leader ou d'un type de rituel qui puisse rendre le monde meilleur et compassionnel.

Tobias Schabel (Klingsor) et Christiane Libor (Kundry) - Photo Martin Sigmund

Tobias Schabel (Klingsor) et Christiane Libor (Kundry) - Photo Martin Sigmund

Quoi que l'on ressente de répulsion devant cette mise en scène qui met à l'épreuve le spectateur, l'admiration n'en est que plus grande pour l'entière distribution qui se livre à cet univers sans pitié.

Loin d'incarner un personnage sage, Attila Jun dote singulièrement Gurnemanz d'une voix sonore et monotone qu'il allège avec facilité. Il a de l'endurance et son attitude rustre ajoute de la dureté à nombre de ses expressions.

Impressionnant en Titurel, Matthias Hölle lui élève en quelques mesures une éloquence charismatique, et c'est donc Markus Marquardt qui relève le grand défi d'incarner le seul personnage totalement humain de la communauté, mais qui se montre incapable de s'émanciper de son aïeul - c'est ce travers d'Amfortas qui intéresse Calixto Bieito et non sa relation à Kundry, car la question de la blessure physique est ici éludée.

Le baryton allemand, habituellement attaché à l'opéra de Dresde, dresse ce soir un formidable portrait tourmenté et incisif de l'héritier du royaume, une intensité dramatique qui nous reconnecte avec une humaine vérité poignante.

Christiane Libor

Christiane Libor

Daniel Kirch, lui, assombrit la personnalité, si l'on peut dire, de Parsifal par une solide endurance et une tessiture de roc ténébreuse dont les colorations coïncident parfaitement avec la sauvagerie de son monde. A l'aise scéniquement, il ne va pas cependant aussi loin qu'Andrew Richards, son prédécesseur lors de la création, pour exposer fièrement son corps entier, mais reste très charnel dans l'esprit de cette production qui abonde de chair afin de personnifier de la façon la plus crue possible cette histoire dominée par l'ésotérisme de la musique.

Quant à Christiane Libor, bien courageuse pour se plier aux contraintes de cette interprétation, elle a la séduction maternelle suffisante pour user d’une sensualité rassurante une fois passé le tableau odieux des filles-fleurs. Et elle laisse monter graduellement la tension en dissipant noirceur, violence et pénétrance d’aigus saisissantes, quitte à passer parfois en force. Ce centrage sur l’illusion maternelle lui convient d’ailleurs parfaitement, si bien que le Klingsor svelte de Tobias Schabel, bien caractérisé par une voix franche et mordante, paraît toutefois à ses côtés un peu plus frêle.

Sylvain Cambreling et Daniel Kirch

Sylvain Cambreling et Daniel Kirch

L’orchestre de l’opéra de Stuttgart, sous la direction enlevée et sans complexe de Sylvain Cambreling, peut alors soulever de larges mouvements noirs aux reflets anthracite, faire chatoyer les vents au grès de l’acoustique généreuse du théâtre, exalter des cuivres ronflants et dérouler des percussions vrombissantes pour développer de grands élans respiratoires au métal tranchant.

Ce n’est pas toujours affiné avec une précision d’orfèvre, mais l’ensemble flanqué d'un chœur splendide se révèle dramatiquement captivant, avec le corps nécessaire pour imprégner l'action scénique d'une force marquante.

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Publié le 3 Mars 2018

Parsifal (Richard Wagner)
Représentation du 27 février 2018
The Metropolitan Opera, New-York

Kundry Evelyn Herlitzius
Parsifal Klaus Florian Vogt
Amfortas Peter Mattei
Klingsor Evgeny Nikitin
Gurnemanz René Pape
Titurel Alfred Walker

Direction musicale Yannick Nézet-Séguin
Mise en scène François Girard (2012)

Coproduction Opéra National de Lyon et Canadian Opera Company

                                               Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Créée à l'Opéra de Lyon puis au Metropolitan Opera en 2013, la mise en scène de François Girard repose sur une scénographie qui fait la part belle au pouvoir suggestif d'une imagerie vidéographique qui associe phénomènes atmosphériques et paysages planétaires aux réactions brûlantes des désirs sexuels humains.

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Le premier acte se déroule sur une terre désolée où le monde contemporain des hommes est nettement séparé du groupe des femmes, sombre et sauvage, par une faille parcourue d'un courant d'eau, l'origine de la vie.

Ce sont de jeunes hommes qui supportent péniblement le poids d'Amfortas, et Parsifal se présente comme un individu neutre intrigué par cette communauté souffrante et sans joie.

Et pendant tout le récit de son histoire, des images planétaires en clair-obscur décrivent de splendides espaces désertiques cosmiques aux lignes arrondies comme des dunes, avant que notre imaginaire ne vienne y reconnaître les formes et les aspérités de la peau du corps d'une femme, cambrure des reins et rondeurs de la poitrine défilant lentement sous les lueurs rasantes d'un Soleil couchant.

Evelyn Herlitzius (Kundry) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Evelyn Herlitzius (Kundry) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Quand, à l'ultime scène, Parsifal se baisse pour toucher du doigt la faille qui serpente le long du sol, celle-ci s'éclaire d'un rouge sang magmatique et s'élargit afin de préparer l'entrée dans l'univers du second acte.

Cet acte, vivement coloré de rouge, un étang empli de sang noir cerise reflète une gigantesque faille d'où s'élèvent des vapeurs fulminantes orange carmin, représente avec évidence la puissance et la violence de la vie aussi bien du corps féminin de Kundry que des veines d'Amfortas.

Les filles-fleurs tiennent des lances à l'image de tout ce que la négativité des passions humaines peut contenir d'agressif pour l'autre, et il suffit à Parsifal, cible désignée par ces lances pointées en une seule flèche, de s'emparer de l'une d'entre elles pour détruire d'un geste, toutefois trop serein pour être crédible, ces êtres inquiétants qui sont pourtant une essence même de la vie.

Peter Mattei (Amfortas)

Peter Mattei (Amfortas)

Visuellement, la simple évocation d'une plaie béante qui couve des forces maléfiques dangereuses suffit à donner un sens fort à ce grand tableau qui ne laisse place à aucune légèreté y compris à l'arrivée des filles-fleurs.

Le dernier acte rejoint ensuite les tonalités visuelles grisâtres et crépusculaires du premier, le second acte étant, quelle que soit la mise en scène, toujours le plus coloré en réponse aux mouvements chromatiques de la musique, et à nouveau ciel orageux, phénomènes atmosphériques et scènes de survol planétaire - on pense beaucoup à Melancholia de Lars von Triers -  esthétisent le dénouement du retour à la communauté.

Parsifal revient épuisé de son errance, mais la lance, elle, est flambant neuve, et le trio resserré avec Gurnemanz et Kundry aboutit à une scène christique et un rituel oriental qui engendrent la mort douce de celle-ci et l'apparition d'une autre femme, probablement plus apaisée dans sa spiritualité, qui représente un nouvel espoir.

Evelyn Herlitzius (Kundry)

Evelyn Herlitzius (Kundry)

François Girard refuse donc un avenir sans femme, mais ne rend pas plus lisible une œuvre complexe sinon qu'il place Amfortas et sa blessure au cœur des problèmes du monde. Parsifal apparaît donc surtout comme un révélateur et non comme une conscience qui se construit.

Il en découle que Peter Mattei bénéficie en premier lieu de cette mise en avant qui démontre qu'il est encore et toujours un des interprètes masculins les plus attachants de l'univers lyrique d'aujourd'hui. Sensualité alanguie d'un timbre de voix au charme amoureux, justesse des expressions de souffrance sans le moindre effet d'affection superflu, tout en lui magnétise l'audience sans que pour autant il ne cherche à exprimer une profondeur dans la douleur qui ne fasse ressortir l'insupportable.

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Klaus Florian Vogt, peu avantagé par la direction d'acteurs qui l'isole du monde, joue à la fois sur l'angélisme lumineux de sa voix unique que sur des couleurs plus sombres qu'il développe comme s'il cherchait à rapprocher son humanité des autres personnages.

Et Evelyn Herlitzius, pour ses débuts au MET, privilégie une intensité agressive proche de l'hystérie afin de décrire une Kundry vénéneuse, joue avec une simplicité totalement opposée à l'approche de la rédemption du dernier acte, mais réussit moins à développer l'autre face maternelle et sensuelle de cet être multiple. Ce point est cependant peu gênant car François Girard ne s'intéresse pas à ce versant du visage pourtant fondamental de cet être multiforme.

René Pape (Gurnemanz) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)

René Pape (Gurnemanz) et Klaus Florian Vogt (Parsifal)

Quant à René Pape, bien qu'il ait perdu sensiblement en impact sonore, il veille à doter Gurnemanz d'une ligne sobre et bienveillante, et Evgeny Nikitin s'emploie à rendre le plus efficacement possible la noirceur fière et unilatérale de Klingsor.

Enfin, du Titurel d'Alfred Walker on n'entend qu'une belle voix homogène provenant des hauts de la salle.

Peter Mattei (Amfortas)

Peter Mattei (Amfortas)

Pour sa première apparition de la saison, Yannick Nézet-Séguin montre avant tout un sens de l'ornement orchestral fin et original qui souligne le souffle introspectif des vents et les tonalités sombres et ambrées des cordes.

Les élancements de cuivres et l'évanescence des cordes les plus aiguës sont en revanche perceptiblement atténués au profit d'une lenteur qui gagne en densité au second et surtout dernier acte.

Evelyn Herlitzius, Yannick Nézet-Séguin et Klaus Florian Vogt

Evelyn Herlitzius, Yannick Nézet-Séguin et Klaus Florian Vogt

Sans aucune lourdeur, mais également sans flamboyance exaltée, il crée ainsi un espace serein pour chaque chanteur comme si la musique devait être une symphonie de l'intime de bout en bout.

Chœur à l'unisson de cet univers spirituel et désenchanté, musicalement soigné.

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Publié le 14 Février 2018

Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 11 février 2018
Staatsoper Unter den Linden, Berlin

Tristan Andreas Schager
King Marke Stephen Milling
Isolde Anja Kampe
Kurwenal Boaz Daniel
Melot Stephan Rügamer
Brangäne Ekaterina Gubanova
A helmsman Adam Kutny
Stimme eines jungen Seemanns Linard Vrielink

Direction musicale Daniel Barenboim
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2018)

 

                                   Ekaterina Gubanova (Brangäne)

N’ayant jusqu’à présent dirigé que quatre représentations des scènes de Faust de Robert Schumann depuis la réouverture de ce théâtre entouré d’architecture néo-renaissance, Daniel Barenboim a repris définitivement possession du Staatsoper de Berlin pour diriger la nouvelle production de Tristan und Isolde mise en scène par Dmitri Tcherniakov.

Le régisseur russe ne part cependant pas de rien car il a déjà monté cet ouvrage au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg dès 2005, et c’est de cette production qu’il s’inspire tout en repensant le décor des deux premiers actes. Le premier se passe dans une grande chambre d’un bateau de croisière de luxe, richement décorée de bois laqué aux formes arrondies, et le second dans un salon séparé d’une grande salle de réception, tapissé d’une fresque représentant une forêt.

Ekaterina Gubanova (Brangäne) et Anja Kampe (Isolde)

Ekaterina Gubanova (Brangäne) et Anja Kampe (Isolde)

Isolde est une femme d’affaire, plutôt capricieuse, Brangäne une amie aussi explosive qu’elle, et Tristan un jeune homme au niveau de vie aisé.

Dans cette première partie, Tcherniakov fait vivre à outrance la relation orageuse entre les deux femmes – Isolde manque de peu d’assommer Brangäne – et la relation qui se noue entre Isolde et Tristan explose dans un grand fou rire, une légèreté qui vise à s’affranchir du symbole de l’amour absolu qui leur est habituellement attaché.

Dans la seconde partie, leur connivence se lit sur les visages, Tristan propose même, billets à la main, une évasion vers un pays lointain, et le réalisme statique et un peu décevant laisse enfin place à l’arrivée du Roi Marke, que l’on découvre en chef d’une famille installée autour d’une grande table de réception.

Andreas Schager (Tristan)

Andreas Schager (Tristan)

C’est à partir de ce moment que le propos de Tcherniakov devient pleinement intéressant, car Tristan ne succombe pas de la main armée de Melot, mais perd tous les privilèges et le statut que sa fidélité au Roi lui prodiguait. En revanche, Isolde choisit clairement de rester au bras du Roi, car ses sentiments, quels qu’ils soient pour Tristan, ne valent pas qu’elle perde sa position sociale.
 
Le troisième acte se déroule alors, comme dans la première version du Mariinsky, dans la petite maison vide et désolée à peine éclairée où naquit Tristan. La chute sociale l’a ainsi renvoyé à son lieu d’origine, et dans son délire apparaît l’image de ses parents, mimés par deux acteurs, amour simple sans fioriture mais profondément ancré en eux, qui rejouent les derniers instants de prévenance avant sa naissance.
 
L’attachement de Kurwenal à son maître est cependant raillé car Tristan s’en amuse, mais l’arrivée d’Isolde, elle aussi habillée simplement comme si elle avait finalement quitté les ors de la royauté, ressemble à une fin d’Eugène Onéguine à l’envers. Elle qui avait laissé tomber le neveu déchu du Roi, vient se repentir trop tard auprès de celui qui était prêt à tout perdre pour son amour.
Ekaterina Gubanova (Brangäne)

Ekaterina Gubanova (Brangäne)

C’est ce magnifique et sensible dernier acte qui montre toute l’intelligence du metteur en scène, bien qu’il abandonne le thème de l’amour impossible pour le ramener à quelque chose de plus humain.

Et comme l’engagement de tous les artistes est totalement aligné sur la volonté chevillée-au-corps de leur directeur scénique, le résultat théâtral gagne en crédibilité ce qu’il cède au symbole du grand Amour.

Anja Kampe, véhémente et pleine d’une assurance audacieuse, affiche un tempérament aussi incendiaire qu’il peut être passionné ou léger, s’appuie sur une projection et une couleur de timbre chaleureuse malgré la puissance exigée, et joue avec une confiance telle que sa confrontation avec Ekaterina Gubanova, enflammée comme jamais, devient un des plus forts affrontements féminins de l’histoire lyrique.

Anja Kampe (Isolde)

Anja Kampe (Isolde)

Par ailleurs, Ekaterina Gubanova, malgré ses fulgurances impressionnantes, fait par la suite entendre un appel au clair de lune magnifiquement planant et longuement suspendu.

Andreas Schager, fantastique Tristan dans le dernier acte qu’il joue avec une hystérie intenable, la voix superbement claire et poignante, semble un inusable adolescent totalement libéré d’élans spontanés, une folie qu’il le rend encore plus émouvant dès lors qu’il s’effondre, tant sa force de vie soudainement éteinte n'a eu de cesse d'éblouir la salle entière.

Excellent acteur surtout quand il s’agit d’en faire des tonnes, il est également le Tristan le plus halluciné et le moins dépressif entendu à ce jour.

Annoncé souffrant, l’impressionnant Stephen Milling assure cependant une dignité sobre au roi Marke, et Stephan Rügamer impose un Melot fortement présent, noir et percutant.

Quant à Boaz Daniel, terriblement touchant en Kurwenal, son portrait du fidèle compagnon de Tristan est un amour de sensibilité, une rondeur de sentiment qui contrebalance idéalement la personnalité démente de son maitre.

Andreas Schager (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Andreas Schager (Tristan) et Anja Kampe (Isolde)

Et l’orchestre, volubile, à l’unisson des remous vertigineux de l’intériorité humaine, s’emporte dans un tourbillon mat et tourmenté, une épreuve pour les chanteurs qui tous le dépassent malgré l’ampleur sonore, pour finalement prendre une distance avec l’interprétation d'un déploiement de tissures irréelles que l’on pourrait attendre.

Les remous sanguins des influx musicaux extériorisent complètement les forces qui animent si intensément les interprètes, et Daniel Barenboim, soufflant sur ces volumes profonds et envahissants, insuffle une énergie galvanisante avec la fière bonhomie qui le caractérise toujours autant. 

 

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Publié le 24 Décembre 2017

Lohengrin (Richard Wagner)
Représentation du 17 décembre 2017
Deutsche Oper - Berlin

Heinrich der Vogler Ain Anger
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Anja Harteros
Friedrich von Telramund Simon Neal
Ortrud Petra Lang
Der Heerrufer des Königs Thomas Lehman

Mise en scène Kasper Holten (2012)
Direction musicale Axel Kober

                           Ain Anger (Heinrich der Vogler)

Porté sur la scène du Deutsche Oper la même année que la production de Claus Guth pour la Scala de Milan, le regard de Kasper Holten sur Lohengrin n’en renouvelle pas la lecture et le dépouille non seulement de tout espoir mais de tout sentiment véritable.

Un rideau noir sur lequel le nom de Lohengrin est griffonné en blanc avec une larme de peinture mal contenue, une météorite qui s’écrase à l’horizon, le premier acte se révèle misérabiliste et primitif. Des corps jonchent le sol, bien que neuf ans de paix avec les Hongrois se soient écoulés, Elsa apparaît enchainée, et l’arrivée de Lohengrin dans une brume lumineuse spectaculaire, au moment où il revêt ses deux ailes de cygne blanc, joue le jeu du symbole emphatique naïvement attendu par la jeune fille.

Le combat avec Telramund est également masqué par ce même brouillard.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

En seconde partie, une croix noire pointée vers la salle surplombe, à l’image de l’envol d’un cygne noir, le couple païen d’Ortrud et Telramund pris au piège d’une foi chrétienne naissante mais incertaine, et le mariage d’Elsa et Lohengrin au pied de la cathédrale est représenté comme une mise en scène de théâtre devant l’image d’un édifice en perspective se dressant vers un ciel uniformément bleu. Tout sonne faux et arrangé, mais le public peut tout à fait prendre ce tableau au premier degré et le trouver beau, alors qu'il s'agit d'une vision bourgeoise du mariage figurée comme une voie possible vers Dieu.

Le dernier acte commence par un pressage funèbre, le lit d’Elsa étant une tombe blanche qui fera écho, après l’échec de l’attentat de Telramund sur Lohengrin, au spectre d’un champ de tombes noires évoquant le Mémorial de l’holocauste de Berlin, sauf que la croix gravée sur chaque stèle met en garde les chrétiens et non les juifs. Au récit du Graal, le peuple se prosterne et supplie le messager divin de ne pas partir, mais celui-ci, voyant Elsa revenir avec dans ses bras le corps inanimé de son petit frère, désigne ce dernier comme leur nouveau chef, une véritable punition qui annonce la fin du Brabant.

Anja Harteros (Elsa)

Anja Harteros (Elsa)

Et même si la direction d’acteur de Kasper Holten reste finalement peu travaillée, elle comprend au moins l’originalité de rendre le personnage de Lohengrin particulièrement antipathique, puisqu’on le voit à chaque acte avoir un geste violent soit envers Elsa, soit envers Ortrud. Il s’agit d’un être en mission commandée qui, si on considère qu’il éprouve de l’amour pour ce peuple, l’exprime en tout cas avec la volonté de le secouer sans ménagement.

Car ce Lohengrin n’est pas venu pour sauver les Allemands, sinon pour les mettre en garde de la fin prévisible du monde chrétien.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cette reprise est de retrouver Klaus Florian Vogt et Anja Harteros qui formaient un couple magnifique dans la nouvelle production de Tannhäuser à l’opéra de Bavière au printemps dernier.

La soprano munichoise est une actrice née, son visage un reflet des tortures de l’âme beau à pleurer, majestueuse femme fragile, des mimiques enfantines, et en même temps il y a cette voix tragique et projetée comme un cri du cœur pudique mais tendu, une lumière jaillie d’une noirceur sensiblement affectée.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Absolument immense et déjà légendaire, le Lohengrin de Klaus Florian Vogt commence par dominer la scène de sa voix magnifiquement puissante et éthérée, mais, par la suite, les attaques deviennent fortement marquées et même colériques, ce qui accroît encore plus le caractère ancré dans la réalité de son personnage. Ce portrait, le plus convaincant entendu de sa part à ce jour, est toujours un émerveillement de chaque instant, et cette clarté de timbre phénoménale est véritablement un don exceptionnel pour l’art lyrique.

Petra Lang, Ortrud sauvage et aguerrie aux accents les plus menaçants, use de son magnétisme maléfique et de son impressionnante longueur de souffle pour peindre une figure du mal calculateur saisissante, mais, moins bien dirigée que dans la production de Hans Neuenfels à Bayreuth, elle ne retrouve pas pleinement le même impact spectaculaire.

Petra Lang (Ortrud)

Petra Lang (Ortrud)

Roi Henri solide, Ain Anger endosse d’une humaine prestance le rôle du monarque, alors que Simon Neal ne réussit pas suffisamment à faire vivre les contrastes violents de Friedrich von Telramund.

Et doté de la musicalité naturelle de l’orchestre et du chœur du Deutsche Oper, Axel Kober restitue un Lohengrin d’une sensualité fusionnelle irrésistible mais dont le peu de relief théâtral ne permet pas une immersion totale et ininterrompue, ce qui peut aussi expliquer un manque d’énergie galvanisatrice sur scène.

 

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin) et Anja Harteros (Elsa)

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Publié le 3 Août 2017

Die Meistersinger von Nürnberg (Richard Wagner)
Représentation du 31 juillet 2017
Bayreuth Festspiele

Hans Sachs Michael Volle 
Veit Pogner Günther Groissböck 
Kunz Vogelgesang Tansel Akzeybek 
Konrad Nachtigal Armin Kolarczyk 
Sixtus Beckmesser Johannes Martin Kränzle 
Fritz Kothner Daniel Schmutzhard 
Balthasar Zorn Paul Kaufmann 
Ulrich Eisslinger Christopher Kaplan 
Augustin Moser Stefan Heibach 
Hermann Ortel Raimund Nolte 
Hans Schwarz Andreas Hörl
Hans Foltz Timo Riihonen 
Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt 
David Daniel Behle 
Eva Anne Schwanewilms 
Magdalene Wiebke Lehmkuhl 
Un veilleur de nuit Karl –Heinz Lehner                       
 Klaus Florian Vogt (Walther)

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky (2017)

La nouvelle production des Maîtres Chanteurs de Nuremberg qui inaugure l’édition 2017 du festival de Bayreuth est un marqueur majeur car elle convoque pour la première fois un metteur en scène juif, Barrie Kosky, le directeur artistique du Komische Oper de Berlin, pour réinterpréter l’opéra de Richard Wagner qui touche fondamentalement au cœur de l’identité allemande.

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

En effet, alors qu’en 1866 la troisième guerre d’indépendance italienne aboutit à l’expulsion des derniers Autrichiens d’Italie et, qu'au même moment, les Prussiens protestants battirent l’Autriche catholique et la confédération germanique, la Bavière de Louis II resta, elle, indépendante.

Pour Richard Wagner, la Bavière ‘devait sauver l’Allemagne’. 

Lorsqu’ils furent joués pour la première fois à Munich, le 21 juin 1868, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg célébraient, en partie sur le mode de la dérision, le retour à l’art romantique allemand comme fondement d’une nouvelle nation identitaire.

Le public fut subjugué, mais un critique musical juif viennois, Eduard Hanslick, démolit l’esthétique et l’idéologie de l’ouvrage. 

Avait-il compris que le personnage de Beckmesser était originellement inspiré par lui même?

Le Palais des Festivals de Bayreuth

Le Palais des Festivals de Bayreuth

Indéniablement, Les Meistersinger contiennent une part autobiographique et drainent les sentiments antisémites du compositeur.

Barrie Kosky est le premier artiste juif et non allemand à les mettre en scène au Palais des festival de Bayreuth, et sa manière d’aborder l’œuvre est un formidable spectacle qui permet au spectateur de comprendre l’influence du milieu familial de Richard Wagner, de voir en chaque protagoniste une part de celui-ci, de réfléchir sur Nuremberg en tant que symbole du pouvoir Nazi, dans une ambiance malgré tout déjantée qui évacue tout ressentiment émotionnel.

Richard Wagner, Cosima Wagner, Hans von Wolzogen and the elderly Franz Liszt at Haus Wahnfried Bayreuth circa 1880 (Photogravure by Franz Hafnstaengl after an oil painting by Wihelm Beckman, Liszt Museum, Bayreuth)

Richard Wagner, Cosima Wagner, Hans von Wolzogen and the elderly Franz Liszt at Haus Wahnfried Bayreuth circa 1880 (Photogravure by Franz Hafnstaengl after an oil painting by Wihelm Beckman, Liszt Museum, Bayreuth)

Le premier acte reconstitue brillamment l’atmosphère bourgeoise, richement dotée de bibliothèques et de tissus précieux, de la villa Wanfried où Wagner, grâce au soutien financier de Louis II, pu s’installer en 1874 pour laisser libre cours à ses illusions artistiques.

Le décor est confiné, ce qui renforce l’impression d’imagerie d’Epinal du dispositif scénique.

Par un jeu de correspondance rendu le plus clair possible en employant les portraits réalisés par des peintres contemporains de leur époque, Hans Sachs prend les traits de Richard Wagner, Eva celui de sa femme, Cosima, inspiratrice active de sa philosophie, Pogner, le père d’Eva, incarne Franz Liszt, et Beckmesser s'identifie au chef d’orchestre juif Hermann Levi qui dirigea Parsifal lors de sa création à Bayreuth.

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

Klaus Florian Vogt (Walther) et Michael Volle (Hans Sachs)

Mais Walther et, plus surprenant, David affichent, eux aussi, des caractères physiques propres à Richard Wagner afin de représenter la fragmentation du compositeur dans l’ouvrage.

L’ensemble prend la forme d’une représentation traditionnelle, ce qu’elle n’est pas, car le jeu des acteurs est d’une virtuosité poussée, laquelle est renforcée par le chœur tout fou – mais invisible et en retrait lors de l’ouverture - qui réalise des entrées et sorties constamment loufoques. Quant aux maîtres chanteurs, ils sont désacralisés à travers toutes sortes de mimiques humaines drôles et vivantes.

Sur la forme, on se croirait dans la première partie du Capriccio de Richard Strauss tissé de conversations philosophiques sur la musique et la poésie. Mais lorsque le salon se retire en arrière-plan, il laisse apparaître la salle de jugement du tribunal de Nuremberg flanquée des quatre drapeaux soviétique, américain, britannique et français. Le jugement de l’Allemagne et de Richard Wagner s’impose comme une question lancinante dans la suite de l’opéra.

Klaus Florian Vogt (Walther)

Klaus Florian Vogt (Walther)

Le second acte, qui mélange architecture du tribunal et prairie bucolique, ne fait pas allusion au métier de cordonnier de Hans Sachs, mais développe l’ambiguïté entre relation des personnages du livret et celle de Cosima et Richard Wagner.

Il fait intervenir le chœur, c'est-à-dire le peuple, de façon intempestive et divertissante comme s’il était joué par des acteurs libres, ce qui donne un sentiment d’anachronisme aux tableaux où il intervient.

Le point central de cet acte est bien entendu l’échange entre Hans Sachs et Beckmesser autour de la scène de séduction d’Eva – sans réel enjeu apparent - qui décuple le ressentiment antisémite de Wagner caché dans la partition.

Les coups de marteau deviennent les coups de maillet d'un juge.

Michael Volle (Hans Sachs) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Michael Volle (Hans Sachs) et Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

La gestuelle Yiddish du marqueur, subtilement caricaturée, les entrelacs de motifs subliminaux exacerbés par Philippe Jordan, la tonalité joyeuse de l’ensemble, tout est fait pour que l’attention soit intelligemment maintenue, jusqu’au basculement vers la scène de bastonnade qui s’assombrit soudainement et laisse apparaître un visage géant fidèle à l’image fantasmée du juif satanique, visage qui se déploie lentement et progressivement. 

L’effet saisissant laisse coi et ne manque pas de provoquer l’exaspération de quelques spectateurs.

Le troisième acte se déroule entièrement dans la scène de tribunal. David, puis Hans Sachs, sont jugés – mais il s’agit bien de juger Wagner -, et les relents antisémites du peuple s’expriment avec évidence à l’accueil des maîtres chanteurs, tous applaudis sauf le marqueur.

Les scènes de foule sont toujours aussi formidables de verve et d’invention, et l’ouvrage s’achève sur l’apparition d’un orchestre sur scène, dirigé par Hans Sachs / Richard Wagner, qui disparaît dans les arrière-fonds du théâtre, afin de créer un effet de distanciation entre la musique du compositeur et la pensée de l'homme.

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser)

Pour son retour dans la fosse de Bayreuth, cinq ans après sa première interprétation de Parsifal en ce même lieu, Philippe Jordan reprend en main un orchestre dont la nature germanique modifie le rendu des couleurs par rapport à la version qu’il a dirigé l’année dernière avec l’orchestre de l’Opéra National de Paris.

Sans tonitruance, l’ouverture fait la part belle au déploiement fluide et sculptural des cordes, et sa direction, exempte d’effets nets et coupants, délie et démultiplie les motifs subjacents de la partition pour les lier fortement à la caractérisation vocale des personnages.

Car, non seulement le chef d’orchestre épouse parfaitement la construction scénique et les silences, ce qui, paradoxalement, accentue l’impression d’osmose entre direction musicale et direction d’acteur, mais il enrichit également les dialogues avec une expressivité qui prend le dessus sur le texte dans une effervescence étourdissante.  

Et en grand plasticien musical qu’il est, il excelle naturellement à induire des ondes intemporelles magnifiquement évanescentes et ombrées qui semblent totalement dématérialiser l’orchestre. 

Philippe Jordan

Philippe Jordan

C’est en tout premier lieu Michael Volle, véritable bête de scène, qui bénéficie de la force délicate d’une telle direction.

Probablement insurpassable dans le rôle d’Hans Sachs, symbole, ici, de l’esprit de Wagner, sa présence vocale décline toutes sortes d’états d’âme, de l’amertume à la colère en passant par l’impétuosité et la mélancolie, et son jeu nerveux et violent rend son personnage pleinement abouti.

L’auditeur est alors capté par l’énergie animale qu’il dégage, si bien que l’on ne voit plus le musicien, sinon l’incarnation nue et totale de l’être qu’il représente.

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Johannes Martin Kränzle (Beckmesser) et Michael Volle (Hans Sachs)

Klaus Florian Vogt, lui aussi parabole, dans cette production, du jeune Wagner révolté, un timbre constamment immaculé, une puissance splendide, est un Walther von Stolzing intemporel et un délice de sincérité. L’expression de ses élans clairs et vaillants, où la douceur l’emporte sur la force brute, et les langueurs onctueuses ont un tel impact émotionnel, que son timbre extraordinaire semble comme inaltérable au temps. Il est véritablement une très grande figure du Festival, et son attitude digne et touchante face à l’accueil dithyrambique du public est inoubliable.

Günther Groissböck, en Pogner / Franz Liszt, a un rôle plus court, mais ses expressions enjouées, doublées de belles couleurs naturelles et humaines, rendent entièrement sympathique son personnage bienveillant.

Anne Schwanewilms (Eva) et Klaus Florian Vogt (Walther)

Anne Schwanewilms (Eva) et Klaus Florian Vogt (Walther)

Et pour faire vivre l’impulsivité de David, Daniel Behle lui transmet un timbre dense et une émission percutante qui rend son personnage plus terrestre et mature que celui de Walther.

Mais on se souviendra longtemps du Beckmesser vécu par Johannes Martin Kränzle - artiste allemand qui interprétait Wozzeck à l'opéra Bastille, cette saison -  sous les traits barbus d’Hermann Levi. La démarche esthétique, les variations fines et expressives qui traduisent l’ambiguïté et l’insaisissable du personnage, le timbre qui révèle une texture doucereuse, il est incarnation totale du marqueur si détesté par Richard Wagner.

Et de plus, il semble prendre un malin plaisir narquois à jouer de cette figure provocante sans la moindre inhibition. 

Quant à Anne Schwanewilms, elle n’a plus la rondeur qui pourrait restituer au mieux la symbolique idéale que représente Eva. Totalement surprenante dans un rôle comique, alors qu’elle incarne habituellement des personnages sensibles et intimistes, elle dégage surtout une personnalité qui pourrait être celle de Cosima Wagner. 

Sa compagne, Wiebke Lehmkuhl, de sa voix bien timbrée, donne enfin beaucoup de vie à Magdalene.

Le choeur du festival de Bayreuth

Le choeur du festival de Bayreuth

Le chœur, un grand sentiment d’allégresse, s’en donne pleinement à cœur joie, et contribue ainsi à la réussite d’une production qui allie mémoire historique et familiale, réflexion psychologique, vitalité exubérante, bref, une richesse stimulante pour chacun de nous qui amorce peut-être une reprise de la créativité théâtrale du Festival.

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Publié le 29 Mai 2017

Tannhäuser (Richard Wagner)
Représentations du 25 et 28 mai 2017
Bayerische Staatsoper - München

Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Elisabeth Anja Harteros
Vénus Elena Pankratova
Wolfram Christian Gerhaher
Landgraf Hermann Georg Zeppenfeld
Walther von der Vogelweide Dean Power     
Biterolf Peter Lobert
Heinrich der Schreiber Ulrich Reß
Réunira von Zweter Christian Rieger
Ein junger Hirt Elsa Benoît 
Vier Edelknaben Tölzer Knabenchor

Direction musicale Kirill Petrenko  
Mise en scène Romeo Castellucci

Nouvelle production
 
                                                                                      Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)  

La création de la nouvelle production de Tannhäuser à l'opéra de Munich est l'un des événements majeurs de l'année 2017, car, non seulement elle réunit une distribution superlative autour du directeur musical du Staatsoper, Kirill Petrenko, mais, également, elle confie à Roméo Castellucci, plasticien et metteur en scène fasciné par l'esthétique religieuse, sans être pour autant croyant, le soin de tourner la page sur la production de David Alden (1994) qui invoquait les fantômes de l'Allemagne d'après-guerre.

Et bien qu'après Dresde et Paris, respectivement en 1845 et 1861, Munich eut aussi le privilège d'entendre une version remaniée de Tannhäuser au cours de l'année 1867, c'est la version de Vienne (1875), la plus aboutie, ne serait-ce par la continuité qu'elle induit entre l'ouverture et la bacchanale, qui est retenue par le Théâtre d'État de Bavière.

Ouverture de Tannhäuser

Ouverture de Tannhäuser

L'enjeu est grand, car il s'agit de proposer une interprétation totalement renouvelée de l'oeuvre de jeunesse de Richard Wagner.

Dans le rapport de force qui lie la vision du metteur en scène à la lecture du directeur musical, le premier réussit un travail d'une beauté plastique et signifiante qui comporte ses énigmes, alors que le second reprend la partition pour la fondre dans un alliage repensé des coloris de l'orchestre, tout en infusant des mouvements puissants, profonds et intimes qui rejoignent le premier vers une lecture crépusculaire de l'oeuvre.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Roméo Castellucci place ainsi au centre de son analyse de l'oeuvre la problématique du corps, réinterprète le concept de Dieu selon la situation et les groupes de personnages, et souligne la nature morbide de la vie que Wagner distille aussi bien dans le texte que dans la musique.

L'ouverture se déroule mystérieusement sous les traits d'un visage finement tracé au pinceau noir sur un fond blanc, transpercé de flèches par douze, puis vingt, puis vingt-sept amazones, la musique guidant les gestes chorégraphiés des archers qui s'achèvent par une désignation de la salle entière.

Elena Pankratova (Vénus)

Elena Pankratova (Vénus)

La flèche, objet omniprésent tout au long de la scénographie, évoque la culpabilisation religieuse des sens et du corps, le sens du martyr, et la négation de l'humanité. Le péché originel d'Adam et Eve est donc la source de la blessure que l'humanité s'inflige à elle-même, et une icône représentant la pomme apparaît à la fin de la bacchanale.

Le Vénusberg en devient un champ de corps gélatineux, surplombé par une Vénus monstrueuse avec, en arrière-plan, une succession de saynètes floues qui suggèrent la sensualité du corps, sa nature éphémère, et dévoilent au final les parois de chair d'une grotte.

Tannhäuser (Vogt-Harteros-Pankratova-Gerhaher-Petrenko-Castellucci) Munich

Cette grande scène, qui inspire le dégoût à Tannhäuser et motive son désir d'un ailleurs, met en avant Elena Pankratova qui déploie un chant légèrement moins percutant que ses principaux partenaires, mais d'une complète homogénéité de couleur et d'une émission perceptiblement vibrante.

Et si elle sait indéniablement exprimer les troubles du cœur, ou du moins, les apparences de la faiblesse, de son timbre de pourpre noire émergent soudainement, avec grande fierté, d'intenses aigus lumineux d'une pureté de métal.

La seconde partie du premier acte est dominée par une tonalité irréelle, dès la scène solitaire du jeune pâtre, esthétiquement fort belle, avec un mélange de teintes dorées sur fond de nuit aurorale. 

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

L'arrivée des pèlerins se déroule ensuite sous une splendide éclipse totale, l'astre noir étant serti des reflets magnétiques changeants d'une couronne solaire magnifiquement représentée.

L'effet n'est cependant pas gratuit, l'évocation d'une présence surnaturelle cachée, l'hypothèse d'un dieu existant, conditionne le comportement des groupes humains.

Ainsi voit-on les pénitents porter lourdement, et d'un seul bloc, une immense pépite d'or en offrande à une divinité qu'ils imaginent sensible à ce symbole inerte de la richesse matérialiste.

Ils réapparaissent au dernier acte, de retour de Rome, portant chacun un morceau de cette pépite, comme si le partage individuel de ce fardeau et l'unité brisée était la condition pour qu'ils soient sauvés. Ils laissent même un morceau pour accompagner la rédemption de Tannhäuser, un geste dérisoire.

Le Landgrave et les chevaliers (Acte I)

Le Landgrave et les chevaliers (Acte I)

Quant aux Landgrave et chevaliers ménestrels, leur goût pour la chasse est transfiguré en une culture qui croit aux forces de la nature et au sacrifice de la vie pour satisfaire leur dieu. Le disque solaire se rougit de sang.

Les premières qualités vocales des interprètes de Wolfram, Walther et Hermann se révèlent, et vont se développer pleinement dans le second acte.

Cette seconde partie s'ouvre sur l'immense univers éthéré innervé de voiles majestueux où vit Elisabeth.

Roméo Castellucci dépeint ici une conception désincarnée de la religion où les corps sont totalement désexualisés. 

Anja Harteros (Elisabeth)

Anja Harteros (Elisabeth)

Cependant, si la chorégraphie que l'on attendait lors de la bacchanale du Vénusberg se matérialise finalement dans ce tableau par l’apparition de danseurs dont l’apparence lisse signifie la dépossession de leur personnalité, Anja Harteros, elle, porte une robe fine qui laisse deviner, par un artifice vestimentaire, ses lignes féminines.

L'ambiguïté d'Elisabeth que l'on ressent dans son chant passionné et que l'on retrouve au dernier acte lorsqu'elle prie aux pieds de Marie, représentée sans corps, tout en lui confiant que si elle eut des désirs coupables elle sut en combattre ses pensées, est parfaitement observée par le metteur en scène, et explique donc qu'elle comprend Tannhäuser.

La soprano allemande, princesse en son théâtre d'élection, est l'incarnation idéale de ce personnage signifiant.

Georg Zeppenfeld (Landgraf Hermann)

Georg Zeppenfeld (Landgraf Hermann)

Elle profile des lignes de chant avec une noblesse inflexible, assouplit leur phrasé suivant un art de l'épure qui allège la noirceur dramatique de son timbre d'ébène pour en libérer la spiritualité expressive, tout en maîtrisant parfaitement les moments où elle doit théâtraliser les émotions violentes du personnage qu'elle vit en son for intérieur.

Anja Harteros est l'incarnation même de la sophistication humble et humaine.

Au cours de cet acte qui incline à la rêverie avec ses longs voiles drapés qui tournoient dans une ambiance lumineuse variant du blanc immaculé au vert d'orage, le Landgrave et les chevaliers quittent leur habillement rouge sang du premier acte pour se convertir au blanc sacral.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Georg Zeppenfeld, le Landgrave Hermann, exprime la sagesse qui résiste au temps. Sa voix, toute en verticalité, préserve de l'éclat à ses résonances ténébreuses nourries de respirations majestueuses.

Et Dean Power, jeune ténor attaché à ce théâtre, profite que Kirill Petrenko ait réintroduit l'air de Walther von der Vogelweide qui avait été supprimé dès la réécriture parisienne de 1861, pour démontrer la fraîcheur spontanée de son chant clair et juvénile.

Mais l'exception vocale est tenue par Christian Gerhaher, qui ne lasse jamais notre admiration pour ce sens de l'infini que son chant dessine merveilleusement. 

Christian Gerhaher (Wolfram von Eschenbach)

Christian Gerhaher (Wolfram von Eschenbach)

Les nuances et les moindres inflexions se lient les unes aux autres dans une poétique musicale qui valorise chaque syllabe, et colore son souffle sans en affecter la conduite et la légèreté.

Et ce qu'il accomplit à l'acte suivant se situe au-delà de l'imaginable.

Dans ce second acte, toutefois, Roméo Castellucci altère la personnalité de Wolfram pour lui attacher une certaine colère agressive.

Quand Tannhäuser révèle la réalité de son voyage au Vénusberg, une forme monstrueuse, souillant de noir le petit autel situé à l'avant-scène, suggère qu'en tant qu'artiste, celui-ci possède une force interne impure, un désir violent et démoniaque qui est l'essence même de sa vie et qu'il accepte.

Une ombre circulaire monte depuis l'horizon.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Anja Harteros (Elisabeth)

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Anja Harteros (Elisabeth)

Cette remise en question de la nature humaine comme image parfaite de Dieu irrite les chevaliers, mais aussi le poète.

C'est ce dernier qui le vise d'une flèche avant qu'Elisabeth ne transforme ce geste en un acte de purification qu'elle croit mener en transperçant elle-même le dos de Tannhäuser. On pense inévitablement à la blessure de Siegfried.

Roméo Castellucci peut alors mettre en scène la mort des deux héros dans l'atmosphère nocturne décrite par le livret du troisième acte.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Deux cercueils déposés sur scène et gravés des prénoms de Klaus et Anja interpellent le public qui voit son empathie pour les deux artistes mis à l'épreuve de leur disparition,

Christian Gerhaher murmure dés qu'il découvre Elisabeth priant, puis invoque sa douce étoile, sur le lent déroulé de l'orchestre, avec un tel sens de l'introspection que ce passage hors du temps semble annoncer le chant ascendant de la mort d'Isolde.

La totalité visuelle et musicale est d'une telle beauté qu'il est alors impossible d'échapper à la tristesse et à l'émotion qui en émanent.

Anja Harteros (Elisabeth)

Anja Harteros (Elisabeth)

La cérémonie mortuaire avance dans l'éternité du temps, alors que les corps des êtres se décomposent avec une volonté de montrer la réalité de la mort, ce qui ne plaira pas à tout le monde. 

Anja Harteros et Klaus Florian Vogt, eux, se tiennent à côté de leurs cercueils respectifs.

Le ténor allemand, pour qui Tannhäuser est une prise de rôle, est toujours aussi impressionnant de puissance et absolument unique par cet éclat adolescent qui colore sa voix surnaturelle. 

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Moins à l'aise dans les hautes cadences de la partition, mais sans faiblesse dans les exclamations les plus tendues, il profite de chaque occasion pour embrasser la salle de son souffle large et prodigieux, poussant l'intensité vocale à son summum dans la désespérance finale.

Le dernier tableau situé au-delà la mort, lorsque la flamme violacée s’éteint, fait découvrir en filigrane des ombres de personnages qui miment les poses de monuments célébrant la guerre et ses morts, alors que les cendres de Tannhäuser et d’Elisabeth se dispersent dans la nuit devant un astre noir inquiétant à peine perceptible, vision pessimiste du ciel et de Dieu.

Anja Harteros (Elisabeth)

Anja Harteros (Elisabeth)

Les chœurs sont de bout en bout d’une musicalité élégiaque fort touchante, et Kirill Petrenko unifie le tout dans une lecture dense et renouvelée qui cherche, à plusieurs reprises, les résonances avec les œuvres ultérieures de Richard Wagner, de Tristan et Isolde à Parsifal en passant par l’Or du Rhin.

Lyrisme, entrelacements complexes des motifs musicaux, dynamique allante et élancée des cordes, embrasements de l’orchestre, vrombissements sous-jacents des timbales, clarté et rondeur chaleureuses des sonorités de tous les instruments, la magnificence sonore de ce Tannhäuser et la cohérence esthétique de ce travail scénique impressif feront l'honneur des soirées du Bayerische Staatsoper pour de longues années.

C'est en tout cas ce que l'on souhaite aux munichois qui ont à nouveau prouvé leur générosité lors des ultimes saluts à n'en plus finir.

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Publié le 19 Janvier 2017

Lohengrin (Richard Wagner)
Répétition du 14 janvier et représentations du 18, 21, 27 janvier et 11 et 18 février 2017
Opéra Bastille

Heinrich der Vogler         René Pape
                                         Rafal Siwek
(fev)
Lohengrin                        Jonas Kaufmann
                                         Stuart Skelton
(fev)
Elsa von Brabant              Martina Serafin
                                         Edith Haller
(fev)
Friedrich von Telramund Wolfgang Koch
                                         Tomasz Konieczny
(fev)
Ortrud                              Evelyn Herlitzius
                                         Michaela Schuster
(fev)
Der Heerrufer des Königs Egils Silins

Mise en scène Claus Guth (2012)
Direction musicale Philippe Jordan
Coproduction Scala de Milan

                                        Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Probablement sans le savoir, Stéphane Lissner vient d’offrir, en moins d’un an, une nouvelle production pour chacun des trois opéras qui étaient les plus joués, après le Faust de Charles Gounod, de l’ouverture du Palais Garnier jusqu’à la rupture de la Seconde Guerre Mondiale.

En effet, après Samson et Dalila et Rigoletto, Lohengrin était le quatrième opéra le plus représenté à l’Opéra au début du XXe siècle – Les Huguenots, n°5 sur la liste, auront quant à eux leur nouvelle production en 2018.

 Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Mais depuis l’après-guerre, cette œuvre qui représente un sommet culminant de l’opéra romantique se situe à peine parmi les 50 œuvres phares du répertoire, et sa dernière reprise, dans la mise en scène de Robert Carsen, remonte à dix ans déjà, sous le mandat de Gerard Mortier.

Réalisée à la Scala de Milan en 2012, quand Stéphane Lissner en était le directeur, la production de Lohengrin par Claus Guth est aujourd’hui montée sur la scène de l’opéra Bastille.

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

Celle-ci se démarque immédiatement de l’univers originel de légende médiévale par la recréation d’un monde de fin XIXe siècle, coloré par le bleu-doré des costumes militaires, où la société masculine parade en hauts-de-forme noirs, et où les femmes doivent se plier aux us qui leurs sont dévolus.

Dans une cour carrée entourée d’un mur de portes stratifié sur plusieurs étages, une jeune femme, Elsa, trouve dans le rêve une échappatoire aux tensions engendrées par les désirs de représentations sociales et de pouvoir de son entourage.

 Jonas Kaufmann (Lohengrin) - Evelyn Herlitzius (Ortrud) - René Pape (Le Roi) - Tomasz Konieczny (Telramund)

Jonas Kaufmann (Lohengrin) - Evelyn Herlitzius (Ortrud) - René Pape (Le Roi) - Tomasz Konieczny (Telramund)

Ainsi, plutôt que de centrer la représentation sur l’incompatibilité entre les aspirations d’un surhomme, Lohengrin, et la société humaine telle qu’elle est, Claus Guth fait d’Elsa le véritable personnage principal, et de Lohengrin son pendant maladif tout aussi inadapté.

Lohengrin - inspiré, dans cette production, de la vie du personnage de Gaspar Hauser - semble une vision fantasmée de Gottfried, le frère disparu d’Elsa, et la mise en scène – qui laisse planer un doute sur la responsabilité d’Ortrud dans cette disparition - superpose au monde réel les souvenirs d’enfance de l’héroïne par l’incarnation d’une jeune fille accompagnée d'un autre rôle muet, celui du frère, mi- enfant, mi- cygne.

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

Et ces visions, isolées par des éclairages intimistes, réapparaissent à chaque angoisse.

De plus, le metteur en scène tisse des liens imaginaires entre Ortrud et Elsa, en montrant le pouvoir d’influence de la première sur l’adolescente, et sa haine inaltérable.

Un piano, situé en bord de scène – et basculé au sol au troisième acte -, renvoie à des désirs poétiques de rêves et de réconfort.

Nombre d’images et d’atmosphères révèlent leurs forces, le début du second acte, où l’on découvre Ortrud et Telramund s’apitoyant sur leur sort sous les ombres lugubres des murs de la ville qui sculptent les lignes mortifères de leurs visages, ou bien la grande scène de mariage flamboyante, et le regard illuminé et inconscient d’Elsa qui sourit à son bonheur sous les pluies de pétales filées par le chœur. 

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

Mais il y a aussi la violence scarificatrice d’Ortrud envers elle-même, l’étreinte entre Lohengrin et Elsa au milieu des roseaux sauvages du marais, lieu de refuge et du drame initial, et ces personnages tapis dans l’ombre et prêts à surgir à tout moment pour imposer leur regard oppressant.

Une dramaturgie qui, certes, ne parle pas du risque à s’élever au-delà de la nature humaine, mais qui raconte un drame lisible sur l’impossibilité à s’échapper d’un monde mentalement fermé.

Jonas Kaufmann (Lohengrin) et Martina Serafin (Elsa)

Jonas Kaufmann (Lohengrin) et Martina Serafin (Elsa)

L’interprétation musicale, impressionnante par ses accents perçants, son rythme acéré et son grand impact vocal, renforce la puissance théâtrale de la mise en scène.

La première distribution réunie au cours du mois de janvier reprend ainsi une partie de celle qui avait participé à la création de cette production à Milan en décembre 2012, avec Jonas Kaufmann, René Pape et Evelyn Herlitzius.

René Pape, la stature naturellement impérieuse et le regard clair de glace, la voix expressive d’une texture agréablement fumée, dépeint un roi inflexible mais non dénué de tendresse, toujours fascinant de prestance.

René Pape (Le Roi)

René Pape (Le Roi)

Tant attendu, Jonas Kaufmann est un émerveillement de douceur et de sensibilité.

Acteur total, adorable dans ce rôle de héros un peu perdu, il a retrouvé ce chant si fin et diffus qui porte en lui-même un cri de souffrance camouflé sous une sombre suavité, et qu’il sait libérer progressivement mieux que personne.

Ampleur mesurée, mais projection frontale d’une homogénéité parfaite, le balancement entre sentiment d’humilité et humanité profonde qui s’abandonne, dans la confrontation finale avec Elsa, décrit ainsi un Lohengrin assommé par le poids d’une société qu’il ne peut soutenir.

Quel spectacle que de regarder ainsi une salle comble, rivée à son fauteuil et recevant, comme d’un seul souffle, In fernem Land, chanté avec une telle délicatesse sous un faisceau lumineux qui efface tout ce qui entoure le chanteur!

Jonas Kaufmann (Lohengrin)

Jonas Kaufmann (Lohengrin)

En contraste total avec cette sensibilité recueillie, Evelyn Herlitzius, pour ses débuts sur la scène parisienne, est un constant vecteur de frissons d’effroi, invraisemblable hystérie arrogante.

Déclamation extraordinairement franche aux couleurs noires, clivées de furtives exclamations éclatantes, incarnation nerveuse, dominatrice, voix fabuleuse avec, parfois, d’étonnants graves couverts que l’on semble entendre rien qu’en lisant le visage de cette artiste hors-norme, on ne peut s’empêcher d’admirer cette énergie inimitable qui tend entièrement à une consumation autodestructrice.

 Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Evelyn Herlitzius (Ortrud)

Voir ainsi une personnalité telle Evelyn Herlitzius se donner totalement à son Art, sans paraître affectée par tous ces rôles aussi incroyables qu’Elektra, Katerina Ismaïlova, Isolde ou Kundry, qu’elle interprète à travers le monde, c’est frapper à vie sa propre mémoire émotionnelle.

Son partenaire, Tomasz Konieczny, qui remplace pour la première représentation Wolfgang Koch dans le rôle de Telramund, est également un fauve scénique impressionnant. Baryton au mordant de bronze, menaçant, ce chanteur de caractère dégage une animalité stupéfiante, un brin caverneuse, le refus de la faiblesse malgré le rejet social de Telramund.

Tomasz Konieczny (Telramund)

Tomasz Konieczny (Telramund)

Dans une vocalité plus humaine mais très mature, Martina Serafin rayonne de toute la féminité idéaliste inhérente à la personnalité d’Elsa. Présence physique forte, texture du timbre dense et riche d’aigus acérés, elle n’exprime pas tout à fait une innocence lisse, mais plutôt une personnalité sanguine qui dépasse un peu Lohengrin.

Quant à Egils Silins, voix mâte et bien projetée, son assurance appuyée donne au Héraut d’armes une fermeté encore plus intransigeante que celle du Roi.

Martina Serafin (Elsa)

Martina Serafin (Elsa)

L’interprétation orchestrale de Philippe Jordan, patient travail sur les textures et les ornementations, s’accompagne d’une parfaite maîtrise de la théâtralité, y compris dans la marque des silences.

Moins centré sur la recherche du pur hédonisme sonore qu'il développe régulièrement, il s’empare de toute la violence contenue dans la musique pour l’exacerber en faisant résonner les percussions, avec une constante volonté d’insuffler au drame un élan porteur pour les chanteurs.

Il les tient du regard et canalise l’énergie des musiciens pour permettre à l’expression des artistes qui évoluent sur scène de briller avec le plus d’éclat possible. 

Philippe Jordan - final de la répétition générale du 14 janvier

Philippe Jordan - final de la répétition générale du 14 janvier

Ainsi, les cuivres claquent avec un tranchant extrêmement incisif, décrivent parfois de grands arcs lumineux étincelants, les violons strient en petites touches des ambiances glacées, et la pureté des lignes suffit à faire ressortir les instants les plus poétiques.

C’est cependant au troisième acte que le chef d’orchestre déploie le plus sa capacité à créer des espaces intemporels et immatériels fascinants.

Enfin, belle osmose avec le chœur, qui se traduit aussi bien par des passages chantés avec une présence qui permettrait presque de dissocier chaque choriste, que par de larges envolées lyriques où voix et musique se fondent en une élégie sonore grandiose. 

Tomasz Konieczny (Telramund) et Michaela Schuster (Ortrud) - le 11 février 2017

Tomasz Konieczny (Telramund) et Michaela Schuster (Ortrud) - le 11 février 2017

On aurait pu penser que l’aura dominante de Jonas Kaufmann sur cette première série de représentations aller faire de l’ombre à la seconde distribution réunie au cours du mois de février, pourtant, c’est une envolée galvanisante que celle-ci a réservé à ses auditeurs.

En effet, dans un total élan de libération, Philippe Jordan transforme littéralement l’orchestre en une machinerie dantesque mêlant sublime et énergie agressive pour repousser les limites de l’expressivité dramatique. Cordes amples aux couleurs profondes, cuivres fulgurants et explosifs, pléthore d’effets sonores inhabituels, une tempête souffle, une clameur lyrique envahit le théâtre, l’intimité se resserre, aucun répit n’est laissé à l’auditeur pris par une tension permanente.

Edith Haller (Elsa) et Stuart Skelton (Lohengrin) - le 11 février 2017

Edith Haller (Elsa) et Stuart Skelton (Lohengrin) - le 11 février 2017

Ce tournoiement orchestral pourrait mettre à dure épreuve les chanteurs, il semble en fait les enflammer. Tomasz Konieczny est toujours aussi colossal et grandiose, et Michaela Schuster révise le jeu théâtral d’Ortrud : par exemple, les incantations à Wotan, chantées debout de façon glorieuse, alors qu’Evelyn Herlitzius restait prostrée sur sa table. Ou bien, remarque t'on un peu moins de gestes sadiques totalement visibles - pas de rabattement violent du couvre clavier du piano sur les doigts d'Elsa -, mais des gestes mesquins plus dissimulés - elle s'assoie discrètement sur la robe d'Elsa pour l'empêcher de bouger. Il y a chez elle une manière de rendre Ortrud encore plus dissimulatrice de sa nature hypocrite et calculatrice.

Un grand travail de psychologie servie par une voix noire dont elle semble s’amuser de ses étranges modulations.

Edith Haller (Elsa) - le 11 février 2017

Edith Haller (Elsa) - le 11 février 2017

Et avec Edith Haller, on retrouve une Elsa radiante et rêveuse, une pureté de ligne mais aussi des inflexions plus en chair dans les rapports de confrontations où elle garde toujours une certaine mesure.

Inscrit dans la même tonalité fumée et douce de Jonas Kaufmann, Stuart Skelton dessine un Lohengrin merveilleux de poésie et de profondeur qui lui permettent de dépasser les limites de son jeu scénique, et qui contrastent fortement avec son allure de solide montagnard. Le timbre dense et riche, viril, les nuances filées, un liant superbe, il est véritablement un très bel interprète du rôle.

Quant à Rafal Siwek, il représente un roi sombre et bien incarné.

Philippe Jordan - le 11 février 2017

Philippe Jordan - le 11 février 2017

Chœur à son summum, mais comment pouvait-il en être autrement avec une équipe artistique d’un tel niveau ?

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