Articles avec #arquez tag

Publié le 23 Janvier 2024

Jules César (Georg Friedrich Haendel - King's Theatre Haymarket de Londres, le 20 février 1724)
Représentations du 20 et 30 janvier 2024
Palais Garnier

Giulio Cesare Gaëlle Arquez
Tolomeo Iestyn Davies
Cornelia Wiebke Lehmkuhl
Sesto Emily d'Angelo
Cleopatra Lisette Oropesa
Achilla Luca Pisaroni
Nireno Rémy Bres
Curio Adrien Mathonat

Direction Musicale Harry Bicket
Mise en scène Laurent Pelly (2011)

A l’occasion des 300 ans de la création de l’ouvrage le 20 février 1724 au King’s Theatre de Londres, l’Opéra national de Paris reprend la production de ‘Giulio Cesare’ montée par Laurent Pelly en 2011, et en confie l’interprétation à son propre orchestre, une première depuis 1997 (‘Giulio Cesare’ sous la direction d’Ivor Bolton), les œuvres baroques étant habituellement confiées à des spécialistes tels 'Les Arts Florissants', 'Les Musiciens du Louvre' ou bien 'Le Concert d’Astrée'.

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare)

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare)

Cette ouverture du répertoire s’inscrit ainsi dans la même logique observée avec Gluck dont les deux dernières reprises d’’Iphigénie en Tauride’ (2016 et 2021) ont aussi été assurées par l’Orchestre de l’Opéra de Paris.

Harry Bicket a donc accepté de délaisser pour un temps ‘The English Concert’, et il entraîne les musiciens de la maison dans une lecture juvénile qui soigne la rondeur et la douceur du son. La pâte sonore est constamment fluide et brillamment polie, et le chef d’orchestre britannique s’assure de l’excellente continuité entre la vivacité instrumentale et l’expressivité vocale des chanteurs.

Lisette Oropesa (Cleopatra)

Lisette Oropesa (Cleopatra)

Dans cette mise en scène, la cohérence dramatique est délaissée au profit d’une vision qui consiste à faire revivre, dans l’entrepôt d’un musée qui pourrait être celui du Caire, les personnages de l’antiquité, tout en y mêlant la vie du personnel agissant sans les voir.

Cela permet d’introduire des scènes humoristiques, mais aussi de maintenir un regard distancié avec le passé colonialiste. La profusion de bustes et de statues, de la lionne mycénienne à l’Auguste Caesar, a aussi le pouvoir d’inspirer chez le spectateur un imaginaire qui lui permette de développer sa propre théâtralité intérieure.

Lisette Oropesa (Cleopatra)

Lisette Oropesa (Cleopatra)

A l’occasion de cette reprise, il se dégage de la part des solistes une unité d’ensemble fort plaisante à écouter, d’autant plus que la plupart des chanteurs ne sont pas des spécialistes du répertoire baroque.

Lisette Oropesa est par tempérament naturellement sensationnelle dans le rôle de Cléopâtre, très à l’aise à défier les aspects virtuoses de son personnage, mais elle fait aussi entendre une richesse de teintes vocales qui lui donne de la densité. Dans les fameux lamenti ‘Se pietà di me non senti, giusto ciel’ et ‘Piangerò la sorte mia’, elle n’hésite d’ailleurs pas à laisser filer des affects qui ajoutent subtilement de la vérité à la souffrance qu’elle exprime.

Rémy Bres (Nireno) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Rémy Bres (Nireno) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Nireno, le confident de la Reine égyptienne, est interprété par Rémy Bres, 26 ans, jeune contre-ténor avignonnais qui fait ses début à l’Opéra de Paris, et qui a déjà fréquenté l’année dernière, à Rome et à Leipzig, un autre rôle de cet ouvrage, Tolomeo.

Le timbre est chaleureux, rond et mélancolique, ce qui donne le sentiment d’une touchante candeur nimbée de séduction dans son air ‘Chi perde un momento di un dolce contento’, vif et scintillant, un air ajouté par Haendel peu après la création et réintroduit à l’occasion de cette production.

Wiebke Lehmkuhl (Cornelia)

Wiebke Lehmkuhl (Cornelia)

Profondément languide, Wiebke Lehmkhul rapproche l’auditeur de la noirceur retenue de Cornelia avec une tessiture d’une très belle noblesse, et Emily d'Angelo, dont la ligne androgyne fascine toujours autant, fait entendre la fureur de Sesto avec des traits violemment fauves et boisés dans la voix qui contribuent à lui donner un caractère fabuleusement perçant.

C’est d’autant plus saisissant qu’une fois revenue pour les saluts, la mezzo-soprano canadienne offre au public un sourire d’un charme absolument fou.

Emily d'Angelo (Sesto)

Emily d'Angelo (Sesto)

Et dans le rôle titre qu’elle a incarné au Théâtre des Champs-Élysées au printemps 2022, Gaëlle Arquez investit la carrure de cet Empereur vieillissant avec une conviction assez confondante, en faisant bien ressentir sa nature dépressive. Les lignes vocales sont souples, joliment moirées, avec de très fins effets filés, mais aussi un mordant sensible sans noirceur excessive.

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Gaëlle Arquez (Giulio Cesare) et Lisette Oropesa (Cleopatra)

Son hôte, l’odieux Tolomeo, est incarné par un contre-ténor passionné par l’univers haendélien, Iestyn Davies, qui joue de son assurance avec style, les couleurs du timbre se rapprochant d’ailleurs de celui de Rémy Bres en Nireno.

Iestyn Davies (Tolomeo)

Iestyn Davies (Tolomeo)

Enfin, Luca Pisaroni est un interprète d’Achilla d’une pleine autorité et Adrien Mathonat fait résonner en Curio un ébène dense et aristocratique.

Un grand plaisir mélodique soigné, qui s’apprécie pour les caractères inspirants et contrastés qui traversent cette histoire, dont la trame mêle de façon proche humour et douleur dans un cadre artistique très évocateur.

Wiebke Lehmkuhl, Lisette Oropesa, Harry Bicket, Gaëlle Arquez et Emily d'Angelo

Wiebke Lehmkuhl, Lisette Oropesa, Harry Bicket, Gaëlle Arquez et Emily d'Angelo

Egalement, le compte-rendu de la création en Janvier 2011:

Giulio Cesare (Dessay - Zazzo msc Pelly) au Palais Garnier

Voir les commentaires

Publié le 14 Septembre 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Pré générale du 06 septembre et représentation du 13 septembre 2023
Opéra Bastille

Don Giovanni Peter Mattei (le 13) / Kyle Ketelsen (le 06)
Donna Anna Adela Zaharia (le 13) / Julia Kleiter (le 06)
Don Ottavio Ben Bliss (le 13) / Cyrille Dubois (le 06)
Donna Elvira Gaëlle Arquez (le 13) / Tara Erraught (le 06)
Leporello Alex Esposito (le 13) / Bogdan Talos (le 06)
Le Commandeur John Relyea
            (Ci-contre)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (le 13) / Marine Chagnon (le 06)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Claus Guth (2008)

Coproduction Festival de Salzburg (2008/2010/2011), Staastoper Berlin (2012/2016/2018/2019), Dutch National Opera (2016/2021), Teatro Real de Madrid (2020), Opéra de Budapest (2024)

La production d’Ivo van Hove créée au Palais Garnier en juin 2019, et initialement programmée à New-York au printemps 2021, a vu sa première américaine reportée au mois de mai 2023, si bien qu’il n’était plus possible de la remonter à temps pour les répétitions prévues à Paris au mois d’août.

L’Opéra de Paris a donc temporairement choisi de reprendre un spectacle éprouvé qui a abondamment circulé entre Berlin, Amsterdam et Madrid depuis sa création salzbourgeoise en 2008.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Peter Mattei (Don Giovanni)

La proposition de Claus Guth – le metteur en scène allemand présente pas moins de 10 productions en Europe cette saison – projette le destin des protagonistes du drame mozartien dans une forêt, lieu sauvage et dangereux, où ils se perdent, se cachent, se méprennent, dans une atmosphère nullement romantique, ce lieu devenant de plus en plus jonché de déchets et même altéré par la présence humaine.

Lors de l’ouverture, une courte scène présente le combat entre Don Giovanni et le Commandeur où l’on voit ce dernier blesser son opposant d’un coup de revolver.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Ce sont donc aux dernières heures du héros que l’on assiste à travers une excellente direction d’acteur qui, sans relâche, décrit l’impossibilité relationnelle parasitée par la recherche d’un idéal qu’aucun n’atteint et qui conduit au ressentiment. Mais pas chez tout le monde.

Leporello est celui qui se divertit le plus sans illusions sur les rapports humains, l’attente d’Elvire est ici assimilée à celle d’une femme qui attend à un arrêt que le bus soit passé par les autres stations, Donna Anna est terriblement entreprenante avec Don Giovanni, mais dans l’ensemble, ce détraquement relationnel n’est plus nouveau et a surtout pour lui de pouvoir séduire un public jeune qui sera épaté de voir ce que de grands chanteurs d’opéras peuvent offrir comme dynamique de jeu, parfois très supérieure à ce que l’on peut voir au théâtre classique.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Les deux distributions prévues en alternance ont leurs atouts et permettent de donner une coloration, et donc une signification, un peu différente à chacun des personnages.

Faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, Kyle Ketelsen incarne ainsi un Don Giovanni voyou et charnel terriblement autodestructeur – lui, vous le verrez torse nu -, comme un enfant de rue qui a mal tourné, avec un timbre de voix très noir et une excellente présence que l’on retrouve aussi chez Peter Mattei, qui assurait déjà ce rôle au Palais Garnier le 27 janvier 2006 et qui a conservé cette langueur charmeuse un peu claire qui le ramène dans le champ des grands interprètes plus classiques.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

De la même façon, Bogdan Talos décrit un impayable Leporello qui, musicalement, résiste aux tempi effrénés de la direction d’orchestre, et donc se réserve une certaine nonchalance musicale, alors qu‘Alex Esposito en rajoute dans la célérité et la nature explosive du valet de Don Giovanni, un frénésie qui fait beaucoup plus penser à un personnage imaginé par Donizetti.

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

En Donna Anna, Adela Zaharia se montre la plus virtuose et la plus complète en réussissant des variations atypiques, le dramatisme souffrant atteignant son paroxysme avec la seconde interprète du rôle, Julia Kleiter, qui offre des couleurs métalliques complexes, et si Tara Erraught privilégie une personnalité ferme et un peu maternelle pour Donna Elvira, Gaëlle Arquez lui attache une personnalité très agressive, mais cette écriture musicale très haute ne permet pas de profiter des nuances de couleurs qui ont fait toute la beauté de sa Carmen il y a peu de temps encore.

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve deux interprètes d’une touchante douceur, Ying Fang en fine mozartienne dont la voix porte bien dans Bastille, et Marine Chagnon, nouvelle membre de la troupe, qui assoit une présence et un rayonnement qui rivalisent pleinement avec ceux de Donna Anna et Donna Elvira.

Les deux Don Ottavio ont aussi des traits de caractères assez différents, Ben Bliss pouvant compter sur un doux legato sombre, alors que Cyrille Dubois met beaucoup de nerf dans son incarnation ce qui le fait théâtraliser plus intensément qu’à son habitude. Et son expressivité vocale gagne également en impact.

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Enfin, Guilhem Worms privilégie le charme à la présence musclée pour le personnage de Masetto qu’il laisse trop s’effacer – Claus Guth y voit un homme très conventionnel et un peu fade qui rappelle le personnage d’Athamas dans son récent ‘Semele’ à l’Opéra de Munich -, et John Relyea campe un Commandeur vieux routier qui tient la distance pour faire la leçon à Don Giovanni après lui avoir préparé son cercueil.

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Pulsante et alerte, la direction d’Antonello Manacorda laisse peu de répit aux chanteurs, sans doute dans un soucis de rajeunissement du discours qu’il n’alourdit jamais, même à la scène dramatique finale, et émergent de temps en temps des altérations de climat assez originales, comme dans le récitatif du ‘Mi tradi’ de Donna Elvira où il fait s’affaisser la texture des cordes pour accentuer le pathétisme de cette scène, tendant à dire que la jeune femme est la seule à avoir une tendresse infinie pour le héros arrivé au bout de son chemin.

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

La version de ‘Don Giovanni’ jouée ce soir est la version habituelle qui mixe les versions de Prague (1787) et de Vienne (1788), mais sans le final moralisateur qui n’apparaissait pas dans le livret de la création viennoise, et qui ne s’impose pas ici, car finalement tout le monde sombre corps et biens.

Salle bien remplie mais pas totalement, avec un public parfois très jeune et très décontracté qui a manifesté son enthousiasme au final dont n’a pas pu profiter Claus Guth absent lors de la première.

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

Voir les commentaires

Publié le 4 Décembre 2022

Carmen (Georges Bizet – 1875)
Représentation du 30 novembre 2022
Opéra Bastille

Don José Michael Spyres
Escamillo Lucas Meachem
Le Dancaïre Marc Labonnette
Le Remendado Loïc Félix
Zuniga Alejandro Baliñas Vieites
Morales Tomasz Kumiega
Carmen Gaëlle Arquez
Micaela Adriana Gonzalez
Frasquita Andrea Cueva Molnar
Mercedes Adèle Charvet
Lillas Pastia Karim Belkhadra

Direction musicale Fabien Gabel
Mise en scène Calixto Bieito

Production du Festival Castell de Peralada (1999)

 

                                          Gaëlle Arquez (Carmen)

 

Seul opéra français à se glisser parmi les cinq œuvres les plus jouées de l’Opéra national de Paris depuis un demi-siècle, ‘Carmen’ est de retour sur la scène de l’opéra Bastille dans la production de Calixto Bieito avec laquelle le metteur en scène catalan se fit connaître au Festival Castell de Peralada en 1999. 

Gaëlle Arquez (Carmen)

Gaëlle Arquez (Carmen)

Ce spectacle est devenu une référence dans plusieurs grandes maisons lyriques, malgré la nature dépouillée du décor, de par la grande force théâtrale qu’il tire des différents caractères, présentés sans fard et animés dans une Espagne plus proche de nous où les hommes considèrent les femmes comme un enjeu de possession sexuelle, et de l’utilisation de multiples éclairages qui créent des atmosphères fortes en relation avec la rudesse des scènes. 

Dans les ambiances nocturnes règnent les brigands, s’y révèle parfois un peu de poésie, et la scène finale se déroule dans une aridité de sentiments désolante, très bien rendue par des lumières qui écrasent tout.

Scène des contrebandiers dans la montagne

Scène des contrebandiers dans la montagne

On retrouve avec joie l’allant des grands ensembles de chœur, et particulièrement ceux des enfants en début et fin d’ouvrage, bariolés de couleurs et électrisés par la musique. Le naturel laissé à cette vitalité bondissante est suffisant pour ravir les spectateurs, mais sert aussi à créer un fort contraste entre ce monde enfantin joyeux et celui des adultes contraint à la survie et soucieux du jeu social.

Michael Spyres (Don José)

Michael Spyres (Don José)

Pour cette reprise, c’est l’actuel directeur musical de l’Orchestre symphonique de Québec, Fabien Gabel, qui fait ses débuts dans la fosse comme chef d’orchestre. Il ne vient pas en terrain inconnu, puisqu’il y a joué à de nombreuses reprises en tant que musicien surnuméraire depuis l’âge de 16 ans, dans les pas de son père et de son grand-père qui y furent respectivement trompettiste et violoniste. Et il connaît la production, puisqu’il l’a déjà dirigé en mars 2015 à l’Opéra d’Oslo

Chœur d'enfants

Chœur d'enfants

Totalement engagée dans l'action dramatique, sa direction très inspirée et très bien rythmée exhale nombre de détails instrumentaux, fait briller les ensembles de cordes d’un splendide effet iridescent qui ajoute un supplément d’âme aux airs, duos et ensembles. Les noirceurs de la musique se gorgent aussi de vibrations profondes qui donnent de l’envergure aux passions humaines qu’elles soulignent.

Ce jeux d’équilibre entre ampleur orchestrale, maîtrise des nuances, soutien des solistes et coordination des jeunes choristes semble parfois proche du débordement, mais cela participe à la sensation d’extrême vitalité qui règne sur le plateau pour le plaisir de tous.

Gaëlle Arquez (Carmen)

Gaëlle Arquez (Carmen)

Avec une telle trame musicale que l’on n’entend pas toujours avec un tel lustre, les chanteurs sont portés au meilleur d’eux-mêmes, à commencer par Gaëlle Arquez. Sa Carmen est idéale de féminité indomptable, avec ce timbre chaud et brun sombre ennobli par la brillance des aigus, et elle développe une qualité de jeu très crédible qui montre l’essence dangereuse de la cigarière. 

C’est tout un art de la précision de diction, de subtiles nuances et de changements de coloration de voix qui est ainsi offert, ce qui permet d’entendre un portrait pénétrant qui s’épanouit avec un équilibre parfait sur cette grande scène Bastille.

Gaëlle Arquez (Carmen) et Michael Spyres (Don José)

Gaëlle Arquez (Carmen) et Michael Spyres (Don José)

Michael Spyres surprend par son approche qui ne place jamais Don José en situation d’homme sûr de lui, mais d’emblée en homme sensible et poétique qui va se trouver entraîné dans une passion qui finit par le disloquer. Il met en valeur la nature ouatée de sa voix pour faire ressentir la douceur d’âme initiale de son personnage, et il conduit cet anti-héros progressivement vers un état dépressif d’un pathétisme profondément poignant à la scène finale. A ce moment-là, il décrit un homme plus bas que terre.

Michael Spyres (Don José) et Adriana Gonzalez (Micaela)

Michael Spyres (Don José) et Adriana Gonzalez (Micaela)

C’est d’ailleurs dans les bras de Micaela que cette poésie atteint son paroxysme car il forme un duo magnifiquement allié avec Adriana Gonzalez, artiste lyrique qui est passée par l’Académie de l’Opéra national de Paris de 2014 à 2017. Dans la scène de la lettre, au premier acte, ils atteignent ensemble une niveau d’élégie sublime lorsqu’ils se souviennent de leur enfance, et lorsque la jeune navarraise intervient au camp des contrebandiers, la richesse et la vibrance du timbre de la mezzo-soprano sont totalement vouées à fortement romantiser le sentiment de désespérance avec un élan exalté saisissant.

L’effet est tel que le public lui en témoigne chaleureusement son émotion, car il y a aussi une expression de la foi très forte dans l’air ‘Je dis que rien ne m’épouvante’.

Lucas Meachem (Escamillo)

Lucas Meachem (Escamillo)

On se souvient de Lucas Meachem pour sa grande incarnation de ‘Billy Budd’ sur cette même scène au printemps 2010. Plus de 12 ans après, il y avait donc une certaine attente à le découvrir dans un rôle qui en est le parfait contraire. L’entrée de son Escamillo se révèle ainsi flamboyante, avec une belle prestance dans les aigus et une sensualité de timbre virile, même si parfois les intonations plus basses se discernent avec moins de netteté. Il donne une carrure, mais aussi une belle allure, à ce toréador très sûr de lui et sans muflerie.

Andrea Cueva Molnar (Frasquita)

Andrea Cueva Molnar (Frasquita)

Et tous les rôles secondaires ont quelque chose à dire et une personnalité à faire valoir. Les bohémiennes Mercedes et Frasquita sont très bien incarnées par Adèle Charvet et Andrea Cueva Molnar, et cette dernière, qui sort de l’Académie, ne manque pas de déployer toute l’intensité de sa voix de manière très démonstrative.

Et c’est encore un autre artiste en résidence à l’Académie, Alejandro Baliñas Vieites, qui se distingue dans le rôle de Zuniga par la qualité du timbre et son éloquence d’une très grande présence. Marc Labonnette (Le Dancaire) , Loïc Félix (Le Remendado) et Tomasz Kumiega (Morales) complètent heureusement la distribution, toujours dans un esprit de complicité exigeante avec leurs partenaires.

Les amateurs habitués des scènes lyriques pouvaient être tentés de penser qu’une reprise de ‘Carmen’ dévoilerait peu de surprises, l’excellent niveau interprétatif de ce spectacle démontre le contraire et il faut s’en réjouir.

Voir les commentaires

Publié le 26 Novembre 2021

Alcina (Georg Friedrich Haendel – 1735)
Répétition générale du 22 novembre et représentations du 25 novembre et 21 décembre 2021
Palais Garnier

Alcina Jeanine De Bique
Ruggiero Gaëlle Arquez
Morgana Sabine Devieilhe (le 25/11)
                Elsa Benoit (le 21/12)
Bradamante Roxana Constantinescu
Oronte Rupert Charlesworth
Melisso Nicolas Courjal

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Robert Carsen (1999)
Balthasar Neumann Ensemble & Chœurs de l’Opéra national de Paris

 

                                      Jeanine De Bique (Alcina)

 

La quatrième reprise d’Alcina – ce chef-d’œuvre de Haendel est entré au répertoire de l’Opéra de Paris le 7 juin 1999 dans l’incarnation inoubliablement charmeuse de Renée Fleming – consacre le Palais Garnier comme le théâtre privilégié pour entendre cet ouvrage, puisqu’à l’issue de cette nouvelle série de soirées ce dernier aura atteint sa cinquantième représentation, ce qu’aucun autre grand théâtre du monde n’a réalisé jusqu’à aujourd’hui.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

Après avoir été portée par Les Arts Florissants, l’Orchestre de Chambre de Paris, l’Ensemble Matheus et l’Orchestre de l’Opéra de Paris, c’est au tour du Balthasar Neumann Ensemble, actuellement en résidence au Château de Fontainebleau, de faire revivre cette partition sous la direction de son chef fondateur, Thomas Hengelbrock.

Le tempo allègre et la patine allégée subtilement mâtinée des scintillations du clavecin s’exaltent en vibrations teintées de charme antique, et évoquent de prime abord une humeur heureuse – c’est dans cette production, en juin 1999, qu’Emmanuelle Haim fit ses débuts à l’Opéra de Paris en tant que claveciniste de l’orchestre de William Christie -. 

Jeanine De Bique (Alcina) et Gaëlle Arquez (Ruggiero)

Jeanine De Bique (Alcina) et Gaëlle Arquez (Ruggiero)

La musique virtuose d’Alcina est ainsi parcourue d’une vitalité juvénile, un souffle caressant, presque éthéré, dont le caractère le plus poignant provient de la manière dont elle ouvre un univers intime sur les désarrois intérieurs des personnages de l’histoire. Il y a alors une concordance merveilleuse entre les lumières lunaires ou crépusculaires qui accompagnent la mise en scène de Robert Carsen et les obscurcissements de l’orchestre dont les cordes sombres frémissent dramatiquement. Les sonorités douces et chaleureuses d’un orgue s’entendent pour donner une ambiance encore plus feutrée.

Sabine Devieilhe (Morgana), Roxana Constantinescu (Bradamante) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Sabine Devieilhe (Morgana), Roxana Constantinescu (Bradamante) et Rupert Charlesworth (Oronte)

L’harmonie entre les chanteurs et l’ensemble orchestral est naturellement fluide et bienveillante, et Thomas Hengelbrock veille à la prestesse du geste. Un magnifique exemple de cette concordance entre l’expression du chant et la précision de la lecture musicale peut s’entendre quand Alcina reproche à Ruggiero sa dureté à la fin du premier acte dans « Si, son quella, non piu bella ».  Et les chœurs se joignent à l’unisson à l’élégie de la musique.

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Roxana Constantinescu (Bradamante)

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Roxana Constantinescu (Bradamante)

L’allure fine et sophistiquée et les nuances brunes du timbre de sa voix qui fluctuent avec une grande célérité dessinent de façon fort saisissante, dès son apparition sur fond de forêt luxuriante, la nature fauve et mystérieuse d’Alcina.

Jeanine De Bique a probablement conscience de ce qui rend son incarnation inédite, la beauté mordorée des reflets sur ses bras, le boisé chatoyant de son chant délié, et son portrait de femme féline insaisissable qui donne énormément de crédibilité à la personnalité charnelle de la magicienne. Le basculement vers son humanisation quand elle prend conscience du désenvoûtement de Ruggiero se réalise dans l’ombre, mais conserve toujours quelque chose d’inquiétant.

C’est surtout à travers ses inflexions nuancées avec délicatesse, quand elle s’adresse à celui qu’elle aime, que son portrait de femme s’attendrit le plus.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

Auprès d’elle, deux interprètes sont travesties en homme. La première, Gaëlle Arquez, est fort présente à Paris cette saison, puisqu’après Alcina elle reviendra au Théâtre des Champs-Élysées pour Cosi fan tutte, en mars 2022, et pour un autre grand opéra de Haendel, Giulio Cesare, deux mois plus tard. Son Ruggiero, ce soir, est empreint d’une gravité désespérée. Souplesse du timbre et clarté du voile vocal, justesse dans l’expression des sentiments et les variations de couleurs, le tout lié par une excellente diction tout en maintenant la constance du souffle, elle offre un naturel solide et intègre à son personnage.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

La seconde, Roxana Constantinescu, a la même homogénéité de timbre et des sonorités un peu mates, et vocalise avec énormément de raffinement et de stabilité vocale. Elle a de plus une très forte expressivité théâtrale et un enthousiasme qui s’extériorise avec évidence pour mettre en valeur la fidélité optimiste de Bradamante.

Chaleureusement accueillie, Sabine Devieilhe met beaucoup de cœur et d’esprit vif dans son jeu énergique dévolu à Morgana. Les aigus sont très fins et très purs à la fois, le rythme d’élocution endiablé avec des traits de vaillances qui peuvent se transformer en suavité taquine quand elle se retrouve avec Oronte, auquel Rupert Charlesworth rend une très forte personnalité avec une vérité de geste et un chant très bien caractérisé qui hybride de splendides nuances aiguës tout en incarnant une virilité très sincère. 

Elsa Benoit (Morgana)

Elsa Benoit (Morgana)

Et pour les dernières représentations, Elsa Benoit reprend le personnage de Morgana en lui apportant un caractère plus mélancolique, délaissant les effets piquants des suraigus de Sabine Devieilhe pour accentuer une nature plus dramatique avec un timbre vibrant plus sombre dans le médium tout en jouant avec beaucoup de finesse et d'aisance. 

Sabine Devieilhe (Morgana) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Sabine Devieilhe (Morgana) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Quant à Nicolas Courjal, méconnaissable physiquement avec ce maquillage qui le vieillit fortement, il arbore une texture de timbre qui a la richesse des teintes du granit. Et la jeunesse qui transparaît de la malléabilité de son chant crée un sentiment de sympathie et de proximité avec Melisso.

Thomas Hengelbrock

Thomas Hengelbrock

Et revoir vingt-deux ans plus tard ce spectacle qui se déroule dans ce décor bourgeois couleur blanc cassé défraîchi où est mis en scène de manière très lisible les illusions amoureuses confrontées à la nature fortement sexuelle et animale d’Alcina par l’utilisation de figurants partiellement ou totalement dénudés, où alternent images de faux paradis perdus et scènes obscures, tout en mettant en valeur avec beaucoup d'humour le couple formé par Morgana et Oronte qui rétablit à travers une scène amusante une vision dépoussiérée de l’amour tendre et sexualisé, montre qu’il existe des formes modernes de représentations qui, lorsqu’elles sont basées sur quelque chose de fort et vital, peuvent conserver dans la durée un apport réflexif et fort pour les spectateurs.

Nicolas Courjal, Roxana Constantinescu, Gaëlle Arquez, Jeanine De Bique, Sabine Devieilhe et Rupert Charlesworth

Nicolas Courjal, Roxana Constantinescu, Gaëlle Arquez, Jeanine De Bique, Sabine Devieilhe et Rupert Charlesworth

Les passages ajoutés sur le tard par Haendel pour introduire le personnage d’Oberto sont coupés pour cette reprise mais sont conservés dans le livret, ce qui ne gênera que les puristes.

Une très belle version à redécouvrir au Palais Garnier jusqu'à fin décembre.

Sapin de Noël du Grand Foyer du Palais Garnier

Sapin de Noël du Grand Foyer du Palais Garnier

Voir les commentaires

Publié le 7 Juin 2014

Le Couronnement de Poppée (Claudio Monteverdi)

Répétition générale du 05 juin 2014
Palais Garnier

Poppée    Karine Deshayes
Octavie    Monica Bacelli
Drusilla/La Fortune Gaëlle Arquez
Néron    Jeremy Ovenden
Othon    Varduhi Abrahamyan
Sénèque     Andrea Concetti
La Nourrice  Giuseppe de Vittorio
Arnalta    Manuel Nuñez Camelino
La Vertue  Jaël Azzaretti
L’Amour Amel Brahim-Djelloul
Valletto Marie-Adeline Henry
Mercure Nahuel Di Pierro                                      Lucain Valerio Contaldo

Mise en scène Robert Wilson
Direction Rinaldo Alessandrini
Concerto Italiano

Coproduction avec le Teatro alla Scala, Milan                                                                                                                                                                                                                        Jeremy Ovenden (Néron)

Avec la nouvelle production de La Traviata, l’Opéra National de Paris annonçait le grand évènement lyrique de la fin de saison, mais, comme l’on s’y attendait un peu, c’est bien au Palais Garnier, et de loin, que l’institution parisienne réussit une de ses plus belles réalisations artistiques de l’année.

Car, si Robert Wilson et Rinaldo Alessandrini ont dès à présent créé L’Orfeo et Il Riturno d’Ulisse in Patria à la Scala de Milan, c’est Paris qui a l’honneur de découvrir la nouvelle production de L’Incoronazione di Poppea.

Varduhi Abrahamyan (Othon)

Varduhi Abrahamyan (Othon)

Entièrement baignée dans des nuances de bleu azur et égyptien, la mise en scène du réalisateur texan évoque un théâtre hors du temps, à la croisée du théâtre élisabéthain et du théâtre médiéval extrême-oriental. Et cette référence au théâtre de Shakespeare se retrouve dans l'enchevêtrement des interventions loufoques à la trame dramatique, sur une musique à peine postérieure de quelques décennies.

Quand apparaissent Poppée et Néron, elle évoquant Elisabeth Ier, lui, protégé par une cuirasse dorée, Philippe II d’Espagne, on ne peut s’empêcher de penser à une histoire d’amour imaginaire entre les deux grands ennemis du XVIème siècle. Mais, plus loin, quelques symboles de la ville de Rome suggèrent simplement la mégalomanie de Néron, un obélisque, ou les restes d’une cité détruite, un énorme débris de chapiteau composite.

Karine Deshayes (Poppée)

Karine Deshayes (Poppée)

Et, en grand maître de l’illusion, Robert Wilson imagine des atmosphères magnifiques et saisissantes, les drapés de brouillard qui apparaissent à la mort de Sénèque, ou un clair de lune étoilé se dissipant lentement dans les lueurs du jour au moment où Poppée se réjouit de la mort de son ennemi.

Pour ce théâtre de gestes et d'alternances entre immobilité et fluidité du mouvement, chaque chanteur, sans exception, est mis en valeur physiquement, mais aussi par la délicatesse de l’écriture vocale qui lui est offerte.

Marie-Adeline Henry (Valletto)

Marie-Adeline Henry (Valletto)

Ainsi, Karine Deshayes et Varduhi Abrahamyan, deux chanteuses déjà bien connues, sont une révélation dans les rôles respectifs de Poppée et Othon.
On entend, chez la première, des variations de tonalités inédites, une excellente maîtrise de ses impulsions vocales, un plaisir évident à incarner l’excès d’assurance de la future impératrice. Quant à la seconde, elle est tout autant méconnaissable avec ce magnifique timbre sombre et polissé.

Et on peut tous les citer, Jeremy Ovenden, en Néron clair et viril, le très beau Lucain de Valerio Contaldo, le Valletto juvénil de Marie-Adeline Henry, l’Octavie de Monica Bacelli, le Sénèque désabusé d’Andrea Concetti – traité à la façon d’une Cassandre -, ou bien l’Amour lumineux d’Amel Brahim-Djelloul, tous fondus dans une même texture vocale aussi unie et subtilement nuancée que l’atmosphère visuelle et orchestrale de l'ouvrage.

Jeremy Ovenden (Néron) et Karine Deshayes (Poppée)

Jeremy Ovenden (Néron) et Karine Deshayes (Poppée)

Les sonorités du Concerto Italiano sont pourtant austères, on y entend peu d’ornementations et de frisures gracieuses, et peu de cette vitalité festive que contient intrinséquement la musique de Monteverdi. Cependant, Rinaldo Alessandrini cherche une homogénéité liée à l’ensemble scénique, coulée dans le sens de la profondeur poétique vers laquelle nous attire ce spectacle, qui parle des heurts entre ambitions et sentiments humains, et de la façon dont chaque personnage les vit intérieurement.

Voir les commentaires