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Publié le 25 Janvier 2022

Hamlet (Ambroise Thomas – 1868)
Représentation du 24 janvier 2022
Opéra Comique – Salle Favart

Hamlet Stéphane Degout
Ophélie Sabine Devieilhe
Claudius Laurent Alvaro
Gertrude Géraldine Chauvet
Laërte Pierre Derhet
Le Spectre Jérôme Varnier
Marcellus, 2ème Fossoyeur Yu Shao
Horatio, 1er Fossoyeur Geoffroy Buffière
Polonius Nicolas Legoux

Direction musicale Louis Langrée
Mise en scène Cyril Teste (2018)
Orchestre des Champs-Élysées & Chœur Les Eléments

AvecRoméo et Juliette’ de Charles Gounod puis, ce soir, ‘Hamlet’ d’Ambroise Thomas,  l’Opéra Comique présente en moins de deux mois deux opéras français en cinq actes créés à Paris à moins d’un an d’intervalle, respectivement en avril 1867 et en mai 1868, au crépuscule de l’ère du Grand opéra. Cette conjonction est d’autant plus remarquable que ces deux ouvrages sont inspirés de deux tragédies shakespeariennes qui feront les belles soirées du Théâtre national de l’Opéra jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avant de décliner durablement.

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Mais si ‘Roméo et Juliette’ fut souvent représenté à la Salle Favart, ce ne fut pas le cas d’’Hamlet‘ qui ne fit son entrée au répertoire de cette salle qu’en 2018, dans la production de Cyril Teste qui est reprise en ce début d’année 2022.

‘Hamlet’ n’était en effet réapparu sur la scène parisienne qu’en l’an 2000 au Théâtre du Châtelet dans la production du Capitole de Nicolas Joel, avec Thomas Hampson, Natalie Dessay et José van Dam, à un moment où ce grand théâtre parisien rouvrait pour concurrencer l’Opéra national de Paris.

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

Sabine Devieilhe (Ophélie) et Stéphane Degout (Hamlet)

La scénographie de Cyril Teste inscrit les errances d’Hamlet dans l’univers mondain d’une grande famille d’aujourd’hui à partir d’un décor facilement modulable et épuré, éclairé avec un goût raffiné et légèrement glacé, qui représente les différents lieux d’un grand appartement bourgeois avec chambres et salle de réception qui se succèdent. 

Le sol et l’arrière-scène noirs semble isoler cet espace du reste du monde, et la direction d’acteur privilégie la lenteur comme si Hamlet vivait dans un temps décalé par rapport à un milieu qui ne lui convient pas. 

L’emploi de vidéographies permet sur toute la hauteur du cadre de scène de projeter les visages sévères, éperdus ou dépressifs des différents protagonistes avec une grande force expressive. 

Après une succession d’horizons pastels, de gris océaniques et une plongée calme dans des eaux abyssales, la mort d’Ophélie constitue le climax de ce travail de vidéaste qui n’est pas sans rappeler les réflexions de Bill Viola sur la mort de Tristan.

Stéphane Degout (Hamlet) et Géraldine Chauvet (Gertrude)

Stéphane Degout (Hamlet) et Géraldine Chauvet (Gertrude)

L’utilisation des espaces entourant la salle de l’Opéra-Comique, et le suivi filmé en direct du Roi ou du chœur avant qu'ils ne pénètrent au niveau du parterre, contribuent à l’immersion de l’auditeur, avec toutefois une réserve sur le spectre du père d’Hamlet – chanté par Jérôme Varnier avec une présence vocale d’outre-tombe saisissante, légèrement grisaillante et fortement impressive – qui s’extrait des rangs des spectateurs en tant qu’observateur, ce qui ne permet plus de l’associer à une conscience immatérielle.

Ce beau travail visuel, dont la complexité est savamment masquée, prend cependant le dessus sur l’envie d’enrichir le livret par une relecture forte des symboles contenus dans l’œuvre shakespearienne. En 2012, au Theater an der Wien, Olivier Py avait brillamment analysé les aspects œdipiens du drame, par exemple.

Fureur d'Hamlet après la pièce du Meurtre de Gonzague

Fureur d'Hamlet après la pièce du Meurtre de Gonzague

10 ans après ses débuts en Hamlet, justement dans la production d’Olivier Py, Stéphane Degout est au summum de sa maturité vocale et dramatique. Grande force éruptive, désarroi poétique, chant et déclamation superbement liés et d’une grande netteté, il s’impose aujourd'hui comme l’un des interprètes majeurs du prince danois, lucide et torturé, et surtout moderne. Et pourtant, n’y a-t-il pas des sentiments encore plus noirs et encore plus profonds qui pourraient être montrés?

Auprès de lui, Sabine Devieilhe trouve ici probablement son rôle le plus abouti et le plus complet à la scène jusqu’à présent, car il met à l’épreuve sa virtuosité - dans son grand air final intime et si purement aérien, évidemment -, et il fait également exprimer les couleurs joliment teintées et les accents les plus touchants que l’on puisse entendre de sa part. Son regard sur Hamlet est d’une totale sollicitude, et quel malheur que ce soit le personnage le plus équilibré de l’histoire qui finisse par disparaître ! Cyril Teste cherche probablement à créer une connivence forte entre le public féminin et Ophélie.

Sabine Devieilhe (Ophélie)

Sabine Devieilhe (Ophélie)

D’une solide homogénéité de timbre, Laurent Alvaro dépeint un Claudius robuste avec une excellente assise, mais son personnage ne sort pas beaucoup d’un certain monolithisme. Géraldine Chauvet connaît bien le personnage de Gertrude depuis son incarnation au Grand Opéra d’Avignon en 2015, et offre ainsi un beau portrait de la mère d’Hamlet, sensible et réservé, sans aucun trait excessif, avec un timbre de voix ambré peu altéré qui contribue à la dignité de son caractère. 

Et par ailleurs, l’excellent Laërte de Pierre Derhet, avec un véritable sens de l’urgence et un impact vocal poignant, ne fait que donner envie de l’entendre dans des rôles bien plus consistants.

Enfin, la magie du chœur des Eléments opère formidablement dans cette salle qui permet d’en apprécier l’unité élégiaque et le raffinement jusque dans les murmures, et même si la salle Favart parait un peu restreinte pour déployer toute l’étendue du tissu orchestral d’'Hamlet', Louis Langrée lui apporte du nerf, attache une grande attention à la poésie des motifs des instruments en solo, bien mis en valeur ici, et la scène du meurtre de Gonzague est véritablement le confluent des forces instrumentales qu’il conduit sur une ligne théâtrale d’une grande efficacité.

Pierre Derhet (Laërte) et Sabine Devieilhe (Ophélie)

Pierre Derhet (Laërte) et Sabine Devieilhe (Ophélie)

Le final est celui de la création, c’est-à-dire l’avènement d’ Hamlet au trône du Danemark - mais Cyril Teste nous montre en ultime image le visage d’un Hamlet intérieurement ravagé, et c’est avec grande impatience que l’on attend de savoir si c’est cette version d’'Hamlet' que l’Opéra de Paris présentera au cours des prochaines saisons, ou bien si ce sera celle modifiée par Ambroise Thomas pour Londres (1869) qui s’achève sur la mort de l’anti-héros afin de rapprocher un peu plus son œuvre lyrique de l’esprit de la pièce de Shakespeare.

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Publié le 26 Novembre 2021

Alcina (Georg Friedrich Haendel – 1735)
Répétition générale du 22 novembre et représentations du 25 novembre et 21 décembre 2021
Palais Garnier

Alcina Jeanine De Bique
Ruggiero Gaëlle Arquez
Morgana Sabine Devieilhe (le 25/11)
                Elsa Benoit (le 21/12)
Bradamante Roxana Constantinescu
Oronte Rupert Charlesworth
Melisso Nicolas Courjal

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Robert Carsen (1999)
Balthasar Neumann Ensemble & Chœurs de l’Opéra national de Paris

 

                                      Jeanine De Bique (Alcina)

 

La quatrième reprise d’Alcina – ce chef-d’œuvre de Haendel est entré au répertoire de l’Opéra de Paris le 7 juin 1999 dans l’incarnation inoubliablement charmeuse de Renée Fleming – consacre le Palais Garnier comme le théâtre privilégié pour entendre cet ouvrage, puisqu’à l’issue de cette nouvelle série de soirées ce dernier aura atteint sa cinquantième représentation, ce qu’aucun autre grand théâtre du monde n’a réalisé jusqu’à aujourd’hui.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

Après avoir été portée par Les Arts Florissants, l’Orchestre de Chambre de Paris, l’Ensemble Matheus et l’Orchestre de l’Opéra de Paris, c’est au tour du Balthasar Neumann Ensemble, actuellement en résidence au Château de Fontainebleau, de faire revivre cette partition sous la direction de son chef fondateur, Thomas Hengelbrock.

Le tempo allègre et la patine allégée subtilement mâtinée des scintillations du clavecin s’exaltent en vibrations teintées de charme antique, et évoquent de prime abord une humeur heureuse – c’est dans cette production, en juin 1999, qu’Emmanuelle Haim fit ses débuts à l’Opéra de Paris en tant que claveciniste de l’orchestre de William Christie -. 

Jeanine De Bique (Alcina) et Gaëlle Arquez (Ruggiero)

Jeanine De Bique (Alcina) et Gaëlle Arquez (Ruggiero)

La musique virtuose d’Alcina est ainsi parcourue d’une vitalité juvénile, un souffle caressant, presque éthéré, dont le caractère le plus poignant provient de la manière dont elle ouvre un univers intime sur les désarrois intérieurs des personnages de l’histoire. Il y a alors une concordance merveilleuse entre les lumières lunaires ou crépusculaires qui accompagnent la mise en scène de Robert Carsen et les obscurcissements de l’orchestre dont les cordes sombres frémissent dramatiquement. Les sonorités douces et chaleureuses d’un orgue s’entendent pour donner une ambiance encore plus feutrée.

Sabine Devieilhe (Morgana), Roxana Constantinescu (Bradamante) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Sabine Devieilhe (Morgana), Roxana Constantinescu (Bradamante) et Rupert Charlesworth (Oronte)

L’harmonie entre les chanteurs et l’ensemble orchestral est naturellement fluide et bienveillante, et Thomas Hengelbrock veille à la prestesse du geste. Un magnifique exemple de cette concordance entre l’expression du chant et la précision de la lecture musicale peut s’entendre quand Alcina reproche à Ruggiero sa dureté à la fin du premier acte dans « Si, son quella, non piu bella ».  Et les chœurs se joignent à l’unisson à l’élégie de la musique.

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Roxana Constantinescu (Bradamante)

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Roxana Constantinescu (Bradamante)

L’allure fine et sophistiquée et les nuances brunes du timbre de sa voix qui fluctuent avec une grande célérité dessinent de façon fort saisissante, dès son apparition sur fond de forêt luxuriante, la nature fauve et mystérieuse d’Alcina.

Jeanine De Bique a probablement conscience de ce qui rend son incarnation inédite, la beauté mordorée des reflets sur ses bras, le boisé chatoyant de son chant délié, et son portrait de femme féline insaisissable qui donne énormément de crédibilité à la personnalité charnelle de la magicienne. Le basculement vers son humanisation quand elle prend conscience du désenvoûtement de Ruggiero se réalise dans l’ombre, mais conserve toujours quelque chose d’inquiétant.

C’est surtout à travers ses inflexions nuancées avec délicatesse, quand elle s’adresse à celui qu’elle aime, que son portrait de femme s’attendrit le plus.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

Auprès d’elle, deux interprètes sont travesties en homme. La première, Gaëlle Arquez, est fort présente à Paris cette saison, puisqu’après Alcina elle reviendra au Théâtre des Champs-Élysées pour Cosi fan tutte, en mars 2022, et pour un autre grand opéra de Haendel, Giulio Cesare, deux mois plus tard. Son Ruggiero, ce soir, est empreint d’une gravité désespérée. Souplesse du timbre et clarté du voile vocal, justesse dans l’expression des sentiments et les variations de couleurs, le tout lié par une excellente diction tout en maintenant la constance du souffle, elle offre un naturel solide et intègre à son personnage.

Jeanine De Bique (Alcina)

Jeanine De Bique (Alcina)

La seconde, Roxana Constantinescu, a la même homogénéité de timbre et des sonorités un peu mates, et vocalise avec énormément de raffinement et de stabilité vocale. Elle a de plus une très forte expressivité théâtrale et un enthousiasme qui s’extériorise avec évidence pour mettre en valeur la fidélité optimiste de Bradamante.

Chaleureusement accueillie, Sabine Devieilhe met beaucoup de cœur et d’esprit vif dans son jeu énergique dévolu à Morgana. Les aigus sont très fins et très purs à la fois, le rythme d’élocution endiablé avec des traits de vaillances qui peuvent se transformer en suavité taquine quand elle se retrouve avec Oronte, auquel Rupert Charlesworth rend une très forte personnalité avec une vérité de geste et un chant très bien caractérisé qui hybride de splendides nuances aiguës tout en incarnant une virilité très sincère. 

Elsa Benoit (Morgana)

Elsa Benoit (Morgana)

Et pour les dernières représentations, Elsa Benoit reprend le personnage de Morgana en lui apportant un caractère plus mélancolique, délaissant les effets piquants des suraigus de Sabine Devieilhe pour accentuer une nature plus dramatique avec un timbre vibrant plus sombre dans le médium tout en jouant avec beaucoup de finesse et d'aisance. 

Sabine Devieilhe (Morgana) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Sabine Devieilhe (Morgana) et Rupert Charlesworth (Oronte)

Quant à Nicolas Courjal, méconnaissable physiquement avec ce maquillage qui le vieillit fortement, il arbore une texture de timbre qui a la richesse des teintes du granit. Et la jeunesse qui transparaît de la malléabilité de son chant crée un sentiment de sympathie et de proximité avec Melisso.

Thomas Hengelbrock

Thomas Hengelbrock

Et revoir vingt-deux ans plus tard ce spectacle qui se déroule dans ce décor bourgeois couleur blanc cassé défraîchi où est mis en scène de manière très lisible les illusions amoureuses confrontées à la nature fortement sexuelle et animale d’Alcina par l’utilisation de figurants partiellement ou totalement dénudés, où alternent images de faux paradis perdus et scènes obscures, tout en mettant en valeur avec beaucoup d'humour le couple formé par Morgana et Oronte qui rétablit à travers une scène amusante une vision dépoussiérée de l’amour tendre et sexualisé, montre qu’il existe des formes modernes de représentations qui, lorsqu’elles sont basées sur quelque chose de fort et vital, peuvent conserver dans la durée un apport réflexif et fort pour les spectateurs.

Nicolas Courjal, Roxana Constantinescu, Gaëlle Arquez, Jeanine De Bique, Sabine Devieilhe et Rupert Charlesworth

Nicolas Courjal, Roxana Constantinescu, Gaëlle Arquez, Jeanine De Bique, Sabine Devieilhe et Rupert Charlesworth

Les passages ajoutés sur le tard par Haendel pour introduire le personnage d’Oberto sont coupés pour cette reprise mais sont conservés dans le livret, ce qui ne gênera que les puristes.

Une très belle version à redécouvrir au Palais Garnier jusqu'à fin décembre.

Sapin de Noël du Grand Foyer du Palais Garnier

Sapin de Noël du Grand Foyer du Palais Garnier

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Publié le 23 Septembre 2021

Concert inaugural de Gustavo Dudamel
Concert du 22 septembre 2021
Palais Garnier

Carmen (George Bizet - 1875)
Prélude, « L’amour est un oiseau rebelle » , « La fleur que tu m’avais jetée », « Les voici, voici la quadrille… »  Clémentine Margaine, Matthew Polenzani, Chœur

Ainadamar (Osvaldo Golijov - 2003)
« Mariana, tus ojos » Ekaterina Gubanova, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur

La vida breve (Manuel de Falla - 1913)
Danse du deuxième tableau (Chœurs)

Peter Grimes (Benjamin Britten - 1945)
Four Sea Interludes, n. 4 « Storm »

Doctor Atomic (John Adams - 2005)
“Batter my heart” Gerald Finley

Lohengrin (Richard Wagner - 1850)
Prélude de l’acte I

Der Rosenkavalier (Richard Strauss - 1911)                     Jacquelyn Wagner
Trio et duo final Jacquelyn Wagner, Gerald Finley, Ekaterina Gubanova, Sabine Devieilhe

Falstaff (Giuseppe Verdi - 1893)
Scène finale « Alto là ! Chi va là » Gerald Finley, Jacquelyn Wagner, Sabine Devieilhe, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Clémentine Margaine, Matthew Polenzani, Tobias Westman, Kiup Lee, Timothée Varon, Aaron Pendleton

Direction musicale Gustavo Dudamel
Chef de Chœur Ching-Lien Wu 

Chœurs et Orchestre du Théâtre National de l'Opéra de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine

Une fois passé l’impressionnant dispositif de sécurité lié à la présence du couple présidentiel venu assister au concert inaugural de Gustavo Dudamel, le nouveau directeur musical de l’Opéra de Paris pour les six ans à venir, le Grand Escalier du Palais Garnier se découvre sous ses décorations florales multicolores où les couples aiment à se photographier.  

Gustavo Dudamel

Gustavo Dudamel

L’effervescence est assez particulière, et il devient possible d’admirer les différents espaces de ce joyaux architectural sous des éclairages inhabituels qui rehaussent les couleurs des pierres et des mosaïques, mais qui jettent aussi une ombre sur le plafond du monumental escalier.

Le programme présenté ce soir réserve ses originalités à sa première partie où, après des extraits de Carmen joués sur un rythme vif et un parfait équilibre des timbres, et chantés par Clémentine Margaine dans une tessiture très sombre et un peu introvertie, et Matthew Polenzani, à l’inverse, avec une approche très claire et légère qui atténue la nature complexe de Don José, la musique d'essence hispanique se diffuse sur une scène lyrique où elle est habituellement peu présente.

Ekaterina Gubanova (Margarita) - Ainadamar

Ekaterina Gubanova (Margarita) - Ainadamar

L’extrait d’Ainadamar, opéra qu’avait monté Gerard Mortier en 2012 à Madrid dans une mise en scène de Peter Sellars, fait entendre les chants de jeunes filles au cours d’une représentation de la pièce de Lorca, Mariana Pineda, jouée au Teatro Solis de Montevideo.

Le chœur, bien que masqué, se fond aux rythmes de congas et aux traits ambrés des cuivres dans une atmosphère voluptueuse et envoûtante où Ekaterina Gubanova et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur joignent une présence discrète à ce moment voué à la mémoire du jour où la pièce fut créée.

Ici, se révèle aussi le goût de Gustavo Dudamel pour la magnificence poétique des vents.

Concert inaugural (Gustavo Dudamel – Opéra de Paris) Palais Garnier

Puis, c’est jour de mariage à Grenade quand enchaîne l'une des danses de La Vida Breve de Manuel de Falla, de l’enjouement folklorique tenu avec style, cuivres fortement sollicités, qui laisse poindre une envie de fête et qui prépare à  l’élan endiablé et claquant avec lequel l’interlude « Storm » de Peter Grimes va être mené pour nous conduire vers le répertoire Anglo-saxon.

Gerald Finley (J. Robert Oppenheimer) - Doctor Atomic

Gerald Finley (J. Robert Oppenheimer) - Doctor Atomic

Grand moment de chant clamé vers les hauteurs de la salle avec un superbe timbre fumé, Gerard Finley fait honneur à l’écriture de John Adams dont il s’est approprié l’esprit depuis la création de Doctor Atomic à l’Opéra de San Francisco en 2005 dans une mise en scène de Peter Sellars

Les ondoyances mystérieuses et pathétiques de la musique se dissipent magnifiquement, et ce grand passage dramatique annonce aussi les prochains débuts du compositeur américain sur la scène de l’Opéra de Paris, peut-être avec cette œuvre.

Sabine Devieilhe (Sophie) et Ekaterina Gubanova (Octavian) - Der Rosenkavalier

Sabine Devieilhe (Sophie) et Ekaterina Gubanova (Octavian) - Der Rosenkavalier

La seconde partie de la soirée est totalement dédiée à trois compositeurs majeurs du répertoire, Richard Wagner, Richard Strauss et Giuseppe Verdi.

L’ouverture de Lohengrin est une splendeur de raffinement où les tissures des cordes se détachent avec une finesse d’orfèvre à laquelle la rougeur des cuivres se mêle pour donner une chaleur à une interprétation de nature chambriste. Elle est suivie par un déploiement majestueux, beaucoup plus ample, dans le final du Chevalier à la rose.

Gustavo Dudamel devient le maître des miroitements straussiens et de l’imprégnation du temps, et les quatre solistes, Jacquelyn Wagner, Gerald Finley, Ekaterina Gubanova et Sabine Devieilhe, forment une union subtilement recherchée qui magnifie cette ode au temps passé.

Chœurs et Orchestre de l'Opéra de Paris salués par l'ensemble des solistes

Chœurs et Orchestre de l'Opéra de Paris salués par l'ensemble des solistes

Et dans la fugue finale de Falstaff, le chef d’orchestre fait résonner la verve acérée de Verdi avec des traits de serpes cuivrées insolemment fougueux et se met au service d’une équipe d’une unité inspirante car sans artifice.

C’est une image extrêmement humble qu’aura donné ce soir Gustavo Dudamel, rejoint au salut final par la chef de chœur Ching-Lien Wu après l’interprétation d’une Marseillaise galvanisante, et l’accueil bouillonnant et émouvant du public présent en témoigne.

Le Grand Lustre, surmonté du Plafond de Marc Chagall qui fut inauguré le 23 septembre 1964.

Le Grand Lustre, surmonté du Plafond de Marc Chagall qui fut inauguré le 23 septembre 1964.

Concert à revoir en intégralité et gratuitement sur la plateforme l'Opéra chez soi de l'Opéra national de Paris.

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Publié le 30 Septembre 2019

Les Indes Galantes (Jean-Philippe Rameau - 1735)
Répétition générale du 26 septembre et représentation du 27 septembre 2019
Opéra Bastille

Hébé, Phani, Zima Sabine Devieilhe
Bellone, Adario Florian Sempey
L'amour, Zaïre Jodie Devos
Osman, Ali Edwin Crossley-Mercer
Émilie, Fatime Julie Fuchs
Valère, Tacmas Mathias Vidal
Huascar, Don Alvar Alexandre Duhamel
Don Carlos, Damon Stanislas de Barbeyrac

Direction musicale Leonardo García Alarcón
Mise en scène Clément Cogitore (2019)
Chorégraphie Bintou Dembélé

Orchestre Capella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur, Compagnie Rualité
Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris                                                                Stanislas de Barbeyrac (Don Carlos)

En relevant le défi de jouer le second opéra de Jean-Philippe Rameau sur une scène aussi grande que celle de l'Opéra Bastille, l'ensemble de l'équipe artistique vient de repousser de 32 ans l’âge de l'oeuvre la plus ancienne interprétée en ce lieu, car seul quelques opéras de la période classique pré-révolutionnaire (Alceste, Iphigénie en Tauride, Idomeneo, Les Noces de Figaro et Don Giovanni) avaient pu y être représentés jusqu’à présent.

Sabine Devieilhe (Hébé)

Sabine Devieilhe (Hébé)

Et le problème majeur de cette entreprise est de trouver comment rendre captivant pour le plus large public possible une oeuvre qui, certes, mettaient en valeur les qualités chorégraphiques des danseurs français sous Louis XV, mais qui était décriée autant pour la faiblesse du texte de Louis Fuzelier, que pour la complexité de son écriture musicale, jugée telle à cette époque. 

Mathias Vidal (Valère)

Mathias Vidal (Valère)

On peut aussi observer, en filigrane, que les Indes Galantes furent composées à l’âge d’or de la Compagnie des Indes Orientales, fameuse manufacture royale créée par Louis XIV pour contrer les Anglais et les Hollandais dans leur commerce avec l’Asie. Une dizaine de bateaux par an faisaient ainsi l’aller-retour entre le port de Lorient et les Indes, dont Pondichéry fut le comptoir le plus célèbre, rapportant métaux précieux et tissus fragiles. Cette compagnie coloniale disparaîtra irréversiblement avec la Révolution.

Avec Les Indes Galantes, Jean-Philippe Rameau portait ainsi à son apogée le règne du Rococo et de l’épicurisme apparu sous la Régence, symbolisés par la réussite de l’opéra-ballet, un genre qui comprenait généralement trois actes, une intrigue par acte, et l’ajout de divertissements qui prirent une place excessive jusqu’à l’arrivée des opéras bouffes italiens

Edwin Crossley-Mercer (Osman) et Julie Fuchs (Émilie)

Edwin Crossley-Mercer (Osman) et Julie Fuchs (Émilie)

Mais pour cette nouvelle production contemporaine, l’approche choisie par l’équipe scénique consiste à sortir des codes bourgeois de l'esthétique baroque, habituellement motivée par une profusion visuelle qui remboursait l'investissement financier initial, pour plonger le spectateur dans un univers qu'il côtoie peu, la jeunesse des mondes en marge d'une société normée, sa pluralité d'origines, ses langages du corps et ses expressions d'amour qui interpénètrent les réseaux humains, même dans les situations en apparence les plus sordides.

L'association de Clément Cogitore, jeune vidéaste dont les premiers films montrent son intérêt pour les conflits entre groupes humains totalement étrangers les uns aux autres, et de Bintou Dembélé, danseuse et chorégraphe qui renouvelle les danses nées de quartiers pauvres, Hip-Hop, Krump, Electro, pour en inonder le monde entier, évoque donc sans faux dépaysement des groupes humains qui concernent l’Europe d’aujourd’hui, mais dont cette dernière craint la force déstabilisatrice.

Florian Sempey (Bellone)

Florian Sempey (Bellone)

Clément Cogitore et Bintou Dembélé organisent ainsi l’espace de ces Indes Galantes autour d’une large fosse circulaire qui peut s’ouvrir ou se refermer, et qui symbolise aussi bien un espace maritime engloutissant qu’un cratère de volcan entouré de fumerolles, ou bien le pourtour d’un immense feu de joie. La scène, sur toute sa périphérie, reste la plupart du temps dans la pénombre de lumières bleutées ou orangées.

Le prologue présente Hébé comme une femme du passé dont le goût pour une mode chatoyante sera vite dépassé par celle des jeunes et des très jeunes qui seront au centre des scènes de vie narrées tout le long de la soirée. C’est dans ce premier tableau que l’on peut entendre Sabine Devieilhe invoquer l’Amour au souffle d’une flûte mélancolique qui sublime un pur instant de poésie. Ses aigus sont fortement effilés, la clarté du timbre insolente, et la rigueur cartésienne qui émane de son chant renvoie à l’austérité du compositeur lui-même.

Le chœur face à Julie Fuchs (Émilie)

Le chœur face à Julie Fuchs (Émilie)

Par la suite, une correspondance précise entre mouvements des corps et lignes musicales se retrouve pendant tout le spectacle sans jamais verser dans l’illustratif facile, quitte à rechercher le démonstratif, et sans prendre le dessus sur la présence des chanteurs. 

L’entrée du Turc généreux décrit avec force les départs risqués de populations obligées de migrer à travers les mers, et l’image insiste sur la situation précaire de ces migrants tous protégés par une couverture de survie or-argent qu’ils brandiront spectaculairement en tournoyant sur l’onde colérique de l’océan.

Leur apparition se fait à l’arrachée d’un bras mécanique qui plonge au cœur de la scène pour en relever une carcasse de bateau, comme s’il s’agissait d’évoquer la dureté d’acier de la main du destin. 

Alexandre Duhamel (Huascar)

Alexandre Duhamel (Huascar)

Et le charisme enjôleur de Julie Fuchs allié à la candeur lunaire resplendissante de Mathias Vidal, impressionnant par sa présence alerte, font le charme hypnotique de ce tableau si dramatiquement humain.

Dans Les Incas du Pérou, c’est cette fois une jeunesse manipulée par un faux leader, Huascar, qui est représentée, et le culte du Soleil devient un grand moment de fascination sous la lumière artificielle d’un immense écran numérique tenu par ce même bras mécanique, dont on devine à peine les images qu’il draine.  L’imaginaire interrogatif du spectateur est ainsi sollicité aussi bien face à ce mystérieux écran que par les danses ensorcelantes, cheveux au vent, du peuple ainsi réuni.  

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre)

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre)

Alexandre Duhamel représente une noirceur méphistophélique qui prendra une formidable éloquence dans le dernier tableau des Sauvages, alors que Sabine Devieilhe offre un saisissant moment de grâce en chantant devant le corps torsadé d’un magnifique danseur porté par la délicatesse des méandres de la musique, un des points culminants de cet acte qui est aussi celui du chœur, une puissance évocatrice qui envahit le cœur de tous par sa chaleur spirituelle et l’éclat de ses résonances.

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre) et les Fleurs

Mathias Vidal (Tacmas) et Jodie Devos (Zaïre) et les Fleurs

C’est alors avec surprise et amusement que le public découvre les Fleurs sous forme de prostituées dansant dans des cages en verre telles les filles des Red lights d’Amsterdam.

Et pourtant il y a grande justesse dans cette image car, à sa création, le personnage de Tacmas était représenté en travesti, ce qui choqua le public et obligea Rameau à modifier cet acte deux semaines plus tard.

Edwin Crossley-Mercer déambule nonchalamment sous couvert d’une voix de velours noir, les atmosphères nocturnes lui conviennent en fait très bien, et Mathias Vidal, méconnaissable sous son travestissement, rejoint Jodie Devos après qu’elle ait chanté ses aveux amoureux d’une pure délicatesse.

Les corps des femmes s’entremêlent pour former la corolle d’une improbable fleur chorale au chant ensorceleur, puis se succèdent au cours de la Fête des fleurs des réminiscences affectives de souvenir d’enfance, un manège enchanté, un chœur fragile de jeunes gamins si touchant, et la chaleur d’un ensemble autour d’un feu comme seule source de lumière des individus.

Les Indes Galantes (Devieilhe-Sempey-Devos-Fuchs-Vidal-Crossley-Mercer-de Barbeyrac-Duhamel-Garcia Alarcon-Cogitore-Dembélé) Bastille

Enfin, au tant attendu dernier acte des Sauvages, qui ne fut ajouté que six mois après la création des Indes Galantes, Stanislas de Barbeyrac réitère son portrait si incisif et droit de Don Carlos en en affublant avec la même autorité infaillible le français Damon.

Et Florian Sempey dépeint un Adario volontaire et percutant qui, progressivement, s’efface sous la personnalité volubile du chanteur qui prend le dessus dans la danse finale écrite à l’origine pour des indigènes des Caraïbes. Florian Sempey est un bon vivant, et cela transparaît toujours même lorsqu’il doit, comme ici, incarner un amant jaloux et sincère.

Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris

Il y a bien la symbolique de la frivolité des pom-pom girl, mais c’est inévitablement la danse des Sauvages, seule musique de tout l’opéra véritablement descriptive des couleurs et des rythmes d’un peuple lointain, qui permet à tous les danseurs de se retrouver dans une danse énergique et endiablée aux accents vengeurs qui finit les poings dressés au ciel.

C’est ainsi moins pour ses portraits individuels que pour les mouvements d’ensemble des destinées humaines, et leur diversité, que le travail de Clément Cogitore et Bintou Dembélé gagne une force universelle, loin de tout décalage, en laissant planer au fil de chaque acte une présence oppressive et machinale, principal horizon des groupes humains en quête d’existence.

Leonardo García Alarcón et les artistes au salut final

Leonardo García Alarcón et les artistes au salut final

Et s’il y a de l’énergie sur scène, c’est aussi parce que Leonardo García Alarcón déploie un orchestre aux cordes acérées, des sonorités métalliques et vivantes que viennent approfondir les contrebasses, réservant ainsi aux motifs aériens des flûtes des moments d’intimité gracieux, et maintenant la simplicité authentique des deux théorbes en forme de poires claires, entourées de cordes sombres, situées au centre de l’orchestre.

Clément Cogitore et Bintou Dembélé

Clément Cogitore et Bintou Dembélé

La musique de Rameau ne sonne jamais ancienne ou trop sèche, la texture de l’orchestre fait corps avec le chœur et les voix, et l’émotion du chef argentin au salut final n’est que la récompense d’un engagement pour tous les artistes dont l’adhésion de cœur se sent à chaque mouvement dansé et geste d’attention, comme s’il avait porté d’une force colossale à lui tout cet ensemble hors du commun. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explosion de joie du public à la première, reconnaissant du travail accompli et de la vitalité généreuse de tous.

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Publié le 12 Février 2018

Dialogues des Carmélites (Francis Poulenc)
Représentation du 07 février 2018
Théâtre des Champs-Élysées

Blanche de la Force Patricia Petibon 
Mère Marie de l’Incarnation Sophie Koch 
Madame Lidoine Véronique Gens

Sœur Constance Sabine Devieilhe 
Madame de Croissy Anne Sofie von Otter 
Le Chevalier de la Force Stanislas de Barbeyrac 
Le Marquis de la Force Nicolas Cavallier 
Mère Jeanne de l’Enfant Jésus Sarah Jouffroy 
Sœur Mathilde Lucie Roche 
Le Père confesseur du couvent François Piolino 
Le premier commissaire Enguerrand de Hys 
Le second commissaire Arnaud Richard
Le médecin, le geôlier Matthieu Lécroart 

Direction musicale Jérémie Rhorer                               Véronique Gens (Madame Lidoine)
Mise en scène Olivier Py
Orchestre National de France
Chœur du Théâtre des Champs-Elysées
Ensemble Aedes

Michel Franck, le directeur du Théâtre des Champs-Élysées, confiait l'année dernière à ces abonnés qu'il avait hésité à rejouer Dialogues des Carmélites dans la production d'Olivier Py, tant son interprétation en décembre 2013 avait marqué les esprits.

Sabine Devieilhe (Sœur Constance) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

Sabine Devieilhe (Sœur Constance) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

En effet, la volonté du metteur en scène d'unir deux de ses univers personnels, la foi et le théâtre, aurait pu aboutir à une surcharge baroque, mais en ce théâtre de l'avenue Montaigne, c'est un spectacle d'une fluidité cinématographique lisible, souvent noir-de-gris mais riche en contrastes d'ombres et de lumières, qui se déroule en passant d'un monde à un autre à travers des scènes visuellement très fortes : la chambre mortuaire de la prieure, terrifiante dans sa solitude, les évocations de tableaux religieux à partir de symboles simples et naïfs découpés dans un bois pâle, la forêt et ses mystères, ou bien l'envol final des âmes vers l'infini de l'univers.

Anne Sofie von Otter (Madame de Croissy)

Anne Sofie von Otter (Madame de Croissy)

Et la distribution réunie pour cette reprise, un mois après les représentations bruxelloises, offre à nouveau un ensemble de portraits vocaux qui particularise clairement chaque personnalité.

Sophie Koch, en mère Marie, représente la fermeté, un timbre mat et une projection homogène d'un affront autoritaire un peu dur mais naturellement noble, Véronique Gens, en Madame Lidoine, laisse transparaître plus de sensibilité et de doute, mais rejoint également la sévérité de Marie, et Anne Sofie von Otter, surprenante madame de Croissy à l'aigu clair et chantant, retrouve dans les graves ce grain vibrant qui la rapproche si intimement de notre cœur.

Ce balancement vocal entre lumière d'espoir et sursauts de peur a alors pour effet d'adoucir l'effroi radical qui émane habituellement de la première prieure.

Sophie Koch (Mère Marie de l’Incarnation) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

Sophie Koch (Mère Marie de l’Incarnation) et Patricia Petibon (Blanche de la Force)

Les deux plus jeunes femmes, sœur Constance et Blanche-de-la-Force, rappellent naturellement d'autres portraits de sœurs ou cousines fort liées mais aux tempéraments opposés. Sabine Devieilhe joue ainsi une personnalité pleine d'élan piquant et exalté avec l'entière fraicheur pure d'une voix venue d'un ciel sans nuage.

Et Patricia Petibon, lunaire et hors du temps, incarne de façon plus complexe une innocente et enfantine Blanche, comme si sa force intérieure s'imposait avec une sincérité totalement désarmante. Très grande impression de conscience humaine par ailleurs dans son dialogue avec Constance.

Nicolas Cavallier (Le Marquis de la Force)

Nicolas Cavallier (Le Marquis de la Force)

Quant aux rôles masculins, entièrement renouvelés, ils bénéficient de deux grands représentants du chant français racé, Stanislas de Barbeyrac, mature et d'une stature sérieuse qui inspire un sens du devoir fortement affirmé, et Nicolas Cavallier, dans une veine semblable mais d'une tessiture plus sombre.

Pour réussir à ce point à immerger l'auditeur dans un univers sonore stimulant, recouvrir de couleurs superbement chatoyantes le tissu orchestral, tout en atteignant une fluidité saisissante qui rejoint l'inspiration musicale mystique d'un Modest Moussorgsky, l'Orchestre National de France et Jérémie Rhorer semblent comme emportés par un geste réflexif voué à une beauté élancée et des effets d'envoutement inoubliables.

Stanislas de Barbeyrac (Le Chevalier de la Force)

Stanislas de Barbeyrac (Le Chevalier de la Force)

Et le chœur du théâtre associé à l'ensemble Aedes, ne fait qu'ajouter élégie et sérénité à cette composition impossible à abandonner un seul instant.

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Publié le 26 Mars 2017

Béatrice et Bénédict (Hector Berlioz)
Version de concert du 24 mars 2017
Palais Garnier

Don Pedro François Lis 
Claudio Florian Sempey 
Héro Sabine Devieilhe 
Béatrice Stéphanie d'Oustrac 
Béatrice (rôle parlé) Julie Duchaussoy 
Bénédict Paul Appleby 
Bénédict (rôle parlé) Fitzgerald Berthon 
Ursule Aude Extrémo 
Somarone Laurent Naouri 
Léonato (rôle parlé) Didier Sandre 
Un Prêtre (rôle parlé) Frédéric Merlo

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en espace Stephen Taylor                                
           Sabine Devieilhe (Héro)

Béatrice et Bénédict a l'apparence d'une oeuvre légère et raffinée inspirée de Much ado about nothing de William Shakespeare, une oeuvre qui condense en elle-même une fraîcheur mélodique qui manque aujourd'hui au répertoire contemporain. Néanmoins, elle porte en son essence le tragique de la condition humaine, à savoir que l'orgueil et les postures sociales peuvent empêcher deux êtres faits pour se rejoindre de jouir de leur concordance.

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

L'unique soirée programmée par l'Opéra de Paris afin de faire revivre cet opéra composé à la suite des Troyens a, certes, joliment servi son écriture délicate, mais a également laissé un peu trop de place à un jeu ultra conventionnel, au cours des scènes parlées. Peut-être que le choix d'une unique récitante de talent aurait pu suffire à lier avec profondeur les passages vocaux et musicaux de cette histoire qui laisse plutôt songeur.

Le Choeur de l'Opéra National de Paris et son chef, José Luis Basso

Le Choeur de l'Opéra National de Paris et son chef, José Luis Basso

Hormis le recours à cet artifice scénique, le public, venu en nombre au point d' investir les moindres recoins des stalles du Palais Garnier, s'est laissé enjôler par le chant impeccablement soigné d'une distribution exclusivement francophone, si l'on omet le remplaçant de Stanislas de Barbeyrac, le ténor américain Paul Appleby, qui a fait honneur à la douceur de la langue française.

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice)

Stéphanie d'Oustrac, artiste forte qui aime se mettre en scène, a révélé une Bérénice particulièrement sûre d'elle, au point de rendre une résonance cruelle et vraie au vœu de sa cousine, Héro, de la voir sous un visage plus humain. 
Mais quand on est une mezzo-soprano glamour au caractère incendiaire et indestructible, le beau timbre dense et précieusement patiné ne souhaite pas forcément voir vaciller son intimité.

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice) et Paul Appleby (Bénédict)

Stéphanie d'Oustrac (Béatrice) et Paul Appleby (Bénédict)

Sabine Devieilhe, jouant ce soir l'innocence gentille, se fit confidentielle et tout aussi pure et charmante dans ses airs mélodieux, et son duo avec Aude Extrémo fut comme un rêve de temps suspendu sous les lumières nocturnes de la scène du Palais Garnier.

Laurent Naouri, lui, fit des tonnes de comédies, et Florian Sempey, déjà investi de ses futurs Figaro et Malatesta qu'il incarnera prochainement à l'Opéra de Paris, ne laissa que deviner les tonalités jeunes et séductrices qui colorent son souffle fier.

Laurent Naouri, Sabine Devieilhe et Philippe Jordan

Laurent Naouri, Sabine Devieilhe et Philippe Jordan

Soirée particulière, donc, inscrite dans le cycle Berlioz entamé depuis La Damnation de Faust et livrée aux ornements lissés par la main charmeuse de Philippe Jordan, l'orchestre et le chœur furent ainsi dirigés d'un geste qui préserva la fluidité et l'équilibre de leurs lignes musicales tout au long de la représentation.
 

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Publié le 29 Janvier 2017

La Flûte Enchantée (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 28 janvier 2017
Opéra Bastille

Tamino Pavol Breslik
Erste Dame Gabriela Scherer 
Zweite Dame Annika Schlicht
Dritte Dame Nadine Weissmann
Papageno Florian Sempey
Papagena Christina Gansch
Sarastro Tobias Kehrer
Monostatos Andreas Conrad 
Pamina Kate Royal
Königin der Nacht Sabine Devieilhe
Der Sprecher José Van Dam 
Drei Knaben Solistes des Aurelius Sängerknaben Calw

Direction musicale Henrik Nánási
Mise en scène Robert Carsen (2014)

Coproduction Festspielhaus Baden-Baden

                                                                                         José Van Dam (Der Sprecher)

Si l’intelligence théâtrale de la mise en scène de Robert Carsen réserve nombre d’émerveillements au spectateur qui découvre La Flûte Enchantée – on pense à l’intégration de la fosse d’orchestre au décor, à l’interaction des chanteurs avec les auditeurs de la salle, à l’humour macabre de Papagena (géniale Christina Gansch!) grimée en mort-vivante, au changement de point de vue entre la surface verte de la forêt et le monde souterrain, liés par seulement trois ouvertures … -, deux facettes du chef-d’œuvre de Mozart sont pourtant occultées : la féerie, et la symbolique maçonnique.

Florian Sempey (Papageno)

Florian Sempey (Papageno)

Le directeur canadien, auteur d’une douzaine de spectacles présentés à l’Opéra de Paris, s’est volontairement dégagé de ces dimensions imaginaires pour se réapproprier les éléments naturels du livret, et monter une dramaturgie qui réévalue le parcours initiatique à l’aune de la relation entre l’homme et la nature.

Ainsi, l’unité de l’humanité, divisée par l’idéologie et l’organisation sociale, ne peut se réaliser que dans la conscience de son appartenance au monde naturel : l’image des cercueils disséminés dans une grotte privée de lumière est éloquente sur ce point. Il ressort donc une tonalité lugubre de cette représentation émaillée d’effets mémorables.

Pavol Breslik (Tamino)

Pavol Breslik (Tamino)

Quel instant saisissant, en effet, que d’entendre José Van Dam, après 43 ans de présence sur la scène de l’Opéra de Paris, interpréter le rôle du Sprecher, le visage dissimulé sous un voile noir, la voix certes fluctuante, mais empreinte d’un velours émouvant ! Combien de spectateurs, ce soir, ont réalisé la défiance au temps de ce passage solennel ?

Et quel rôle exaltant pour Florian Sempey que ce Papageno randonneur, si proche du public qu’il semble en provenir ! Chacun peut alors se sentir lié à lui comme à un double de soi-même.

Florian Sempey (Papageno) et Kate Royal (Pamina)

Florian Sempey (Papageno) et Kate Royal (Pamina)

Ce jeune baryton tout fou, timbre mat et joues généreuses, a une élocution franche totalement désinhibée, dans une langue qui ne lui est pourtant pas naturelle. Sensible aux regards rivés sur lui, il en tire une énergie qui le galvanise dans son art de la comédie qui semble vouloir embrasser le monde entier.

Kate Royal, Pamina aux traits délicats et finement estompés, plus espiègle que romantique, en semble presque séduite, et finit par former un couple contrasté avec le Tamino viril, brillant et expressif de Pavol Breslik, loin d’être un prince vaporeux, mais une personnalité consciente et affirmée.

Sabine Devieilhe (La Reine de la Nuit) et Tobias Kehrer (Sarastro)

Sabine Devieilhe (La Reine de la Nuit) et Tobias Kehrer (Sarastro)

Et, en Reine de la Nuit plus bourgeoise que magicienne, Sabine Devieilhe révèle dans chaque air un sens de la nuance qui adoucit, notamment en seconde partie, le caractère intransigeant de son personnage.

On trouve également, dans les accents d’Andreas Conrad et de Tobias Kehrer, des traits de caractères ambivalents, car le premier dessine un Monostatos finalement presque attachant, alors que le second dresse une allure impériale de Sarastro qui incarne beaucoup plus que la sagesse de l’expérience, sinon une autorité prodigieuse qui résonne des tressaillements menaçants d’un commandeur inquiétant. 

Kate Royal (Pamina) et les solistes de l’Aurelius Sängerknaben Calw

Kate Royal (Pamina) et les solistes de l’Aurelius Sängerknaben Calw

Quant aux trois dames, Gabriela Scherer, Annika Schlicht, Nadine Weissmann, elles évoquent, par moment, de leurs voix chaudes, des romancières de mélodies russes. Leurs contraires, les trois jeunes solistes de l’Aurelius Sängerknaben Calw, sont, eux, élégants, charmants de pureté et d’enthousiasme.

Enfin, excellent Henrik Nánási qui gorge l’orchestre moelleux de sonorités chaleureuses tout en disséminant une vitalité agrémentée de touches subtiles, légères et amusées. La musique irrigue ainsi de jeunesse une scène sur laquelle le chœur, en harmonie avec cette image finale profondément utopique du cercle communautaire, y fond naturellement un chant uni et réconciliateur.

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Publié le 15 Juillet 2016

Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Georg Friedrich Haendel)

Représentation du 14 juillet 2016
Théâtre de l'Archevêché
Festival d'Aix en Provence

Bellezza Sabine Devieilhe
Piacere Franco Fagioli
Disinganno Sara Mingardo
Tempo Michael Spyres

Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Le Concert d'Astrée
Coproduction Opéra de Lille et Opéra de Caen

Krzysztof Warlikowski fait partie de ces metteurs en scène qui s'emparent des oeuvres lyriques pour les faire entrer en résonance avec un monde personnel qui semble avoir gardé une trace émotionnelle profonde de ce qu'une certaine jeunesse vécut dans les années 70.

Franco Fagioli (Piacere) - Pablo Pillaud-Vivien (en arrière plan)

Franco Fagioli (Piacere) - Pablo Pillaud-Vivien (en arrière plan)

Le premier oratorio de Haendel, 'Il Trionfo del Tempo e del Disinganno', composé à l'âge de 22 ans, porte en lui une contradiction flagrante, puisqu'il oppose les plaisirs de la vie à une morale rigoriste - morale qui joue de façon malsaine sur la conscience de la mort et de la peur qu'elle peut engendrer afin de casser les élans vitaux de La Beauté -, alors que sa musique même célèbre un hédonisme sonore, certes mélancolique, mais d'une très grande force impressive.

Sabine Devieilhe (Bellezza) et Michael Spyres (Tempo)

Sabine Devieilhe (Bellezza) et Michael Spyres (Tempo)

De part sa sensibilité, le directeur polonais choisit de transposer le livret dans la vie des adolescents de la génération 1968 qui rêvaient de réinventer un monde éternel basé sur la musique, le cinéma, la drogue et le sexe afin de contrer le système et son autoritarisme.

Sous son regard, Bellezza devient donc le symbole de cette jeunesse maudite qui va échouer dans sa recherche d'éternité sur les récifs de la réalité.

Franco Fagioli (Piacere) - Sabine Devieilhe (Bellezza) - Pablo Pillaud-Vivien

Franco Fagioli (Piacere) - Sabine Devieilhe (Bellezza) - Pablo Pillaud-Vivien

La scène se déroule entièrement dans une salle de cinéma tournée vers le public, au centre de laquelle une étroite cage en plexiglas semi-réfléchissant sert de boîte de nuit confinée.

Un jeune et très beau garçon, Pablo Pillaud-Vivien, - il est le rédacteur en chef de la section 'Veille artistique et citoyenne' du journal Médiapart, ce qui témoigne de son engagement politique - incarne ce rêve de sensualité vitale que chante Il Piacere.

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Il danse, charme, expose la perfection de son corps pour le plaisir de toutes et tous, et est entouré de figurantes qui représentent cette Bellezza qui ne saura pas survivre à la confrontation avec le monde réel, c'est-à-dire la conséquence d'un enfermement que le Temps et la Désillusion lui prédisent si elle persévère dans sa fuite vers le plaisir.

Elles apparaissent ainsi comme des zombies collés à leur siège de cinéma, et Warlikowski, à la fin de la première partie, introduit une judicieuse référence cinématographique à travers un extrait de 'Ghost dance' de Ken McMullen.

Il trionfo del tempo e del disinganno (Devieilhe-Fagioli-Mingardo-Spyres-Haïm-Warlikowski) Aix

Cet extrait confronte le philosophe Jacques Derrida - Juif sépharade algérien déchu de sa citoyenneté française par le gouvernement de Vichy -, duquel le metteur en scène polonais se sent inévitablement proche, à l'actrice française Pascale Ogier qui succombera d'une overdose à l'âge de 25 ans.

Sur le thème des fantômes avec lesquels nous vivons et que nous croyons voir chez les autres, la conversation prend une tournure absurde sur notre perception de la réalité et de la vérité, et donne surtout une clé pour comprendre les symboles de la mise en scène. 

Elle permet également de prendre de la hauteur et un peu de légèreté par rapport à la lourdeur des enjeux de la pièce.

Sara Mingardo (Disinganno)

Sara Mingardo (Disinganno)

Sabine Devieilhe, que nous connaissons depuis quelques années sur les scènes françaises, y compris celle de l'Opéra Bastille, prend une nouvelle dimension en abordant un rôle dramatique qui révèle ses facultés d'adaptation à un jeu théâtral viscéral, intériorisé et non conventionnel, tel que Barbara Hannigan ou bien Isabelle Huppert - au théâtre - aiment trouver chez Warlikowski pour les limites qu'il les oblige à dépasser.

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Non seulement elle pousse la vérité du jeu jusqu'à une bouleversante scène finale qu'elle chante tout en agonisant - Bellezza choisit le suicide par refus du temps et de la vérité -, mais elle révèle sur le strict plan vocal une variété de sentiments et d'émotions qui se traduisent par une variété de techniques qui, parfois, font entendre une jeune fille fragile, ou bien, à d'autres moments, ajoutent de la maturité et renforcent des couleurs dont elle fait émerger des intonations déclamées sensiblement humaines, et qui lui permettent même de faire jaillir des coloratures naturelles qui ornent d'une étourdissante fraîcheur ses airs les plus virtuoses.

Franco Fagioli (Piacere)

Franco Fagioli (Piacere)

Franco Fagioli, en Piacere, paraît tout aussi emporté par un art de la vocalise endiablé, exclamations rauques, tendresse suave, excellent acteur, lui aussi, jouant un amoureux éperdu avec une présence trouble - ses visages sont multiples dans cette mise en scène - en très grand lien avec celle de Sabine Devieilhe.

Sara Mingardo et Michael Spyres sont par ailleurs éblouissants, eux aussi.

Timbre somptueusement noir, chant et diction soignés avec une gravité qui appuie l'emprise du personnage de la Vérité sur Bellezza, la contralto italienne s'attache, par des jeux de regards, à préserver une humanité derrière le rôle bien réglé qu'elle semble jouer.

Sara Mingardo, Emmanuelle Haïm, Sabine Devieilhe

Sara Mingardo, Emmanuelle Haïm, Sabine Devieilhe

Quant au ténor américain, il est d'une infaillibilité impressionnante, même dans les suraigus qu'il atteint avec une aisance de souffle et de couleurs et quelque chose d'attachant dans le timbre qui, finalement, le font rejoindre ses trois autres partenaires dans ce portrait qui les lie à notre coeur par une cohésion vocale et humaine fascinante à vivre.

Le Concert d'Astrée, sous la direction passionnée d'Emmanuelle Haïm, entraîne cette partition chaleureuse sur des lignes d'une beauté de nuances magnifiquement précautionneuse du rythme des chanteurs.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Belle fusion des timbres des instruments, et délicatesse ondoyante irrésistible.

Et le grand joueur de contrebasse, qui dépasse d'une tête le reste des musiciens, donne l'impression d'être le barreur d'une embarcation vouée à un amour sensible pour une musique dont l'harmonie ne reflète pourtant pas la sévérité du propos.

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Publié le 13 Février 2016

Mithridate, re di Ponto (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 11 février 2016
Théâtre des Champs Elysées

Mithridate Michael Spyres
Aspasie Patricia Petibon
Xipharès Myrtò Papatanasiu
Pharnace Christophe Dumaux
Ismène Sabine Devieilhe
Marzio Cyrille Dubois
Arbate Jaël Azzaretti

Mise en scène Clément Hervieu-Léger
Décors Eric Ruf
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Le Concert d’Astrée                                                     Michael Spyres (Mithridate)

Coproduction Opera de Dijon

Ouvrage incroyable né du travail d’un garçon d’à peine quinze ans, ‘Mithridate, re di Ponto’ connut en 2011 une mise en scène imaginative de David Bösch à l’Opéra de Munich, imprégnée des noirceurs de l’âme de l’adolescence.

Clément Hervieu-Léger, qui a présenté sa vision de ce drame sous forme d’une leçon de peinture pour le Théâtre des Champs-Elysées la semaine dernière, a, lui, préféré s’inspirer d’un cadre de théâtre classique pour laisser se délier les sentiments d’attachement et les ressentiments des personnages principaux.

Son décor unique évoque un peu celui qu’avait employé Patrice Chéreau dans sa mise en scène de 'Cosi fan Tutte' à l’Opéra Garnier, un mur monumental aux teintes bleutées et un peu défraichies, un balcon et de multiples passages par où les chanteurs peuvent entrer et disparaître dans le noir avec, en arrière-plan latéral, une immense chambre qui accentue l’impression de profondeur de scène, le tout encadrant la simplicité nue d’une pièce de vie ordinaire.

Patricia Petibon (Aspasie) et Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Patricia Petibon (Aspasie) et Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Les éclairages évoquent autant un lent lever du jour à travers le pourpre des rideaux, qu’une fin de jour où seuls quelques rayons de soleil viennent illuminer les intimes révélations.

Des acteurs se joignent aux artistes comme pour combler la solitude qui entoure leurs airs – une impression de sollicitude se ressent en continue tout au long de la musique -, et une vitalité juste les anime sans que, toutefois, nous ne croyons un seul instant à un enjeu dramatique.

Le spectateur peut alors facilement se dépassionner de ces caractères, ou bien, au contraire, se prendre au jeu des sentiments qui subitement transforment l’œuvre en un étalement de questionnements, de violents mouvements d’âmes et de douloureux et tendres épanchements, et donc d’y voir le théâtre de ses propres émotions dans l’instant, ou bien celles alanguies dans sa mémoire.

Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Y règne également une forme de rigueur, d’intransigeance humaine, une dignité contrôlée que l’on retrouve dans la direction fine d’Emmanuelle Haïm.

Loin de chercher à entraîner le Concert d'Astrée dans un élan juvénile fou pourtant si inhérent à la jeunesse du compositeur, l'orchestre fait entendre de subtils évents, des violons tout légers et dansants, une couleur crépusculaire qui recherche l’expression du pathétique des sentiments, la tentation d’un épicurisme essentiel.

Et les chanteurs, tous voués à une interprétation noble et sérieuse de leurs rôles, se répondent à travers un dégradé de tessitures qui estompe les différences de timbre.

Patricia Petibon, plus introvertie qu’à Munich dans le rôle d’Aspasie, laisse filer une sensibilité mélancolique et subtile dont les teintes fruitées uniques à sa voix suffisent pour la reconnaître les yeux fermés.

Cette sobriété, que l’on ne lui connaissait pas, semble cependant brider un tempérament scénique que l’on sait plus intense.

Sabine Devieilhe (Ismène)

Sabine Devieilhe (Ismène)

Myrtò Papatanasiu, Xipharès féminin aux aigus caressants, partage la même sensibilité mozartienne, avec cette élégante et fragile manière de projeter un désespoir voilé de noirceurs, qui préserve un caractère un peu éthéré.

Quant à Sabine Devieilhe, lumineuse et impressionnante par la finesse verticale de ses suraigus, elle incarne également une Ismène mûre et ancrée dans la réalité de situation, une forme d’énergie qui voudrait éveiller son entourage de ses propres cauchemars.  

Entouré de ces trois femmes mystérieuses, Michael Spyres incarne un Mithridate très agréable, une voix à la fois large et moelleuse, qui se dissocie subitement dans des aigus typiquement rossiniens.
Les lignes sont appliquées, et sa jeunesse impulsive brosse un portrait immature et naïf de l’Empereur.

Patricia Petibon (Aspasie) et Michael Spyres (Mithridate)

Patricia Petibon (Aspasie) et Michael Spyres (Mithridate)

C’est en fait le style de Christophe Dumaux qui tranche avec celui de ses partenaires, car il est dans un surjeu sans doute personnel qui dissipe la personnalité de Pharnace. Les mimiques sont souvent très décalées, mais elles peuvent traduire le manque d’intégrité de son personnage, alors que ses couleurs vocales et ses vibrations noires traduisent une agressivité crédible pour un caractère aussi désagréablement guerrier.

Il symbolise ici les forces destructrices de l’âme.

A défaut d'un spectacle qui soutienne une tension et une curiosité en perpétuelle progression, la musique et la spiritualité vocale qui en émane a donc le pouvoir enjôleur d’adoucir les pensées et d’en détacher la bienveillance.

 

Captation en streaming direct sur Arte Concert, sur Mezzo Live HD et sur le site du Théâtre le samedi 20 février 2016, et rediffusion sur l’antenne d’Arte et de Mezzo courant 2016.
France Musique diffuse cet opéra en direct le samedi 20 février 2016.

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Publié le 23 Décembre 2014

La Chauve-Souris (Johann Strauss)

Représentation du 21 décembre 2014
Opéra-Comique (Salle Favart)


Gabriel Stéphane Degout
Rosalinde Chiara Skerath
Adele Sabine Devieilhe
Alfred Philippe Talbot
M° Falke Florian Sempey
Frank Franck Leguérinel
Prince Orlofsky Kangmin Justin Kim
Ida Jodie Devos
Frosch Atmen Kelif
Ivan Jacques Gomez
Mise en scène Ivan Alexandre
Direction Musicale Marc Minkowski
Orchestre des Musiciens du Louvre Grenoble

                                                                                           Sabine Devieilhe (Adèle)

Le faible intérêt dramaturgique de la Chauve-Souris n'empêche pas cette opérette d'être appréciée principalement pour la virtuosité de son ouverture, la feinte légèreté de l’air de Rosalinde « Mein Herr, was dächten Sie von mir », et toute la fin de soirée trépidante au palais du prince Orlofsky.

Cependant, il existe peu d’œuvres qui laissent autant de degrés de liberté aux interprètes scéniques et musicaux, et le choix de la langue de Molière permet de l’enrichir d’éphémères touches lyriques françaises - les réminiscences de Carmen, la lumière de « Oh ! Lève-toi soleil » -, depuis l’arrivée d’Alfred, chez Eisenstein, jusqu’à son incarcération à la prison de la ville.


Marc Minkowski dissémine ainsi dans la partition des références à notre répertoire national, sans que l’on puisse soupçonner chez lui autre chose qu’un amour de la musique vivante.

Pourtant, si l’on devait s’en tenir au jeu des artistes imprégné par le théâtre de boulevard artificiel d'Ivan Alexandre, la lassitude gagnerait très vite ce spectacle transposé dans le Paris de notre époque.

On oublie naturellement Vienne depuis cet appartement classique animé par un large écran de télévision, un autel des temps modernes …

Tout le monde s’agite caricaturalement, et même Stéphane Degout y perd en densité, car ce type d’œuvre comique ne peut que diluer sa personnalité si noble et si sombre dans le répertoire romantique. 

                                                                       

Stéphane Degout (Gabriel) et Chiara Skerath (Rosalinde)

Ce sont donc l’agilité vocale et les coloratures espiègles de Sabine Devieilhe qui s’épanouissent superbement, et avec évidence, sur la scène de la salle Favart. Néanmoins, l’œuvre n'est subitement que prétexte à une succession d’exploits vocaux, et le personnage d’Adèle ne gagne finalement rien en profondeur.

Tout semblerait donc suivre une routine préétablie, s’il n’y avait le remplacement surprise de Frédéric Antoun par Philippe Talbot - un jeune ténor léger qui sait charmer langoureusement la Rosalinde de Chiara Skerath, sûre d’elle malgré les altérations dans l'aigu de son timbre riche -, et l’interprétation étrange du Prince Orlofsky par le contre-ténor sud-coréen Kangmin Justin Kim, qui abuse des transitoires hystériques entre suraigus et graves masculins.
 

Et quand les invités se retrouvent à la fête généreusement organisée par le Prince, le déroulement linéaire de l’action se trouve soudainement arrêté par l’arrivée de Jérôme Deschamps - déguisé en directeur de théâtre à l’ancienne. Faux semblant d’une panne de courant, hilarante mise en cause d’une de ses collaboratrices, cette scène drôlement jouée, au point de laisser un doute sur la réalité de la situation, permet non seulement de signaler la présence parmi les spectateurs du premier ministre, Manuel Valls, mais également de créer un entracte avant la fin de la soirée du Prince.
De retour dans la salle, le spectacle reprend avec une marche russe de Johann Strauss et une désopilante parodie de Cecilia Bartoli - Kangmin Justin Kim en imite le swing, les tics, les cheveux au vent et le délire virtuose au cours d’un air de Vivaldi - qu’un spectateur, malgré tout, n’appréciera pas.

Philippe Talbot (Alfred)

Pourtant, cette façon de railler la fascination du public parisien pour ce genre de numéro de cirque est formidablement juste.

Et comme la scène ne permet pas de reproduire l’immensité d’une salle de bal, le galop est alors simplement dansé par une jeune femme, faussement nue, qui se réduit au fur et à mesure à un squelette, se jouant ainsi du regard des spectateurs et de la folie parisienne qui ne voient en elle qu’un ensemble de chairs sans cervelle.

Kangmin Justin Kim (Orlofsky)

Kangmin Justin Kim (Orlofsky)

L ’acte de la prison, dont il est difficile de rire lorsque l’on connait les témoignages de celles et ceux qui y vécurent réellement, est au moins l’occasion pour le geôlier de faire une allusion à la subvention récemment retirée aux Musiciens du Louvre par la nouvelle mairie écologiste de Grenoble . La légèreté du propos ne cache pas la charge volcanique qui se vit en ce moment précis.

Mais Marc Minkowski n’a rien perdu de son allant - peut-être n’est-il pas d’une humeur des plus caressantes pour que cela s’entende avec une extrême sensualité à travers l’orchestre -, et il libère une énergie qu’il insuffle sans retenue aussi bien aux artistes qu’au public.

Stéphane Degout, Marc Minkowski et Philippe Talbot

Stéphane Degout, Marc Minkowski et Philippe Talbot

Et c’est pour cela, malgré les longueurs du dernier acte et la déception d’un rôle si court et si peu expansif pour Florian Sempey, que ce spectacle ne laisse pas indifférent.

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