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Démission de Benjamin Millepied - L’Opéra, miroir d’une société bloquée ?
Publié le 7 Février 2016
L’Opéra, miroir d’une société bloquée ?
La démission de Benjamin Millepied a profondément attristé la part du milieu artistique qui souhaitait voir évoluer l’institution du ballet de l’Opéra National de Paris.
Le jour même de l’annonce officielle, jeudi 04 février, la chaîne Public Sénat a réuni quatre personnalités afin de débattre sur la signification de ce départ, et de ce qu’il révèle de notre modèle français.
Benjamin Millepied
On va plus loin, émission du 04 février 2016 sur Public Sénat
Emission animée par Sonia Mabrouk, ancienne journaliste à Jeune Afrique
Avec Jean Viard sociologue, directeur de recherche au CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po Thibaud Brière, Philosophe intervenant en entreprises Raphaël de Gubernatis Journaliste au Nouvel Observateur Jean-Louis Gombeaud Chroniqueur économique de Public Sénat
Débat L'Opéra, Miroir d'une société bloquée ? (à partir du temps 06 minutes de la vidéo)
Avant d’élargir notre débat, pouvez-vous nous dire quel est votre sentiment sur ce départ, diriez-vous que c’est un gâchis ?
Raphaël de Gubernatis : Un gâchis, oui, beaucoup même, parce que c’est un garçon extrêmement intelligent, sensible, qui n’a pas peut-être par fait une programmation aussi exceptionnelle qu’on a bien voulu le dire, mais c’est un garçon remarquable à bien des points de vues, généreux et plein d’ardeur.
Evidemment, il a été sans doute trop ambitieux, d’une part, et également pas assez diplomate, je suppose.
Mais il n’était pas assez diplomate parce qu’il avait foi en ce qu’il faisait, et il avait raison parce qu’il avait des projets tout à fait intelligents et solides.
Le Ballet de l’Opéra National de Paris, qui n’est pas une compagnie de danse comme le New-York City Ballet d’où vient Benjamin Millepied, est une institution royale, née sous l’Ancien Régime. Peut-on rappeler dans quelle maison il est arrivé et l’ambiance dans lequel il évoluait ?
Raphaël de Gubernatis : C’est une maison fort ancienne qui a été fondée par Louis XIV, sous un autre nom, l’Académie Royale de Musique et l’Académie Royale de Danse, qui a évolué par la suite en Opéra Royal , Opéra Impérial, Opéra de Paris etc.
Cette maison a beaucoup de fort belles traditions – que va probablement très bien cultiver Aurélie Dupont, la jeune femme qui va succéder à Benjamin Millepied -, maison qui est un peu trop fière de son Histoire, comme toujours en France où l’on est très fier de son Histoire, mais où l’on songe moins au présent et à l’avenir.
Et à force de fierté, on s’ankylose un peu.
Pensez-vous que Benjamin Millepied a sous-estimé le poids de ces traditions, et peut-on faire le rapprochement un peu osé entre cette institution et notre pays La France ?
Jean Viard : je ne sais pas ce qu’il se passe à l’Opéra, ce n’est pas vraiment mon sujet, mais il est vrai que la Culture est devenue, en France, un secteur qui s’est élargi – en gros 10 à 20% des Français s’intéressent à cette activité – car l’énorme travail de démocratisation engagé a donné des résultats, alors qu’il n’y avait pas autant de gens à s’y intéresser il y a trente ans.
Mais ce travail-là s’est un peu bloqué, car ces institutions magnifiques, qui fonctionnent avec l’argent public, devraient s’adresser beaucoup plus à tous les publics.
J’ai écrit un livre sur ce sujet l’année dernière avec Jean Blaise, 'Remettre le poireau à l’endroit', car dans une société explosée et aussi en difficulté, où il y a des heurts culturels, il faut se demander en quoi la Culture nous rassemble. C’est une question essentielle à laquelle on n’attache plus assez d’importance.
Y a-t-il le risque de ne plus attirer ces talents, Benjamin Millepied ayant décidé de repartir avec sa compagne Natalie Portman à Los Angeles, et y a-t-il un problème d’image de la France dont on parle souvent sur ce plateau ?
Jean-Louis Gombeaud : on a bien parlé du renom de l’Opéra de Paris, et ce qui arrive ce soir est quand même une mauvaise réputation pour l’Opéra en question. Mais dans cette affaire, il y a une erreur de casting.
On vient d’entendre la personne démissionnaire, et quand il a rencontré Stéphane Lissner, il a dû lui dire ce qu’il désirait faire, et le directeur de lui dire quelles étaient ses volontés, comme dans tout entretien professionnel.
Il y a donc une contradiction majeure, et Monsieur Lissner a fait une erreur en embauchant cette personne, dans la mesure où, apparemment, il ne correspondait pas au profil recherché.
Je ne suis pas compétent pour parler du talent de Monsieur Millepied, mais il est arrivé dans une maison qu’il ne connaissait pas.
On se demande alors quels soutiens a-t'il eu, et qui lui a apporté du secours lorsqu’il a rencontré des blocages ?
Benjamin Millepied - Aurélie Dupont - Stéphane Lissner
Raphaël de Gubernatis : je ne suis pas sûr que ce soit une erreur de casting, Benjamin Millepied a tous les atouts pour lui, mais il n’a probablement pas mesuré l’ampleur de la tâche qui l’attendait. Il n’a pas mesuré le poids des conservatismes, ainsi que la force des résistances.
Il est clair qu’il voulait être chorégraphe, et qu’il voulait réformer le ballet. Mais il y a antagonisme, car on ne peut pas faire les deux à la fois.
Il est vrai, cependant, que Rudolf Noureev l’avait fait, mais il avait un administrateur avec lui, ce que n’avait apparemment pas Benjamin Millepied, ce qui lui laissait plus de liberté dans son travail.
Noureev imposait d'ailleurs plus le respect que le jeune directeur de la danse actuel, de par son aura plus grande.
Les premiers articles qui parlent de cette démission sur internet parlent d’une France un peu bloquée et immobile, jalouse de ses traditions et de ses habitudes. Est-ce un mal français, ou bien exagère-t-on cela ?
Thibaud Brière : indéniablement, lors des phases de transformation d’une maison, il y a toujours à prendre en compte une dimension culturelle qui, par elle-même, représente une inertie inhérente à la nature du lieu.
D’un côté, la culture de l’entreprise peut-être un frein au changement, mais, en même temps, on ne change que par la culture. Ceux qui résistent sont aussi le levier du changement.
Jean Viard : les institutions ne se renouvellent pas de la même manière qu’une entreprise privée.
Quand une entreprise privée échoue, elle met la clé sous la porte, ou bien est reprise, car elle est sur un marché où elle peut aussi bien redémarrer que disparaître.
Dans notre cas, il y a une dimension endogamique dans le secteur de la Culture, car on prend des gens de l’intérieur. L’Opéra de Paris a essayé de prendre quelqu’un d’un peu décalé, mais ces grandes institutions très puissantes sont figées, et le problème devient alors de savoir se rappeler l’enjeu artistique initial tout en utilisant l’argent public pour se tourner vers tous les citoyens.
Jean-Louis Gombeaud : il y a cependant moins d’argent public, et l’Opéra de Paris ne représente plus que 50% d’argent public. Il faut donc aller chercher l’argent ailleurs, et Benjamin Millepied voulait renouveler le public.
Mais avec beaucoup d’illusions, surtout à l’Opéra, il cherchait à mettre en valeur des gens de la diversité sur la scène – ‘on pense à Laetizia Galloni’ -, de façon à attirer le public de la diversité.
C’était un peu rêveur, bien entendu, mais on voulait transformer une maison en entreprise, et cela n’a rien à voir.
Mais ce genre de problèmes se pose dans d’autres institutions, comme dans les musées, par exemple.
Au musée Picasso, la directrice a été reconnue pour son talent et, en même temps, pour son incapacité de management. Elle voulait, elle aussi, transformer ce musée en entreprise.
Comment peut-on à la fois préserver les traditions et faire respirer ces institutions ?
Raphaël de Gubernatis : il faut observer que Benjamin Millepied est venu avec beaucoup de bonne volonté, et avait des idées en faveur des danseurs. Il a cherché à leur rendre la vie plus agréable, pour mieux s’épanouir dans leur art, créer des conditions bien meilleures pour leur santé, sur le plan physique – il n’y avait pas de médecin attitré à l’Opéra, ni de masseur pour ce métier de haut niveau, plus élégant que le sport.
Mais comme le sont toutes les personnes généreuses, elles ne se rendent pas compte qu’elles laissent de côté des gens mécontents.
Jean Viard : on en revient à la question de savoir si ces institutions publiques doivent s’ouvrir au privé juste pour des questions d’argent, qui sont des raisons médiocres et nécessaires, ou bien de savoir s’il y a une véritable réflexion pour dynamiser ces institutions en allant sur le marché des sponsors ou des spectateurs, car, finalement, le spectateur ne paye pas grand-chose, moins de la moitié du coût réel.
C’est ce débat sur l’argent public que l’on n’a plus.
Jean-Louis Gombeaud : Nous sommes cependant devant une entreprise de main d’œuvre, et la question est de savoir si l’on peut changer les gens. Car vous ne pouvez changer qu’avec les gens.
Prenons un exemple lu dans Le Figaro ce matin : Monsieur Juppé visite les agriculteurs bretons, et ces derniers lui expliquent qu’ils sont très déçus car on leur avait promis des avances de trésorerie, et le Trésorier général leur a répondu : « Monsieur Valls dit ce qu’il veut, et nous on fait ce que l’on veut »
La mesure ne passe donc pas, car le Ministre ne peut contrôler les fonctionnaires.
Brigitte Lefèvre - directrice de la danse de 1994 à 2014
Qui bloque alors, et comment faire avancer ces acceptations ?
Thibaud Brière : Non seulement le changement n’est pas toujours positif, mais le changement ne vient pas toujours de ceux que l’on imagine rétifs au changement.
En France nous avons eu la Résistance, qui était une résistance à un changement imposé de l’extérieur, qui ne correspondait pas à nos aspirations, et dont le Général de Gaulle a été le leader.
Egalement, quand on parle de résistance au changement, c’est dans l’intention, en France, de stigmatiser le personnel de première ligne, c'est-à-dire les syndicats, qui ne seraient pas à la hauteur des enjeux, par acquis, par habitude, par conservatisme, et qui ne voudraient pas changer.
On médicalise cette résistance en parlant de 'peur du changement', alors qu’il peut y avoir de vrais désaccords sur la nature du changement.
Ce ne sont donc pas uniquement des résistances irrationnelles.
Jean Viard : il y a bien sûr des valeurs qu’il est légitime de défendre, mais on voit, pour comparer avec France Telecom, que les gens souffrent car ils ont une culture, qu’ils se sont engagés avec des engagements de protections, et soudainement, on leur dit que les règles vont changer.
J’ai été administrateur d’un grand théâtre – le Théâtre de Châteauvallon -, et j’ai pu constater que le monde de la Culture est un monde un peu fermé sur lui-même.
On n’est pas artiste à vie, on n’a pas à avoir un salaire à vie parce que l’on a été brillant à un moment.
Jean-Louis Gombeaud : C’est ce qu’a dit Stéphane Lissner dans sa conférence de presse, il y en a qui partent trop tôt, il pensait évidemment à Millepied, et il y en a qui partent trop tard.
Raphaël de Gubernatis : dans le cas des artistes, ceux-ci restent le temps qu’ils peuvent rester, la retraite étant à 42 ans pour les danseurs de l’Opéra. Ce ne sont pas des vieillards, comme en politique, qui nous empoisonnent la vie.
Ils ont un cursus à suivre qui est tout à fait logique, ce ne sont pas eux qui restent au pouvoir très longtemps.
C’est la direction qui, peut-être, dure trop longtemps. Il y a eu le cas de Brigitte Lefèvre qui est restée pendant 20 ans, ce qui était excessif, mais ce cas était exceptionnel, et personne, à part Lifar, avant la guerre, n’est resté aussi longtemps au pouvoir.
Les choses changent beaucoup chez les artistes du monde de la Culture, mais les administratifs peuvent peser d’avantage et sont souvent plus néfastes en vérité.
Nous entrons dans la dernière ligne droite du quinquennat, quelles seront les mesures à prendre pour retenir ces talents et préserver l’image de la France ?
Jean-Louis Gombeaud : Je pense qu’il faut montrer aux gens où est leur avenir. Dans les changements qu’a voulu faire Benjamin Millepied, il n’a pas réussi à le montrer à des gens qui sont des grandes stars, des vedettes, des Etoiles, des gens qui inspirent le respect, et qui se sont sentis finalement humiliés.
Si vous ne leur démontrez pas que c’est dans le changement qu’ils peuvent se construire un avenir, vous ne les aurez jamais avec vous.
Raphaël de Gubernatis : Mais vous savez très bien que les gens qui ont la foi foncent, et ils n’ont pas envie d’attendre qu’on les écoute.
Jean Viard : C’est vrai dans tous les métiers, et c’est pour cela qu’il y a débat, chacun veut rester, les présentateurs télévisuels, par exemple, ne partent pas volontiers. Il ne faut pas que cela reste un jeu interne, il faut que cela parle à la société.
Thibaud Brière : Il faut que le changement se fasse dans la fidélité à soi. Je le vois, notamment, dans le domaine des entreprises, où l’on prétend importer une culture mondialisée, anglo-saxonne, financiarisée, qui ne correspond pas à des cultures maison.
Il y a alors résistance au changement, mais ce n’est que la conséquence de l’import d’une culture hors-sol qui n’est pas enracinée.