Gerard Mortier, directeur d’opéra. Son Annus horribilis

Publié le 12 Janvier 2014

« Du triomphe à la défaite : J’ai tout vécu »
 

Le 28 décembre 2013, une très longue interview de Gerard Mortier est parue dans le journal De Standaard, un quotidien belge néerlandophone. Elle est présente dans son intégralité sur le site culturel flamand « Detheatermaker».

La traduction française qui en est faite ci-dessous est un effort pour en reconstituer le sens le plus fidèlement possible.

L’interview est signée du journaliste culturel Geert Van der Speeten


Il y eut le diagnostic de son cancer, puis, son licenciement controversé. Son année désastreuse l’a marqué, mais également amaigri.

« L’Art ne nous réconcilie pas avec la vie, mais il nous aide à mieux y faire face ».
Dans la bibliothèque, très bien rangée, de son appartement du Parc du Cinquantenaire, à Bruxelles, Gerard Mortier (70 ans) nous reçoit. Sur une table, des livres sont également classés en piles très bien ordonnées.
« La mort fait partie de la vie. Et même les lettres de Mozart nous apprennent qu’il pensait à la mort tous les soirs. »

Gerard Mortier : « Je suis les recommandations de mon médecin. Vous devez garder espoir, me dit-il, mais les illusions ne vous feront pas vous sentir mieux. » Javier del Real

Son rythme est très lent. D’une vie active - il est un des plus grands intendants d’opéra d’Europe - il est passé à une vie contemplative.  « Ma force intellectuelle m’empêche de me laisser aller. Je peux écrire, lire, penser : c’est une bonne thérapie. »

Alors il lit de grands romans du calibre d’Anna Karénine. Il écrit des articles pour les journaux et magazines en les imprégnant de l'essence d’artistes comme Wagner, Verdi ou Büchner . « Je reste curieux. Ecrire m’oblige à réfléchir sur tout ce qui constitue mes convictions et mes croyances. »

Mortier va bientôt commencer une seconde chimiothérapie. Sa maladie, qui s’est révélée au printemps dernier lors d’un examen de routine, laisse des traces visibles. Il ne veut pas en parler, bien qu’il ait accepté cette interview qui dresse le bilan de cette année.

A propos de la manière dont il a vécu l’annonce de cette maladie : « En un jour, ma vie a basculé. Vous devez d'abord encaisser le choc, puis c’est au tour des gens autour de vous. En parler reste difficile. Je sais, après plusieurs visites à l'hôpital, que chaque souffrance est différente. Supposons que je sois un père de famille, je réagirais différemment à cette maladie. Maintenant, je pense surtout à mes fils spirituels, les personnalités du monde de l’opéra comme Serge Dorny, Bernard Foccroulle ou bien Viktor Schoner. Je partage mes expériences sans les imposer . La question qui se pose naturellement est si la fin est proche ou pas. »

En Septembre, Mortier a du encaisser un second coup. Le Teatro Real de Madrid, qui l’avait accueilli comme un sauveur en 2010, l’a limogé de façon inattendue. Une déclaration malheureuse dans une interview donnée à un journal - Mortier y critiquait la façon dont son successeur avait été nommé sans respecter les procédures établies - a été la goutte d'eau de trop.

Ce fut un autre moment douloureux quand Joan Matabosch, le directeur du Liceu de Barcelone, fut nommé pour remplacer Mortier à Madrid. Celui-ci fut informé de sa destitution par téléphone, alors qu’il suivait son traitement médical en Allemagne.
Il en a résulté un tollé international et une vague d’indignations et de courriers de soutien à Mortier. « A Madrid, ils commencent à se demander comment ils ont pu se laisser influencer par un ministre insolent, et réalisent qu’ils ont fait une grossière erreur. »

Vous vous êtes montré combattif. Puis, vous avez recherché la paix par le compromis, alors que c’est contre votre nature. Pourquoi?

« Ce n'était pas le problème. Pourquoi devrais-je poursuivre pendant quatre ans si je n‘ai même pas ce temps à vivre ? Mon but était de sauver cette saison et de tenir mes engagements pris antérieurement. Je souhaitais également accueillir les artistes de Brokeback Mountain et Tristan und Isolde dès le début des répétitions. Je tiens enfin à être dans la dernière ligne droite jusqu’à la première. De plus, je peux compter sur mes assistants et je peux tout arranger par email. »

« Des grands triomphes jusqu’à la défaite finale, j’aurai finalement tout vécu dans ma carrière à l'opéra . Sic transit gloria mundi ! »

« Vous voyez aussi les choses sous un angle différent. Si l’on prend l’exemple de mon travail sur Mozart, mon compositeur favori absolu, je m’y suis quelques fois cassé les dents. Au Festival de Salzbourg, j’ai eu de la réussite avec quelques œuvres. Mais je me rends compte, maintenant, que mon projet Mozart y a échoué. Il a donc conduit à de nouvelles idées, et, par conséquent, à deux productions de Mozart du réalisateur Michael Haneke. Elles ont reçu un accueil enthousiaste dans le monde entier. »

 Il y a dix ans, vous trouviez que l‘on produisait trop d‘opéras. Qu'en est-il maintenant ?

« C’est toujours le cas, nous produisons trop d’opéras et la valeur événementielle prend souvent le dessus. Prenez Der Rosenkavalier, à Anvers, où un acteur hollywoodien a fait ses débuts comme metteur en scène. Je pouvais déjà prédire les avis. »

« En outre, le manque de connaissances musicales dans de nombreuses maisons d'opéra est choquant. Et cela ne concerne pas que les metteurs en scène, mais aussi les directeurs musicaux. Ils n’ont pas suffisamment l’expérience de l’opéra  et ne sont pas prêts à travailler correctement. Prenez l’exemple d’Herbert von Karajan faisant répéter un chanteur interprétant Wotan : il connaissait chaque mot par cœur. »

« Beaucoup de metteurs en scène n'ont pas leur place dans une maison d’opéra. Ils ne savent rien sur la musique, et viennent seulement avec une idée de départ. L’Anneau du Nibelung de Wagner joué dans une station de ski : pas si difficile. Mais qui les engage ? Transposer l’opéra à notre époque ce n’est pas seulement changer les costumes.
Vous devez savoir exactement ce que vous voulez traduire.
Nous identifions nos émotions et nos sentiments à travers l’opéra. Ils vivent en nous et nous devons les confronter à des personnages qui vivent des problèmes similaires auxquels le compositeur a lui aussi pensé. Nous nous rendons compte ainsi que nous ne sommes pas seuls, ce qui nous renforce. C’est cette sensation que nous devons traduire.»

Etes-vous pessimiste sur cette évolution?

« Beaucoup de metteurs en scène appartiennent à une génération qui se réfère à Wikipedia pour comprendre l’histoire de l’opéra. Ce n’est que le symptôme d’un problème plus profond : la vitesse à laquelle tout évolue, l'abondance d'informations, ainsi que les outils de communication tels que Facebook et Twitter qui ne servent qu’à miser sur la valeur marchande de l’art. »

«Je ne vois pas vraiment de solution. Mais être pessimiste ? Non, jamais cela. Seulement, je suis dépassé par cette situation. La vie me rend mélancolique. Celui qui croit aux utopies et qui comprend qu’elles ne sont pas possibles devient triste. Par conséquent, je suis les recommandations de mon médecin. Vous devez garder espoir, me dit-il, mais les illusions ne vous feront pas vous sentir mieux. »

Qu’est-ce qui peut vous faire tenir en ce moment?

« Les vrais amis qui me soutiennent et avec lesquels je reste en contact. Les réactions positives aussi, y compris celles suscitées par l'article, paru dans votre journal, sur l’importance politique de Verdi. »

«Quand j'étais jeune, des terreurs me submergeaient parfois. En particulier, l'idée d’éternité me faisait peur, car c’est quelque chose qui ne se termine pas, contrairement au cycle de la nature que nous connaissons bien. »

« Maintenant, j’en souffre beaucoup moins. Pour moi, tout se termine avec la mort.
Ce que nous appelons résurrection se résume à vivre en sachant que nous ne faisons que passer. En outre, je crois en la spiritualité, au charisme intellectuel, aux relations que nous ne pouvons pas comprendre. »

Qu’est-ce qui vous attire dans l‘art?

« L'art donne forme à des questions existentielles que nous ne pouvons pas résoudre immédiatement dans la vie quotidienne. La dimension spirituelle de la vie trouve son expression dans l'art, c‘est une certitude. Mais, contrairement aux croyances populaires, l'art n'est pas quelque chose de flou ou d’insaisissable. Par exemple, la musique est une science aussi exacte que l'algèbre. Vous pouvez analyser une partition parfaite de façon mathématique. Cette caractéristique de l’art est parfois sous-estimée.»

« En outre, le génie d'un artiste réside dans son inspiration. On retrouve cela chez Mozart, Beethoven ou Wagner. Quelqu'un comme Richard Strauss maîtrisait parfaitement l’orchestration musicale. Mais il composait parfois comme s’il tricotait tout en parlant.»

« Quand les gens sont pris dans une situation difficile qui les jette à terre, ils se tournent vers l'art. On entend toujours de la musique aux funérailles de quelqu’un. Après les deux Guerres Mondiales, les théâtres se remplirent continument. L’art ne nous réconcilie pas avec la vie, mais il nous aide à mieux y faire face.»

Considérez-vous que l’opéra, et l’art plus généralement, est une activité élitiste?

« Cette idée que l’art est élitiste et qu’il est destiné à un club restreint est aujourd’hui dépassée. Peut-être que cela a toujours été le cas et que c’est une question qui n’intéresse qu’un petit groupe de personnes. Mais regardez les attitudes de consommation partout dans le monde. Les rayons Dior sont présents partout, les voitures et les vêtements sont symboles de statut social, et les consommateurs veulent tout immédiatement. Ils se comportent comme des enfants gâtés.»

« Grandir est synonyme de faire des choix. C‘est aussi réclamer sa liberté ultime et faire les bons choix. J'ai toujours gardé cela à l'esprit. J'ai souvent été sévèrement critiqué pour ma programmation sélective et radicale, mais je ne pouvais pas faire autrement.»

Y a-t-il quelque chose  de beau que vous vouliez faire à Madrid mais que vous ne pourrez pas réaliser?

« Mais cette saison finira en beauté. Les contes d' Hoffmann est ma dernière production. Christoph Marthaler sera le metteur en scène et Sylvain Cambreling le directeur musical.
Les opéras d'Offenbach ne sont pas aussi importants que ceux de Mozart, mais Les contes d' Hoffmann disent quelque chose d'essentiel au sujet de notre quête de l'amour idéal. Seulement, les gens ne croient plus en rien aujourd‘hui, et ne croient même pas en l’amour. »

La pièce s’achève par une ode à l'art et à l'inspiration comme moyen de consolation et d'espérance.

« Les politiciens considèrent les artistes et les intellectuels comme quantité négligeable, un cadre décoratif. Si tout allait bien, nous n'aurions pas besoin des artistes. Mais les grandes révolutions que nous devons affronter font peur aux gens. Elles les font fuir vers le matérialisme. Alors, j’ai au moins la conviction que cette peur peut-être contrée par l’art, la science et la philosophie. »

« Nous avons systématiquement refoulé la mort. Nous en avons développé la peur et cultivé des alternatives, comme le fanatisme. Mais la mort fait partie de la vie. Les lettres de Mozart nous apprennent, même s’il n’avait que 28 ans et était un homme d’esprit, qu’il pensait à la mort tous les soirs. Je partage le point de vue des stoïciens que nous serons récompensés ou punis pendant notre vie, mais pas après. »

 « Des épicuriens j'ai appris à apprécier les choses simples de la vie. Récemment, j'ai vu passer un train sur le Rhin au coucher de soleil. J’en étais très heureux. Avant, je ne l’aurais même pas remarqué parce que j’étais trop souvent penché sur les rapports et les plannings. »

« Néanmoins, ces choses simples ne sont pas suffisantes, et l’homme doit vouloir construire des cathédrales. Notre mission est d’oser rêver. La dernière chose que je peux faire est de transmettre mes connaissances. »

 

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Rédigé par David

Publié dans #Conférences, #Actualité, #Gerard Mortier

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V
MEME IMPRESSION
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D
Je crois que, quelque part, je n'arrive toujours pas à y croire.
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V
MERCI David pour cet hommage : je t'ai vu entrer à Garnier dimanche et comme pour moi le choc a du être terrible d"apprendre précisemment cette triste nouvelle dans cette salle. Je m'étais rendue à<br /> Madrid fin janvier pour Brokeback mountain et Tristan et espérait le revoir. Ce ne fut pas ..<br /> La mort dans l'ame, j'ai passé la nuit suivante sur le web et à réserver mes places pour le festival de Glyndebourne en me disant que non, cette année je n'aurais pas le plaisir de l'y revoir .<br /> J'avais cru qu'un esprit aussi éclairé triompherait de son corps mais nous sommes tous mortels (ou bien ?) .
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G
Bon courage Monsieur Mortier.
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