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Publié le 23 Juillet 2024

Elizabeth Costello - Seven Lectures and Five Moral Tales (Nowy Theatr, 11 avril 2024)
Représentation du 16 juillet 2024
Festival d’Avignon

Artistes du Nowy Theatr  Mariusz Bonaszewski, Magdalena Cielecka, Andrzej Chyra, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska

Artistes invités  Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2024)
Décor et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumière Felice Ross
Collaboration artistique Claude Bardouil
Video et animations Kamil Polak
Musique Paweł Mykietyn
Dramaturgie Piotr Gruszczyński

 

Textes basés sur les œuvres de John Maxwell Coetzee ‘Elizabeth Costello’ (2003), ‘Slow Man’ (2005), ‘Moral Tales’ – dont sont tirés des extraits de 'Woman Grows Older', 'Vanity', 'The Glass Abattoir' – (2017) et une interview de J.M. Coetzee par Soledad Costantini (2018)

Extraits musicaux  ‘Symphony N°2’ de Pawel Mykietyn, ‘First Six Months of Love’ de Michelle Gurevich

Coproduction: Schauspiel Stuttgart, Festival d’Avignon, Théâtre de Liège, La Colline – théâtre national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Athens Epidaurus Festival, Malta Festival Poznań 2024

Pour la première fois, Krzysztof Warlikowski dédie intégralement un de ses spectacles à un auteur contemporain qui compte énormément pour lui depuis au moins une quinzaine d’année, John Maxwell Coetzee, romancier sud-africain installé à présent à Adélaïde, qui reçut le prix Nobel en 2003.

Ce dernier a imaginé un personnage, Elizabeth Costello, écrivaine invitée à des colloques dans le monde entier pour recevoir des récompenses pour ses œuvres, voix par laquelle il développe librement des idées destinées à bousculer la société bien-pensante. Elizabeth Costello fait l’objet d’un livre qui lui est entièrement consacré - ‘Elizabeth Costello’ (2003) -, mais elle apparaît aussi dans des ouvrages ultérieurs - ‘Moral Tales’ (2017) -.

Jadwiga Jankowska-Cieślak, Andrzej Chyra (le singe), Jacek Poniedziałek, Mariusz Bonaszewski, Hiroaki Murakami et Ewelina Pankowska (Photo Magda Huecke)

Jadwiga Jankowska-Cieślak, Andrzej Chyra (le singe), Jacek Poniedziałek, Mariusz Bonaszewski, Hiroaki Murakami et Ewelina Pankowska (Photo Magda Huecke)

A l’occasion de trois de ses pièces – ‘(A)pollonia’ (Avignon, 2009), ‘La Fin’ (Odéon, 2011) et ‘Phèdre(s)’ (Odéon, 2016), Krzysztof Warlikowski avait préalablement inséré la parole d’Elizabeth Costello dans ses réflexions. Elle devient dorénavant le personnage central de sa dernière création qui signe son retour au Festival d’Avignon après 11 ans d’absence et le souvenir de ‘Kabaret warszawski’ (2013).

Pas moins de cinq actrices et un acteur incarnent cette femme aux multiples visages, Jadwiga Jankowska-Cieślak (La conférencière de ‘Réalisme’), Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (La conférencière du paquebot des mers du sud du ‘Roman en Afrique’), Maja Ostaszewska (la jeune Elizabeth dans ‘Le problème du mal’), Ewa Dałkowska (La grand-mère de ‘Vanité’ et ‘Une femme en train de vieillir’), Maja Komorowska (la suppliante dans ‘La Porte’), et Andrzej Chyra (Elizabeth dans ‘L’Homme ralenti’).

Hiroaki Murakami, Krzysztof Warlikowski et Magdalena Cielecka

Hiroaki Murakami, Krzysztof Warlikowski et Magdalena Cielecka

Krzysztof Warlikowski construit la première partie de sa pièce, la plus longue et la plus difficile, principalement sur les récits d’’Elizabeth Costello’ et sa vie de conférencière, et dédie la seconde partie, plus courte, à des thèmes de deux ouvrages ultérieurs, ‘Slow Man’ et ‘Moral Tales’, qui confrontent le déclin de l’énergie existentielle aux traits de la vieillesse.

Le décor de Małgorzata Szczęśniak, d’une épure géométrique réglée au millimètre près, représente, côté cour, une cage transparente sertie d’un cadre d’un beau bois foncé pouvant pivoter pour être présentée soit de face, soit sur toute sa longueur.

Un petit salon, sobre, se tient sur la gauche, surmonté d’un grand écran téléviseur, et sur le mur côté jardin s’étirent des toilettes, lieu intime très prégnant dans la symbolique warlikowskienne mais qui découle pourtant bien d’une scène du ‘Problème du mal’. Cette estrade servira un peu plus loin d’étrange lieu de conférence.
Au sol, de larges cercles concentriques – il faut être un peu en hauteur pour bien les voir – donnent l’impression que la cage de verre flotte sur les eaux et qu’elle se situe au centre du champ de force du pôle sud.

Mariusz Bonaszewski, Magdalena Popławska, Bartosz Gelner et Jadwiga Jankowska-Cieślak (Photo Magda Huecke)

Mariusz Bonaszewski, Magdalena Popławska, Bartosz Gelner et Jadwiga Jankowska-Cieślak (Photo Magda Huecke)

La pièce commence par une installation vidéo de Philippe Parreno qui présente un esprit virtuel, Ann Lee, issu du marché numérique, destiné à animer des êtres redessinés par leurs créateurs. Le spectateur est de suite interpelé afin de différencier la simulation de la vie, d’une part, et les qualités qui font qu’un être humain est pleinement humain, d’autre part.

Puis, débute la présentation de J.M Coetzee et de son personnage d’Elizabeth Costello lors d’une remise de prix. L’écrivain est incarné par Mariusz Bonaszewski qui lui ressemble de par sa tenue et ses cheveux blancs, bien qu’il paraisse de carrure plus massive, et Jadwiga Jankowska-Cieślak se livre, dans son beau costume vert-émeraude, à un hypnotisant numéro de captation du public, douée qu’elle est d’une déclamation en polonais extrêmement séduisante.
Sur un divan, son fils prévenant, sous les traits de Bartosz Gelner, joue aussi les séducteurs.

A la différence du livre qui, par son style clair et bien rythmé, interpelle de son écriture le lecteur, c’est ici la manière d’être de chacun, et la façon de regarder l’autre et de s’exprimer avec vérité, qui crée l’illusion du réel à partir du réel. 

Hiroaki Murakami, Ewa Dałkowska, Maja Ostaszewska, Magdalena Cielecka, Maja Komorowska, Jacek Poniedziałek, Ewelina Pankowska, Bartosz Gelner et Andrzej Chyra

Hiroaki Murakami, Ewa Dałkowska, Maja Ostaszewska, Magdalena Cielecka, Maja Komorowska, Jacek Poniedziałek, Ewelina Pankowska, Bartosz Gelner et Andrzej Chyra

Krzysztof Warlikowski introduit le personnage du singe, évoqué en début de roman, pour ajouter au doute. Celui ci peut aussi bien être un double de l’auteur ou du metteur en scène, silencieux et observateur, un miroir de la cause animale qu’Elizabeth Costello va défendre en rapprochant la cruauté des abattoirs et les horreurs de la Shoah, et peut être autrement une figure qui questionne l’humanité, puisque ce singe inspire aussi, par son comportement, la bienveillance et un naturel non altéré. 

Et toute la première partie s’appuie sur le texte pour brouiller la distinction entre l’humain et l’animal en cherchant à faire perdre pied au spectateur. Il y a, par exemple, cette grande conférence où les protagonistes sont installés latéralement le long d’une grande table tout en déjeunant, sans regard direct vers le public. Leur discussion est filmée et projetée sur le fond de scène, si bien que c’est une image virtuelle qui est regardée. Qu’est donc l’homme lorsqu’il est en représentation? Une parole qui lui appartient? Une imitation?  Le décalage entre le repas et la réflexion sur la nécessité de montrer aux gens ce qu’est la violence d’un abattoir, en proposant d’en construire un totalement en verre, est au centre de la question de la duplicité humaine.

Ewelina Pankowska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska (Photo Magda Huecke)

Ewelina Pankowska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska (Photo Magda Huecke)

Le problème du mal est approfondi à travers une séquence où la jeune Elizabeth Costello, échappant à un agresseur rencontré par hasard, réussit à se réfugier dans les toilettes pour laisser éclater sa douleur. Maja Ostaszewska joue de manière bouleversante un saisissant sens de l’urgence.

L’homme est un loup pour l’homme, et défile ensuite un sombre et inquiétant travelling sur un champ recouvert de moutons, rassemblés de manière serrée, ce qui dit tout du regard que certains hommes peuvent porter sur d’autres hommes qui seront leurs victimes, image qui renvoie aussi à leur mentalité grégaire et suiviste qui rappelle une célèbre image du film de Luis Buñuel, ‘L’Ange Exterminateur’

Il s’agit bien sûr d’une autre illustration de la menace de la Shoah telle que Krzysztof Warlikowski l’aborde dans nombre de ses spectacles, y compris dernièrement dans ‘Le Grand Macabre’ qui vient d’ouvrir le festival lyrique de Munich.

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Photo Magda Huecke)

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Photo Magda Huecke)

L’être humain ainsi décrit n’est donc sûrement pas sympathique, mais des images d’un troublant onirisme ponctuent également ce discours, comme lorsque l’image d’Elizabeth Costello, incarnée cette fois par Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, se dépouille et se dissout sur fond de neiges en Antarctique – car l’impact de la présence humaine sur le climat est aussi suggérée sur scène -.

En seconde partie, le spectateur peut se projeter plus directement et se sentir plus immédiatement touché, puisque les thèmes de la perte des moyens physiques et de la dépendance au cours de la vie sont au cœur de la préoccupation de l’auteur. On y voit Ewa Dałkowska jouer le rôle d’une femme qui cherche à sauver la face devant ses enfants qui voient bien qu’elle aura besoin d’assistance un jour. 
Ses petits enfants sont masqués, comme pour signifier que l’expérience de la vie n’a pas encore forgé leur personnalité.

Magdalena Cielecka et Mariusz Bonaszewski (Photo Magda Huecke)

Magdalena Cielecka et Mariusz Bonaszewski (Photo Magda Huecke)

Cette petite scène de famille réunie et attendrissante, mais aussi angoissante, se déroule dans la cage translucide, alors que, côté jardin, on assiste à une poignante scène de ‘Slow man’ où Paul, un homme unijambiste, se raccroche à une femme, scène dont Elizabeth Costello est en fait l’autrice. Un jeu torturé et déboussolé y est représenté dans tout son désespoir.

C’est cependant le visage de l’actrice polonaise Maja Komorowska qui marque définitivement la dernière partie, car elle exprime dans la voix et le regard la charge tragique des souffrances du passé et des sentiments saisis à vif. Elle dessine ainsi un portrait humain d’une grande puissance impressive. L’actrice, âgée de 87 ans, a une capacité extraordinaire à transmettre un vécu, si bien qu’à l’entendre le cœur se serre instinctivement. Jamais, dans le théâtre français, vous ne pourrez voir cela.

Bartosz Gelner, Mariusz Bonaszewski, Maja Komorowska, Magdalena Popławska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska

Bartosz Gelner, Mariusz Bonaszewski, Maja Komorowska, Magdalena Popławska, Andrzej Chyra et Maja Ostaszewska

Finalement, elle se décide à traverser la porte, ouverte par le singe attentionné, ce qui laisse donc imaginer qu’Elizabeth Costello a choisi par elle même, et de façon très réfléchie, le moment de quitter le monde en toute liberté. ‘Les étoiles sont des traces de lumière vieilles de millions d’années’.

Krzysztof Warlikowski, Magdalena Cielecka et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik

Krzysztof Warlikowski, Magdalena Cielecka et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik

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Publié le 17 Mai 2022

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Homère -VIIIe, Hanna Krall 2006)
Représentations du 17 et 18 mars 2022
La Comédie de Clermont Ferrand – Scène nationale
Et représentation du 12 mai 2022
La Colline – Théâtre national

Shayek Mariusz Bonaszewski
Ulysse Stanisław Brudny
Martin Heidegger Roman Gancarczyk (mars) / Andrzej Chyra (mai)
Elizabeth Taylor Magdalena Cielecka
Izolda, Le Dibbouk Ewa Dałkowska
L’Officier SS, Télégonos, l’Homme dans le train, le client du magasin des pantalons Bartosz Gelner
Roma, Hannah Arendt Małgorzata Hajewska-Krzysztofik
Pénélope Jadwiga Jankowska-Cieślak
Claude Lanzmann Wojciech Kalarus
Robert Evans Marek Kalita
Moine Bouddhiste, Coiffeur Hiroaki Murakami
Izolda Jeune Maja Ostaszewska
La traductrice, Frau Ruth, Calypso Jaśmina Polak

Barbara Walters Jaśmina Polak (mars) / Magdalena Poplawska (mai)
Roman Polanski Piotr Polak (mars) / Pawel Tomaszewski (mai)          Krzysztof Warlikowski
Marek Hłasko, Télémaque Jacek Poniedziałek
Et en vidéo :
La sœur Maja Komorowska 
La mère Krystyna Zachwatowicz-Wajda

Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2021)
Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Décors, Costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Collaboration artistique Claude Bardouil

Production Nowy Teatr
Coproduction Athens and Epidaurs Festival – Athènes, La Comédie de Clermont-Ferrand – SN, La Colline – Paris, Printemps des Comédiens – Montpellier, Schauspiel Stuttgart
Avec le soutien du programme Europe créative de l’Union européenne

Mise à jour le 17 mai 2022

Née à Varsovie le 20 mai 1935, Hanna Krall est connue pour ses écrits dédiés à la mémoire des Juifs de Pologne et à ce qu’ils ont enduré. Elle fut journaliste dans les années 70 et reporter pour ‘Gazeta Wyborcza’ après la chute du mur de Berlin.

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

A l’été 2009, Krzysztof Warlikowski impressionna fortement le public du Festival d’Avignon avec '(A)pollonia' qui, à travers un assemblage de textes, évoquait notamment l’histoire d’une mère, Apolonia Machczynska, qui cacha vingt cinq enfants au cours de la Seconde Guerre mondiale pour les épargner de la barbarie nazie. Il s’inspirait d’un documentaire rapporté par Hanna Krall dans ‘There is No River There Anymore’ – 1998.

Ewa Dałkowska (Izolda)

Ewa Dałkowska (Izolda)

Dans ‘L’Odyssée. Scénario pour Hollywood’, le metteur en scène polonais place à nouveau un récit d’ Hanna Krall au cœur de son histoire en faisant revivre le destin d’Izolda Regensberg qu'a relaté l’écrivaine dans ‘Le Roi de cœur’ – 2006.

Izolda s’est en effet battue pour aller sauver directement son mari, Shayek, enfermé dans un camp de concentration, avec la même détermination que celle d’une Léonore qui se rendrait en prison pour retrouver son Fidelio. Ce livre fut écrit plus d’une décennie après d’autres tentatives insatisfaisantes de rendre compte de cette aventure extrêmement dangereuse.

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

A travers une image très forte de Claude Bardouil poussant nu, et lentement, une immense cage à travers la scène – cage qui comprend en son centre des bancs de déshabillage pour chambres à gaz -, s’allient d’emblée la beauté classique d’une puissance sisyphéenne au poids d’un destin intemporel qui pèse sur toute une communauté.

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Roma), Stanisław Brudny (Ulysse), Bartosz Gelner (Télégonos) et Jacek Poniedziałek (Télémaque)

Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Roma), Stanisław Brudny (Ulysse), Bartosz Gelner (Télégonos) et Jacek Poniedziałek (Télémaque)

Izolda est incarnée avec humour et détachement par Ewa Dałkowska, malgré ce qu’a vécu son personnage dans sa jeunesse, et, en arrière scène, la mémoire d’un épisode d’humiliation par un officier nazi décrit dans le livre est ravivé sous forme d’une vidéo aux teintes vertes fantomatiques sous les traits plus jeunes de Maja Ostaszewska qui joue cette scène hystérique en temps réel.

Piotr Polak (Roman Polanski) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Piotr Polak (Roman Polanski) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Puis, débute l’entrecroisement avec un personnage imaginaire, l’Ulysse de l’’Odyssée’ d’Homère, qui prend les traits d’un vagabond débonnaire dont Stanisław Brudny traduit avec poésie lunaire la simplicité un peu mystérieuse. On ne sait pas ce qu’il a vécu, de quelle guerre il parle, mais la scène de reconnaissance avec sa femme, Pénélope (Jadwiga Jankowska-Cieślak), est profondément touchante car elle initie un thème qui va traverser toute la pièce : la permanence des sentiments au long du temps.

Bartosz Gelner (L'officier SS) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

Bartosz Gelner (L'officier SS) et Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor incarnant Izolda Regensberg)

Et la petite scène de reconstitution d’une famille qui écoute ce que le voyageur a à dire autour de la table rappelle d’autres images des productions de Krzysztof Warlikowski (‘Parsifal’ - 2008, ‘La femme sans ombre’ – 2013). Mais cette famille ne sait quoi en penser.

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Nous basculons précipitamment dans le temps, probablement dans les années 60, et nous nous retrouvons dans un studio hollywoodien où le producteur Robert Evans – formidable Marek Kalita en rouleur de mécaniques – a réuni Liz Taylor, Roman Polanski et Izolda Regensberg pour imaginer comment produire un film qui retracerait le parcours de cette héroïne selon les standards hollywoodiens. 

Roman Gancarczyk (Martin Heidegger) et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Hannah Arendt)

Roman Gancarczyk (Martin Heidegger) et Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Hannah Arendt)

Cette extraordinaire séquence illuminée par le jeu de Magdalena Cielecka rompue aux rôles d’américaines maniérées crée un moment d’allègement avant que ne soit proposé aux participants de visionner un extrait du film en cours de production. Magdalena Cielecka, métamorphosée en Izolda après une séance de tabassage, se retrouve face à un officier nazi, bien troublant Bartosz Gelner de par la jeunesse et la froideur de son rôle. Il s’agit d’un autre passage du livre qui est ici restitué, et la transformation dramatique de l’actrice polonaise qui encaisse le fait qu'elle va mourrir à cause de ses origines juives est une leçon d’interprétation cinématographique saisissante.

Claude Bardouil

Claude Bardouil

Et, comme c'était déja le cas dans la scène d’introduction, Krzysztof Warlikowski fait entendre les réminiscences du prélude de ‘Tristan und Isolde’ de Richard Wagner, mais joué cette fois au piano sous les doigts de l’officier SS. 

A nouveau, en filigrane, l’amour éternel et mortifère hante la mémoire de l'auditeur qui assiste à cette scène irréelle.

Puis, changement de temporalité dans la zone d’occupation soviétique, lorsque Izolda, jeune et à nouveau habitée par Maja Ostaszewska, retrouve enfin son mari. 

Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Mariusz Bonaszewski imprime une force sensible à Shayek comme s’il s’agissait de quelqu’un qui résiste à une envie de dislocation intérieure. Mais les sentiments ne sont plus ceux d’avant, et le couple se séparera plus tard.

En guise de transition vers le tableau final de cette première partie, Ulysse et Pénélope se retrouvent sur une plage, très joliment et très simplement stylisée par les éclairages, toujours à évoquer des aventures imaginaires. Puis, survient une rencontre majeure de la pièce, celle des retrouvailles d’Hanna Arendt et Martin Heidegger, réunis après la guerre et après un quart de siècle de séparation, sur fond de paysage pastoral bucolique et au son de la 6e symphonie de Beethoven. Le bruit de fond des vagues que l'on entend à certains moments s'échouer, a le tranchant d'une lame qui coupe.

Bartosz Gelner (Le client du magasin des pantalons)

Bartosz Gelner (Le client du magasin des pantalons)

Il s’agit ici à nouveau d’évoquer une relation qui dure, mais surtout de se confronter à une problématique. Comment cette relation entre une philosophe allemande juive et un philosophe allemand ayant adhéré au parti nazi a pu exister?

A travers une simple scène de pique-nique, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik dépeint une femme intellectuelle très forte pour qui seuls ses amis comptent et qui se détache de toutes les étiquettes et catégorisations sociales.

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Krzysztof Warlikowski) Clermont-Ferrand & La Colline

A l’inverse, Roman Gancarczyk laisse entrevoir un homme qui s’effondre petit à petit sur ses convictions dans une sorte de panique dure et désespérée. 

Le moine Bouddhiste d’ Hiroaki Murakami s’immisce dans leur relation comme une sorte de contrepoint beaucoup plus simple – trop simple ? - pour apporter sourire et recul à cette confrontation monumentale que le temps finit par figer sous une tempête de neige poétique.

Krystyna Zachwatowicz-Wajda (La mère d'Ulysse) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Krystyna Zachwatowicz-Wajda (La mère d'Ulysse) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

La seconde partie débute avec l’image d’un minotaure géant avançant aux portes d’Hadès alors que Claude Bardouil se dirige nu vers lui, le pas appliqué et fragile, au cours d’une séquence esthétique et mythologique spectaculaire qui symbolise le passage vers le mal absolu, et prépare à l’analyse post-Shoah.

Une autre séquence du livre d’Hanna Krall est mise en scène, celle du jeune homme qui essaye dix-sept jeans dans un magasin. Mais la disposition de ces pantalons dans la cage suggère qu’ils auraient pu appartenir à ceux qui ont disparu dans les camps.

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Magdalena Cielecka (Elizabeth Taylor)

Ulysse réapparaît au moment où Shayek et Izolda se séparent, et le souvenir de sa mère vient lui rappeler comment il l’a déçue, et comment en partant vers des horizons sans but il a perdu tous les sentiments de ses proches.

Une séquence avec Calypso laisse penser qu’il a enjolivé la nature de ses aventures, ce qui le rend plus misérable. Sur ces sentiments de culpabilité, l’image de la mère (Krystyna Zachwatowicz-Wajda) se dissipe, un livre de Simone Weil à la main, le renouveau d’une pensée philosophique qui s’amorce.

Ewa Dałkowska (Izolda) et Hiroaki Murakami (Le coiffeur)

Ewa Dałkowska (Izolda) et Hiroaki Murakami (Le coiffeur)

Un extrait de ‘Doktor Faustus’ – 1967 fait revivre l’amour de Richard Burton et de Liz Taylor jouant Pâris et Hélène de Troie, puis Magdalena Cielecka réapparaît sur un lit d’hôpital à un moment où l’actrice américaine était sur la fin de sa vie. A nouveau, une superbe incarnation, la voix étant nettement modulée, et ces adieux émouvants arrivent après une projection des derniers instants filmés de l’enterrement de l’ancien amant de Liz Taylor

Autre moment fort, celui de cette femme (Maja Komorowska) qui a retrouvé Shayek pour lui transmettre la mémoire de sa sœur, la mémoire d’une souffrance, et qui, simplement en en parlant par une conversation téléphonique, semble lui transmettre quelque chose de son âme en ressentant une forme de soulagement salutaire. L’échange est très dense, et nimbé d’une force métaphysique sourde.

Mariusz Bonaszewski (Shayek), Ewa Dałkowska (un Dibbouk) et Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Mariusz Bonaszewski (Shayek), Ewa Dałkowska (un Dibbouk) et Maja Ostaszewska (Izolda Jeune)

Puis, à l'arrivée de Claude Lanzmann (Wojciech Kalarus), le réalisateur de ‘Shoah’ – 1985, s’imprime fortement l’idée que l’Holocauste est un train qui ne s’arrête jamais. S’en suit un extrait du film qui présente l’interview difficile d’Abraham Bomba, un coiffeur qui a survécu au camp de Treblinka et qui œuvrait dans les bâtiments de déshabillage. Les couleurs du film, jaune pour la blouse et bleue pour la serviette, résonnent par une étrange coïncidence avec la réalité du moment. 

Krzysztof Warlikowski, Bartosz Gelner et Magdalena Cielecka

Krzysztof Warlikowski, Bartosz Gelner et Magdalena Cielecka

Mais la scène finale, située en plein hiver polonais, qui reconstitue un moment de la vie de couple d’Izolda et Shayek quand ils étaient jeunes, est agrémentée par la venue à leur table d’un Dibbouk malicieux, ce qui permet d’achever ce voyage sur une forme d’exorcisme riant et libérateur. 

Les couleurs de l’Ukraine se joignent alors au salut des artistes.

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Krzysztof Warlikowski) Clermont-Ferrand & La Colline

Pour la première jouée au Théâtre de La Colline le 12 mai 2022, quelques changements de distribution sont opérés mais sans que cela n'altère la force de l'interprétation, à nouveau exceptionnelle. Andrzej Chyra incarne un Martin Heidegger fin et affable qui rend encore plus stupéfiant son monologue ombrageux où l'ombre d'Hitler semble encore plus prégnante.

Et dans la scène de discussion avec Liz Taylor sur la forme du film censé relater la vie d'Izolda, Pawel Tomaszewski apporte encore plus de désinvolture au jeune portrait de Roman Polanski.

L’Odyssée. Scénario pour Hollywood (Krzysztof Warlikowski) Clermont-Ferrand & La Colline

Revoir ce spectacle c'est à nouveau admirer sans limite le talent d'artistes éblouissants, en saisir les touches subtiles qui rendent chacun de leurs personnages uniques et si vrais, et se confronter, à travers les couples qui sont ainsi ravivés, au mystère des liens qui durent ou qui rapprochent des personnes qui évoluent pourtant au fil du temps, et ce malgré les épreuves indicibles de l'Histoire qui sont ici si bien suggérées.

Maja Komorowska (La Soeur) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Maja Komorowska (La Soeur) et Mariusz Bonaszewski (Shayek)

Il y a donc toujours un effet miroir avec le spectateur qui, en reconnaissant certains thèmes, peut presque malgré lui entrecroiser sa vie personnelle pendant le déroulement de la pièce, tout en gardant pour lui seul le mystère de ses propres réflexions. La puissance évocatrice du prélude de 'Tristan und Isolde' et de tout ce qu'il peut engendrer chez l'auditeur en images et souvenirs dans un tel contexte en est un exemple.

Krzysztof Warlikowski, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil

Krzysztof Warlikowski, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil

Et les nombreuses références aux démons et dibbouks mythologiques dans 'L'odyssée. Scénario pour Hollywood' font regretter de ne pas avoir vu 'Dibbouk', pièce que Krzysztof Warlikowski monta au Théâtre des Bouffes du Nord en avril 2004, quelques jours seulement avant l'entrée officielle de la Pologne dans l'Union européenne, car elle est nécessairement un élément de compréhension et de connaissance supplémentaire pour reconstituer l'univers du metteur en scène.

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