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Publié le 21 Mars 2012

Contes Africains (d’après Shakespeare)
Représentation du 17 mars 2012
Théâtre National de Chaillot

Texte d’après Shakespeare (Le Roi Lear, Othello et Le Marchand de Venise), JM Coetzee (L’Eté de la vie et Au cœur de ce pays), Eldridge Cleaver (Soul of Ice) et Wajdi Mouawad

Avec Stanisława Celinska, Ewa Nalkowska, Adam Ferency, Małgorzata Hajewska, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Zygmunt Malanowicz, Maja Ostaszewska, Piotr Polak, Magdalena Popławska, Jacek Poniedziałek

Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes Małgorzata Szczesniak
Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Musique Paweł Mykietyn
                                                                                                             Maja Ostaszewska (Cordelia)
Production Nowy Teatr-Varsovie
Avec le soutien de l'Institut Polonais de Paris

A la différence de sa précédente pièce La Fin (Koniec), où Krzysztof Warlikowski entrelaçait le destin de plusieurs parcours personnels dans un univers irréel à la David Lynch, Contes Africains retrouve un développement linéaire, et un seul homme incarne successivement le Juif Shylock, le Maure Otello et le Vieux Lear : Adam Ferency.
Aucune emphase chez lui, tout son jeu repose sur un naturel neutre et débonnaire qui vit sa vie sans trop de doutes, avec une faible empathie pour les femmes qui occupent sa vie.

Adam Ferency (Shylock)

Adam Ferency (Shylock)

Au centre d’une grande pièce rectangulaire délimitée par des cloisons en plexiglas, les paroles dites sur un ton détaché - avec le charme de la langue polonaise - et les moindres sons de gestes amplifiés par la sonorisation plantent le climat mystérieux que l’on aime tant chez le metteur en scène polonais.
Toutefois, il se montre économe en moyens techniques, n'a recours à la projection de films qu'à deux reprises durant tout le spectacle, ne filme plus en gros plans les visages des acteurs, mais approfondit toujours autant les climats lumineux, glacés ou feutrés, et les ambiances musicales enveloppantes.
 
La cohérence d'ensemble de ces trois longs extraits de pièces de Shakespeare est renforcée par une ouverture sur l'introduction stylisée du film de Kurosawa, Vivre, qui confronte un homme au seuil de la mort et une femme dont l’énergie de sa jeunesse l’attire.
Ensuite, une courte scène montre un homme banal, Lear, exigeant des preuves d’amour de ses trois filles, assises sur un canapé en cuir, les hypocrites Goneril et Régane, et la sincère Cordélia, avant que ne débute Le Marchand de Venise.

Piotr Polak (Bassanio)

Piotr Polak (Bassanio)

Warlikowski se place du côté de Shylock, un boucher juif, en lui faisant porter le poids de l’imaginaire antisémite, de la peur irrationnelle et des méchancetés d’Antonio qui contraignent son cœur à se durcir au point de réclamer sa livre de chair.

Le couple bourgeois que Portia (Małgorzata Hajewska ) et Bassanio (Piotr Polak) forment après la judicieuse épreuve du choix du portrait se fissure très vite, lorsque la nature de la relation homosexuelle entre lui et Antonio (Jacek Poniedziałek) se révèle, explication assez attendue de la générosité de ce dernier.
Małgorzata Hajewska est absolument fascinante dans la scène du procès, habillée en homme, mais troublante de par sa voix qui suggère sa féminité, et Piotr Polak en est le parfait reflet masculin et ambigu.

L’autre perdante est Jessica, la fille de Shylock, qui finit en croix au sol, tiraillée entre son amour pour Lorenzo, chrétien, et son amour paternel.

Małgorzata Hajewska (Portia) et Piotr Polak (Bassanio)

Małgorzata Hajewska (Portia) et Piotr Polak (Bassanio)

Subitement, la scène de fiançailles de la blanche Desdemone, en robe de mariée, et du Maure Otello, militaire haut gradé, annonce la seconde partie juste avant la première pause.
 
Desdemone a fait elle aussi un choix qui choque les conventions sociales en épousant un noir. Mais si Iago est bien le manipulateur qui pousse le couple vers le drame, Warlikowski montre que ses motivations puisent leurs forces dans sa jalousie du désir qu’éprouve Cassio pour Desdémone, alors qu’elle est devenue une femme, relativement passive, qui s‘ennuie à lézarder devant un poste de télévision sur son lit conjugal (on ne s'étonne plus de ces points de vue toujours inattendus) .

Toute fine, souple et longiligne, on reste stupéfait de la spectaculaire transformation de Magdalena Popławska, poussée à bout par des hommes complexés par la virilité supposée du Noir, au point de régresser et de se métamorphoser en primate apeurée. 
Le procédé est surprenant, mais très théâtral, et lorsque le couple succombe, les fantômes ensanglantés et désarticulés des amants réapparaissent dans une vision cauchemardesque.

Magdalena Popławska (Desdemone)

Magdalena Popławska (Desdemone)

Le talent de Warlikowski semble toutefois, dans cette seconde partie, appuyer sur les résurgences de l’animalité humaine avec un impact beaucoup plus fort que ses masques de cochons et de rats dans la première partie. Mais, en même temps, on se sent plus éloignés de la tragédie d’Otello, car la jalousie du Maure est atténuée et déportée sur la faiblesse et les préjugés de la nature humaine de son entourage.

Adam Ferency porte seul la transition vers le Roi Lear, comme si Otello était devenu fou, et que ce dernier se retrouvait sur son lit d’hôpital, uniquement soutenu par Cordelia (Maja Ostaszewska) qui a choisi de sacrifier sa vie de femme, ses désirs intimes, pour s’occuper de lui, et finalement rester malheureuse.
Son désarroi est très lisiblement restitué.

Adam Ferency (Lear) et Maja Ostaszewska (Cordelia)

Adam Ferency (Lear) et Maja Ostaszewska (Cordelia)

Warlikowski présente alors le destin des deux autres filles de Lear, Goneril et Régane, selon deux angles de vue très modernes.
L’une est devenue une nymphomane qui joue avec les hommes sans en être amoureuse, juste pour le plaisir érotique, mais qui laissera passer un homme qui, lui, était sincèrement amoureux.
L’actrice joue cette scène totalement nue et avec nonchalance, on n’imagine pas le travail introspectif personnel et la maturité que cela a pu demander. La scène est admirable par le sentiment de solitude qui en émane, sous les éclairages rasants.

 Et, pour achever sur une ambiance plus légère, une entraînante leçon de salsa fait revenir sur scène tous les acteurs aux rythmes espagnols et répétitifs cadencés par Stanisława Celinska, une image ironique et dérisoire du bonheur de masse qui amuse toute la salle, jusqu’au metteur en scène, assis en spectateur, s‘exclamant de joie à la vue de tous ses fantastiques acteurs.
Il faut un certain temps pour comprendre qu’il s’agit de la dernière fille de Lear sur scène...

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Avec ces trois pièces, Krzysztof Warlikowski pose tant de reflets et de questions que l’unité d’ensemble semble moins naturelle que ses précédentes créations. On sait cependant que bien des séquences sont restées obscures. Le Marchand de Venise, la plus complexe et la plus chargée en références identitaires, devient un indispendable à lire, ou à relire, en tout cas.

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