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Publié le 25 Décembre 2022

Giselle (Adolphe Adam – Académie Royale de Musique-Le Peletier, 28 juin 1841)
Ballet de l'Opéra de Kiev
Représentations du 21 (19h30) et 24 (15h00) décembre 2022
Théâtre des Champs-Élysées

Giselle Natalia Matsak
Albrecht Sergii Kryvokon
Myrtha Iryna Borysova
Hilarion Kostiantyn Pozharnytskyi
Berthe Kseniia Ivanenko
Avec Tymofiy Bykovets, Maksym Bilokrynytskyi, Daria Manoilo, Sergii Lytvynenko, Petro Markishev et le corps de ballet de l’Opéra national d’Ukraine

Chorégraphie Marius Petipa, d’après Jules Perrot et Jean Coralli
Décors et costumes originaux Tetiana Bruni
Costumes nouveau design Malva Verbytska (Maison Malva Florea)
Maître de Ballet Kostyantin Sergieiev
Direction musicale Dmytro Morozov
Orchestre Prométhée

Avec la reprise de ‘Giselle’ au Palais Garnier, en juin dernier, suivie, dès la rentrée au Théâtre des Champs-Élysées, par la version d’Akram Khan, et maintenant avec la venue du Ballet de l’Opéra national d’Ukraine en ce même théâtre, l’année 2022 aura donc été une année ‘Giselle’ pour Paris.

Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Et, en préambule de la première du mercredi 21 décembre, Michel Franck, le directeur du célèbre Théâtre de l’avenue Montaigne, a bien pris soin de décrire au public les conditions avec lesquelles les artistes ont du composer pour venir en toute sécurité à la capitale : le voyage en car depuis Kiev vers Varsovie, la tempête de neige et les défaillances de leur moyen de transport, leur rapatriement vers Cracovie où l’organisatrice de la tournée a pu trouver en urgence 100 billets d’avions pour les danseurs, certains venant avec leurs enfants pour échapper aux bombardements de leur ville.

Michel Franck et l'organisatrice de la Tournée du ballet national d'Ukraine

Michel Franck et l'organisatrice de la Tournée du ballet national d'Ukraine

Ils sont arrivés au théâtre 3 jours plus tôt, un dimanche, et Michel Franck, décrivant le stress d’une alerte à la bombe lorsque l’un des artistes ukrainiens eut oublié d’éteindre son téléphone portable, a rappelé à quel point ces circonstances remettaient à leur juste place nos petits problèmes quotidiens.

Corps de Ballet de l'Opéra national d'Ukraine (Fête au village)

Corps de Ballet de l'Opéra national d'Ukraine (Fête au village)

Cette venue était programmée avant le début de la guerre, c’est pourquoi ‘Casse-Noisette’ était initialement programmé, et du être remplacé par ‘La fille des neige’ afin de ne pas donner prise à la Russie de Vladimir Poutine qui utilise la culture comme moyen de propagande.

Mais avec les multiples coupures d’électricité dues aux attaques aériennes sur les installations civiles, la troupe manquait de temps pour monter le ballet de Michael Corder, si bien que les danseurs de Kiev ont choisi d’interpréter ‘Giselle’ d’Adolphe Adam qu’ils connaissent par cœur.

Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Ils sont donc très heureux d’être à Paris, mais pour eux, il est important de montrer la réalité de ce qu’ils vivent, et chacun est bien décidé à ne pas se laisser faire et à poursuivre sa mission. Certains danseurs et danseuses sont même allés au combat, et un ancien soliste, Alexander Chapoval, a été tué par les Russes dans l’est de l’Ukraine.

Kseniia Ivanenko (Berthe)

Kseniia Ivanenko (Berthe)

La toute première venue au Théâtre des Champs-Élysées de la troupe du Ballet de l’Opéra de Kiev date de 1964 où, dans le cadre du deuxième Festival International de Danse de Paris, elle fut consacrée meilleure Compagnie, ainsi que leurs solistes, Irma Loukachova et Vladimir Parsegoff, qui reçurent le Grand Prix de la Ville de Paris pour leur pas de deux d'’Esmeralda’

Puis, il faudra attendre décembre 2018 pour retrouver en ces lieux la Compagnie Ukrainienne à l’occasion de ses 150 ans d’existence. 

Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion), Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion), Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Hasard de l’Histoire, c’est au moment de la naissance de l’Opéra de Kiev que ‘Giselle’ disparut de l’affiche de l’Opéra de Paris. Car si la création du célèbre ballet d’Adolphe Adam eut lieu avec succès le 28 juin 1841 à la salle Le Peletier, c’est Jules Perrot, venu à Saint-Pétersbourg en 1849, puis Marius Petipa, qui vont contribuer à l’installer en Russie. ‘Giselle’ ne reviendra par la suite au Palais Garnier qu’en 1910.

Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion)

Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion)

La chorégraphie interprétée ce soir reste donc inspirée de l’original de Marius Petipa, d’après Jules Perrot et Jean Coralli, et elle se déroule dans un un décor très classique, adapté par la créatrice ukrainienne Malva Verbytska, qui comprend, côté jardin, la petite maison de Giselle, et en arrière plan, un château de Contes de fées qui évoque les origines aristocratiques d’Albrecht.

Tymofiy Bykovets (Un paysan virtuose)

Tymofiy Bykovets (Un paysan virtuose)

En seconde partie, des lumières bleutées diffusent une atmosphère nocturne et poétique au Royaume des ombres, sur fond d’une nature fantomatique.

La tension et la mélancolie sont perceptibles, mais cela ne va empêcher les artistes de défendre ce chef d’œuvre romantique, non sans gravité, mais avec l’envie de se faire plaisir et de faire plaisir au public.

Corps de Ballet de l'Opéra national d'Ukraine (Royaume des ombres)

Corps de Ballet de l'Opéra national d'Ukraine (Royaume des ombres)

La danseuse étoile Natalia Matsak est en effet éblouissante. Technique qui lui permet de réussir sans concession et sans la moindre marque de fléchissement les mouvements tournoyants sur pointe, et de tenir des poses avec grande allure et élégance, cette magnifique artiste rayonne d’une fraîcheur très mature qui, à la fois, traduit la sincérité de Giselle, mais aussi en fait une femme intérieurement profonde, dont la perte de raison fait aussi penser à celle de la Traviata lorsqu’elle révèle fatalement ses souffrances intérieures.

Iryna Borysova (Myrtha)

Iryna Borysova (Myrtha)

Son partenaire, Sergii Kryvokon, est un splendide danseur, très grand est d’une physionomie qui figure à la fois la noblesse et la dominance souveraine d’Albrecht, avec énormément de sensibilité.
Grands élans aériens, expressivité romantique, assurance dans toutes les portées, nous sommes avec lui transportés dans le monde de l’indomptable fierté slave, et c’est absolument fascinant à admirer.

Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

Natalia Matsak (Giselle) et Sergii Kryvokon (Albrecht)

En seconde partie, Iryna Borysova donne également une leçon d‘exigence dans son incarnation de la blanche Myrtha, dans une attitude sévère mais consciente, et le rival d’Albrecht, Kostiantyn Pozharnytskyi, habillé comme il se doit en tenue de chasseur qui lui donne un aspect perçant, est tout aussi sensible, lui qui révèle dans la majesté et la célérité de ses impeccables postures une authenticité teintée subtilement d’ombre.

Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion) et Natalia Matsak (Giselle)

Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion) et Natalia Matsak (Giselle)

Dans la scène des danses paysannes, Tymofiy Bykovets est lui aussi brillant de par son aplomb et sa précision de mouvement, tout en affichant une certaine exigence dans sa relation au public, et le corps de ballet réussit à conserver une bonne cohésion d’ensemble, d’abord par sa vitalité joyeuse mais départie de tout superficialité excessive, en première partie, puis par sa quiétude recueillie en seconde partie, qui devient inévitablement fort inspirante pour l’auditeur.

Sergii Kryvokon (Albrecht)

Sergii Kryvokon (Albrecht)

Et dans la fosse d’orchestre, Dmytro Morozov, directeur musical de l’Opéra de Kharkiv, obtient de l’ensemble ‘Prométhée’ un très beau délié fluide et inspirant auquel on se laisse aller en toute sérénité, avec une tension juste qui soutient une théâtralité chaleureuse où les percussions sont sollicitées sans réserve. Très agréable poésie des vents, également, qui magnifie la belle gestuelle des solistes et des ensembles.

Dmytro Morozov (directeur musical de l'Opéra de Kharkiv)

Dmytro Morozov (directeur musical de l'Opéra de Kharkiv)

La soirée s’est achevée en standing ovation à la première, comme ce fut aussi le cas en matinée trois jours plus tard, avec plus de détente sans doute à la veille de Noël, les artistes étant heureux d’avoir retrouvé toutes leurs marques en quelques jours.

Et le fait de se montrer forts touchés par cet accueil s’est vraiment lu en eux, ce samedi après-midi. Un enchantement régnant parmi les spectateurs s'entendait ainsi à la sortie du Théâtre.

Natalia Matsak (Giselle), Sergii Kryvokon (Albrecht) et Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion)

Natalia Matsak (Giselle), Sergii Kryvokon (Albrecht) et Kostiantyn Pozharnytskyi (Hilarion)

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Publié le 23 Janvier 2022

Exposition de la collection Mikhaïl (1870-1903) et Ivan (1871-1921) Morozov
Du 22 septembre 2021 au 03 avril 2022
Fondation Louis Vuitton - avenue Mahatma Gandhi, Paris

Visites du 18 et 22 janvier 2022

L'entrée de l'exposition à la Fondation Louis Vuitton

L'entrée de l'exposition à la Fondation Louis Vuitton

Cinq ans après avoir consacré une exposition à la collection Chtchoukine, la Fondation Vuitton présente l’autre grande collection russe qui réunissait aussi des œuvres de l’art contemporain moderne, la collection Morozov. Toutes deux permirent l’émergence de l’art expressionniste français à un moment où, en France, on ne souhaitait pas trop acheter des œuvres de peintres modernes.

Portrait de l’artiste Konstantine Korovine (1891) par Valentin Serov. Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Portrait de l’artiste Konstantine Korovine (1891) par Valentin Serov. Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Une première salle présente les portraits de la famille Morozov dont les deux frères principaux et leur mère. 
Mikhaïl Morozov, l’aîné, né en 1870, et dépeint par un immense portrait gris-anthracite de Valentin Serov, était originaire d’une des plus riches familles de Russie, composée de vieux croyants orthodoxes, qui possédait des manufactures de coton. Cette famille avait le goût du travail car le fondateur de cette dynastie avait été serf.

Mikhaïl était un entrepreneur russe avisé et fut même le sujet d’une pièce de Soumbatov-Youjine « Un gentleman » (1897). Il mourut jeune en 1903 à l’âge de 33 ans, et c’est lui qui va démarrer cette collection avec 39 œuvres d’art françaises et 44 œuvres russes. Car si à Saint-Pétersbourg les Tsars et les aristocrates collectionnaient déjà les œuvres des artistes les plus célèbres, à Moscou, ce sont des investisseurs privés et des entrepreneurs qui se mirent à collectionner des œuvres d’art et à ouvrir des galeries.

Le « Salon de musique » de l’hôtel particulier moscovite d’Ivan Morozov

Le « Salon de musique » de l’hôtel particulier moscovite d’Ivan Morozov

Yvan, son jeune frère cadet d’un an, avait commencé à apprendre à dessiner dès l’âge de 9 ans, et eut comme professeurs plusieurs peintres très connus dont Constantin Korovine qui est représenté dans une pose décontractée par Valentin Serov. Yvan ne sera pas peintre, car après des études à Zurich il devra revenir en Russie pour reprendre la direction des manufactures à Tyer.
C’est seulement en 1900 qu’il s’installe à Moscou où habitait son frère Mikhaïl, sa présence n’étant plus nécessaire à Tver

Il va rencontrer chez lui des peintres russes contemporains et se mettre lui aussi à collectionner des œuvres d’art. Il s’intéresse ensuite à la peinture française moderne, et c’est cette fusion avec la peinture moderne russe qui va faire la vie d’Ivan Morozov.

Yvette Guilbert chantant Linger Longer Loo par Henri de Toulouse-Lautrec (1894). Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Yvette Guilbert chantant Linger Longer Loo par Henri de Toulouse-Lautrec (1894). Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Sa collection comprenait des œuvres de Vincent Van Gogh, Auguste Renoir, Paul Cézanne, Pablo Picasso ou encore Henri Matisse.
Il y avait aussi des peintres russes parmi lesquels Mikhaïl Vroubel, Alexandre Golovine, Natalia Gontcharova, Constantin Korovine ou Valentin Serov.

La salle suivante intitulée « l’invention d’un regard » pose les bases du goût pour le portrait. On y trouve des œuvres achetées par les deux frères, des Renoir,  mais aussi la chanteuse et artiste de cabaret « Yvette Guilbert » par Toulouse-Lautrec.

Galerie de l’hôtel particulier moscovite d’Ivan Morozov

Galerie de l’hôtel particulier moscovite d’Ivan Morozov

Un peu à l’écart, dans un espace sombre, le visiteur est immédiatement plongé dans l’univers de l’Hôtel particulier qu’Ivan Morozov transforma à Moscou en galerie privée où tous les murs étaient couverts de toiles. Des photographies noir et blanc rendent avec force la densité incroyable de chefs-d’œuvre réunis en un espace aussi réduit.

Portrait d’Ambroise Vollard (1910) par Pablo Picasso. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Portrait d’Ambroise Vollard (1910) par Pablo Picasso. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Ivan Morozov commence à se rendre très régulièrement à Paris à partir de 1907 pour dénicher de nouvelles peintures au Salon d’automne et au Salon des indépendants. Il logeait en face du Palais Garnier, mais n’avait pas le temps d’aller à l’Opéra, car il était attiré par le quartier Montmartre où se trouvait notamment la boutique du marchand d’art Ambroise Vollard. Les carnets où il notait méticuleusement les prix de tout ce qu’il achetait sont conservés aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts Pouchkine à Moscou.

Boulevard des Capucines (1873) par Claude Monet. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Boulevard des Capucines (1873) par Claude Monet. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Une vaste salle présente la richesse de couleurs de peintures de paysages et de moments de vie parisiens, thèmes autour desquels artistes français et russes sont mis en correspondance. La fascination pour Paris et sa région, avec Louveciennes, Fontainebleau, Montgeron, et aussi le pays d’Aix est superbement mise en valeur. L’intelligence d’Ivan consistait à savoir réunir des œuvres dispersées sur le marché tels ces deux Claude Monet, "Un Coin de jardin à Montgeron" et "L’Étang à Montgeron", dont ce dernier peut être considéré comme une matrice des Nymphéas.

Exposition de la Collection Morozov à la Fondation Louis Vuitton
"Un Coin de jardin à Montgeron" et "L’Étang à Montgeron" (1876) par Claude Monet.  Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

"Un Coin de jardin à Montgeron" et "L’Étang à Montgeron" (1876) par Claude Monet. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Un peu plus loin, d’autres tableaux montrent les quais de Seine parisiens peints par André Marquet - certains sont à Moscou, d'autres à Saint-Pétersbourg - qui permettent de découvrir Notre Dame de Paris l’année de la crue historique de 1910 dans une atmosphère triste et désolée.

Notre-Dame sous la pluie (1910) par André Marquet. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Notre-Dame sous la pluie (1910) par André Marquet. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Puis, l’univers polynésien de Paul Gauguin mélange nature fleurie, exotisme et mysticisme, un monde que la France, à cette époque, ne voulait pas voir, et donc qui était encore plus étrange vu depuis la Russie. Dans « Le grand Bouddha », qui n’en n’est pas un, le dernier repas du Christ s’invite même pour annoncer la Mort, en arrière plan d’un couple autochtone.

Le Grand Bouddha, Tahiti (1899) par Paul Gauguin. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Le Grand Bouddha, Tahiti (1899) par Paul Gauguin. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Dans un autre espace, c’est la fascination pour Paul Cézanne qui est magnifiée avec les visions de la montagne Sainte-Victoire d’Aix-en-Provence dont il va acquérir nombre de tableaux pour la rigueur de leur construction. 

Baigneurs (1892-1894) par Paul Cézanne. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Baigneurs (1892-1894) par Paul Cézanne. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Il y a celui qui représente Paul Cézanne se baignant avec Emile Zola ou Baptistin Baille quand ils allaient se baigner dans l’Arc, et aussi le splendide tableau bleu qu’attendit pendant des années Ivan Morozov. On peut apprécier au cours du temps, par des comparaisons avec des tableaux de Cézanne plus anciens, comment son style s’est affiné avec le fondu des couleurs et la géométrie des lignes.

Paysage bleu (1904-1906) par Paul Cézanne. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Paysage bleu (1904-1906) par Paul Cézanne. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

S’ouvre ensuite une salle avec les peintres des années 1910 et nombre de portraits cubistes.
Au cours des années 1910-1913, de jeunes artistes moscovites tels Ilia Machkov et Piotr Kontchalovski vont lancer un mouvement pictural futuriste assez violent, le "Valet de Carreau". Un tableau les représente s’autoparodiant en boxeur en culottes. Ils se présentaient comme les successeurs de Cézanne ou de Picasso.

Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski (1910) par Ilia Machkov. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski (1910) par Ilia Machkov. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Un peu plus haut, un écrin sombre, comme un petit temple mortuaire, est dédié à une seule œuvre, « La ronde des prisonniers » de Vincent Van Gogh, peint lorsqu’il fut interné à l’hôpital psychiatrique de Saint-Remy de Provence à partir de photographies et gravures transmises par son frère. 

Les nuances vert et bleu de cet univers de claustration carcérale sont incroyablement mises en valeur par un éclairage subtil qui permet de les apprécier dans de bien meilleures conditions qu’au Musée Pouchkine de Moscou. On se croirait plongé dans la vie absurde de la "Maison des Morts".

La Ronde des prisonniers (1890) par Vincent Van Gogh. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

La Ronde des prisonniers (1890) par Vincent Van Gogh. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

L’étage supérieur réunit les œuvres d’Henri Matisse qui avait été présenté à Ivan Morozov par l’intermédiaire de Sergueï Chtchoukine. Lors de son second voyage à Tanger, le peintre se mit à élaborer un triptyque, une nature morte devant un paysage, une nature morte avec un portrait, et un paysage avec portrait, au moment où il élaborait un langage proto-cubiste dominé par le bleu-ciel et le bleu turquoise.

Triptyque marocain : La Fenêtre à Tanger,  Zohra sur la terrasse, Porte de la Casbah (1912) par Henri Matisse. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Triptyque marocain : La Fenêtre à Tanger, Zohra sur la terrasse, Porte de la Casbah (1912) par Henri Matisse. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Par ailleurs, la fusion entre l’art russe et l’art français se retrouve dans le portrait d’Ivan réalisé par Valentin Serov à travers une peinture qui représente Ivan Morozov assis devant la toile d’Henri Matisse, « Fruits et bronze ».

Ivan Morozov par Valentin Serov (1910). Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Ivan Morozov par Valentin Serov (1910). Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Les nus étaient choquants pour l’époque, ce qui plaisait aux frères Morozov issus de milieux croyants, et une salle toute en longueur mixe des sculptures de Rodin et des œuvres de Bonnard ou de Degas, où la femme est peinte de manière non idéalisée.

L'éternel Printemps (1884) par Auguste Rodin. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

L'éternel Printemps (1884) par Auguste Rodin. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Enfin, la dernière salle, située au sommet des quatre étages de l’exposition, est une immense reconstitution du mythe de Psyché par Maurice Denis dans un style néoclassique qu’Ivan Morozov percevait comme avant-gardiste. Les couleurs pastels de ces tableaux font écho au plafond du Théâtre des Champs-Élysées qui fut réalisé en 1912, la même année que l’achèvement de cet ensemble. Ici, les toiles sont réunies avec quatre bronze féminins d’Aristide Maillol sur le thème des quatre saisons qui, dorénavant, sont au Musée Pouchkine, dissociées des peintures qui ornent les murs de l’Ermitage.

La contemplation se fait sur des musiques de Lully, Mondoville, Thomas, Franck, Bach ou Scriabine.

L’Histoire de Psyché. Psyché découvre que son mystérieux amant est l’Amour (1908) par Maurice Denis. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

L’Histoire de Psyché. Psyché découvre que son mystérieux amant est l’Amour (1908) par Maurice Denis. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Au début de la première guerre mondiale, en 1914, Morozov ne put plus se rendre à Paris, et il se focalisa exclusivement sur les peintres russes. Au total, Morozov acheta 278 toiles et 23 sculptures françaises pour 1,410,665 francs, soit 5,7 millions euros (une valeur estimée aujourd'hui à 4 milliards d’euros).

Mais après l’arrivée des Bolcheviks au pouvoir en 1917, les manufactures de Morozov furent nationalisées ainsi que son hôtel particulier et sa collection privée.

La collection Morozov fut ainsi fusionnée avec la collection de Sergueï Chtchoukine, et le gouvernement soviétique fit de ces deux collections le Musée d’État de l’Art occidental moderne qui fut installé dans l’ancien hôtel particulier des Morozov, réfugiés dorénavant en France puis en Suisse sans prendre un seul tableau.

Ivan Morozov mourut en 1921 du fait d’une insuffisance cardiaque.

La Rue. Constantinople (1910) par Martiros Sarian. Galerie nationale Tretiakov, Moscou

La Rue. Constantinople (1910) par Martiros Sarian. Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Dans les années 1930, les tableaux des collections Morozov et Chtchoukine furent réparties entre le Musée des Beaux-Arts Pouchkine à Moscou et le Musée de l’Ermitage à Leningrad (l’ancien nom de Saint-Pétersbourg entre 1924 et 1991).

Puis, au cours de la Seconde Guerre mondiale, les collections des musées furent transférées à Novossibirsk. Certains tableaux seront abîmés. 

Autoportrait d'Ilia Machkov (1911). Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Autoportrait d'Ilia Machkov (1911). Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les tableaux purent revenir à Moscou, mais en 1948, le gouvernement soviétique commença une lutte contre le cosmopolitisme. Les tableaux d’art moderne français entraient dans cette catégorie.

Accusées de représenter des valeurs bourgeoises, les collections Morozov et Chtchoukine furent réparties entre le Musée des Beaux-Arts Pouchkine à Moscou et le Musée de l’Ermitage à Leningrad. Mais une fois arrivées dans ces musées, les toiles ne furent pas montrées au public avant 1955.

C’est pourquoi l’exposition Morozov à la Fondation Louis Vuitton est si exceptionnelle et aussi très attachante, car elle reconstitue l’unité de cette collection pour un temps éphémère, dans un cadre de visualisation grandiose saisissant, tout en faisant ressentir les mouvements de l'histoire du XXe siècle.

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